Lotus de la bonne loi/Appendice 3

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Lotus de la bonne loi
Version du soûtra du Lotus traduite directement à partir de l’original indien en sanscrit.
Traduction par Eugène Burnouf.
Librairie orientale et américaine (p. 498-511).
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Appendice III
No III.
SUR LE BÔDHISÂTTVÂ MAÑDJUÇRÎ.
(Ci-dessus, chap. i, f. 2 b, p. 301.)

Je vais résumer ici, comme je m’y suis engagé dans la note de la page 301, ce que la tradition népâlaise nous apprend de ce personnage si célèbre chez les Buddhistes du Nord, et particulièrement chez les Népâlais. En comparant avec soin les renseignements relatifs au Bôdhisattva Mañdjuçrî qui ont été publiés jusqu’à ce jour d’après les sources mongoles, tibétaines, chinoises et népâlaises, il est aisé de reconnaître que Mañdjuçrî s’y montre sous un double caractère, celui d’un personnage divin, ou plus exactement, mythologique, et celui d’un Religieux ou d’un chef qui a pu réellement exister dans le Nord-Est de l’Inde, où il paraît avoir exercé une influence considérable sur la propagation du Buddhisme. Mais il n’est pas également facile de séparer nettement ces deux caractères, c’est-à-dire de faire voir s’ils se sont développés successivement l’un de l’autre, ou s’ils doivent leur existence à deux traditions primitivement indépendantes qui se seraient réunies plus tard.

Quand on étudie, par exemple, les documents rassemblés par I. J. Schmidt d’après les auteurs mongols, le rôle mythologique de Mañdjuçrî se trouve si mêlé à son rôle d’instituteur religieux, qu’il est malaisé de dire où cesse la réalité et où commence la fable. Ainsi Mañdjuçrî est invoqué en qualité de Guru, c’est-à-dire de précepteur spirituel, sous le nom de Mañdjughôcha, au commencement de l’histoire des Mongols de Sanang Setzen[1], ce qui convient très-bien à un personnage religieux ; et en même temps Schmidt nous apprend qu’il reçoit chez les Buddhistes des honneurs divins, qu’il est honoré comme la source de l’inspiration céleste[2], qu’il est le symbole de la sagesse divine[3], ce qui nous transporte dans le monde des phénomènes surnaturels. Ce personnage est même si divin, qu’il passe pour s’être incarné dans la personne de plusieurs rois du Tibet[4] et dans celle de Thonmi Sambodha, l’inventeur de l’écriture tibétaine[5].

Le même mélange se remarque dans les détails que Csoma de Cörös a rassemblés sur Mañdjuçrî. Nous le voyons placé dans une liste chronologique comprenant les événements principaux du Buddhisme depuis Çâkya, à la date fabuleuse de 838 ans avant notre ère et avec cette légende : « Naissance du maître révéré Mañdjughôcha (autre nom de Mañdjuçrî) à la Chine, de l’arbre Triks’ha[6]. » On le dit antérieur de plus de quatre siècles au grand philosophe Nâgârdjuna, et en même temps, par une de ces confusions auxquelles donne trop aisément lieu l’absurde système des incarnations, on fait de Nâgârdjuna son fils spirituel[7]. Je reviendrai plus bas sur le nom de Triks’ha, cité à l’occasion de la patrie supposée de Mañdjuçrî ; quant à présent, ayant à cœur de montrer comment les Tibétains confondent ici l’humain avec le divin, je dois ajouter ce que nous apprend Csoma d’après ses propres lectures. « C’est, dit-il, un personnage métaphysique, patron et beau idéal de la sagesse ; de plus c’est un fils spirituel de Çâkya[8]. » Tout ce que nous disent les Mongols de son action comme source de l’inspiration divine, se retrouve naturellement au Tibet, puisque c’est de ce pays qu’ils en tiennent la connaissance. Ainsi c’est Mañdjuçrî qui inspirait Thonmi Sambodha, lorsque, vers le milieu du viie siècle de notre ère, il vint au Tibet apporter la fameuse formule, Ôm maṇi padmé hum̃[9].

Les auteurs chinois, si curieux de tout ce qui se rapporte au Buddhisme, nous montrent Mañdjuçrî sous les mêmes traits ; et leur Wen tchu che li, ainsi qu’on transcrit d’après eux le nom indien, paraît avec le caractère mixte qu’il a chez les peuples buddhistes dont je viens de parler[10]. Toutefois en en faisant une incarnation du Buddha Çâkyamuni[11], ils nous conduisent à chercher dans Mañdjuçrî un personnage réel ; car qui dit incarnation, entend parler d’un être humain en qui une divinité est descendue pour s’y rendre visible. Nous constaterons tout à l’heure que les Chinois ont gardé le souvenir d’une tradition analogue à celle des Tibétains, où l’existence réelle de Mañdjuçrî est affirmée plus positivement encore ; mais comme cette tradition offre quelque ressemblance avec celle des Népâlais, je me réserve de l’examiner à l’endroit où je résumerai l’opinion des Népâlais touchant le rôle mortel de Mañdjuçrî.

Quelque bref que soit le résumé que je viens de présenter des opinions des Mongols, des Tibétains et des Chinois sur Mañdjuçrî, je ne pouvais me dispenser de le placer comme une sorte de préambule à la discussion des documents plus précis que les Népâlais nous fournissent touchant ce personnage énigmatique. Il importe sans doute à l’exécution du plan que je me suis tracé, que je m’en tienne rigoureusement aux matériaux indiens pour traiter une question indienne. Et outre que je n’ai pas le moindre goût à faire parade devant le public d’un savoir qui ne m’appartient pas, comme je n’ai pas directement accès aux textes originaux des Mongols, des Tibétains et des Chinois, je ne pourrais, sous ce rapport, offrir au lecteur que des résultats qui lui auraient été déjà présentés par des critiques plus compétents. Cependant en ce qui regarde Mañdjuçrî, je devais m’éloigner de la règle qui me dirige dans ces études. Je tenais à établir que les peuples chez lesquels s’est répandu le Buddhisme, voient d’un commun accord ; dans ce personnage, le double caractère d’un Religieux à l’existence duquel on croit comme à quelque chose de réel, puisqu’on essaye de fixer la date de sa naissance, et d’une intelligence supérieure qu’on reporte dans les régions immatérielles de l’abstraction et de la mythologie. Or si c’est également de ce point de vue que l’envisagent les Népâlais, ainsi qu’on va le reconnaître bientôt, je pourrai déjà tirer de mon résumé, tout bref qu’il est, cette conséquence historique, savoir, que les peuples étrangers à l’Inde qui ont fait de Mañdjuçrî un des objets de leur culte, suivent en ce point la tradition népâlaise. Peut-être pensera-t-on que cette conséquence ne valait pas la peine de prendre place ici, puisque, de l’aveu de tout le monde, le Buddhisme de ces peuples a sa source dans le Buddhisme indien. Mais si nous arrivons à l’aide des documents népâlais eux-mêmes, à conjecturer que Mañdjuçrî est originairement étranger au Népâl, on sentira qu’il n’était pas inutile de montrer que c’est cependant du Népâl que semblent être sorties les opinions que les peuples convertis au Buddhisme se sont faites sur la mission religieuse de ce grand Bôdhisattva.

Au Népâl comme au Tibet, chez les Mongols et chez les Chinois, Mañdjuçrî est un Bôdhisattva, c’est-à-dire une de ces intelligences supérieures qui sont prédestinées à devenir des Buddhas, et qui n’ont plus qu’une existence mortelle à passer ici-bas avant de remplir cette glorieuse mission. Mais la tendance théiste que manifeste le Buddhisme népâlais a influé sur cette conception. Ainsi un court traité sanscrit qui a pour titre, Nâipâlîya devatâ kalyâṇa pañtchavim̃çatikâ, ou « Vingt-cinq stances pour invoquer la faveur des divinités du Népâl, » traduit par M. Wilson d’après un manuscrit envoyé par M. Hodgson à Calcutta[12] et retraduit plus tard par M. Hodgson lui-même[13], dit que Mañdjuçrî, ou, selon le texte du traité, Mañdjunâtha, est l’un des deux fils du Buddha céleste Akchôbhya ; De même que les huit autres Bôdhisattvas célestes, réputés tous fils de Buddhas surhumains, Mandjunâtha est représenté aux yeux du peuple par un de ces objets visibles, mais inanimés, qui passent pour une portion manifestée de leur substance, et qui portent le nom de Vîtarâga, « celui qui est exempt de passion, » ou « celui par lequel on est exempt de passion. » Le Vîtarâga de Mañdjunâtha est un Tchâurî ou un chasse-mouche fait avec la queue d’un Yak, symbole tout à fait himâlayen[14]. Il est vrai que par une inconséquence qu’a signalée M. Wilson, mais qui n’est pas encore expliquée, le Vîtarâga ou symbole de Mandjudêva, comme on appelle en cet endroit Mañdjuçrî, n’est plus un Tchâurî, mais ce que le texte nomme Garttêça, « le seigneur de la cavité[15]. » Un texte ou moins obscur, ou plus correct que celui que M. Wilson a eu entre les mains, donnerait peut-être le moyen de concilier ces deux énoncés discordants d’un même ouvrage. Quant à présent, il me suffit de constater le fait, que Mañdjuçrî est, et par son titre de Bôdhisattva, et par l’attribution qu’on lui fait d’un Vitarâga, placé exactement sur la même ligne que les autres Bôdhisattvas fabuleux qu’on dit issus de Buddhas qui ne le sont pas moins. C’est ce qu’indique positivement le petit traité sur les divinités népâlaises dont je parlais tout à l’heure, lorsqu’à la stance 4 il cite Mañdjunâtha (autre nom de Mañdjuçrî), en compagnie d’autres Bôdhisattvas plus ou moins imaginaires, comme Mâitrêya, Vadjrapâṇi, Avalôkiteçvara, et qu’il le désigne ainsi, « le grand chef Mandjunâtha[16]. »

À cette qualité de fils de l’un des Buddhas surhumains, la mythologie népâlaise en a joint une autre qui est également caractéristique ; c’est celle d’architecte de l’univers et des nombreux étages dont le monde se compose. Mañdjuçrî est donc, quant à la partie matérielle de l’univers, un véritable Démiurge ; et à ce point de vue M. Hodgson a eu parfaitement raison de le comparer au Viçvakarman ou à l’architecte céleste de la mythologie purânique[17]. En même temps, et comme par un souvenir de son rôle humain, il passe pour l’auteur des soixante-quatre Vidyâs ou sciences technologiques.

Les renseignements qu’ajoutent à ce qui précède les traités népâlais traduits par MM. Wilson et Hodgson, et surtout les notes instructives que Wilson y a jointes d’après les communications de Hodgson, dirigent nos recherches d’un autre côté, et en leur assignant un objet plus positif, leur assurent un plus haut degré d’intérêt. Suivant un de ces traités, Mandjuçrî paraît au Népâl avec le même caractère qu’Avalôkitêçvara au Tibet. « Dans le royaume que protége la fortune de Mañdjuçrî, » dit ce texte, faisant de Mañdjuçrî le saint tutélaire du Népâl[18]. Deux stances du Pantchavim̃çatikâ nous donnent le moyen d’expliquer la place élevée qu’occupe Mandjuçrî chez les Népâlais. Je reproduis ici ces stances d’après la version qu’en a publiée M. Wilson, pour mettre le lecteur en mesure de vérifier par lui-même la justesse des remarques qu’elles ont suggérées à ce savant. Voici d’abord la stance onzième : « Puisse Garttêça, la forme répandant tous les biens, qu’a prise Mandjudêva pour une portion de lui-même, afin d’éveiller l’ignorant, le paresseux et le sensuel Mañdjugartta, et d’en faire en le convertissant un sage savant et profond, vous être propice[19] ! » Voici maintenant la stance vingt-quatrième : « Puisse Mañdjunâtha, qui étant venu de Sirsha avec ses disciples, sépara la montagne d’un coup de son cimeterre, et sur le lac du péché éleva une ville, agréable résidence des hommes qui honorent la divinité assise sur le Lotus élémentaire, vous être propice[20] ! » ou, selon la version de M. Hodgson : « Puisse Mañdjudêva, qui étant venu du mont Sirsha avec ses femmes et deux Dêvis, sépara la montagne du Sud avec son cimeterre, bâtit la ville de Mañdjupatan pour servir d’habitation agréable à la race humaine, et rendit un culte à la divinité assise sur le lotus, nous être propice à nous tous[21]. »

Examinons ces deux stances, non plus dans l’ordre où nous les présente le texte, mais dans celui des faits qu’elles rappellent d’une manière abrégée. Selon la stance 24, Mandjuçrî est un instituteur religieux, car il a des disciples ; il est vrai que, selon M. Hodgson, ses disciples sont des femmes, ce qui nous le montre sous un autre aspect. Il est étranger au Népâl, car il vient de Sirsha, ou plus exactement de Çîrcha, « la tête, » lieu que le Svayambhû purâṇa et le commentaire Newari du traité en vingt-cinq stances signalent comme une montagne de Mahâtchin, sans aucun doute Mahâtchîna, « le pays des grands Tchînas[22]. » Arrivé dans le Népâl, il rend à cette vallée le service de la débarrasser des eaux qui la couvraient ; il en facilite l’écoulement en fendant la montagne d’un coup de son cimeterre[23]. Suivant l’autre stance, Mañdjuçrî est encore un instituteur religieux qui rend sage l’ignorant Mañdjugartta ; mais par une singularité que je n’ai pas plus que M. Wilson le moyen d’expliquer, Mandjuçrî est ici invoqué sous la figure de son symbole, lequel, ainsi que je l’ai dit tout à l’heure, n’est plus le Tchâurî, mais Garttêça, « le seigneur de la cavité. » N’ayant pas sous les yeux le texte de cette stance obscure, je me garderai de toute conjecture hasardée. Si cependant Garttêça était non pas le symbole matériel de Mañdjuçrî, mais une de ses transformations ou seulement une de ses épithètes, la stance serait plus claire en ce qu’elle nous montrerait Mañdjuçrî Garttêça, « le seigneur de la cavité ou de la vallée, venant convertir le pays désigné figurativement, comme semble l’indiquer le commentaire, sous le nom de Mañdjugartta, « la vallée de Mañdju (Mañdjunâtha) ; » et par là serait corroborée la conjecture de M. Wilson, qui « au sage profond et savant » dont parle la stance, propose de substituer le mot de région[24].

J’ajouterai que le Svayambhû purâṇa, livre d’une autorité considérable chez les Népâlais, associe dans une tradition identique le double rôle de Mañdjuçrî, celui de civilisateur et celui d’instituteur des croyances buddhiques au Népâl. Voici un texte de ce livre dont on doit la connaissance à M. Hodgson : « Lorsque Mañdjunâtha eut fait écouler les eaux, la forme lumineuse de Buddha apparut. Mañdjunâtha résolut d’élever un temple au-dessus d’elle ; mais l’eau sortit de terre en bouillonnant avec tant de violence, qu’il ne put trouver le fond. Après qu’il eut eu recours à la prière, la déesse Guhyêçvarî lui apparut, et l’eau se retira[25]. » Cette déesse du mystère est, sous un autre nom, la Pradjñâ, c’est-à-dire l’énergie femelle de l’Adibuddha des théistes népâlais[26] ; et cette circonstance nous apprend qu’à leurs yeux, Mandjuçrî dut prendre part à l’institution du culte d’Adibuddha. Mais ne serait-il pas possible qu’il y ait dans ce rapprochement de Mandjunâtha et d’Adibuddha quelque anachronisme, comme il pourrait bien en exister un dans le nom de Guhyêçvarî, apparemment emprunté aux Çâktas çivaïtes, nom que le traité que nous suivons ici assigne à la Pradjñâ ou à la Sagesse divinisée ? Déjà M. Hodgson a signalé comme une pure invention de la superstition moderne, l’idée de faire de Mandjuçrî un Bôdhisattvâ céleste[27] ; il n’y a probablement là rien autre chose que la divinisation d’un personnage humain. Quoi qu’il en soit, c’est un point sur lequel j’appelle des recherches futures appuyées d’un plus grand nombre d’autorités que celles qui nous sont accessibles. Pour le moment il me suffit de signaler (car cela résulte clairement des deux stances citées tout à l’heure) la part considérable que Mandjuçrî a dû prendre, selon la légende, à l’assainissement de la vallée du Népâl, et à la propagation d’une forme quelconque du Buddhisme parmi ses habitants.

Les faits qui précèdent sont empruntés à des sources de divers genres, et on pourrait supposer que je les ai rapprochés un peu arbitrairement, pour mettre en relief le double caractère de la mission de Mandjuçrî, Heureusement pour nous M. Hodgson leur a donné une base solide, et nous a mis à même d’en voir l’enchaînement selon les idées des Népâlais, dans son Mémoire sur la classification des aborigènes du Népâl et sur l’histoire primitive de cette race[28]. Je ne pourrais, sans trop allonger cette note, traduire intégralement ce morceau curieux ; mais j’en analyserai la substance de manière à n’omettre aucun trait important. La tradition qu’expose M. Hodgson est empruntée au Svayambhû purâṇa, recueil des légendes locales et religieuses du Népâl. Quelque variés que soient les éléments dont cette tradition nous a gardé le souvenir, le lecteur reconnaîtra qu’ils sont groupés d’après des idées purement buddhiques, et qu’on les a certainement subordonnés à ces idées. C’est à des recherches ultérieures qu’il appartiendra de déterminer les modifications que ces idées ont pu faire subir à la tradition primitive.

Le Svayambhû purâṇa raconte que primitivement la vallée du Népâl était un lac de forme circulaire, rempli d’une eau très-profonde et nommé Nâgavâsa, « l’habitation des Nâgas. » Toutes sortes de plantes aquatiques croissaient dans ce lac, sauf le nymphœa. L’ancien Buddha Vipaçyin étant venu de l’Inde centrale sur les bords de ce lac, pendant une de ses excursions religieuses, y jeta une racine de lotus, en prononçant ces paroles : « Dans le temps que cette racine produira une fleur, alors de cette fleur sortira Svayambhû sous la forme d’une flamme, et le lac deviendra un pays peuplé et cultivé. » Après Vipaçyin vint le Buddha Çikhin avec une nombreuse suite formée de Râdjas et d’individus des quatre castes. Il n’eut pas plutôt vu Djyôtîrûpa Svayambhû, « Svayambhû sous forme de lumière, » qu’il lui rendit hommage, en annonçant que par la bénédiction de cet être supérieur le lac deviendrait un séjour de délices pour ceux qui pourraient un jour s’y établir, ainsi que pour les pèlerins et pour ceux qui le traverseraient. Cela dit, Çikhin se précipita dans les eaux du lac de Nâgavâsa, et saisissant la tige du lotus, il fut absorbé dans l’essence de Svayambhû. Viçvabhû fut le troisième Buddha qui, dans le Trêtâyuga, vint de l’Inde centrale reconnaître le lac Nâgavâsa ; sa visite eut lieu longtemps après celle de Cikhin, et comme son prédécesseur, il amenait avec lui de l’Inde une foule nombreuse de disciples, de Religieux, de Râdjas et de cultivateurs. Ayant répété les louanges de Dyôtîrûpa Svayambhû, il fit cette prédiction : « Dans ce lac sera produite Pradjñâsurûpà Guhyêçvari[29] ; c’est un Bôdhisattva qui la fera sortir du sein des eaux, et le pays se remplira de villages, de villes, de lieux sacrés et d’habitants de diverses tribus. » Le Bôdhisattva ainsi annoncé est Mañdjuçri, dont la pairie, qui est reportée bien loin dans le Nord, est nommée Pañtchaçircha parvata, montagne située, d’après le commentateur du Svayambhû, dans le Mahâtchîna dêça. Un jour, dans le même Yuga, et immédiatement après l’arrivée du Buddha Viçvabbû à Nâgavâsa, Mandjuçrî découvrit, par le moyen de sa science divine, que Djyôtirûpa Svayambhû avait apparu au centre d’un lotus croissant dans le lac. Ayant reconnu que s’il visitait ce lieu sacré, son nom Pañtchaçircha parvata serait à jamais célèbre dans le monde, il rassembla ses disciples, les habitants du pays et un roi nommé Dharmakâra, et prenant la forme du dieu Viçvakarman, il partit avec ses deux Devis ou reines pour le long voyage de Pantchaçircha parvata à Nâgavâsa. Arrivé près du lac, il se mit à en faire le tour, invoquant l’appui de Svayambhû. Au second tour, ayant atteint le centre de la chaîne de montagnes qui est au sud, il reconnut que c’était là le point d’où les eaux du lac pouvaient le plus facilement s’écouler. Aussitôt il fendit la montagne d’un coup de son cimeterre ; les eaux s’échappèrent par l’ouverture qu’il avait faite, et le fond du lac fut mis à sec. Il descendit de la montagne, et parcourut la vallée dans toutes les directions. Arrivé auprès de Guhyêçvarî, il vit l’eau qui sortait de terre en bouillonnant avec violence, et il se dévoua avec un zèle pieux à la tâche de l’arrêter. À peine eut-il commencé que l’ébullition cessa graduellement ; il put ainsi élever au-dessus de la source une construction de pierres et de briques qu’il nomma Satyagiri. Cet ouvrage achevé, Mañdjuçrî chercha un endroit où il pût résider, et à cet effet il fit paraître une petite montagne à laquelle il donna le nom de Mañdjuçri parvata. Il assigna ensuite à la vallée desséchée le nom de Nêpâla, nê signifiant « celui qui conduit au ciel, » c’est-à-dire Svayambhû ; et pâla, « protecteur, » pour dire que le génie protecteur de la vallée était Svayambhû, c’est-à-dire Âdibuddha ; telle est l’origine du nom de Nêpâla. Et comme un grand nombre d’émigrants étaient venus avec lui du mont Çîrcha ou de la Chine, il bâtit, pour servir de résidence au roi Dharmakâra et à sa suite, une grande ville nommée Mañdjupattana, à moitié chemin entre le mont Svayambhû et Guhyêçvarî.

Il est facile de reconnaître dans cette tradition un syncrétisme assez grossier résultant d’éléments hétérogènes pris à des sources très-diverses. Le Brâhmanisme des Purâṇas y a fourni le nom de Svayambhû et la donnée d’un être existant par lui-même, supérieur à tous les autres personnages de la légende, même aux grands Buddhas du passé, tels que Vipaçyin, Çikhin, Viçvabhû et autres. C’est vraisemblablement encore au Brâhmanisme qu’est empruntée l’idée de placer la venue de Mañdjuçrî dans le Trêtâyuga ; car outre qu’il n’est pas certain que les Buddhistes aient anciennement adopté le système des Yugas purâniques avec leurs dénominations, la distribution des sept Buddhas dans l’espace de temps qu’embrassent ces Yugas est manifestement le résultat d’un mélange d’idées qui ne peut être ancien. Il faut reconnaître encore un emprunt fait aux Purâṇas dans cette supposition, que Mañdjuçrî apparut sous la figure du Viçvakarman brâhmanique. On saisit ici une trace très-visible de l’influence désastreuse de la mythologie sur l’histoire. Si cette légende a quelque valeur, c’est dans ce qu’elle nous apprend du rôle civilisateur ou religieux de Mañdjuçrî, rôle que j’ai signalé plus haut d’après d’autres textes. Eh bien, la légende ne peut indiquer ce rôle réel ou supposé, sans en faire l’œuvre d’un être divin ; et il faut, pour satisfaire à ce déplorable goût du merveilleux qui passionne tous les légendaires, que Mañdjuçrî devienne non le civilisateur, mais l’architecte du pays, un véritable démiurge local qui crée des montagnes et constitue le sol en desséchant un grand lac.

Les autres détails de la légende viennent du Buddhisme, mais d’un Buddhisme très-peu homogène et qui porte l’empreinte d’époques diverses. D’un côté on voit les six Buddhas prédécesseurs de Çâkyamuni mis successivement en rapport avec l’histoire de la vallée du Népâl, d’après une théorie purement buddhique qui consiste à suivre les personnes, les choses et les lieux à travers les périodes d’un passé qu’on divise selon la succession des sept derniers Buddhas humains. De l’autre on voit Svayambhû, qui est le même que l’Âdibuddha des théistes, placé au rang le plus élevé et invoqué comme la divinité tutélaire du Népâl ; conception purement mythologique, et dont la date, au moins d’après ce que nous apprend Csoma du Kâlatchakra, ne doit pas être de beaucoup antérieure au xe siècle de notre ère.

Une fois dégagée de ces éléments religieux, la tradition relative à Mañdjuçrî peut être envisagée de plus près dans ses données réelles. Elle nous le montre comme le civilisateur de la vallée du Népâl et comme l’instituteur religieux du pays. C’est en qualité de civilisateur qu’il fait écouler les eaux qui couvraient le fond de la vallée. Or ici le témoignage des textes cités plus haut est confirmé en partie par l’aspect des lieux. Deux voyageurs éclairés et attentifs, Kirkpatrick et Fr. Hamilton, rappelant la légende qui représente Mañdjuçrî desséchant la vallée du Népâl, se montrent persuadés que cette légende repose sur ce fait naturel, que la vallée a dû être jadis un lac étendu[30]. Fr. Hamilton, qui rapporte le phénomène de l’écoulement des eaux à la vallée du Népâl proprement dite, c’est-à-dire à celle que forment les nombreuses branches de la Vagmatî, le renferme dans des limites assez restreintes, et en augmente ainsi la vraisemblance[31]. La tradition népalaise assigne donc à Mañdjuçrî exactement le même rôle que la tradition kachemirienne assignait déjà au sage Kaçyapa dans le bassin inondé du Kachemire[32]. La ville que Mañdjuçrî passe pour avoir fondée, et qui se nommait d’après lui Mañdjapattan, n’existe plus aujourd’hui ; mais la tradition populaire en marque l’emplacement entre le mont Sambhu et la forêt de Paçupati, à peu près à moitié chemin, à un endroit où l’on trouve, en fouillant la terre, des restes de constructions[33]. Le souvenir de Mañdjuçrî reparaît encore dans le nom de la montagne de Çrimañdju, qui est citée par le Pañtchavim̃çatikâ, plusieurs fois allégué dans la présente note, et où se lisent ces paroles : « le Tchâitya de la montagne Çrimañdju élevé par ses disciples[34] ; » sur quoi M. Wilson ajoute, sans doute d’après M. Hodgson, que la montagne de Çrimañdju est la partie occidentale du mont Sambhu, lequel est détaché du Çrimañdju par une simple cavité, et non par une séparation véritable.

L’origine étrangère de Mañdjuçrî est également indiquée par la tradition populaire. M. Hodgson nous apprend que, suivant les Népalais, Mañdjuçrî naquit au nord du Népal, en un lieu nommé Pantcha çîrcha parvata, « la montagne aux cinq têtes, » dans le Mahâtchîna[35]. Ceci s’accorde avec la stance 24 du Pañtchavim̃çatîkâ, en ce qui regarde la montagne qu’on assigne pour lieu de naissance à Mañdjuçrî. Cette assertion repose également sur l’autorité du Svayambhû purâna cité tout à l’heure[36] ; elle donne peut-être l’explication de la tradition tibétaine et de cet énoncé si obscur de Csoma, qui fait naître Mañdjuçrî à la Chine, de l’arbre Triks’ha. Je ne saurais cependant dire si ces derniers mots sont une traduction imparfaite du mot çîrcha, « tête, » qui figure dans le nom de Pantchaçîrcha, « la montagne aux cinq têtes, » ou bien si « l’arbre Triks’ha » est une allusion au çirîcha indien, qui pour les botanistes est l’acacia sirisa. On pourrait s’étonner de voir dans le Mahâtchina dêça, c’est-à-dire dans la contrée des Mahâtchînas, une montagne qui porte un nom sanscrit ; mais si la tradition repose sur quelque chose de réel, il est probable qu’on aura traduit en sanscrit le nom indigène de la montagne aux cinq têtes, comme on avait déjà sanscritisé le nom des grands Tchînas et celui du Népâla.

Ici l’ethnographie vient prêter son appui à la légende, comme l’a fait tout à l’heure, dans une certaine mesure, l’examen géologique des lieux. Le lecteur aura remarqué que le récit du Svayambhû purâṇa, qui attribue à Mañdjuçrî l’écoulement des eaux remplissant le bassin de la Vagmatî, le représente en même temps comme l’introducteur de la population primitive du Népal. Cette population venait, ainsi que son chef, du pays des Mahâtchîtras ou de la grande Chine ; elle était donc très-probablement de race mongole. Or après de sérieuses études sur l’origine des populations himâlayennes, le juge le plus compétent dans ces matières, M. Hodgson, arrive à ce résultat, que le fonds premier des peuplades dispersées le long de la grande chaîne de l’Himalaya, appartient à celle des familles humaines qu’on appelle mongole. Il est curieux que la légende ait conservé aussi fidèlement le souvenir de l’origine véritable des Népalais. Mais ce qui s’y trouve de vérité ethnographique ne prouve rien pour la réalité de la partie historique du récit. De ce que les premiers colonisateurs du Népâl (il serait peut-être plus juste de dire les premiers habitants) sont originaires d’un pays peuplé par la race mongole, cela ne prouve pas que Mañdjuçrî, qu’on fait venir de ce pays, ait été le chef de la colonisation. Il y a contradiction manifeste entre les deux parties de la légende, dont l’une fait de Mañdjuçrî le premier civilisateur du Népâl, et dont l’autre le regarde comme l’introducteur du culte d’Âdibuddha. Cela est historiquement de toute impossibilité, puisque le culte d’Âdibuddha est un des derniers développements du Buddhisme septentrional. Le Svayamhhû purâṇa, il est vrai, se tire de cette difficulté capitale en reportant et l’arrivée de Mañdjuçrî et l’établissement du culte dont on le fait l’auteur, à l’époque fabuleuse du troisième des anciens Buddhas qui ont précédé Çâkyamuni. Mais cette solution est plus commode que sérieuse ; loin de nous satisfaire, elle doit éveiller notre attention sur la façon tout arbitraire avec laquelle ont été disposés les éléments de la tradition relative à Mañdjuçrî.

Suivant l’extrait précité du Svayamhhû purâṇa, ce Religieux vint dans le Népâl à la suite du roi Dharmakar ou Dharmakâra, qui était originaire de Tchîna[37]. Ce dernier détail mérite attention, en ce qu’il subordonne Mañdjuçrî à un personnage politique dont le nom n’est pas prononcé dans le Pañtchavîm̃çatikâ des Népâlais. Il ne l’est pas davantage dans la liste des Râdjas du Népâl, que Prinsep a empruntée à l’ouvrage de Kirkpatrick[38]. Mais il importe de remarquer que Dharmakâra peut bien n’être qu’un titre religieux qui se serait ajouté ou substitué à quelque nom plus historique. Le mot de dharma, « la loi, » fait naître par lui-même cette conjecture ; nous trouvons même dans un pays voisin, le Bhotan, un emploi analogue du mot dharma, c’est le titre de Dharma Râdja qu’on donne au chef spirituel du pays[39]. Toutefois cette conjecture même, en supposant qu’elle soit fondée, ne nous apprend rien sur le nom du chef militaire qu’il faudrait rattacher à la mission religieuse et civilisatrice de Mañdjuçrî. Si l’on devait s’en rapporter à un extrait de l’historien chinois Ma touan lin, inséré dans les journaux des Sociétés asiatiques de Londres, de Paris et de Calcutta, les Chinois auraient gardé dans leurs annales le souvenir d’une tradition qui est analogue à celle des Népâlais, malgré plusieurs différences essentielles. Mañdjuçrî y est dit fils d’un roi de l’Inde qui régnait vers l’an 968 de notre ère. Il se rendit à la Chine en qualité de Religieux, et y fut accueilli avec bienveillance ; mais les intrigues de quelques autres prêtres buddhistes le forcèrent à quitter le pays[40].

Je ne puis malheureusement ajouter aucun détail à ceux que je viens de reproduire d’après l’historien chinois. Il m’est également impossible de tenter la conciliation de cet extrait avec les traditions recueillies dans ces derniers temps au Népâl par M. Hodgson. Les seuls points que je croie devoir signaler à l’attention du lecteur sont les suivants.

Si le récit de Ma touan lin est fondé, et l’exactitude connue de cet annaliste est une présomption en sa faveur, il sert à expliquer d’une manière satisfaisante ces deux opinions des Népâlais, que Mañdjuçrî était étranger au Népâl, et qu’il avait quitté la Chine pour venir s’établir dans le nord de l’Inde. En effet Mañdjuçrî, Indien d’origine selon les Chinois, n’avait fait à la Chine qu’un séjour dont on ne fixe pas la durée, et il était retourné de là dans l’Occident. La circonstance qu’il était fils de roi, rapportée par Ma touan lin, serait très-heureusement confirmée par le titre de Kumâra, « prince royal, » qu’on lui donne non-seulement dans les grands Sûtras des Népâlais, mais aussi dans le recueil lexicographique sanscrit connu sous le titre de Trikâṇḍa çêcha. Il faudrait, en outre, s’assurer positivement si c’est bien en 968 que les Chinois font régner dans l’Inde le roi qu’on dit père de Mañdjuçrî ; car cette date s’accorde assez avec celle du xe ou xie siècle de notre ère, époque à laquelle Wilson place la rédaction du Trikâṇḍa çêcha, où Mañdjuçrî est déjà nommé[41]. Mais elle diffère considérablement de celle que Csoma a trouvée dans la table chronologique des événements les plus intéressants du Buddhisme, d’après les Tibétains ; Mañdjuçrî y est placé l’an 837 avant notre ère ! En supposant même qu’on doive ramener cette table au comput des Buddhistes du Sud, en abaissant l’époque de la mort de Çâkya de huit cent quatre-vingt-deux à cinq cent quarante-trois ans avant Jésus-Christ, on ne trouverait encore, pour l’époque de la naissance de Mañdjuçrî, que l’an 498 avant Jésus-Christ ; résultat qui contredit toutes les vraisemblances, et qui infirme grandement à mes yeux l’autorité de la table tibétaine. Cette date de 968 est de plus en contradiction formelle avec une autre date fournie par les Chinois eux-mêmes, et dont je dois la connaissance à une communication de M. Stanislas Julien. Elle est donnée par la chronologie chinoise nommée Fo tsou thong ki, d’après laquelle Mañdjuçrî parut deux cent cinquante ans après le Nirvâṇa du Buddha. Si nous adoptons le comput singhalais, l’an 250 après la mort de Çâkyamuni répondra à l’an 293 avant notre ère.

Le voyage de Fa hian nous fournit encore une objection très-considérable contre la date de 968 qu’on attribue à Mañdjuçrî. Si ce religieux est le fils d’un roi qui n’a régné que vers la fin du Xe siècle, comment se fait-il que Fa hian ait trouvé dans l’Inde, au IVe siècle de notre ère, des preuves publiques du respect dont la mémoire de Mañdjuçrî était l’objet[42]. Comment ce nom de Mañdjuçrî était-il déjà devenu celui de savants Brâhmanes, si toutefois Klaproth a traduit ici exactement le texte du Foe koue ki[43] ? Comment ensuite comprendre que les Népâlais puissent attribuer à un personnage aussi moderne le dessèchement de leur vallée, quand on les voit placer au Ve siècle de notre ère l’arrivée de Padmapâni, qu’ils font de beaucoup postérieur à Mañdjuçrî[44] ? Je ne regarderais pas comme une difficulté insurmontable la présence du nom de Mañdjuçrî dans les grands Sûtras, tels que le Lotus de la bonne loi, qui sont de toute évidence bien antérieurs au Xe siècle de notre ère ; car on pourrait toujours supposer que ce nom de Mañdjuçrî a été introduit après coup dans des livres antérieurs à ce personnage. Mais le témoignage positif de Fa hian reste comme une objection considérable en face de l’opinion de l’annaliste chinois. Au reste, le temps n’est probablement pas éloigné où cette question et d’autres du même genre pourront être traitées avec plus d’avantage d’après des matériaux plus complets. Les travaux étendus que mon savant confrère, M. Stanislas Julien, a entrepris sur la relation du voyageur buddhiste Hiuan thsang, ne tarderont sans doute pas à paraître, et l’on pourra dès lors se servir en toute assurance du témoignage des auteurs chinois, dont on aura la fidèle reproduction.

Dans le cours du petit traité népâlais souvent cité sous le titre abrégé de Pantchavimçatikâ, on a pu voir que Mañdjuçrî était ordinairement rappelé sous les noms de Mandjunâtha et Mandjudêva. Le Trikâṇḍa çêcha, ainsi que l’a déjà fait remarquer M. Wilson, donne une liste beaucoup plus nombreuse de synonymes et d’épithètes du nom de Mañdjuçrî[45]. Je commence par celles dont l’adjectif mañdju, « beau, » forme l’élément principal. Le Trikâṇḍa çêcha ne cite ni Mandjunâtha, ni Mandjudêva ; mais il donne Mañdjubhadra et Mañdjughôcha : ce dernier nom, qui est d’un fréquent usage, est cité dans notre Lotus même[46]. Ces cinq désignations, qui peuvent passer pour autant de noms de Mañdjuçrî (mot qui forme le sixième nom où figuré mañdju), font vraisemblablement allusion à là beauté physique de ce personnage ; une seule exprime l’agrément de sa voix, c’est celle de Mañdjughôcha ; notre Lotus en connaît cependant une autre, Mañdjusvara, qui a le même sens. Les titres de Mandjunâtha et Mañdjudêva, quoique manquant dans le Trikâṇḍa çêcha, n’en sont pas moins parfaitement authentiques : ce sont des épithètes tout à fait d’accord avec le rang de prince royal, que le Trikâṇḍa lui reconnaît en le nommant Kumâra, comme fait régulièrement notre Lotus[47]. C’est au même ordre d’idées qu’appartient le titre de Mahârâdja, donné par le Trikâṇḍa çêcha. Une épithète qu’il ne faut pas oublier ici est celle de nîla, qui doit signifier « le noir » ou « le bleu foncé ; » ce titre semblerait annoncer une origine un peu méridionale. Cinq épithètes rappellent les armes que Mañdjuçrî portait : ce sont Khaḍgin, « celui qui a un glaive ; » Daṇḍin, « celui qui porte un bâton ; » Âchṭâratchakravat, « celui qui porte le Tchakra ou la roue aux huit rayons ; » Sthiratchakra, « celui dont le Tchakra ou la roue est solide, » épithète dont je ne saisis pas bien la vraie portée ; Vadjradhara, « celui qui porte la foudre. »

D’autres épithètes désignent son costume et sa monture ; ainsi on le représente comme Çikhâdhara, « portant une mèche de cheveux sur le sommet de la tête ; » Pañtchatchîra, « ayant un vêtement formé de cinq lambeaux d’étoffe, » ce qui rappelle le vêtement rapiécé des Religieux buddhistes ; Nîlôtpalin, « tenant un nymphæa bleu ; » Vibhûchaṇa, « paré d’ornements, » sans doute quand on se le figure sous son costume de prince royal ; Çârdûlavâhana, « ayant un tigre pour monture, » et Sim̃hakêli, « jouant avec un lion. » Deux épithètes très-remarquables semblent faire allusion à son état antérieur, soit dans une existence passée, soit avant qu’il se présentât comme l’instituteur religieux du Népâl : on le nomme Pûrvayakcha, « autrefois Yakcha, » peut-être par allusion à son séjour dans une contrée où la superstition populaire plaçait des Yakchas ; et Pûrvadjina, « autrefois Djina, » très-probablement par allusion à la croyance qui en fait une incarnation de Çâkyamuni Buddha.

Une seule épithète paraît se rapporter au dessèchement de la vallée du Népâl qu’on lui attribue ; c’est celle de Djalêndra, « l’Indra ou le chef des eaux. » Tous les autres titres, au nombre de cinq, indiquent par divers caractères sa supériorité comme instituteur religieux. On le nomme Vâdirâdj, « le roi de ceux qui soutiennent des controverses ; » Pradjñakâya, « celui dont la sagesse est le corps ; » Djñânadarpaṇa, « le miroir de la connaissance ; » Dhiyam̃pati, « le maître des pensées ; » Balavrata, « celui qui a une dévotion forte. » On peut conclure sans hésiter, de l’analyse comparée de ces nombreuses épithètes, que Mañdjuçrî passait, au temps de la compilation du Trikâṇḍa çêcha, pour un prince de sang royal, pour un guerrier armé, pour un Religieux vainqueur dans les controverses et reconnaissable à sa beauté extérieure, au charme de sa voix, à son teint noir et à diverses particularités du costume des Religieux ; mais parmi ces épithètes, on n’en trouve qu’une qui se rapporte à son rôle de civilisateur, si toutefois, comme je le remarquais en commençant, il est permis de donner cette extension à l’épithète de Djalêndra ; rien autre chose ne le rattache positivement au Népâl.

Les textes nous manquent encore pour pousser plus loin la monographie de ce personnage, qui joue un rôle important dans les grands Sûtras sanscrits du Népâl et du Tibet. Résumons seulement en quelques mots les points par lesquels Mañdjuçrî se rattache à l’histoire du Buddhisme ; c’est, on le comprendra, bien moins pour tirer de ces éléments encore trop incomplets des conséquences historiques, que pour les signaler à des recherches ultérieures.

Une chronologie tibétaine compilée en 1686 de notre ère place la naissance de Mâñdjughôcha à l’an 2523 avant cette date ; ce qui la reporte à l’an 837 avant Jésus-Christ. Cette même chronologie le fait antérieur de trois cent cinquante-six ans au célèbre Nâgârdjuna.

Une chronologie chinoise des événements les plus importants du Buddhisme fait naître Mañdjuçrî deux cent cinquante ans après la mort de Çâkya ; ce qui, d’après le calcul des Buddhistes de Ceylan, le place en 293 avant notre ère.

Le voyageur chinois Fa hian trouve, au ive siècle de notre ère, la mémoire de Mañdjuçrî honorée dans l’Inde centrale.

Son nom est cité, avec ses titres religieux et militaires, par le Trikâṇḍa çêcha, vocabulaire sanscrit rédigé entre le xe et le xie siècle de notre ère.

Enfin un fragment de Ma touan lin le dit fils d’un roi de l’Inde qui vivait en 968 de notre ère.

J’ai montré plus haut combien ces diverses données étaient peu conciliables entre elles. Je répète seulement que si d’un côté Mañdjuçrî ne peut être aussi ancien que le ixe siècle avant notre ère, il est bien difficile qu’il soit aussi moderne que le xe siècle après. Je remarque en passant cette circonstance singulière, que la chronologie tibétaine le fait à peu près autant remonter que le fait descendre le fragment de Ma touan lin. Admettons par hypothèse que la table tibétaine, qui offre plus d’un côté faible, ne mérite, quant à cette date, aucun crédit, et ne lui empruntons que ce seul renseignement, savoir, que Mañdjuçrî passe pour avoir vécu avant Nâgârdjuna. Si, comme on l’admet généralement, Nâgârdjuna est postérieur d’un peu plus de quatre siècles à Çâkyamuni, nous devrons chercher Mañdjuçrî vers le commencement du ie siècle avant notre ère, et nous ne serons plus surpris de le voir cité dans Fa hian et le Trikâṇḍa çêcha. Restera la date de 968 après Jésus-Christ, qui n’est pas plus aisée à comprendre que celle de 887 avant. Mais ici se présenteront deux solutions possibles : ou le Mañdjuçrî de la fin du xe siècle sera un autre personnage que Mañdjuçrî le philosophe et le Bôdhisattva antérieur à Nâgârdjuna ; ou abusant du système facile des incarnations, la tradition népâlaise aura fait du personnage religieux et militaire du xe siècle la personnification d’un sage connu déjà et vénéré depuis plusieurs siècles. C’est à une connaissance plus étendue des textes qu’il appartiendra de déterminer ce qu’il peut y avoir de fondé dans ces hypothèses. Quant à présent il nous est déjà possible d’affirmer qu’on a chargé Mañdjuçrî de deux rôles inconciliables, celui de chef de la colonie d’origine mongole qui a formé anciennement le fonds premier de la population du Népâl, et celui d’instituteur religieux et de fondateur du culte d’Adibuddha.

  1. Schmidt, Geschichte der Ost-Mongol. p. 3 et 300.
  2. Id. ibid. p. 300, 392, 398.
  3. Mém. de l’Acad. des sciences de St-Pétersb. t. I, p. 100.
  4. Geschichte der Ost-Mongol, p. 47 et 344.
  5. Ibid. p. 326 et 327.
  6. Csoma, Tibet. Gram. p. 182.
  7. Id. ibid. p. 182 et 194.
  8. Id. ibid. p. 193.
  9. Klaproth, Nouv. Journ. Asiat. t. VII, p. 189 : Cf. Hodgson, Journ. as. Soc. of Bengal, t. IV, p. 196. Cependant, d’après d’autres autorités, cette formule aurait été antérieurement portée au Tibet, sous Lha to tori, qui passe pour l’avoir reçue du ciel en 367 de notre ère. (Rémusat, Observ. sur l’hist. des Mongols, dans Nouv. Journ. asiat. t. IX, p. 34.)
  10. Foe koue ki, p. 101 et suiv.
  11. Schott, Ueber den Buddh. in China p. 18.
  12. Notice of three Tracts, etc. dans Asiat. Res. t. XVI, p. 459, note 5.
  13. Translat. of the Nâipâlîya dêvata kulyâṇa, dans Journ. as. Soc. of Bengal, t. XII, ire part., p. 402.
  14. Notice of three Tracts, dans Asiat. Res. t. XVI, p. 460, note 8, et p. 462, note 18.
  15. Notice, etc. st.11, p. 462 ; Journ. asiat. Soc. of Bengal, t. XII, ire part.  p. 404.
  16. Notice, etc. dans Asiat. Res. t. XVI, p. 473, Journ. asiat. Soc. of Bengal, t. XII, ire part.  p. 401.
  17. Transact. of the roy. asiat. Soc. of Great Britain, t. II, p. 234.
  18. Notice, etc. dans As. Res. t. XVI, p. 473.
  19. Ibid. dans As. Res. t. XVI, p. 462, st.11, note 19, Journal asiat. Soc. of Bengal, t. XII, 1re part.  p. 404.
  20. Notice, etc. dans Asiat. Res. t. XVI, p. 467.
  21. Journal of tha a. Soc. of Beng. t. XII, 1re part.  p. 408.
  22. Notice, etc. dans Asiat. Res. t. XVI, p. 470 ; Hodgson, Journal asiat. Soc. of Bengal, t. XII, 1re part.  p. 467.
  23. Notice, etc. dans Asiat. Res. t. XVI, p. 469.
  24. Ibid. p. 462, st. 11, note 19.
  25. Ibid. p. 460, note 7 ; Transact. Roy. Asiat. Soc. Soc. of Great-Britain, t. II, p. 255 ; Hodgson, dans Journal asiat. Soc. of Beng., t. XII, 1re part.  402.
  26. Notice, etc. dans Asiat. Res. t. XVI, p. 460 ; Journal asiat. Soc. of Beng., t. XII, 1re part.  p. 402.
  27. Journal asiat. Soc. of Beng., t. XII, 1re part.  p. 408.
  28. Classification of the Nêwârs, dans Journal asiat. Soc. of Beng., t. III, p. 215 et suiv.
  29. Ne faudrait-il pas plutôt lire Prajñâsvarûpâ, « dont la propre forme est la sagesse ? »
  30. Kirkpatrick, Account of Nepal, p. 169, 170 et 255.
  31. Troyer, Râdjataranginî, t. I, p. 26 ; Lassen, Indische Alterthumsk. t. I, p. 42, note 3.
  32. Fr. Hamilton, Account of the Kingdom of Nepal, p. 205 et 206 ; Ritter, Erdkunde, t. IV, p. 60, 65 et 66.
  33. Wilson, Notice, etc. p. 470 ; Hodgson, dans Journ. as. Soc. of Bengal, t. XII, 1re part.  p. 408.
  34. Asiat. Res. t. XVI, p. 466, st. 21 et note 36 ; Journ. as. Soc. of Bengal, t. XII, 1re part.  p. 407.
  35. Hodgson, Classific. of the Newars of Nepal, dans Journ. as. Soc. of Bengal, t. III, p. 216 ; Translat. of the Nâipâl. dêvat. kalyâṇ., dans Journ. as. Soc. of Bengal, t. XII, 1re part.  p. 408.
  36. Hodgson, Transact. of the roy. asiat. Society of Great-Britain, t. II, p. 255.
  37. Hodgson, Classific. of the Newars, dans Journ. as. Soc. of Bengal, t. III, p. 216 et 217 ; Transact. of the roy. as. Soc. of Great-Britain, t. II, p. 266.
  38. Useful Tables, p. 114 et 115.
  39. Fr. Hamilton, Account of Nepâl, p. 56 et 57.
  40. Chinese accounts of India, dans Journ. as. Soc. of Bengal, t. VI, p. 72, extrait de l’Asiat. Journ. de Londres, juillet et août 1836 ; Nouv. Journ. asiat. IIIe série, t. VIII, p. 416 ; mais surtout Notices sur les pays et les peuples étrangers, dans Nouv. Journ. asiat. IVe série, t. X, p. 118. C’est cette dernière traduction, qui est due à mon savant confrère, M. Stanislas Julien, que je suis dans mon extrait de ce que les Chinois nous apprennent sur Mañdjuçrî.
  41. Sanskrit Diction. préface, p. xxvii, 1re éd.
  42. Foe koue ki, p. 101 ; Introd. à l’hist. du Buddh. indien, t. I, p. 113.
  43. Foe koue ki, p. 254 et 260.
  44. Hodgson, Classification of the Newars, dans Journ. asiat. Soc. of Bengal, t. III, p. 221.
  45. Notice, etc. dans Asiat. Res. t. XVI, p. 470 ; Trikâṇḍa çêcha, chap. i, sect. 1, st. 20, 21, 22.
  46. Voyez ci-dessus, p. 301.
  47. Voyez ci-dessus, p. 300.