Lotus de la bonne loi/Notes/Chapitre 5

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Lotus de la bonne loi
Version du soûtra du Lotus traduite directement à partir de l’original indien en sanscrit.
Traduction par Eugène Burnouf.
Librairie orientale et américaine (p. 376-383).
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Notes du chapitre V

CHAPITRE V.

f. 68 a.Dût-on exister.] J’ai traduit d’après le manuscrit de la Société asiatique qui lit bhâvyamânâiḥ, forme incorrecte à laquelle je donnais le sens d’un futur de bhû; mais les deux manuscrits de M. Hodgson ont une bien meilleure leçon, celle de bhâchyamâṇâiḥ. Il est évident que le व्य du premier manuscrit est une faute de copiste pour ष्य, ces deux groupes pouvant aisément se confondre dans l’écriture du Népâl. Il faut donc traduire, « dût-on parler. »

Il les dépose de manière que ces lois arrivent au rang.] Cette expression n’est pas claire, mais l’obscurité vient du système de littéralité que je me suis fait un devoir de suivre. Que veut dire le texte ? C’est que l’enseignement d’un Buddha est homogène, comme l’eau qui tombe d’un nuage, quelles que soient les plantes sur lesquelles elle tombe, et que partout cet enseignement atteint à son but. Quel est le but ? C’est de sauver les êtres et de les faire parvenir un jour à l’état de Buddha, ce que le texte exprime par les mots « le rang qu’occupe celui qui a l’omniscience. » Et quand il dit que les lois sont déposées par lui de manière à parvenir à ce rang sublime, cela revient à ceci : l’enseignement que le Tathâgata donne des lois ne manque pas son but ; ceux qui les entendent et les comprennent, en tirent, selon leurs facultés, le plus grand bien qu’elles puissent obtenir, y compris même la plus haute des récompenses, celle de l’omniscience ou de l’état de Buddha.

f. 69 a.Passé à l’autre rive, j’y fais passer les autres.] Nous avons ici une des formules les plus fréquemment répétées chez les auteurs buddhistes pour exprimer la mission libératrice d’un Buddha. Je dis formule, car ce passage de notre Lotus se trouve presque mot pour mot dans les livres pâlis des Buddhistes du Sud. J’en vais citer un seul trait qui est parfaitement concluant : Ahañtchamhi tiṇṇô lôkôtcha atiṇṇô ahañtchamhi muttô lôkôtcha amuttô ahañtchamhi dantô lôkôtcha adantô ahañtchamhi santô lôkôtcha asantô ahañtchamhi assatthô lôkôtcha anassatthô ahañtchamhi parinibbutô lôkôtcha aparinibbutô pahômitchâham̃ tiṇṇô târêtam̃ muttô môtchêtum̃ dantô damêtum̃ santô samêtum̃ assatthô assâsêtum̃ parinibbutô parinibhâpêtunti passantânam̃ Buddhânam̃ Bhagavantânam̃ sattêsu mahâkaruṇâ ôkkamati. « Et moi je suis passé à l’autre rive, et le monde n’y est pas passé ; et moi je suis délivré, et le monde n’est pas délivré ; et moi je suis dompté, et le monde n’est pas dompté ; et moi je suis calme, et le monde n’est pas calme ; et moi je suis consolé, et le monde n’est pas consolé ; et moi je suis arrivé au Nibbâna (Nirvâṇa) complet, et le monde n’y est pas arrivé. Et je puis, arrivé à l’autre rive, y faire arriver [le monde] ; délivré, le délivrer ; dompté, le dompter ; calmé, le calmer ; consolé, le consoler ; arrivé au Nibbâna complet, l’y faire arriver : c’est quand les Buddhas bienheureux voient ainsi les choses, que s’élève en eux une grande compassion pour les créatures[1]. »

f. 69 b.C’est le terme auquel aboutit.] Il serait plus exact de dire : « en un mot, elle aboutit à la science de celui qui sait tout. »

f. 70 b.St. 1. Qui dompte l’existence.] Je traduis ainsi d’après le manuscrit de la Société asiatique et d’après les deux manuscrits de M. Hodgson ; mais le manuscrit de Londres lit bhavadarçana, ce qui donnerait la traduction suivante : « qui connais l’existence. »

f. 71 a.St. 13. Les petits et les moyens.] Le texte emploie pour exprimer l’idée de petit, un terme que je cherche vainement dans le sanscrit classique, et qui ne peut s’expliquer que par l’influence d’un dialecte populaire : voici le vers même où il se trouve :

Drumâçtcha yê kêtchin mahâdrumâçtcha khuttâkamadhyâçtcha yathâ yâdrĭçâḥ.

Le mot khuttâka est écrit dans les deux manuscrits de M. Hodgson khuḍḍâka. Je ne puis voir dans ce terme autre chose que le sanscrit kchudraka, altéré à la manière du pâli khuddaka. Ce mot reparaît plus bas, st. 28, écrit tantôt khuḍḍâka, tantôt khuḍḍîka.

f. 72 b.St. 39. J’ai oublié ici le nom des Pratyêkabuddhas que donnent tous les manuscrits ; la fin de la stance, à partir des mots « et qui, parcourant les forêts, » doit donc être traduite de la manière suivante : « Ce sont les Pratyêkabuddhas qui, parcourant les forêts immenses, font prospérer la loi bien enseignée. »

St. 41. Les quatre contemplations.] Le mot contemplation est la traduction du sanscrit dhyâna ; on trouvera à l’Appendice, sous le no XIII, une note spéciale sur les divers degrés de contemplation chez les Buddhistes.

f. 73 a.Les cinq voies de l’existence.] Ce sont habituellement six voies de l’existence que l’on compte et que l’on désigne sous le nom de gati[2] ; mais nous avons déjà vu quelques énumérations ou catégories buddhiques se présenter avec des augmentations ou des diminutions relatives, qui ne sont d’ordinaire indiquées dans les textes que par un nombre. Il n’est pas aisé de déterminer laquelle des six voies de l’existence l’auteur exclut ici, quand il rappelle cette énumération dont il parlera tout à l’heure encore, f. 76 a, p. 379 ; cependant, comme il est surtout question dans le texte des créatures misérables qui ont besoin d’être sauvées, il est assez vraisemblable que la voie des Dêvas, la plus élevée de toutes, a pu être sans inconvénient omise par le compilateur. Les Buddhistes du Sud ont également une énumération des cinq voies de l’existence que je vois citée dans le Sag̃gîti sutta du Dîgha nikâya ; en voici les termes : Pañtcha gatiyô, nirayô, tiratchtchânayôni, pêttivisayô, manussâ, dêvâ. « Il y a cinq voies, savoir, l’enfer, une matrice d’animal, le royaume des Pêttas (les Prêtas), les hommes et les Dêvas[3]. » On reconnaîtra que dans cette énumération, ce sont les Asuras de la liste des six voies qui sont omis ; cela vient peut-être de ce que les Asuras habitant les régions inférieures, on les a réunis dans la catégorie du Niraya.

f. 73 b.Et il n’y a ni diminution, etc.] Il faut traduire plus exactement cette phrase de la manière suivante : « Et il n’y a ni diminution ni augmentation de la sagesse absolue du Tathâgata ; bien au contraire les hommes existent également, sont nés également pour éprouver la force de sa science et de sa vertu. »

Dans le présent monde.] Lisez, « aujourd’hui, » pratyutpannê ’dhvani, « dans le présent, » et voyez ce que j’ai dit de cette expression, ci-dessus, chap. 1, f. 10 b, p. 324.

f. 74 a.Ont des inclinations diverses.] Lisez, « ont des degrés divers d’intelligence. »

f. 74 b.Quatre plantes médicinales.] Il est peu probable que les noms que le texte donne ici à ces quatre plantes soient des dénominations réelles ; ils expriment, selon toute vraisemblance, les idées que les médecins indiens attachaient à de certaines plantes, ayant d’autres noms vulgaires, d’après leurs propriétés réelles ou supposées. Rien n’est plus fréquent, dans les textes buddhiques, que la mention des plantes médicinales : on peut conclure de là que l’application des végétaux au traitement des maladies, était depuis longtemps dans l’Inde l’objet d’une étude spéciale. Cela ne doit pas étonner quand on pense à l’énergie que possèdent plusieurs des plantes qui croissent naturellement dans ce pays. On se servait de toutes les parties des végétaux, racines, tige, écorce, feuilles, fleurs et le reste ; c’est ce que nous apprend un texte pâli que Spiegel a changé par des conjectures qui donnent un sens singulier, au lieu de le conserver pour y reconnaître un sens simple et incontestable. Il s’agit d’un médecin qui veut guérir un empoisonnement produit par la morsure d’un serpent, sur quoi le texte s’exprime ainsi : Tam̃ visatam̃ sappavisam̃ mûlakkhandhatatchapattaputthâdinam aññatarêhi nânâbhêsadjdjêhi sam̃yôdjêtvâ, ce que Spiegel traduit : « Il ramasse par divers moyens curatifs le poison qui s’est répandu sur les éléments principaux, la tête, les membres et le dos[4]. » Mais il me paraît évident que le sens véritable est celui-ci : « Ayant ramassé ce venin du serpent déjà répandu, en employant divers médicaments pris parmi des racines, des tiges, des écorces, des feuilles, des fleurs et autres. » Spiegel, pour justifier sa traduction, dit qu’il ne connaît pas pour les mots patta et puttha de sens qui convienne ici, et alors il change le texte et lit gatta, « membre, » et piṭṭha. « dos. » Cependant le sens de feuille qu’a le premier mot patta (sanscr. patra), va bien dans un composé où il est déjà question de racines, de tiges et d’écorces ; et quant à puttha, ce n’est pas trop hasarder que de lire puppha, « fleur. » Qui sait si Spiegel n’aura pas confondu les deux groupes singhalais ttha et ppha ?

f. 75 a.Doués des cinq connaissances surnaturelles.] J’ai dit plus haut, chap. 1, f. 1, p. 291, qu’à l’idée de connaissance il fallait ajouter celle de pouvoir et de faculté ; il n’en faut pas moins, en traduisant abhidjñâ, conserver le mot de connaissance ; car ces facultés supérieures ne sont pas seulement le résultat d’une science éminente, elles sont encore par elles-mêmes des moyens surnaturels de connaître des choses qui restent cachées au commun des hommes. On en trouvera l’énumération à l’Appendice sous le no XIV.

f. 76 a.Où l’on entre par cinq voies.] Nous avons ici un exemple de l’indécision des copistes en ce qui touche les voies de l’existence, dont les uns comptent cinq et les autres six, comme je le montrais tout à l’heure sur le f. 73 a, p. 377. Le manuscrit de la Société asiatique a ici cinq, et les deux nouveaux manuscrits de M. Hodgson ont six.

f. 76 b.Une patience miraculeuse dans la loi.] L’expression dont se sert le texte est anutpattikîn dharmakchântim. Quand j’ai traduit le Lotus, je n’avais aucun moyen d’arriver à une précision plus grande pour l’interprétation de cette expression difficile. J’hésitais même entre cette version et celle-ci : « une patience spontanée dans la loi, une patience qui n’a pas sa naissance, dont on ne voit pas l’origine. » Aujourd’hui l’examen de l’espèce de glose dont le Lalita vistara fait suivre cette locution, me permet d’approcher plus près du sens véritable. Selon le Lalita vistara, la patience dite anutpattika dharma kchânti est une des portes de la loi, dont voici le résultat : vyâkaraṇapratilambhâja sam̃vartatê, « elle conduit à obtenir une prédiction[5]. » C’est également ce qu’y voit l’interprète tibétain, d’après M. Foucaux[6] ; mais quand il traduit le nom de cette patience même par « la soumission à la loi non encore produite, » il ne nous dit rien de bien clair. Voici comment je m’imagine que cette formule doit être entendue. La prédiction dont il s’agit ici est, selon toute apparence, l’annonce faite à un homme qu’il naîtra un jour dans une condition déterminée d’après la nature des actions dont il est actuellement l’auteur. Avec la signification si étendue que possède le mot dharma, il n’y a rien de surprenant à voir nommer ainsi la condition ou l’état quelconque qui fait le sujet de la prédiction. Le terme de dharma ne désigne donc pas ici la loi du Buddha, mais une condition, un état, que l’on annonce pour l’avenir à un être auquel on parle. Si c’est dans l’avenir que doit avoir lieu cet état, c’est qu’il n’existe pas encore, qu’il n’est pas encore né ; et voilà pourquoi le Lalita vistara, faisant rapporter anutpattika à dharma, désigne une condition qui n’est pas encore produite. La définition de ce livre signifie donc littéralement, « la patience des conditions non encore nées conduit à obtenir une prédiction ; » en d’autres termes, celui qui est inébranlable aux craintes comme aux espérances de l’avenir, obtient de s’entendre annoncer dans quelle situation il devra revenir un jour à l’existence. C’est pour l’avenir, ce qu’est pour le présent, la vertu si recommandée chez les Buddhistes, la patience.

Si l’on fait l’application de cette analyse au texte du Lotus même, on reconnaîtra que le sens qui en résulte s’applique parfaitement à l’ensemble du passage et aux Bôdhisattvas qui y sont décrits. Il est bien vrai que dans l’expression même du Lotus, citée au commencement de cette note, l’épithète de « qui n’est pas né » se rapporte non plus à l’état ou à la condition, mais à la patience. La différence au fond est plus apparente que réelle. Qu’importe en effet que l’on dise « une patience de conditions non encore produite, » ou bien « une patience de conditions non encore produites ; » il s’agit toujours, dans l’un comme dans l’autre cas, d’une patience qui ne doit trouver à s’exercer que dans un temps à venir. Si la patience n’est pas née, c’est que les circonstances dans lesquelles elle doit se produire, ne le sont pas encore ; et réciproquement, si les circonstances ne sont pas encore produites, la patience ne peut l’être non plus.

Le Lalita vistara définit, dans un passage voisin de celui qui précède, une autre sorte de patience dont la désignation offre avec celle dont il vient d’être question, une analogie qui pourrait tromper. Il paraît que le traducteur tibétain a cru cette seconde sorte de patience très-semblable à la première, car il l’a rendue par des termes analogues à ceux qu’il emploie pour représenter l’épithète d’anutpattika. Les deux formules sont cependant sensiblement différentes, ainsi qu’on va en juger. Voici le texte même du Lalita vistara : Anutpâda­kchântir....... nirôdhasâkchâtkriyâyâi sam̃vartatê[7]. M. Foucaux traduit d’après le tibétain : « La patience de ce qui n’est pas né.... conduit à mettre ouvertement obstacle [à la naissance[8]]. » On voit que les Tibétains ont rendu anutpâda par « ce qui n’est pas né, » à peu près comme ils avaient rendu anutpattika par « non encore produit ; » mais on ne sent pas assez que anutpâda est un substantif, et anutpattika un adjectif, ce qui, dans des formules presque sacramentelles, ne peut être indifférent. Pour moi, gardant au mot anutpâda sa valeur de substantif, je propose de l’entendre de « l’absence de naissance, » la non-naissance. Cette formule obscure de « la patience de la non-naissance, » paraît prise au cœur des doctrines les plus nihilistes du Buddhisme ; elle doit désigner « l’action de souffrir de ne pas naître, » c’est-à-dire, « l’action de supporter avec patience l’idée qu’on n’a pas à naître, ou plutôt à renaître. » Voilà pourquoi le Lalita vistara dit que cette sorte de patience « conduit à voir face à face la cessation, l’arrêt, l’anéantissement » de la naissance, comme l’ajoute M. Foucaux. La seconde formule du Lalita vistara devra donc se traduire ainsi littéralement : « La patience de l’absence de naissance… conduit à envisager face à face l’anéantissement. » Pour bien sentir la portée d’une telle définition, il faut se rappeler qu’elle était donnée en présence d’un système dont la transmigration était une des croyances fondamentales.

De l’anéantissement de l’ignorance vient celui des conceptions.] Ceci est le résumé de la théorie des Nidânas ou de l’évolution successive des douze causes considérées dans leur nirôdha, ou destruction. Il y est fait une allusion directe à la fin d’une des notes du Foe koue ki, où A. Rémusat rapporte un passage du Fa houa king, emprunté au chapitre des Comparaisons tirées des plantes[9]. Or le chapitre dont l’explication nous occupe en ce moment a en réalité le titre suivant : Les plantes médicinales.

f. 77 a.Il voit toutes les lois, celles de la cessation de la naissance, etc.] J’ai traduit ce passage de manière à donner, autant que cela est possible, quelque précision à une idée dont tous les termes sont à dessein présentés sous une forme négative ; mais comme je puis avoir ou manqué ou dépassé le but, je rapporte ici l’interprétation littérale du texte. « Il voit toutes les lois, non produites, non anéanties, non enchaînées, non affranchies, non obscures et ténébreuses, non claires. » La fin du passage est beaucoup plus confuse, et les manuscrits diffèrent ici considérablement les uns des autres. Le sens que j’avais adopté se fondait sur la combinaison du manuscrit de Londres avec celui de la Société asiatique de Paris. Depuis j’ai eu à ma disposition deux nouveaux manuscrits, ceux de M. Hodgson, qui se rapprochent en un point de celui de Londres ; et cependant un examen plus attentif du texte me fait douter de l’exactitude de ma première interprétation : après les mots « celui qui voit ainsi les lois profondes, » un manuscrit de M. Hodgson lit, स पश्यति अपरस्य नयान् सर्वत्रैधातुकपरिपूर्णामन्योन्यसत्त्वाशयविधियुक्तिं ; le second manuscrit donne la même leçon, avec les différences suivantes : le n final de nayân est uni au sa du mot suivant en un groupe ; paripûrṇam est lu paripâmâm, et yuktim̃ est remplacé par yaktam. Je n’ai plus sous les yeux le manuscrit de Londres, et je ne puis comparer la leçon qu’il donne à celle de mes manuscrits. Cependant c’est d’après un texte où je trouvais aparasya nayân, que j’avais traduit, « à la manière de l’aveugle, » littéralement, « à la manière de l’autre, » supposant que le n final de nayân était un t, lettre qui se confond à tout instant avec le n. Mais aujourd’hui l’accord des deux manuscrits de M. Hodgson rend cette supposition inadmissible ; et de plus il y a une raison grammaticale qui s’oppose à mon interprétation, c’est que même dans ce sanscrit altéré il faudrait nayêna. Je laisse au lecteur exercé le soin de décider si la leçon paripûrṇam ne doit pas être regardée comme une faute pour paripûrṇân, attribut de nayân, car rien n’est plus commun que la substitution des nasales dans nos manuscrits ; mais il me semble que, même avec cette correction, il ne serait pas facile de tirer un sens clair de ce passage : « Celui-là voit les directions d’un autre complètes dans tous les trois mondes, l’enchaînement et la règle des intentions mutuelles des êtres. » Encore pour trouver l’idée d’enchaînement faut-il lire yuktim, car la leçon yuktam̃ de l’autre manuscrit ne donnerait aucun sens.

Voilà pour les deux manuscrits de M. Hodgson ; quant au manuscrit de la Société asiatique de Paris, dont j’avais abandonné la leçon pour saisir une dernière allusion à la parabole de l’aveugle de naissance, il gagne, en dernière analyse, à être comparé aux autres manuscrits : voici comment il donne le texte : स पश्यति अपश्यनया स सर्वन्त्रैधातुकम्यध्रिपू­र्णामन्योन्यसत्त्वासयविमुक्तम्यश्यति. Il y a ici deux incorrections dont il est facile de se débarrasser ; la leçon pûrṇâm n’est pas admissible ; il faut de plus tenir compte de la complication des écritures au moyen desquelles ces livres ont dû être transcrits dans l’origine, surtout de celle de la lettre ṇa, qui par sa configuration tend à se confondre avec ṇâ ; de plus âsaya est pour âçaya. Ces deux points admis, le terme apaçyanayâ, que les autres manuscrits remplacent par aparasya nayân, peut bien passer pour l’instrumental d’un substantif abstrait apaçyanâ, « l’action de ne point voir, l’absence de vue, » dont la formation ne serait pas trop anormale pour le style du Lotus. En se reportant aux anciens alphabets indiens usités au Népal et au Tibet vers le viie siècle de notre ère, on comprendra sans peine comment de apaçyanayâ a pu venir aparasya nayân ; car les lettres sont tellement surchargées de traits et d’angles dans le caractère Rañdjâ par exemple, que l’introduction d’un ra devant le groupe çya, changé en sya, et celle d’un n devant sarva, n’ont rien qui doive surprendre[10]. Une fois admise l’existence d’un mot comme apaçyanayâ, on traduira naturellement le texte de la Société asiatique, comme il suit : « Celui qui voit ainsi les lois profondes, voit avec absence de vue, (voit comme ne voyant pas ;) il voit la réunion des trois mondes tout entière, débarrassée des idées des êtres les uns à l’égard des autres. » Ce passage obscur s’éclaire, si je ne me trompe, de la comparaison qu’il en faut faire avec la fin de l’exposition versifiée. L’idée qui résulte de cette comparaison, c’est que celui qui voit les lois du monde créé, comme vient de le dire le Buddha, reconnaît leur caractère propre qui est l’identité de non-existence, ou suivant l’expression des Buddhistes, la ressemblance et l’égalité. Et quant à ce qu’on pourrait croire qu’il reste encore dans le monde quelque chose, savoir les pensées des divers êtres, cela même n’existe pas, et la réunion des trois mondes est vide dans son entier.

f. 77 b.St. 48. Il y a au dernier vers de cette stance un mot dont je ne comprends pas ici le sens, c’est celui de bhârgavaḥ, ainsi placé, kurvan bhândâni bhârgavaḥ. Le nom de « descendant de Bhrĭgu » n’a, que je sache, rien à faire ici ; mais le mot bhârgavaḥ devant, selon toute apparence, se rapporter au potier de terre, voudrait-il dire « celui qui fait cuire ou sécher des vases, » par une extension insolite du sens du radical bhrasdj, dont dérive bhrĭgu, puis bhârgava ?

f. 78 b.St. 67. À bien plus forte raison.] Le texte dit prâgêvânyam vidûratah ; cette expression prâgêva, pour signifier à plus forte raison, est fréquemment employée dans le sanscrit des livres buddhiques. En voici quelques exemples : Iyañtcha mahâpratidjñâ çakrabrahmâdînâmapi duchkarâ prâgeva manuchyabhûtânâm. « Et cette grande promesse est difficile à tenir même pour Çakra, Brahmâ et les autres Dêvas, à plus forte raison pour des hommes[11]. » Et plus bas : Yatrâmanuchyâḥ pralayam̃ gatchtchhanti prâgêva manuchyâḥ. « Là où des êtres n’appartenant pas à l’espèce humaine trouvent la mort, à bien plus forte raison des hommes[12]. « Cette locution, sous la forme pâlie de pagêva, n’est pas moins usitée chez les Buddhistes du Sud. Sumêdha, dans le Thûpa vam̃sa, apprend que le Buddha Dîpam̃kara réside non loin du pays où il habite lui-même, et il s’écrie : Buddhôti khôpanêsam̃ ghôsô dullabhô pagêva Buddhappâdô. « Buddha ! [la loi ! l’assemblée !] le nom seul de ces êtres se rencontre difficilement, à bien plus forte raison la naissance d’un Buddha[13]. » Voyez, pour cette dernière idée, ci-dessus, chap. ii, f. 24 a, p. 352.

f. 79 a.St. 75. Les cinq perfections accomplies.] Le texte dit pâramitâḥ, mais j’ignore pourquoi on n’en compte ici que cinq, quand l’énumération la moins développée est composée de six termes, ainsi que je l’ai montré dans une note, à l’Appendice n° VII, sur les six perfections.

St. 77. Les quatre demeures de Brahmâ.] Voyez ce que j’ai rassemblé touchant ces quatre cieux, et les Dieux qui les habitent, dans mon Introduction à l’histoire du Buddhisme indien, t. I, p. 608 et suiv.

St. 78. La tige du Kadalî.] Le Kadalî est le Musa sapientum. Cette plante, de la famille des musacées, n’a pas à proprement parler de tige, mais bien une sorte, de bulbe très-allongé qui est formé par la base engainante des feuilles. Les Indiens qui possèdent des arbres d’un bois très-résistant, prennent d’ordinaire le Kadalî comme l’image de ce qui n’a pas de solidité. On en voit un exemple, pour les Buddhistes, dans le Lalita vistara[14], et pour les Brahmanes, dans le Mahâbhârata, où Vidura s’exprime ainsi : « Le monde est semblable au Kadalî, car on ne lui connaît pas de solidité[15]. »

  1. Djina alam̃kâra, f. 20 a.
  2. Ci-dessus, chap. 1, f. 4 b, p. 309, et chap. ii, f. 29 b, p. 356.
  3. Sag̃giti sutta, dans Dîgha nikâya, f. 182 a.
  4. Spiegel, Anecdota pâlica, p. 87 et 88.
  5. Lalita vistara, f. 23 b de mon man. A.
  6. Rgya tch’er rol pa, t. II, p. 46.
  7. Lalita vistara, f. 23 a de mon man. A, et f. 19 a du man. de la Soc. asiat.
  8. Rgya tch’er rol pa, t. II, p. 42.
  9. Foe koue ki, p. 165 et 166.
  10. Hodgson, Notices of the languages, etc. dans Asiat.Res. t. XVI, p. 417, et les planches ; Remarks on an Inscr. etc. dans Journ. as. Soc. of Beng. t. IV, p. 197.
  11. Supriya, dans Divya avadâna, f. 51 b.
  12. ibid. f. 52 b.
  13. Djina alam̃kâra, f. 2 b et 3 a.
  14. Rgya tch’er rol pa, t. II, p. 178.
  15. Mahâbhârata, Striparva, st. 87, t. III, p. 339, éd. Calc.