Louÿs – Poésies/Premiers vers 13

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Slatkine reprints (p. 38-39).

Je l’ai sculpté dans un tronc d’ivoire


Je l’ai sculpté dans un tronc d’ivoire,
Le corps féminin, lunaire et froid,
Au plus obscur de la crypte noire,
    Affolé d’effroi.

Je l’ai taillé sous l’éclat d’un cierge,
À coups de couteau, la tête en feu,
Fou du bonheur de créer la Vierge,
    D’accoucher de Dieu.

Je l’ai creusé, torturé, fait vivre :
Ô maternité ! je l’ai conçu ;
Et j’ai passé mes doigts autour, ivre
    Du rêve aperçu.

Je l’ai dressé en pleine lumière
Forme d’Aonun, corps de héros,
Sur un haut bloc, piédestal de pierre,
    Jusqu’aux clairs vitraux.


Et c’est un corps frissonné d’aurore,
Un corps souple et nu, calme et vivant,
Figeant au sol ses beaux pieds encore,
    Les doigts en avant.

Un corps de vierge, un corps de madone,
Blanc comme un glacier sur champ d’azur,
Un corps de jour que l’ombre abandonne,
    Impassible et pur.

Les flancs sont blancs, les hanches sont blanches.
La Vierge frémit dans sa clarté.
Grave, debout, les coudes aux hanches,
    Geste de beauté.

Trois doigts ouverts, un doigt sur le pouce,
Les bras allongés comme un Bouddha :
C’est bien la Forme inactive et douce
    Et qui m’obséda.