Louÿs – Poésies/Premiers vers 16

La bibliothèque libre.
Slatkine reprints (p. 42-43).

PREMIÈRE SEXTINE



Des frissons froids, plissés brusquement sur la mer ;
Le blanc silence ; un vent désolé : c’est l’hiver.
Le crépuscule éteint qui sombre dans la nue
A fini d’éclairer les flots de teintes chair ;
Et le soleil est mort dans la profondeur nue
Parmi les frondaisons de la flore inconnue.

Alors, dans le silence, une voix inconnue
S’éleva lentement ; et je vis de la mer
Surgir une sirène, incorruptible et nue,
Qui parmi le brouillard épars au vent d’hiver
Avait des fleurs de givre aux pointes de sa chair
Et s’argentait plus blanche aux blancheurs de la nue.

Une bourrasque vint qui dissipa la nue.
Tout s’éclaircit. Je vis resplendir l’Inconnue.
La banquise était moins neigeuse que sa chair.
Elle errait comme un bloc de glace dans la mer,
Sous la lueur navrante et morte de l’hiver
Dressant hors des flots noirs sa virginité nue.


Et vers les cieux lointains, vers la nuit vide et nue,
Vers les astres rêvés, obscurcis par la nue,
Mondes cristallisés dans l’éternel hiver,
Vers l’éther pur où souffle une brise inconnue,
Vers un bleu plus profond que le bleu de la mer,
Dans un baiser plus long que les baisers de chair.

Elle, avec un frisson qui fit trembler sa chair
De sa jambe splendide à son épaule nue,
Émergea tout entière et prit pied sur la mer.
La désolation qui tombait de la nue
Semblait ravir son corps d’une joie inconnue,
Et ses yeux grands ouverts ne voyaient pas l’hiver.

Elle exultait ainsi, toutes les nuits d’hiver,
Sous l’ouragan glacé pétrifiait sa chair
Et plongeait comme un roc dans la mer inconnue.
Mais seule, cette nuit, sur l’immensité nue
Elle monta, resplendissante, vers la nue
Et disparut, laissant l’ombre envahir la mer.

La mer sombre reprit sa tristesse d’hiver.
Dans la nue avait fui sa déesse de chair,
Et l’onde nue hurlait une plainte inconnue.

Et l’onde nue hurlait12 avril 1890, Minuit.