Louis Bouilhet (Angot)/3

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CHAPITRE TROISIÈME


Une citation de Buffon. — « Les Fossiles ». — Un poëme antédiluvien. — De la poésie scientifique. — Les précurseurs de Bouilhet. — Grandeur du sujet des « Fossiles ». — Le plan du poëme. — Une transcendante utopie. — Les nothosaures, les paléothériums, les mylodons, et la poésie. — Les théories scientifiques de Bouilhet et le Darwinisme. — Les mérites du poëme. — Le « de naturà rerum » de Lucrèce.


« Comme dans l’histoire civile, on consulte les titres, on recherche les médailles, on déchiffre les inscriptions antiques, pour déterminer les époques des révolutions humaines et constater les dates des événements moraux ; de même, dans l’histoire naturelle, il faut fouiller les archives du monde, tirer des entrailles de la terre les vieux monuments, recueillir leurs débris, et rassembler en un corps de preuves tous les indices des changements physiques qui peuvent nous faire remonter aux différents âges de la Nature. C’est le seul moyen de fixer quelques points dans l’immensité de l’espace, et de placer un certain nombre de pierres numéraires sur la route éternelle du Temps… » Voici presque le langage d’un poëte. Ces paroles de Buffon nous revenaient à la mémoire, quand nous fermions l’un des poëmes de Bouilhet. À son tour, il a voulu remonter la série des siècles antéhistoriques, planter quelques jalons dans l’effrayante immensité de l’espace et du Temps. Il lui a semblé que les âges passés, et même les âges futurs ! devaient révéler leurs secrets à la curiosité inquiète et hardie du poëte.

Il a écrit Les Fossiles.

Les Fossiles ! Il faut une certaine audace pour intituler un poëme Les Fossiles. « — S’occuper avec les savants des mondes primitifs, passe encore ! mais s’en occuper avec un poëte ! Qu’y a-t-il à gagner à semblable besogne ? Que nous apprendra-t-il ? Qu’y a-t-il de commun entre la Science et la Poésie ? » — dira l’un. « — Les Fossiles ! de la poésie antédiluvienne ! que ce doit être ennuyeux ! » — dira l’autre. Sans se déconcerter, Bouilhet s’est mis à l’ouvrage, et de son labeur est né un poëme remarquable, unique peut-être par le genre et la forme dans notre littérature. C’est l’œuvre la plus difficile qu’aît tentée un poëte », s’écriait Théophile Gautier. On n’a pas toujours rendu justice aux Fossiles, Naguère encore M. Caro, dans une étude intitulée la Poésie scientifique au XIXe siècle, en parlant du poëme philosophique, la Justice, de M. Sully-Prud’homme, disait que c’est pour la seconde fois dans l’histoire des lettres françaises que se produit la tentative sérieuse d’une poésie scientifique. Il passe en revue les poëtes qui ont essayé de retremper l’inspiration à cette source merveilleuse de la Science, mais il a soin de ne point parler de Louis Bouilhet. N’en déplaise à M. Caro, cet oubli est souverainement injuste ; car le poëme Les Fossiles a pu sans exagération être appelé par Gustave Flaubert « le seul poëme scientifique » de toute la littérature française.

Lorsque Bouilhet en traça le plan et se mit à l’écrire, il n’était point sans prévoir les difficultés de sa tâche, mais il avait aussi conscience de sa valeur. Pour l’encourager, d’illustres exemples étaient présents à sa mémoire. Il savait que Virgile avait pu dans ses Bucoliques. résumer harmonieusement une véritable cosmogonie[1]. Horace, il ne l’ignorait point, avait su également dans ses vers chanter d’une façon poétique « les Fastes » du Monde et faire la première histoire des sociétés[2]. Notre poëte n’avait-il pas encore l’exemple d’André Chénier, de Lebrun, de Chenedollé, et de Fontanes dans sa première jeunesse ? Il savait que l’idée d’un nouveau de naturà rerum avait toujours hanté le puissant cerveau de Goethe. Y a-t-il, après tout, dans l’histoire des premières époques de la Nature, la naissance et les destinées de l’Homme, un sujet tellement anti-poétique ? Après Lucrèce, après Virgile et Horace, Bouilhet a prouvé le contraire. « L’imagination seule peut retracer l’histoire de l’Humanité primitive. »[3] C’est parce que l’histoire des premiers âges du Monde et la pénétration, pour ne pas dire l’histoire de l’Avenir, sont encore à l’état d’enfance et réduites aux hypothèses, que le sujet n’est pas rebelle à la poésie. Il n’a point encore pour écueils la rigueur inflexible des méthodes, l’aridité des formules, l’application de l’instrument de précision à l’observation des choses et des faits, la déduction logique de lois proscrivant l’imagination[4]. « La poésie de la Science est bien à l’origine : les Parménide, les Empédocle, les Lucrèce en ont recueilli les premières et vastes moissons. Arrivée à un certain âge, à un certain degré de complication, la Science échappe au poëte, le rythme devient impuissant à enserrer la formule et à expliquer les lois… »[5].

D’ailleurs, avec la recherche de l’origine de l’Homme, de ses destinées et de l’avenir du Monde, l’horizon du poëte s’est élargi d’une façon singulière ; les problèmes les plus attachants et les plus redoutables offrent au penseur leurs inconnues, et les questions viennent se presser dans son esprit pour demander des solutions que le cœur appelle et redoute à la fois. L’Univers a-t-il un but idéal, ou fils du hasard, va-t-il au hasard, sans qu’une conscience aimante le suive dans son évolution ? À l’origine, quelque chose de divin fut-il mis en lui ? À la fin, un sort plus consolant lui est-il réservé ? Nos instincts profonds de justice sont ils un leurre ou la dictée impérieuse d’une volonté qui s’impose ? « …Vérité ou chimère, le rêve de l’Infini nous attire toujours, et, comme ce héros d’un conte celtique, qui, ayant vu en songe une beauté ravissante, court le monde toute sa vie pour la trouver, l’homme, qui un moment s’est assis pour réfléchir sur sa destinée, porte au cœur une flèche qu’il ne s’arrache plus… »[6].

De ces problèmes moraux et de ces problèmes physiques, Bouilhet n’a-t-il rien négligé ? A-t-il eu pour guide les dernières hypothèses de la science contemporaine, ou n’a-t-il fait que suivre les théories plus anciennes sur la formation du Monde, sur la création des végétaux et des animaux, et sur la permanence des types ? Comment expliquera t-il la naissance de l’Homme ? Comment nous montrera-t-il l’Humanité se dégageant peu-à-peu des étreintes de la vie animale, la tribu groupant la famille, la cité s’organisant, l’industrie commençant à se développer, la Civilisation chassant la Barbarie et luttant de nouveau avec elle ? Quelles destinées réservera-t-il aux êtres créés et en particulier à l’Homme ? Ces questions se pressent sur les lèvres, quand on évoque par la pensée les mondes disparus, leurs paysages étranges, leur flore et leur faune monstrueuses.

Le poëme commence par un tableau du monde primitif. Des nuages humides enveloppent l’univers ; le soleil immense est pâle. Aucun bruit ne se fait entendre sur la terre ou dans les espaces qui l’environnent. Ici des granits énormes, là des mousses et des lichens. L’éclair luit par intervalles, et le grondement des volcans mal éteints répond parfois aux détonations de la foudre. Tantôt, c’est le jour, tantôt c’est la nuit.

Les siècles désolés se succèdent.

Cependant le soleil devient plus brillant ; la végétation paraît, et la nature dépense sa force en torrents de verdure[7]. Les arbres croissent, les bois se forment, des arômes inconnus se dégagent ; tout germe sous la chaleur du soleil. L’arc-en-ciel se dessine à l’horizon, et le bruit des feuillages se mêle au bruit des flots. Voici dans les varechs les oursins étoilés, les fleurs d’écailles, (1) les plantes voraces, et les grands polypiers. Un monstre aux flancs livides et gluants, au ventre ridé, aux pattes monstrueuses et écaillées, au museau grêle et difforme, s’arrête au bord du rivage et pousse avec force un long mugissement, premier cri de la vie qui va se perdre au fond des solitudes. Voici les madrépores blancs, les éponges, les algues, les tortues et les crabes. Tout cela s’agite, pendant que les bambous, les zamias et les mousses frissonnent sous le vent.

Puis, naissent des monstres de toute espèce aux formes les plus bizarres ; entre eux ce ne sont que des combats sans cesse renaissants.

Peu-à-peu l’air devient plus doux, le ciel rayonne, tout tressaille, tout bourgeonne et fleurit. Dans les halliers ce ne sont que parfums et bourdonnements. Le soleil éclaire un monde gigantesque : pins aux grappes roses, lianes, cyras, bananiers au feuillage pouvant abriter une colline, limaçons bossus, fourmis, lézards, abeilles, libellules, papillons d’azur et de carmin répandant du bout de l’aile les calices énormes des grandes fleurs sur la mousse sauvage. L’araignée tend sa toile du bout d’une colline à l’autre. La vie se répand avec intensité ; les oiseaux fendent les airs dans leur course rapide, les animaux peuplent peu-à-peu les forêts et les plaines.

Enfin ! voici l’Homme !

Comme un germe fatal par la vague apporté,
Au bord des grandes eaux quand l’Homme fut jeté,
Il roula, vagissant, sur la plage inconnue.
La pluie aux flots glacés inondait sa peau nue…[8]
… Il se traîna d’abord, sous les forêts désertes,
Dont les dômes flottaient comme des tentes vertes ;
Puis, quand la faim première aboya dans ses flancs.
De l’yeuse sauvage il secoua les glands[9] ;

Arrachant aux bambous la liane en spirales,
Il serra sous ses pieds l’écorce des sandales ;
Et pour tout vêtement, sur son dos large et fort
Attacha des grands bœufs la peau fumante encor[10] !
Il s’étendait, la nuit, sous les cavernes creuses[11].
Là, durant le frisson des heures ténébreuses,
Peuplant de son effroi l’immensité des Cieux,
Dans le bois et la pierre il se tailla des dieux.....
... Longtemps, pasteur nomade, il marcha par le monde,
Déployant au soleil sa maison vagabonde,
Tandis qu’à ses côtés les chameaux, à genoux,
Dans la citerne fraîche allongeaient leur col roux !
Lorsque la nuit bleuâtre avait tendu ses voiles,
Il suivait, par les Cieux, le troupeau des étoiles,
Et, dans sa langue étrange, aux sons rauques encor
Du nom de ses béliers nommait les astres d’or[12] !
Parfois, au bruit lointain des ondes cadencées.
Sentant battre en son cœur l’aile de ses pensées,
Il allait éveillant, sous son souffle amoureux,
La musique endormie au fond des roseaux creux[13] !
Il se penchait, parfois, sur la berge des rives.
Rayant le sable fin de lignes fugitives,
Et la vague, et les vents, emportaient par lambeaux
L’écriture mêlée aux traces des oiseaux.
 
Un jour, il s’arrêta, secouant sur le monde
La poudre et la sueur de sa course inféconde,
Et dans la liberté de son droit souverain.
Bâtit sa tente en marbre et ses dieux en airain !...[14].
... La cité, fourmillante et de tumulte pleine.
Enferma dans son mur la montagne et la plaine ;
Comme un serpent captif, le fleuve aux mille bonds
Se tordit écumeux sous l’arche des grands ponts,

{{#tag :poem|Et les larges vaisseaux, fendant les flots rebelles,

S’échappèrent du port en déployant leurs aîles !…[15]. Il partit avec eux, par la brise emporté[16] ;… … Il entendit alors dans sa force superbe Hennir les passions, comme un troupeau dans l’herbe… Il aima les tambours, les clairons, les cymbales, La bataille emportée au dos blanc des cavales, L’assaut qui monte aux murs avec ses doigts sanglants, Les peuples écrasés sous les palais croulants, Et la mêlée ardente, aux étreintes si fortes Que la terre oscilla sous le pied des cohortes…[17]. … Le monde était vaincu, le Ciel restait encore…..

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L’Homme ne tarda pas à renverser ses idoles ; à la place de ses dieux, il adora ses passions. Le monde ne pouvait être lavé de ses souillures que par le sang d’un dieu. L’Homme peut désormais aspirer à des sommets sublimes, le royaume de l’esprit est établi ; la doctrine de la liberté des âmes est fondée : l’Homme y trouvera désormais un refuge au milieu de l’empire de la force brutale[18]. Aussi il brave les supplices et la mort avec une sorte de volupté. La foi fait des miracles, les Barbares se convertissent,

… Et, dressé sur le monde avec ses bras ouverts
L’arbre du grand supplice abrita l’univers…

Les siècles se succèdent. Voici le Moyen-Âge tout palpitant d’une foi ardente ; voici les Temps Modernes avec l’esprit d’examen et les progrès de la Science. Le poëte chante l’invention de la boussole, la découverte de l’Amérique, les merveilles de l’électricité et de ses applications.

Les révolutions de la science et des états se sont succédées, l’Homme a accompli de grands travaux, mais il est comme blasé de ses œuvres. Une sorte de fatigue s’est emparée de lui, sa raison l’épouvante, le doute l’assaille. Va-t-il être témoin ou victime d’une nouvelle révolution cosmique ? Que va-t-il devenir ? Quelles seront ses destinées ?

Tels sont les redoutables problèmes que se pose le poëte, après avoir dépeint les mondes primitifs et leurs transformations successives. Il a décrit les siècles passés, il entrevoit maintenant les siècles à venir.

La terre a disparu dans les eaux. Dans le vieux lit des mers germe un autre monde sous un nouveau soleil. La nature semble s’éveiller sur le tombeau immense des peuples : le jour est sans nuages et plein d’éblouissements, les brises sont douces. C’est bien le splendide univers qu’ont rêvé les vieux âges. Le monde a fait un pas de géant vers la perfection. Tous les êtres créés attendent joyeusement l’arrivée de leur maître.

Enfin ! le voici ! c’est lui,

… Il vient dans la lumière ! il vient dans l’harmonie !
À l’horizon lointain sa grande ombre a passé !
Et, le sentant venir, la terre rajeunie
Tremble comme la vierge au bruit du fiancé !…

Ce maître, c’est l’Homme régénéré, e cinere suo redivivus. Il a en partage la force, la sagesse et le génie ; il pénètre les secrets de la Nature, et toute la création est son amie sans être son esclave.

… Salut ! être nouveau ! génie ! intelligence !
Forme supérieure, où le Dieu peut tenir !
Anneau mystérieux de cette chaîne immense
Qui va du monde antique aux siècles à venir.

À toi les grands secrets qui, dans l’ombre et le vide,
Échappaient comme un rêve, à l’Homme épouvanté…

Salut ! être nouveau ! mais sache-le bien, ces ossements, ces squelettes à demi-rompus que tu trouveras sur les grèves, ce sont nos débris, des débris d’ancêtres.

… Ces débris ont vécu dans la lumière blonde.
Avant toi, sur la terre, ils ont marqué leurs pas.
Contemple avec effroi ce qui reste d’un monde,
Et d’un pied dédaigneux ne les repousse pas !

C’était le peuple ardent, la race échevelée
Qui lançait son désir à l’assaut de tes droits.
Pour atteindre d’avance à ta sphère étoilée,
Nos cœurs impatients brisaient nos corps étroits.

Nous les voulions aussi tes destins magnifiques !
Pour loger ton bonheur, ô frère glorieux,
Le penseur a bâti des cités pacifiques,
Le poëte a rêvé des îlots merveilleux.

Ils allaient réveillant les âmes assoupies,
Ils montraient de la main l’horizon souhaité.
Et sous le manteau d’or des saintes uopies,
Le monde à son déclin couvrait sa nudité !

Ils ont bu la ciguë et vidé les calices,
Sur le gibet infâme on a cloué leurs chairs ;
Mais ils te souriaient au railie’i des supplices,
Et sont morts l’œil fixé sur ton calme univers.

Ne les méprise pas ! Les destins inflexibles
Ont posé la limite à tes pas mesurés :
Vers le rayonnement des choses impossibles
Tu tendras, comme nous, des bras désespérés…

… Tu n’es pas le dernier ! d’autres viennent encore
Qui te succéderont dans l’immense Avenir !
Toujours, sur les tombeaux, se lèvera l’aurore,
Jusqu’au temps inconnu qui ne doit point finir.

Et quand tu tomberas sous le poids des années,
L’être renouvelé par l’implacable loi.
Prêt à partir lui-même au vent des destinées,.
Se dressera plus fort et plus brillant que toi !

C’est sur cette vision de l’Avenir que le poëte termine la série des splendides tableaux qu’il a fait passer devant nos yeux.

Plaise à Dieu qui préside à toutes les révolutions cosmiques que cette idée d’un Adam nouveau, source d’une humanité graduellement supérieure, que cette brillante apothéose de l’activité et du génie de l’Homme tendant sans cesse à la perfection, ne soit point une transcendante utopie ! Quel que soit le fondement ou le sort de semblables conceptions, elles dénotent chez celui qui a osé s’élever jusqu’à leurs sommets une puissance d’imagination d’autant plus forte qu’il lui a fallu auparavant éviter la sécheresse didactique et laisser l’inspiration prendre son vol au milieu des données de la Science et de mille difficultés. Les paysages du monde primitif sont pleins d’animaux informes, poissons à peine ébauchés, reptiles hideux, énormes amphibies, lézards volants, dragons terrestres et marins, ptérodactyles, plésiosaures, mammouths, mégathériums, mastodontes et autres monstres du chaos s’essayant à la création ; mais le poëte se contente de nous les montrer et se garde bien de leur donner un nom. Voici les nothosaures, les simosaures, les labyrinthodons des terrains triasiques ; ici, les mosasaures, les dinosauriens des terrains jurassiques et crétacés ; plus loin, les paléothériums, les anoplothériums ; là, les mylodons et les rhinocéros des terrains tertiaires. On les reconnaît à leur forme et à leur allure, à leurs amours, à leurs combats à travers les végétaux prodigieux des premiers âges, aux bords d’une mer écumante, dans une atmosphère sillonnée par les foudres d’orages terribles. — Le colossal y heurte le bizarre, le gigantesque s’y mêle à l’étrange, et le tout se détache sur un horizon d’une coloration intense.

Ce n’est pas à dire que Bouilhet ait tenu un compte bien exact des données et des découvertes de la Science. En somme, c’est un disciple plus ou moins infidèle de Cuvier. Pour lui, si l’on peut résumer ses vagues théories, la création est discontinue, la force créatrice fait surgir les espèces végétales et animales à peu près de toutes pièces, complètes et achevées. Il semble expliquer ainsi la succession des formes innombrables qui remplissent les archives géologiques de notre planète, et l’apparition du couple humain, arrivé le dernier pour jouir d’une royauté que les âges lui avaient préparée. Nous sommes loin des hardiesses d’un autre poëte, de Goëthe[19] dont le génie universel semble avoir touché aux idées de certains savants contemporains, lorsque dans les variétés infinies des végétaux et des animaux il ne voyait que des transformations d’un ou de plusieurs types, dans les divers organes qu’un seul et même organe modifié, — et, devinant l’unité dans la diversité, remplaçait partout l’idée de création par celle de métamorphose. Pour Bouilhet. en dépit des tendances de son esprit, les travaux des Gottfried-Reinhold Treviranus et W. Folke de Brème, des Lorenz Oken[20], des Lamarck[21], des Étienne Geoffroy Saint-Hilaire et des Naudin, ces prédécesseurs des Darwin et des Haëckel ont du être lettre close. Le génie poétique ne lui donne aucune intuition particulière et originale des mystères de la création et des lois présidant au maintien des choses créées. La concurrence vitale, la force de l’hérédité, la sélection naturelle, la corrélation de croissance n’apparaissent nulle part, même d’une façon voilée, comme facteurs dans cette peinture du développement des mondes primitifs, et révolution ne semble appliquée, et bien discrètement encore, à l’homme que dans la suite des âges futurs. Puisqu’il en est encore, à tort ou à raison, aux anciennes théories, Bouilhet aurait dû peut-être montrer d’une façon palpable la main d’un Dieu dans la création et l’ordre admirable dans lequel s’exécutent ses desseins éternels au milieu des phénomènes qui se succèdent dans le monde. Ce Dieu, certains le chercheront, et leur esprit, un instant ébloui par les tableaux du Passé et de l’Avenir qui se succèdent, regrettera de ne point trouver ce principe créateur qui, dans son auguste fécondité et dans une inspiration sans trêve, modèle la nature comme une molle argile.

Était-ce donc une tâche si difficile et si ingrate que celle d’indiquer d’une manière plus précise le principe ou le mouvement des êtres créés ? La langue du poëte était pourtant assez souple et assez harmonieuse. Ses vers hexamètres longs et sonores, d’une facture presque épique, pareils à de molles vagues toujours renaissantes, se déroulent avec une ampleur magistrale dont n’aurait pas fait fi Lucrèce. Le poëme est écrit avec abondance : il se complaît à décrire l’énormité grandiose des spectacles qu’il veut reproduire et la beauté des horizons qu’il ouvre à notre humanité perpétuellement régénérée. Cette qualité devient même quelquefois un défaut. Le début est un peu délayé et terne ; des descriptions vagues et trop longues des paysages du monde primitif se succèdent avec une certaine monotonie ; le poëte s’attarde à décrire les combats des monstres qu’il ressuscite. C’était l’écueil d’un pareil sujet.

Mais tout s’anime, le vague et la monotonie cessent, quand nous voyons apparaître les oiseaux et se multiplier les autres créatures. L’air se répand avec profusion, les eaux ondulent plus mollement, la végétation devient luxuriante, la lumière ruisselle, la vie circule avec une énergie extrême. L’univers va bientôt recevoir son maître. Le maître paraît. Il y a là un tableau sobrement brossé avec des couleurs éclatantes. C’est de la grande poésie servie par un vers plus plein et plus spacieux que d’usage, soufflé d’un seul jet, pour parler comme Sainte-Beuve.

Ces qualités de facture tendent à disparaître, quand le poëte s’élève à la conception d’une humanité supérieure : on entend comme un cliquetis de mots nombreux et d’une sonorité brillante où la pensée flotte indécise. Les voiles de l’Avenir ne se laissent pas impunément entrouvrir, et l’on comprend sans peine que le poëte aît été ébloui lui-même et quelque peu aveuglé par la lumière qu’il découvrait, hardi explorateur ! après avoir plongé dans les ténèbres et le chaos du passé.

En appréciant le style des Fossiles aux bons endroits, nous évoquions le souvenir de Lucrèce. Lucrèce ! un tel nom comme un écho renaissant sans cesse semble encore résonner pour attirer l’attention. Toutes les fois qu’un poëte chante la Nature, Lucrèce, le souverain pontife de son culte, appelle la comparaison et la discussion. — Quelle curieuse étude l’on ferait si l’on voulait rapprocher le poème de natura rerum, des Fossiles. Bouilhet s’est visiblement inspiré du cinquième livre. Chez lui, lorsque la pensée est bien nette, et chez son modèle, c’est, sinon la même hardiesse, au moins la même magnificence, la même vérité de couleur dans la description. Ce n’est pas ici la place d’établir une comparaison entre la science des deux poètes, mais on pourrait montrer que leurs théories physiques et leur sociologie ne sont pas sans avoir quelques points de contact. Par moments, on dirait que l’auteur des Fossiles a voulu dans la précision de son langage scientifique rivaliser avec le vieux poëte latin. Lucrèce n’a pas mieux dit que Bouilhet, par exemple :

Toute forme s’en va, rien ne périt, les choses
Sont comme un sable mou, sous le reflux des causes !
La matière mobile en proie au changement,
Dans l’espace infini flotte éternellement.
La mort est un sommeil, où, par des lois profondes,
L’être jaillit plus beau du fumier des vieux mondes !
Tout monte ainsi, tout marche au but mystérieux,
Et ce néant d’un jour, qui s’étale à nos yeux.
N’est que la chrysalide aux invisibles trames,
D’où sortiront demain les ailes et les âmes…

[22]

Mais quelle différence au point de vue philosophique entre nos deux poètes ! Quelle différence au point de vue de la composition ! Bouilhet ne procède guère que par tableaux ; on ne sent pas souvent vibrer son âme, et l’on peut se demander si ses doctrines ne sont point en résumé qu’un vulgaire et glacial panthéisme. Chez Lucrèce, l’homme apparaît derrière le poëte ; sa poésie est émue, passionnée, humaine. Elle a presque un caractère dramatique. On croit voir, devant un décor immense, s’engager une lutte désespérée où l’esprit humain est aux prises, non plus avec la Fatalité, comme Œdipe, mais avec le problème de notre origine et de notre destinée. On s’attache malgré soi à ce Titan impie dont la grande âme, les erreurs morales, les égarements sincères remuent le cœur. On sent qu’il a connu l’amour, qu’il a épuisé ses peines, qu’il est dévoré par les inquiétudes du doute ; on compatit à sa sombre mélancolie, à son profond dégoût des choses, on le suit dans ses efforts pour percer les ténèbres qui l’enveloppent et pour se frayer un chemin vers la lumière, tour à tour invoquant une puissance suprême ou la reniant, éclatant soit en hymnes soit en blasphèmes. — Ce qui manque dans les Fossiles, c’est l’homme, c’est l’ardeur de la foi ou l’inquiétude du doute, c’est une doctrine religieuse ou philosophique quelconque saisissable. Sauf à la fin, la matière y tient peut-être trop de place. Nous n’avons plus alors qu’un poëme « scientifique » brillant et ingénieux, unique peut-être et qui a son intérêt, mais dont la pensée générale aurait pu avoir plus de puissance et d’ampleur.


  1. Bouilhet a du se rappeler cet hymne qui s’échappe à flots pressés de la bouche d’un dieu :

    Namque canebat, uti magum per inane coacta
    Semina terrarumque animœque maris que fuissent
    Et liquidi simul ignis : ut his exordia primis
    Omnia et ipse tener mundi concreverit orbis,
    Tum durare solum et discludere Nerea ponto
    Cœperit et rerum paulatim sumere formas :

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


    Incipiant silvœ quum primum sugere, quumque
    Rara per ignotos errent animalia montes… »

    Virgile, Egl. vi, Silène, 31. — Comparez Orphée, Argonaut., v. 417, Apollonius, id. ch. II, v. 496.
  2. …Cum prorepserunt primis animalia terris,
    Mutum et turpe pecus, glandem at que cubilia propter
    Unguibus et pugnis, dein fustibus, at que ita porro
    Pugnabant armis, quœ post fabricaverat usus,
    Donec verba, quibus voces sensusque notarent,
    Nomina invenere ; debinc absistere bello
    Oppida cœperunt munire et ponere leges…

    Satires, I, 3, 99.
  3. Martha, Le poëme de Lucrèce, 2e éd., p. 300.
  4. M. Caro, La Poésie scientifique au XIXe siècle.
  5. Sainte-Beuve, Chateaub. t. ii. — V. Alex. de Humboldt Cosmos, t. ii, Guill. de Humboldt. Fréd. Schlegel.
  6. E. Renan, Discours de réception à l’Académie française.
  7. Principio, genus herbarum viridemque nitorem
    Terra dedit circum colleis ; camposque per omneis
    Florida fulserunt viridanti prata colore :
    Arboribusque datum est varieis exinde per auras
    Crescundi magnum immissis certamen habenis
    Ut plumuntque pilei primum setœque creantur
    Quadrupedum membris et corpore penni potentum ;
    Sic nova tum telius herbas virgultaque primum
    Sustulit · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

    Lucrèce : de naturâ rerum.
  8.  

    ...............Sylvestria membra
    Nudabant terrœ......     Lucrèce, de nat. rer.

  9.  

    … Grandiferas inter curabant corpora quercus
    Plerumque...............   (Id.)

  10. ...Pellibus, et spollis corpus vestire ferarum... Lucrèce ,de nat. rer.

  11. Sed nemora atque cavos monteis sylvasque colebant... (Id.)

  12. ... At vigiles mundi magnum et versatile templum
    Sol et luna suo lustrantes lumine circum
    Perdocuêre homines annorum tempera vorti ;
    Et certâ ratione geri rem atque ordine certo... (Id.)

  13. ... Et zephyri, cava per calamorum sibila primum
    Agrestes docuêre cavas inflare cicutas... (Id.)

  14. Jam validis septeis degebant turribus ævom.... etc. (Id.)

  15. Tum mare velivolis florebant propter odores… etc.Lucrèce

  16. Navigia, atque agriculturas, mœnia, loges.
    Arma, vias, vesteis, et cœtera de genere horum
    Prœmia, delicias quoque funditus omneis,
    Carmina, picturas atque dœdala signa, politus
    Usus et impigrœ simul experientia mentis
    Paulatim docuit pedetentim progredienteis…(Id.)

  17. Et prius est armatum in equi conscendere costas
    Et moderarier hunc frenis, dextrâque vigere,
    Quam bijurgo curru belli tentare pericla…(Id.)

  18. Comp. E. Renan, Vie de Jésus, chap. viii, p. 121.
  19. Wolgang Goëthe. — Zur morphologie : Bildung und umbildung organicher naturen. — Die metamorphose der Pflanzen (1790). Ost ologie (1786) Vortrage über die drei ersten Capitel des Entwurfs einer allgemeinen Einleitung in die vergleichende Anatomic, ausgehend von der osteologie (1786). Zur naturwissenchaft in Allgemeinen (1780-1832). — De la morphologie : Création et formation des corps organisés. De la métamorphose des plantes (1790). Osteologie (1786). Discours sur les trois premiers chapitres du projet d’une introduction générale à l’anatomie comparée et ayant pour base l’ostéologie 1786). De la science de la nature en général (1780-1832)
  20. Lorenz Oken, Abrégé de la philosophie de la nature.
  21. Lamarck, Philosophie géologique, 2 vol. in-8o, Paris, 1809.
  22. Hand igitur penitus pereunt quœcum que videntur,
    Quando alid ex alio reficit natura, nec ullam
    Rem gigni patitur, nisi morte adjuta aliéna… etc.

    Lucrèce, i, 250.
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