Louis Bouilhet (Angot)/4

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CHAPITRE QUATRIÈME


Une profession de foi poétique. — « Festons et astragales », « Dernières Chansons. » — Le lyrisme chez Bouilhet. — Thèmes variés. — Un voyage en Chine et en Égypte. — Une course à travers un champ de poésies. — « Le sermon sur la Mort » et Bouilhet. — « La fille du fossoyeur. » — Toujours l’antithèse ! — « Le poète, aux étoiles. » — Une défaillance. — Bouilhet et Nicolas Lenau.


Cet homme fut-il réellement poëte ? — Le critique peut toujours se poser cette question toutes les fois qu’il est appelé à juger un écrivain qui laisse derrière lui plusieurs recueils de vers. La question n’est point oiseuse quelquefois ; mais est-elle ici vraiment utile, quand il s’agit de Louis Bouilhet ? Sa vie tout entière, la violence qu’il dut faire à sa vocation lors de ses études médicales, le triomphe de cette vocation contrariée, son caractère élevé, sa nature enthousiaste, tout se réunit pour dire qu’il fut poëte. Poëte, nous l’avons deviné murmurant ses poésies d’écolier ; poëte, nous l’avons reconnu avec Mœlenis et les Fossiles ; poëte, nous le retrouverons avec ses pièces de théâtre ; poëte, nous le saluons encore avec Festons et Astragales et ses Dernières Chansons.

Oui, il fut poëte, et poëte dans la plus stricte et la plus belle acception du mot ; bien mieux, il resta poëte. « La Muse, dit Théophile Gautier, n’eut pas de desservant plus fidèle. » — Beaucoup renient plus tard le culte de leurs années de jeunesse ; lui, à ce culte, il consacra tous ses jours. Il y puisa ses émotions les plus douces, ses joies les plus durables. N’est-ce pas lui-même qui prend le soin de nous le dire ?…

Je l’ai gardé ce bon baiser de Muse !
Comme une perle, il rayonne à mon front ;
Et désormais, qu’on me flatte ou m’accuse,
Sans l’effacer les soucis passeront.

Je l’ai gardé ce baiser de poëte !
Comme un bon vin qui réchauffe au départ,
Quand sur le seuil, au chant de l’alouette,
Le cheval brun hennit dans le brouillard !… etc.[1].

Une pareille profession de foi poétique ne peut être que sincère. Et c’est bien un poêle que nous avons à juger avec ses élans, ses enthousiasmes, ses espérances et ses souvenirs.

Mais fut-il un poëte lyrique ? — Chose extraordinaire ! Ce n’est ni dans Festons et Astragales, ni dans les Dernières Chansons que Louis Bouilhet a donné à son vers le plus d’ampleur et d’essor. Telles strophes de Melœnis, tels passages de ses drames ont plus de mouvement et de souffle que mainte pièce de ces deux recueils. Bouilhet ne se mêle pas avec assez de passion au tourbillon vivant des choses et des hommes. Il semble trop souvent, l’âme sereine, regarder en spectateur désintéressé ce qui s’offre à ses yeux. L’histoire et la vie déroulent devant lui leurs multiples tableaux, il paraît dédaigner d’y figurer comme acteur, et de descendre lui-même dans la carrière. La nature lui montre ses mystérieux phénomènes, il n’en cherche pas les sec-rets avec ardeur et ne désire point, nouveau Faust, se plonger dans son sein. Il se contente de laisser passer les choses et de les peindre avec leurs contours et leur couleur. Son lyrisme est tout de surface ; c’est plutôt une description élégiaque émue et heureuse qu’une explosion de sentiment. Il n’a pas de ces coups d’ailes frémissants qui annoncent un puissant génie lyrique, de ces cris puissants qui font vibrer toute âme humaine. Son œuvre appartient à un genre moyen qu’il est difficile de classer ; tout y est comme détaché et en fragments ; l’esprit d’entreprise et l’ambition y font un peu défaut. Le rhythme, le dessin et la couleur y sont habilement employés, mais le sentiment et l’émotion, quand ils existent, manquent trop souvent d’ampleur.

Comme Théophile Gautier, notre poëte sacrifie à la plastique ; il cherche le relief et le pittoresque à ses heures. Ses pièces sont alors finement ciselées, et leurs strophes taillées à facettes ressemblent aux cristaux sortis de la main d’un merveilleux artiste. L’auteur d’Émaux et Camées ne dédaignerait pas de leur faire une place honnête dans ses écrins. La poésie de Bouilhet est ainsi quelquefois, pour parler comme Lamartine, un jeu de l’esprit, un caprice mélodieux de la pensée, mais c’est toujours de la poésie[2].

Si le talent lyrique de notre poëte ne relève quelquefois ni de la méditation, ni de l’émotion la plus profonde, mais plutôt de la fantaisie et du caprice, si les idées et les sentiments personnels de l’auteur ne viennent souvent chez lui qu’en seconde ligne, plus souvent aussi sa poésie jaillit spontanée, et n’est pas un pur effort d’une imagination brillante et cultivée. Les spectacles de la nature renaissant plus belle et plus riante, les misères humaines, l’activité de l’Homme et son industrie, ses croyances et ses doutes sont pour lui des thèmes qu’il sait développer dans un langage harmonieux. Le vers qui tout à l’heure prenait plaisir à tourner un madrigal, à décrire une pagode ou une potiche chinoise quitte sans regret le monde des formes, des sons et des couleurs, pour se mettre au service d’une pensée élevée ou d’un sentiment profond et personnel[3].

Le lyrisme de Bouilhet ne ressemble alors ni à celui de Lamartine, ni à celui d’Hugo, ou d’Alfred de Musset. Tout en suivant les traditions des Romantiques, le poëte ne s’est pas voué au culte exclusif de tel ou tel maître de l’art ; chez lui, il n’y a point de système. Moitié lyrique, moitié élégiaque, il est, si l’on veut, éclectique, dans sa manière de présenter les idées et les sentiments, de coordonner la phrase et de combiner les rhythmes. — Éclectique, dira-t-on. Le mot est peut-être bien solennel pour apprécier des poésies. — S’il est juste, tant pis pour ceux qui le penseront. En tout cas, cet éclectisme ne fut point un mélange confus des genres ; il fut celui d’un maître servi par un goût exquis. Le poëte moissonna prestement de ci, de là, il fit sa gerbe tantôt d’un côté, tantôt d’un autre ; mais il fit sa gerbe.

Ce qui manque surtout à la nouvelle génération des poëtes, c’est d’être jeunes et variés. Les qualités maîtresses de Bouilhet furent la jeunesse, la variété, la perfection dans la forme et surtout l’absence de prétentions. C’est peut-être là qu’il faut chercher le secret du charme de ses poésies. On est frappé de la multiplicité des sujets qui ont tenté son inspiration. Chez tel poëte, c’est la note philosophique qui domine ; chez tel autre, c’est un sentiment très-vif de la nature. Certains semblent se replier sur eux-mêmes, et faire de leur esprit et de leur cœur le centre où tout se rapporte. C’est une affaire de tempérament ou quelquefois de système. L’œuvre de ces poètes prend un caractère marqué d’unité qui permet parfois à une originalité profonde de se faire jour ; mais il en résulte trop souvent quelque monotonie. Avec Bouilhet nous n’avons pas à redouter pareil écueil. Sa verve coule à pleins bords, de ci, de là, comme une source jaillissant de cent côtés à la fois. Il pourrait justement s’écrier avec Térence :

… Plenus rimarum sum ; hâc atque illâc
Perfluo · · · · · · · · · ·

Comme une abeille, sa muse butine à droite, à gauche, par ci, par là. Lui-même, il veut bien nous apprendre qu’il n’a jamais connu d’autre guide que la Fantaisie. Il nous le dit sans façon en se proclamant un Soldat libre[4] :

Soldat libre, au léger bagage,
J’ai mis ma pipe à mon chapeau,
Car la milice où je m’engage
N’a ni cocarde ni drapeau.

La caserne ne me plaît guère,
Les uniformes me vont peu ;
En partisan, je fais la guerre,
Et je campe sous le ciel bleu.

La Liberté, que l’on croit morte
Pour quelques heures de sommeil,
Près de moi se chauffe à la porte
De ma tente ouverte au soleil.

Je suis sourd an clairon d’un maître,
La consigne expiré à mon seuil ;
Nul, hormis Dieu, ne peut connaître
Ce grand secret de mon orgueil.

Parmi les champs de poésie
Je fourrage sans mission ;
Le capitaine est Fantaisie,
Le mot du guet « Occasion ! »

Et loin de la poussière aride
Où sont marqués les pas humains,
Je cours sur un cheval sans bride,
Dans des campagnes sans chemins !…

Autre part, le poëte se compare à l’oiseleur qui guette les oiseaux avec des pièges ; ne chasse-t-il pas les idées avec un trébuchet fait de rimes pour les enfermer dans une cage d’or ?

Les plaines, au loin de fleurs sont brodées.
Parmi les oiseaux et les papillons,
J’entends bourdonner l’essaim des Idées
Qui flotte au soleil en blancs tourbillons !

Comme un aigrefin méditant ses crimes.
Sans perdre un moment, j’apprête, en sournois,
Un beau trébuchet fait avec des rimes ;
Et j’attends, — caché dans le fond des bois.

Toutes !… les voici toutes !… à la file !
Hésitant un peu, n’osant approcher.
Parfois un manant qui sort de la ville
Vient, d’un bruit de pas, les effaroucher.

Moi, je reste là, sans voix, sans haleine,
L’oreille et les yeux sur mon traquenard.
Si la gibecière est à moitié pleine,
Je rentre au logis plus fier qu’un renard.

Et c’est sous mes doigts un bruit d’étincelles,
Quand j’ouvre le sac où tient mon trésor.
Et que je les prends, par le bout des ailes.
Pour les enfermer dans leurs cages d’or !…[5].

Est-il possible d’être plus élégant et plus harmonieux ? N’y a-t-il pas là, et surtout dans Chronique du Printemps, comme un air de parenté avec certaines poésies d’Autran ?[6].

C’est plaisir de voir notre poëte guettant les idées au coin des bois, dans les prairies blanches de rosée, parmi les fleurs[7], abri des sylphes, qui frémissent frôlées par l’aile des papillons ou l’écharpe des fées, sur les montagnes où se heurtent l’ombre et la lumière, sur les bords de la mer, au bruit mystérieux des vagues[8], dans une baraque de la foire[9], aux accents d’un vieux refrain populaire[10]. Tout est pour lui prétexte à quelque poésie.

Tantôt sa pensée, pour s’exprimer, emprunte des symboles et des légendes à l’Antiquité[11] ; tantôt la Bible[12], tantôt la mythologie grecque[13], lui fournissent de brillants tableaux. Après Melœnis il trouve encore des couleurs pour peindre le monde romain[14] pour montrer Néron conduisant son char dans les jardins de Sabine entre deux rangées de flambeaux humains[15], Bathyle dansant devant les fières patriciennes dont il allume les désirs[16], Sempronius Rufus, le génie de la cuisine, introduisant dans la cuisine romaine ses cigognes et ses turbots[17]. — En de courtes poésies il résume la couleur d’une civilisation ou d’une barbarie : l’Inde, l’Égypte, la Chine viennent s’y peindre avec leurs bigarrures et toute leur éclatante bizarrerie :

… Le flot hennit, le vent crie.
Matelots de ma patrie,
Vers l’Empire du Milieu
Emportez-moi, je vous prie…[18].

Écoutons ces clochettes ! Ce sont les sonneries des couvents de Lao-Tseu ou les grelots des pavillons à lanternes peintes de Tou-Tsong que le vent fait frémir[19]. Saluons ! Fumant l’opium dans une pipe à fleurs bleues, voici le mandarin aux vêtements bigarrés, aux souliers en croissant brodés d’or, aux potiches pleines de magots, de buissons bleus et de pivoines fleuries dans des paysages étranges. Horreur ! le poëte invoque le dieu Pu[20], le protecteur des porcelaines, comme un vrai Chinois, et ne recule point devant le rasoir de Hao, le barbier de Pékin[21], au nez camard, aux yeux troussés, trottant avec son sarrau blanc et ses souliers jaunes parmi la foule des vieux bonzes et des marchands dont les mèches, au bruit de son bassin de métal, se soulèvent comme des serpents au son des cymbales. Le poëte est digne d’être nommé mandarin avec quatre rubis à sa ceinture et un bouton d’or à son bonnet. Il laissera pousser ses ongles. Calme et sceptique, sans amour, sans haine et sans dieu, il verra tranquillement tomber la neige des hivers rigoureux moëlleusement blotti au fond d’un cabinet de soie, devant les flammes d’un foyer qui crépite. Pi-pi ! Po-po ! Pendant que l’horloge fait ko-tang ! ko-tang ![22]. Pour charmer ses loisirs, il songera poétiquement à la fleur Ing-wha de Ching-tu-fu et à l’oiseau Tung-whang-fung[23], à l’héritier de Yang-ti[24], et attendra patiemment le printemps et ses parfums que rend encore plus pénétrants la pluie venue du mont Ki-chan[25].

La Fantaisie pousse encore le poëte vers l’Orient. Quel tableau ! Voici le désert avec ses collines sablonneuses ! Voici, avec ses crocodiles gris, le Nil plat et brillant comme un miroir d’acier qui couvre la campagne. De place en place émergent quelques cahutes de terre qui indiquent un village, et une chaussée endiguée où chevauchent plusieurs Bédouins armés de longs fusils. Le vent gonfle la tente et le burnous ; les armes scintillent au soleil. Ils vont à travers la campagne. Un buffle trapu, couché avec cent autres tranquillement dans l’eau, se soulève et les regarde passer, pendant que des chameaux au col velu pataugent gravement dans la vase. Puis ce sont des dattiers qui laissent tomber gracieusement leurs palmes épaisses. Une ville se montre dans le lointain, elle se rapproche, et les minarets ne tardent point à découper nettement leurs mille dentelures sur le fond clair du ciel. Voici les fellahs, la servante noire aux bras tatoués par la peste, le joueur de rebec[26], les momies[27] aux noires bandelettes, mornes habitants des antiques hypogées. Un soleil de feu éclaire ces tableaux resplendissants. Mais la journée avance, le soleil devient moins ardent, le soir va arriver. Le désert s’enveloppe peu à peu d’un teinte grisâtre à laquelle succède comme un tissu moelleux de vapeurs violettes. Ce voile se dissipe : les collines sablonneuses et les ruines s’empourprent légèrement pendant que les Pyramides esquissent au loin leurs pointes massives et noirâtres.

À ces peintures exotiques se mêlent des pièces d’un sentiment plus personnel, d’une insouciante fierté, voilant parfois une exquise délicatesse d’âme. Le poëte essaie toutes les couleurs et toutes les nuances, tous les tons et toutes les gammes. Passer de la fantaisie au sentiment, d’un badinage à une pensée philosophique, d’une légende et d’un mythe à la réalité de chaque jour, n’est pour lui qu’un jeu. Un instant tourné vers le madrigal, il est plein de mignardise et de mièvrerie[28] ; un instant après, il quitte ses pastels, les bergeries, les boudoirs, les paniers, les rosières, les petits philosophes et les petits abbés, et la fin sanglante du xviiie siècle entrevue dans un nuage de poudre parfumée[29], pour s’adresser à Mathurin Regnier[30] et lui demander le fouet de la satire[31].

Il a de ces caprices délicats et fantastiques dont l’un rappelle certaine poésie exquise de Ferdinand Freiligrath. Je songe alors aux féeries de Shakespeare ; des murmures et des susurrements délicieux, véritables échos des chansons d’Ariel et de Titania, retentissent à mes oreilles. — Plus loin j’entends encore les grandes harmonies du désert éclater et se mêler au murmure des lèvres humaines. Je crois respirer de toutes parts les fraîches senteurs de la vraie nature, et je sens palpiter la vie universelle. Puis tout commence à ne plus se dessiner que dans une teinte légère et vaporeuse, les contours s’effacent peu à peu ; des clairs de lune magiques éclairent ces tableaux aux couleurs décroissantes et font ruisseler la lumière comme des gouttes d’eau enchantée dans le calice des fleurs et à la pointe des feuilles.

Qui oserait condamner Bouilhet pour avoir à son tour, comme tant d’autres, chanté les clairs de lune et célébré les belles nuits pleines de reflets et de rayons argentés, s’il l’a fait d’une façon originale ?[32]. Ne semble-t-il pas lui-même, avec la meilleure grâce du monde, avoir prévu une condamnation, lorsqu’il s’écrie :

Sœur de la Terre, astre charmant,
Loin des cites où l’homme est chiche,
Quels bons coins sous le firmament
Je te ferais, — si j’étais riche !

Que de bois profonds j’offrirais,
Ô Lune, à tes pudeurs jalouses,
À tes ébats, que de lacs frais,
À tes langueurs, que de pelouses !

Oh ! les frais coteaux pour s’asseoir !
Oh ! le sable uni des terrasses
Où tu promènerais, le soir,
Tes pieds d’argent aux blanches traces !

Comme, sans peur d’événements,
On verrait, en lueurs superbes.
Tout ton collier de diamants
S’égrener dans les hautes herbes !

Et comme tu pourrais encor,
À l’abri des vertes arcades,
Balayer, de ta robe d’or,
L’escalier bruyant des cascades !

— « Pauvre ami, dit l’astre aux yeux doux,
La plus chère de mes retraites
Est encore le crâne des fous,
Ou la cervelle des poëtes !… »[33].

Parmi toutes ces poésies que nous essayons d’indiquer dans une course rapide à travers deux recueils, il en est quelques-unes qui doivent arrêter spécialement l’attention du critique, parce qu’elles semblent se détacher des autres comme pour former un groupe d’élite. Qui des lecteurs de Louis Bouilhet ne se rappelle la colombe, l’abbaye, la Terre et les Étoiles, les Mois du Monde, la fille du fossoyeur, le poëte aux étoiles, par exemple ?

«… la colombe, dit Gustave Flaubert, restera peut-être comme la profession de foi historique du xixe « siècle… » Sans aller jusqu’à ce degré d’enthousiasme prophétique, il faut admirer cette large et belle légende. Voici la action qui en forme la trame :

Au moment où le Paganisme vaincu s’écroulait sous la parole du Christ, un empereur, un sage voulut relever de ses ruines la foi de ses ancêtres,

… Un seul homme, debout contre la destinée,
Osa, dans leur détresse, avoir pitié des dieux…

Un soir qu’il revenait d’une expédition lointaine, il aperçut dans la brume, isolé, un temple en ruines.

Le seuil croulait ; la pluie avait rongé la porte ;
Toute la lune entrait par les toits crevassés.
Au milieu de la route il quitta son escorte
Et s’avança, pensif, au long des murs glacés.

Les colonnes de marbres à ses pieds, abattues.
Jonchaient de toutes parts les pavés précieux ;
L’herbe haute montait au ventre des statues.
Des cigognes rêvaient sur l’épaule des dieux…

Il voit dans les profondeurs du temple apparaître une lueur tremblante qui semblait se rapprocher avec un bruit de pas sur les dalles. Voici un grand vieillard courbé, maigre, en haillons, une tiare sur le front, une lampe à la main.

Il cachait sous sa robe une blanche colombe[34].
Dernier prêtre des dieux, il apportait encor
Sur le dernier autel la dernière hécatombe…
Et l’empereur pleura — car son rêve était mort.

Il pleura, jusqu’au jour, sous cette voûte noire.
Tu souriais, ô Christ, dans ton paradis bleu,
Tes chérubins chantaient sur des harpes d’ivoire,
Tes anges secouaient leurs six ailes de feu…

… Tu régnais sans partage, au ciel et sur la terre ;
Ta croix couvrait le monde et montait au milieu ;
Tout, devant ton regard tremblait, — jusqu’à ta mère,
Pâle éternellement d’avoir porté son Dieu.

Mais tu ne savais pas le mot des destinées,
Ô toi qui triomphais, près de l’Olympe mort ;
Vois : c’est le même gouffre… avant deux mille années,
Ton ciel y descendra, — sans le combler encor !

Tu connaîtras aussi, ployé sous l’anathème,
La désaffection des peuples et des rois,
Si pauvre et si perdu, que tu n’auras plus même,
Pour t’y coucher en paix, la largeur de ta croix !

Ton dernier temple, ô Christ, est froid comme une tombe ;
Ta porte n’ouvre plus sur le vaste Avenir ;
Voilà que le jour baisse et qu’on entend venir
Le vieux prêtre courbé, qui porte une colombe !

Erreur ! peut-on dire. — Mais il n’est pas possible, il faut l’avouer, de trouver l’erreur exprimée dans un plus magnifique langage.

L’abbaye renferme la même idée, la fin de la religion du Christ dans la suite des âges ; mais cette idée y est développée avec beaucoup moins d’élévation et de grandeur. À certain moment, le poëte nous conduit dans une église abbatiale, au Moyen-Âge. Le vaste temple s’illumine de mille feux, l’encens fume, et l’orgue fait succéder aux hymnes sacrées les éclats de sa voix puissante. Voici l’abbé et ses moines, l’abbé la mitre en tête, la crosse à la main ; là-bas se tiennent laboureurs et manants sujets à la dîme, gardes-chasses à l’étroit hoqueton, bergers au vêtement en peau de bique, archers soumis à la parole du prêtre. Une foi naïve anime ce pauvre peuple et le console de ses misères. Que l’on compare ce tableau et l’esprit qui l’anime à cette autre évocation que fait du Moyen-Âge le poëte dans les Fossiles, et l’on accordera que Bouilhet est resté quelque peu inférieur à lui-même. L’intérêt y est moindre que dans la colombe, le style est moins souple, la composition plus artificielle, et l’on y sent l’effet cherché d’un contraste entre la durée passagère, selon le poëte, de la plus consolante des religions et la jeunesse perpétuelle de la nature.

… Vent des monts aux bruyantes ailes,
Voisin des astres radieux,
Pousse, au fond des noires chapelles,
Ton air libre où meurent les dieux !

À moi, glaïeuls, genêts, orties !
À l’assaut, les verts escadrons !
Plantez au dos des sacristies
Vos échelles de liserons !…

Et toi, la mère universelle ;
Toi, la nourrice aux larges flancs,
Dont le lait pur à flots ruisselle
Du haut des cieux étincelants ;

Toi, qui marches, fière et sans voiles,
Sur les cultes abandonnés,
Et, par pitié, dans les étoiles
Caches les dieux découronnés ;

Toi, qui réponds aux calomnies
Des aveugles niant le jour,
Par des tonnerres d’harmonies
Et des cataclysmes d’amour ;

Toi, qui proposes dès l’enfance,
À notre faible humanité.
Pour symbole ta confiance,
Pour évangile ta beauté.

Entre, ô nature, avec ta joie,
Ton soleil et ton mouvement —
Et qu’on te laisse cette proie
À dévorer tranquillement !…

La pièce a du mouvement ; par ce rapprochement de la nature perpétuellement jeune et de la religion du Christ que certains croient à son déclin, elle fait songer, sans désavantage pour elle, à l’une des Chansons des rues et des bois[35]. Elle fait songer aussi à ces autres beaux vers de Victor Hugo :

C’était une humble église au cintre surbaissé.
L’église où nous entrâmes…

Mais cette fois quelle différence entre l’accent des deux poëte ! Combien le sentiment de l’auteur des Chants du crépuscule est plus profond et plus vrai, quand il décrit la modeste chapelle et redit d’une façon pénétrante la prière émue de sa compagne agenouillée à l’ombre du sanctuaire !…[36].

Laissons ces comparaisons qui ne sont point un moyen sérieux de critique. Chaque poëte a son accent, et c’est le caractère particulier et le ton de cet accent qui contribuent le plus souvent à marquer son originalité. Pourquoi, comme le dit Gustave Flaubert, au lieu d’entrer dans l’intention de l’auteur, le chicaner sur mille choses en dehors de son sujet, en réclamant toujours le contraire de ce qu’il a voulu ? Ne vaut-il pas mieux continuer notre marche, en signalant au lecteur les morceaux qui font le mieux connaître le talent de Louis Bouilhet ?

Dans les Fossiles, il a chanté la genèse du monde, la création, l’industrie et les destinées de l’Homme. Deux pièces : la Terre et les Étoiles, les Rois du Monde peuvent servir, pour ainsi dire, de prélude aux Fossiles.

Les Astres disent à la Terre : Où vas-tu, monde bruyant et audacieux ? quel enfantement te travaille ? — Et la Terre dit aux Étoiles : Je ne suis qu’une ouvrière. Mon maître, c’est un hôte inconnu, c’est l’Homme qui broie l’herbe de mes plaines, qui plonge son bras nu dans mes entrailles pour en tirer des trésors. Mon tyran traverse les mers, pétrit l’argile et asservit la foudre.

… Pourtant dans ma douleur amère
J’aime l’Homme, ainsi qu’une mère
L’enfant qui la frappe et la mord…

Voici une brillante et saisissante image de l’activité de l’Homme et de son industrie qui tourmente la matière et la transfigure. Le tableau se continue dans les Rois du Monde, avec cette pensée philosophique que tout dans la nature est destiné à périr suivant la volonté de Dieu,

… Car c’est pour vous, ô vers, que croissent les familles,
Ainsi que les troupeaux parqués dans les vallons…

Cette idée de la mort revient souvent chez le poëte. Faut-il rappeler ce rêve symbolique intitulé Ceux qui viennent, où Louis Bouilhet s’est rencontré avec Bossuet dans une même allégorie ? Surprenante alliance de deux esprits si éloignés l’un de l’autre par la trempe et les années ! Voyez d’ici cette armée de pygmées qui sort des berceaux et nous entraîne vers le tombeau, cette bande incalculable et vagissante de guerriers en bourrelet qui s’avance en criant : « Notre heure est venue ? à nous la terre des vivants ! » — Relisez le premier point du Sermon sur la mort, vous y trouverez la même image. «… Cette recrue continuelle du genre humain, je veux dire les enfants qui naissent, à mesure qu’ils croissent et qu’ils s’avancent, semble nous pousser de l’épaule et nous dire : « Retirez-vous, c’est maintenant notre tour !… »

La mort, cet énigmatique dénoûment de toute vie tourmente le poëte. Tantôt il y songe en philosophe ; tantôt, véritable artiste, il s’en sert de la façon la plus variée, pour faire contraste avec la vie, l’amour et ses plaisirs[37] dont les échos vibrent dans ses strophes. La vie ! la mort !… — Antithèse ! — Et l’antithèse n’est-ce pas là un des signes de la manière des Romantiques ? Bouilhet aurait bien garde d’oublier ce procédé de composition. Cette recherche de l’antithèse se devine surtout dans le nid et le cadran ; elle apparaît dans la Berceuse philosophique, Ceux qui viennent ; elle éclate dans la fille du fossoyeur, au refrain sinistre comme celui d’une ballade allemande. Pendant que le vieux fossoyeur creuse ses fosses au crépuscule, sa fille donne des rendez-vous au cimetière. Elle est jeune, elle est belle : yeux clairs, dents blanches, taille adorable, elle pousse comme un rosier parmi les tombes ; elle chante ses légères chansons dans le silence du lieu funèbre, et les morts semblent vouloir s’éveiller et suivre ses pas :

Mets tes bras à mon cou, mignonne.
Ils ont eu ce que nous avons ;
Nous qui vivons, nous qui vivons,
Embrassons-nous, la vie est bonne.

Toc ! toc ! toc ! on entend le bruit
Du vieux qui bêche dans la nuit.

Nos baisers, en ces lieux funèbres,
Pleins d’une large volupté,
Jusqu’au fond de l’éternité
Retentiront dans les ténèbres.

Toc ! toc ! toc !…, etc.

Un jour, — bientôt, — quand ? — je l’ignore,
À quatre pas de ta maison.
J’irai dormir sous le gazon,
Que tu seras charmante encore !

Toc ! toc ! toc !…, etc.

Ce jour-là, ce jour-là, ma belle,
Au lieu d’œillets et de lilas.
Mon bouquet d’amoureux, hélas !
Sera fait de jaune immortelle.

Toc ! toc ! toc !…, etc.

À l’heure où, selon nos coutumes,
La maîtresse attendait l’amant,
Je me mêlerai tristement
Au troupeau des galants posthumes.

Toc ! toc ! toc !… etc.

Quelque autre aura ta foi complète.
Je te suivrai comme eux, ce soir.
Et tu t’amuseras à voir
Les soubresauts de mon squelette !

Toc ! toc ! toc ! on entend le bruit
Du vieux qui bêche dans la nuit.

L’effet est peut-être trop cherché, mais il est puissant. Cette opposition de la vie et de la mort, des fleurs et des tombes, de l’amour délirant et de l’oubli, de la jeunesse d’un jour et de l’Éternité s’accuse avec un grand relief dans cette sorte de ballade. La strophe nous montre une belle jeune fille rieuse et folle, un lieu de rendez-vous aux frais ombrages ; le vers se parfume de la senteur des œillets, des lilas et des roses ; il résonne du bruit des chansons et des baisers. C’est la vie !… — Toc ! toc ! toc ! C’est la mort. Néant que tout cela ! L’Éternité on l’oublie ; le fossoyeur est toujours là qui nous attend. Toc ! toc ! toc ! Quel sinistre refrain ! Il ne faut pas montrer ce que la composition de ce petit poëme peut receler d’artifices littéraires ; ce serait mal de la part du critique d’insister sur ce point, quand il a été charmé. Il s’exposerait ajuste titre à passer pour un philistin et à dédaigner à son tour les belles pièces que lui offre le poëte aux étoiles. Écoutons plutôt encore cette légende :

Comme il n’avait pas dîné,
Comme les bourgeois honnêtes
Tout le jour avaient berné
Le faiseur de chansonnettes,

Triste et pâle, sur le soir,
Prêt pour la dernière épreuve,
Loin du monde, il vint s’asseoir
Et chanter au bord du fleuve.

Il chanta les longs tourments
De l’amour et de la gloire,
Et son hymne, par moments.
Faisait tressaillir l’eau noire.

Soudain par l’ordre d’un dieu,
Les étoiles attendries
S’arrêtèrent, au milieu
De leurs blanches théories ».


Puis il les vit sans effort
Glissant des voûtes profondes,
Comme de grands sequins d’or,
Trembler, dans l’eau, toutes rondes.

Il y plonge, il veut savoir…
prodige !… il en prend une,
Puis deux, puis quatre… et bonsoir
Les soucis de l’infortune !

Il revient tout radieux
Vers les villes où nous sommes ;
Avec le billon des dieux
On peut bien solder les hommes.

Son frac noir, aujourd’hui roux,
Fort peu payé, sans reproches,
Semblait, à travers les trous,
Porter le ciel dans ses poches.

Il va chez le boulanger :
« — Prends cet astre, et sers-moi vite !… »
« — Compagnon, va le changer,
Ma galette n’est pas cuite. »

À la taverne du coin
Il fait briller sa pécune :
« — Camarade, on n’ouvre point
À ceux qui portent la lune. »

Sans chemise par dessous.
Il sonne au marchand de toiles :
« — L’ami, je veux des gros sous.
« Tu peux garder tes étoiles ! »

Les savants de l’Institut
Prirent de grands airs revêches ;
L’un sourit, l’autre se tut :
Ils ne les trouvaient pas fraîches !

Il mourut le lendemain,
Aiglon né chez les reptiles.
Maigre et serrant dans sa main
Ses étoiles inutiles !…

Moi, j’allais je ne sais où,
J’ai croisé ce convoi sombre ;
Deux amis qui l’ont cru fou,
En riant suivaient son ombre.


Dors, poëte, on frappe en vain
À nos tavernes immondes ;
Dors, ô mendiant divin.
Qui payais avec des mondes !

Quelque jour, les fossoyeurs
Verront, tombant en prière.
Des soleils intérieurs
Luire aux fentes de ta bière

Et sous leur pic effaré
Brisant la planche sonore,
Feront du tombeau sacré
Jaillir une grande aurore !

N’est-ce pas encore de la grande et belle poésie ? Ne trouvons-nous pas symbolisées d’une manière admirablement ingénieuse les infortunes de la vie et la gloire posthume de certains artistes, esprits d’élite, dédaigneux des nécessités étroites de la vie et qui n’en ont été que trop souvent, hélas ! les victimes Imprudentes ? Remercions Bouilhet de s’en être tenu à ce symbole et de ne pas avoir cherché à épuiser ce sujet des misères du Poëte, après les brillants paradoxes d’Alfred de Vigny. Le poëte, quels que soient les obstacles et les déboires qu’il rencontre sur sa route, ne doit point s’abandonner au découragement. Qu’il ne s’imagine point qu’il est un étranger, un déshérité dans la Société et qu’il en est fatalement le martyr. Comme tout autre créature, il est appelé à lutter, à souffrir, à engager le combat de la vie, the struggle for the life. Plus de molles mélancolies ! Plus de sombres désespoirs ! Un instant abattu peut-être, il se relèvera plus robuste et plus courageux. N’y a-t-il pas dans les épreuves comme une sève généreuse et une vertu fécondante ? Il ne lui arrivera point de maudire les hommes et de fuir la Société par la porte basse du suicide, cette ultima ratio des faibles ; et on ne l’entendra jamais murmurer deux fois des plaintes

semblables à celles-ci :

… Les hommes sont si mauvais
Que, sans pleurer je m’en vais
Du monde.
Pour la haîne ou l’amitié
Je n’ai plus qu’une pitié
Profonde
… Je mange et je dors en chien ;
Plus rien de noble et plus rien
D’austère !
Comme d’un cruchon fêlé,
Mon esprit s’en est allé
Par terre[38]

Pourquoi faut-il que ces strophes désolées terminent les Dernières Chansons ? Nous voudrions pouvoir les passer sous silence, mais elles appartiennent à la vie de rame de notre poète, et il faut les signaler pour démontrer comment la maladie et les approches de la mort peuvent énerver les caractères les mieux doués. Bouilhet était sur le point d’expirer, quand il traçait ces lignes d’une main tremblante. Singulière coïncidence ! Le poëte autrichien, Nicolas Lenau, écrivait aussi, peu de temps avant sa mort, pénétré d’une sombre mélancolie : «…Comme le gaz léger qui s’échappe d’un cruchon de bière débouché, ainsi s’en iront de ma tête fêlée mes fantaisies volages… » — Louis Bouilhet ! Nicolas Lenau ! se rencontrant dans la même pensée et dans la même image ! Étrange rapprochement de deux belles intelligences prématurément brisées par le Sort ! Qui pourrait garder rancune à ces poètes de leurs paroles amères ? Que celui qui se sent incapable d’une faiblesse leur jette la première pierre ! Bouilhet a donné assez de preuves de la santé de son esprit et de son ardeur à triompher des difficultés de la vie pour qu’il lui soit pardonné quelques mots de découragement. Bouilhet ! Lenau ! Pauvres poëtes !

  1. Baiser de Muse.
  2. Le vers harmonieux de Bouilhet a tenté quelquefois l’inspiration des musiciens. Citons le plus distingué d’entre eux, M. Ernest Reyer. Georges Bizet et M. Ch.-L. Hess ont illustré d’une mélodie délicate, le premier, la Chanson d’avril, et le second, la Chanson d’amour. — Il y a au 2e acte de Dolorès une délicieuse sérénade qui a été insérée dans les « Dernières Chansons ». Si ce que Gustave Flaubert m’a raconté est exact, la sérénade se serait chantée sur une mélodie, due à Mme  Suzanne Lagier et notée par Aubert.
  3. Dernière Nuit, la Fleur rouge, etc.
  4. Soldat libre.
  5. L’oiseleur. Il est intéressant de rapprocher cette poésie de celle de Prosper Blanchemain intitulée le Pêcheur d’idées.
  6. Autran, La vie rurale, journal de campagne, à un journaliste.
  7. L’esprit des fleurs.
  8. À une petite fille élevée au bord de la mer. — Marée montante.
  9. Une baraque de la foire. Comparez cette poésie avec La mort du saltimbanque de M. Eug. Manuel.
  10. Lied normand.
  11. Candaule.
  12. La vierge de Sunam.
  13. Sur un Bacchus de Lydie. — Neéra. — L’Amour noir.
  14. Étude antique. — La louve.
  15. Les flambeaux.
  16. Bathylle.
  17. Gigognes et turbots.
  18. Vers Paï-Lui-Chi.
  19. Tou-Tsong.
  20. Le dieu de la porcelaine.
  21. Le barbier de Pékin.
  22. La paix des neiges.
  23. Le Tung-Whang-Fung.
  24. L’héritier de Yang-ti.
  25. La pluie venue du mont Ki-Chan.
  26. À Maxime Ducamp.
  27. Les plaintes de la momie.
  28. Portrait. Chatterie. Amour double. Première ride.
  29. Neiges d’antan.
  30. À Mathurin Regnier.
  31. Le lion.
  32. Clair de lune. — Les raisins au clair de lune.
  33. À la Lune.
  34. La légende dit que c’était une oie.
  35. Victor Hugo, Chansons des rues et des bois.
  36. Victor Hugo, les Chants du crépuscule, dans l’église de…
  37. Chanson d’amour. — Double incendie. — À une femme.
  38. Abrutissement