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Louis II de Bavière/Chapitre II

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Flammarion (p. 19-58).


CHAPITRE II

LE CAS WAGNER


Devenu roi à dix-huit ans et demi, Louis II sembla d’abord n’avoir d’autre souci que celui de sa lourde responsabilité. La foule fut émue par cet adolescent, si pâle et si beau, qui suivait le cercueil de son père, le front penché, comme s’il eût craint le poids de sa couronne. C’est le roi vierge, le roi jeune fille : le surnom lui en restera. Et une atmosphère de sentimentalité germanique un peu niaise l’entoure, à laquelle il serait sage de ne pas se fier.

Les proclamations et les discours auxquels il est tenu pour son avènement trahissent tous une incertitude et une angoisse bien légitimes. C’est la lune de miel des nouveaux règnes, et Louis II montre la bonne volonté souriante de tous les débuts. Il ne changera rien à la politique suivie par son père. Il conservera les ministres qui sont venus, suivant l’usage, déposer leur démission entre ses mains. Il semble, d’ailleurs, qu’il ne possède pas sur le gouvernement la moindre idée personnelle. Comment le pourrais-je ? disent ses hésitations. À peine y a-t-il six mois qu’on a commencé de m’initier aux affaires ! Il va laisser les choses suivre leur cours, « comptant pour remplir sa tâche difficile, sur les lumières et les forces que Dieu lui enverra », dit-il, le 30 mars, au Conseil d’État, après avoir prêté serment.

Le premier acte important du jeune roi ne fut pas politique. Et l’on se doute bien qu’en somme il devait en être ainsi.

Après avoir, obéissant au protocole, assisté à toutes les cérémonies nécessaires, reçu les serments de fidélité des fonctionnaires et les lettres de créance des ambassadeurs, rempli en conscience toutes les corvées de sa fonction, il se retira dans son château de Berg, près du lac de Starnberg, aux environs de Munich. Là, il continuerait de venir chercher le plaisir du rêve solitaire. Mais il est désormais son maître. Il a les moyens d’étonner le monde. Par quel acte rare, révélateur de ses idées, de ses goûts, de sa personnalité, fera-t-il ses débuts dans la carrière néronienne ? Des attitudes de théâtre, une pose d’art, sont sa faiblesse. Le quelque chose que fera Louis II signifiera « Moi aussi, je suis un artiste »

Le jour de ses seize ans, Louis II, à l’Opéra de Munich, avait vu Lohengrin. Ç’avait été un coup, une révélation, une date. Le chevalier au cygne, les légendes de Hohenschwangau, tout le roman au milieu duquel il avait vécu son enfance imaginative, il le retrouvait avec le décor de la scène : sur des nerfs trop bien préparés, la musique wagnérienne exerça tout de suite son enchantement. Wagner entrait chez lui en pleine crise de puberté le « vieux magicien » remporta une de ses victoires coutumières. Il n’était d’ailleurs pas besoin d’un bien grand sortilège pour hypnotiser Louis II.

Musicien, empressons-nous de le dire, Louis ne l’était à aucun degré. Ses professeurs n’étaient pas même arrivés à faire de lui un pianiste convenable, et ils perdaient à ce point leur temps et leurs peines que l’un d’eux, à la dernière leçon qu’il avait donnée au royal élève, s’était peu gracieusement écrié « Voilà le plus beau jour de ma vie ! » À plus forte raison est-il faux que Louis ait jamais composé la moindre œuvrette musicale, comme on l’a dit quelquefois. Privé même, bien probablement, de notions précises sur la musique, Wagner l’a conquis comme ce « séducteur de grand style » a séduit tant de jeunes hommes : par le système nerveux d’abord, et puis par la trouvaille incomparable de ce charlatan génial, qui sut affirmer qu’il représentait une « idée » et qu’à cette « idée » appartenait l’avenir. Le jour où Wagner baptisa sa musique « musique de l’avenir », le wagnérisme était fondé comme puissance sentimentale. Il ne manquait plus qu’un adolescent sur un trône pour lancer l’inventeur et la formule.

Louis II, dès son initiation, fut en proie à la fièvre wagnérienne, dont Nietzsche, sans penser au cas du petit prince, a si exactement décrit les effets « La première chose que nous offre son art, c’est un verre grossissant on regarde au travers, on ne se fie plus à ses yeux. Tout devient grand. Wagner lui-même devient un grand homme… » Telle est exactement l’histoire de Louis II. Depuis la représentation de Lohengrin à l’Opéra de Munich, non seulement il a voulu connaître, lire, tout ce qu’avait écrit Wagner, mais encore il s’intéresse à Wagner lui-même, il le suit dans ses tribulations d’exilé. Il souffre de le voir errant, sans foyer, presque misérable ; il s’indigne de l’échec de Tannhœuser à Paris. Il ne désire la couronne que pour venir en aide à son héros.

Il n’y avait guère plus d’un mois que le nouveau règne avait commencé, on était à la fin d’avril 1864, lorsque Louis II, exécutant un projet longuement caressé, chargea son secrétaire particulier, M. de Pfistermeister, de se mettre à la recherche de Wagner avec mission de demander au maître s’il consentirait à s’établir à Munich auprès du roi. Et ce roi était jeune, bien jeune ; il redoutait naïvement que le dieu se dérobât à son culte, que le fier exilé repoussât les avances d’un tyran. Au cas d’un refus, l’envoyé était chargé de rapporter au moins en souvenir, en relique, un objet qu’il solliciterait de la bonté du maître ; son porte-plume, son crayon… Mais Wagner ne se fit pas prier.

M. de Pfistermeister se mit en route, et l’histoire ne dit pas si le secrétaire de Sa Majesté, qui avait rang de conseiller d’État, fut bien flatté de sa mission de confiance. Wagner, en 1864, n’était qu’un musicien très discuté, qui menait une existence misérable, et qui, circonstance infiniment plus grave, était noté comme un révolutionnaire dangereux, banni à la suite de sa participation aux émeutes de 1848 à Dresde. Mais M. de Pfistermeister a négligé d’écrire ses impressions de voyage, et nous savons seulement qu’il ne trouva pas Wagner à Vienne, où il avait cru le rencontrer d’abord. Ayant appris que le musicien était venu à Mariafeld chez ses amis, les Wille, pour prendre quelque repos au bord du lac de Zurich, M. de Pfistermeister s’y rendit. Là, il apprit que, deux jours plus tôt, Wagner était rentré en Allemagne, décidé à violenter la fortune, puisque la fortune ne voulait pas se donner à lui.

Richard Wagner traversait alors la phase la plus critique de sa vie. Soucis d’argent, querelles de ménage, incertitudes sur l’avenir de son œuvre, tout l’accablait à la fois. En l’espace de quelques années, et à un âge où les déceptions retentissent d’autant plus profondément sur l’homme que l’espérance a pour lui des horizons moins larges, l’adversité lui avait ménagé deux coups d’une cruauté singulière. Ç’avait été une crise sentimentale, grave aux approches de la cinquantaine. Et cette aventure malheureuse avait été suivie d’un grand déboire : l’échec de son Tannhœnser à Paris. Plus d’un demi-siècle déjà pesait sur ses épaules, et, loin qu’il eût conquis la gloire, le succès ne se prononçait pas. Rienzi, Lohengrin, Tannhœuser, avaient été représentés sur la plupart des scènes d’Allemagne, mais sans rien rapporter à leur auteur de ce qu’il avait espéré. Il n’était regardé ni comme chef d’école, ni comme rénovateur de son art. Le public lui avait même fait un accueil si peu encourageant que les directeurs hésitaient à monter les œuvres nouvelles qu’il leur apportait au commencement de 1864, le « drame musical » se trouve, on peut le dire sans exagérer, en péril de mort.

L’appui d’un prince : Wagner n’imagine pas d’autre ressource, et il n’a même plus d’autre espérance. À défaut d’une protection royale, il entrevoit, pour la fin de sa vie, de noires années de misère où il devra, pour vivre, comme naguère à Paris, prendre le parti d’adapter de l’Offenbach ou de l’Auber. Ce qu’il ne veut pas, c’est exposer son œuvre maîtresse, celle qu’il termine et qui sera l’expression de son système, à paraître devant le public dans des conditions indignes d’elle et qui en trahissent l’esprit. Et il cherche, parmi les trente-huit princes et principicules souverains de l’Allemagne d’alors, celui qui pourrait avoir les idées assez larges et le goût assez sûr pour ne plus voir en Wagner l’exilé politique, mais le compositeur de génie.

Le roi de Prusse sera-t-il ce grand homme ? Liszt promet de le « sonder ». Le fidèle ami tentera encore quelque chose auprès du duc de Cobourg, mais « Berlin et Gotha exceptés, et peut-être aussi Weimar, il n’y a rien à espérer ». Or, le roi et les ducs dont on avait escompté la générosité firent la sourde oreille. Au moment où Wagner est le plus inquiet du sort de son Tristan, qu’il ne sait à quel Opéra confier, il a encore l’idée de se tourner vers le roi de Hanovre, qu’on dit « libéral et magnifique dans sa passion d’art ». Le pauvre Georges IV, sur son trône déjà branlant et que bientôt le Prussien allait renverser, resta indifférent à la requête du musicien. À peine y eut-il un moment d’espoir avec le grand-duc de Bade, qui se montrait disposé à appeler l’auteur de Lohengrin auprès de lui. Mais son entourage le dissuada de donner suite à son projet en assurant que « ce fou ruinerait le pays ».

Après ces échecs répétés, Wagner passa de sombres heures dans la villa de Mariafeld. Il traversait des crises de colère, suivies d’accès de désespoir et de morne abattement. Tout ressort moral était brisé en lui. Il vécut de longs mois dans une a léthargie absolue », traînant « des journées pâles, sans âme », dégoûté de tout au monde. « Le poisson sur le sable de la rive est la parfaite image de ce que je suis », écrivait-il à Mathilde Wesendonk. Il avait renoncé au travail, convaincu de l’inutilité de l’effort. Il s’abîmait dans un pessimisme qui, cette fois, n’était plus une attitude ni une simple vue de l’esprit. Ou bien, avec amertume, il se raillait lui-même, comme le prouve cette épitaphe satirique qu’il rimait à son propre usage « Ci-gît Wagner qui jamais ne fut rien — pas même chevalier de l’ordre le plus gueux… »

Son amie, la bonne et intelligente Mme Wille, s’efforçait de remonter son courage. Elle croyait à l’étoile de Wagner. Elle avait foi dans la puissance de son génie. Et, plus maternelle qu’amoureuse, elle apaisait ses révoltes contre les affronts du sort. Ses touchants Souvenirs nous font voir à quelle détresse, Wagner était tombé à cette époque.

« Je le vois encore, a-t-elle raconté, assis dans un fauteuil, près de la fenêtre, et m’écoutant avec impatience un soir que je lui parlais du magnifique avenir sur lequel il pouvait compter avec certitude… Wagner me dit :

« — Que m’entretenez-vous d’avenir, lorsque mes manuscrits restent enfermés dans mes tiroirs : Qui donc doit représenter ces drames, composés sous l’influence de bons génies, de telle façon que tout le monde sache que c’est bien ainsi que le Maître a vu et voulu son œuvre !

« Dans son agitation, il parcourait la chambre à grands pas. Soudain s’arrêtant devant moi, il s’écria : Sachez-le ! J’ai une organisation à part. J’ai des nerfs sensibles. Il me faut de la beauté, de l’éclat et de la lumière ! Le monde me doit ce dont j’ai besoin. Je ne suis pas homme à vivre d’une malheureuse place d’organiste comme votre maître Bach ! Est-ce donc une exigence inouïe que de demander un peu de luxe, moi qui vais donner au monde, sans compter, des jouissances inconnues ! »

Un jour, enfin, son énergie se ranime. Le silence et l’obscurité l’irritent plus que tout. À cinquante ans, Wagner est encore assez jeune pour courir à la conquête de la fortune et de la gloire. Il ne veut pas plus longtemps gémir en vain. Et ses derniers doutes, c’est la fidèle amie qui les dissipe par l’ardeur de sa conviction. Le récit de Mme Wille reprend :

« Un soir, me trouvant seule, Wagner me déclara avec une gravité solennelle :

— Mon amie, vous ne connaissez pas l’étendue de mes souffrances, la profondeur de ma détresse !

Ses paroles m’effrayèrent. Mais, pendant que je le regardais, je ne sais quelle idée m’envahit tout à coup et me fit dire avec conviction : Non, non, il n’y a pas devant vous que de la détresse. J’en suis sûre quelque événement va survenir qui vous sera favorable. Encore un peu de patience et vous connaîtrez le bonheur ! »

Le lendemain, Wagner quittait Mariafeld et se rendait à Stuttgart et à Carlsruhe pour demander encore une fois aux directeurs de théâtre de jouer ses œuvres, mais avec toute l’intelligence, tout le luxe, toute la mise en scène qu’elles exigeaient. C’était sa dernière carte. Il était décidé, dit-on, à partir pour l’Amérique si ce suprême espoir était déçu. La fortune vint le prendre par la main au milieu de ces angoisses. C’est à Stuttgart, le 2 mai, que le trouva M. de Pfistermeister. L’envoyé lui rendit compte de sa mission et l’invita à se rendre sur-le-champ auprès du roi, impatient de voir le grand homme…

Wagner put se dire qu’il avait calculé juste, puisque son appel aux têtes couronnées d’Allemagne n’était pas resté sans effet. Un souverain s’était trouvé pour le comprendre et pour le soutenir. Maintenant qu’il pourrait disposer de bons chanteurs, d’un orchestre choisi, d’un vaste théâtre et de riches décors, le succès de la « musique de l’avenir » était assuré. Il ne s’agissait plus que de garder la faveur de ce jeune prince, sur lequel les premières rumeurs du public et de la presse faisaient déjà planer du mystère.

Certes aussi, Wagner était tout prêt à reconnaître l’immense service qui lui était si généreusement rendu. Il y aura une part d’incontestable sincérité dans les remerciements qu’il adressera à Louis II, en dépit de la fâcheuse littérature dont il les entourera par mauvais goût personnel autant que par opportune courtisanerie. Cependant, ce serait mal connaître l’orgueil, légitime peut-être, et le robuste égoïsme du génie, si l’on s’imaginait que cette distinction royale l’eût ébloui ou même flatté un seul instant. Conscient de sa valeur, il sait ne recevoir que ce qui lui est dû.

L’accueil enthousiaste et charmant que lui réservait le roi avec la jeunesse de son cœur pouvait cependant émouvoir une nature plus fière encore que celle du poète-musicien. Dès qu’il fut arrivé à Munich, le roi donna l’ordre que son hôte fût conduit au château de Berg celui, où, vingt ans plus tard, prisonnier, Louis II méditera ses projets de fuite et de mort. C’est là qu’il attendait et qu’il reçut le musicien. Et sur les détails et le caractère de cette première entrevue, nous avons l’impression de Wagner lui-même qui, le 4 mai, écrit à son amie, Mme Wille :

« Mon amie, je serais le plus ingrat des hommes si, tout de suite, je ne vous faisais part de mon immense bonheur. Vous savez que le jeune roi de Bavière m’a fait demander. On m’a, aujourd’hui même, conduit chez lui. Il est si beau et si charmant, il est si riche de cœur et d’esprit que je crains de voir sa vie s’évanouir dans-ce monde de fer comme un divin rêve inconsistant. Il m’aime avec l’ardeur et la profondeur d’un premier amour : il sait tout de moi et me comprend aussi bien que moi-même. Il veut que je reste toujours auprès de lui pour travailler, me reposer, faire représenter mes œuvres. Il me donnera tout ce qui est nécessaire pour cela. Je dois achever l’Anneau de Nibelung pour faire jouer ensuite la Tétralogie comme il me conviendra. Je suis mon maître. J’ai un pouvoir illimité. Je ne suis plus un petit chef d’orchestre, mais rien que Moi et l’Ami du Roi. Mon amie, tout cela n’est-il pas inouï ? Tout cela n’est-il pas un rêve ?… Mon bonheur est si grand que j’en suis encore étourdi. Vous ne pouvez vous faire une idée du charme de son regard. Ah ! puisse-t-il seulement demeurer en ce monde ! Il y est une merveille si rare ! »

La surprise avait été vraiment agréable. Wagner avait compté tout au plus sur un commanditaire princier. Il rencontrait un admirateur qui jurait par ses paroles, qui s’éprenait pour lui d’une affection personnelle. Il pouvait considérer à bon droit que l’aventure sortait du commun. Son amour-propre d’auteur fut d’accord avec la sincérité de sa gratitude, non moins qu’avec son intérêt, pour prolonger aussi longtemps que possible cette situation un peu théâtrale.

S’il y avait dans l’enthousiasme de Wagner des feintes de vieil acteur, chez Louis II la fraîcheur du sentiment était irréprochable. C’est un idéalisme en fleur qu’il apportait à Richard Wagner. Fallait-il craindre une déception ? Ces élans de sympathie qu’inspirent à la jeunesse les œuvres d’un artiste, ces amitiés conçues à travers les livres ne résistent pas bien souvent au contact de l’homme. Mais Richard Wagner n’eut pas besoin de payer beaucoup de sa personne pour entretenir la fièvre d’admiration de Louis II. Pour le jeune prince, tout était fait « de la même matière que ses songes ». Son imagination, qui recevait peu d’aliments du dehors, ne risquait pas non plus d’être surprise par la découverte du réel. Si l’illusion est un voile, il attachait ce voile solidement et de sa propre main au-dessus des choses. Il savait écarter, de l’homme ou du spectacle qu’il avait choisis, les éléments capables de troubler son rêve, ou, en d’autres termes, son plaisir. Ainsi, pourra lui plaire un Trianon bizarrement élevé parmi les rochers et les neiges du Tyrol. Grand amateur de théâtre, il était de ceux qui, dans toutes les occasions de la vie, se jouent une pièce à eux-mêmes, et qui gardent, de leur enfance, le don de créer à chaque pas de l’irréalité. Quel que fût le caractère de Wagner, si peu de souplesse que lui laissât son âge, l’amitié du jeune souverain ne courait qu’un seul risque c’était que le caprice s’épuisât.

Nous n’avons guère de détails sur cette tumultueuse intimité. « Vous êtes protestant ? aurait demandé Louis II à Wagner dans leur première entrevue. C’est très bien ! Toujours libéral cela me plaît ! » Paroles mécaniques de bon élève royal et constitutionnel, accoutumé à trouver une formule conciliante pour toute présentation. Ensuite, il s’informa des projets de Wagner, de ses besoins. Il lui offrait son amitié, sa protection et le secours du trésor royal, ne demandant guère en échange que de la docilité à se rendre à tous ses appels et de la complaisance à se laisser interroger ou contempler à toute heure. Un peu de zèle pour la correspondance était encore une condition que l’usage imposa sans tarder.

Louis II s’empressa d’acquérir pour Wagner une villa sur le lac de Starnberg, afin de le rendre voisin de son modeste et gracieux château, qui se cache là, tout blanc parmi des frondaisons admirables. En dix minutes, une voiture conduit le favori près du roi. Et le roi, une fois, deux fois par jour ou par nuit, éprouve le besoin de voir son génial ami, plus rarement de le faire asseoir au piano. « Je vole à ces rendez-vous comme à ceux d’une maîtresse, écrit Wagner à Mme Wille. Nous restons là des heures entières à nous contempler, ses yeux perdus dans mes yeux. »

Pourtant, un mois plus tard, il y a au moins une nuance de lassitude dans ces mots : « Avec ce jeune roi, il faut toujours planer sur les cimes. » Le lyrisme prolongé ennuie. Wagner s’en aperçoit, mais Louis II demeure insatiable. Son culte pour le demi-dieu ne se dément pas. Wagner écrira encore à Mme Wille, le 9 septembre : « Le jeune roi m’aime vraiment avec un enthousiasme dont vous ne pouvez vous faire une idée. Il me dit qu’il ne peut croire que je sois véritablement auprès de lui. Personne ne peut lire les lettres qu’il m’adresse sans être étonné et ravi. »

Le ravissement n’est peut-être plus tout à fait le même, mais l’étonnement a été durable, car cette correspondance, lorsqu’elle fut publiée pour la première fois, a dû être regardée comme un des plus curieux monuments du wagnérisme. Les premières lettres de Louis II sont exaltées, enthousiastes, mais d’un ton assez simple encore. À mesure que l’influence de Wagner s’établit, l’enflure, la recherche, les bizarreries se développent. Ce ne sont plus des lettres ni des billets. Ce sont des morceaux littéraires et des fragments lyriques où s’essayent tantôt un Siegfried et tantôt un Parsifal.

Voici la première de ces épîtres, véritable devoir de jeune homme, on peut dire même de collégien enthousiaste, écrit avec une appréciable et un peu scolaire simplicité, et qui fait, comme on le verra, un singulier contraste avec la suite de la correspondance. On voit que la fréquentation et l’influence de Wagner n’ont pas encore agi.

« Mon seul, mon cher ami,

Comme le soleil majestueux dissipe les sombres nuées angoissantes et répand au loin, avec sa lumière la chaleur et une douce volupté, ainsi m’est apparue aujourd’hui votre chère lettre m’apprenant, mon ami, que vos souffrances ont enfin cessé de vous torturer et que votre guérison approche. Penser à vous m’allège le fardeau de la royauté. Tant que vous vivrez, la vie sera pour moi belle et pleine de bonheur. 0 mon aimé ! Mon Wotan ne doit pas mourir. Il faut qu’il vive pour se réjouir encore des héros qu’il a créés !

J’ai lu avec un vif intérêt votre introduction manuscrite au Vaisseau Fantôme ; merci de me l’avoir envoyée. Le plaisir de la représentation sera double pour moi, puisque je serai en état de compléter par la pensée ce qui peut rester inexprimé. Avez-vous écrit quelque chose de semblable pour les principaux artistes de vos autres œuvres ? Dans ce cas, puis-je vous prier de me le remettre ? Ce serait pour moi d’un grand intérêt, comme tout ce qui vous touche, vous et vos œuvres. Comme je me réjouis de voir approcher le temps où mon ami chéri m’initiera aux secrets et aux merveilles de son art, qui vont me fortifier et vraiment me béatifier ! — Ici, dans mon cher Hohenschwangau, je passe mon temps en toute tranquillité et en toute joie. Un repos bienfaisant règne en ces lieux. Je trouve plus de loisir pour la lecture. En ce moment, je relis Shakespeare et le Faust de Gœthe. L’air des montagnes exerce sur moi une salutaire influence. Presque chaque jour, je fais une promenade à cheval. À ce que j’apprends, la première représentation du Vaisseau Fantôme pourra avoir lieu le 2 courant. Je n’y assisterai pas car c’est seulement après qu’ils ont plusieurs fois joué une pièce que les acteurs arrivent à plus de sûreté dans leur jeu et parviennent à se délivrer de certains défauts en sorte que l’auditeur a une jouissance artistique plus relevée. — J’ai l’intention, par l’exécution des œuvres importantes et sérieuses de Shakespeare, Calderon, Mozart, Gluck, Weber, de détacher le public munichois des pièces frivoles, d’éclairer son goût et de le préparer aux merveilles de vos œuvres, de lui en faciliter l’intelligence, en lui jouant d’abord les œuvres d’autres grands maîtres. Car tout doit être pénétré de la gravité de l’art. Je vous envoie, mon très cher ami, ma photographie peinte…, parce que je crois, je suis sûr que, de tous les hommes qui me connaissent, c’est vous qui m’aimez le mieux. Puissiez-vous penser, en la regardant, que celui qui vous l’envoie vous a voué un amour qui durera éternellement, qu’il vous aime avec feu, aussi fort qu’un homme peut aimer. »

« Éternellement, votre »
« Louis. »


Nous avons omis beaucoup de détails sur les chanteurs et leurs qualités, sur la manière dont il convient de jouer et d’interpréter les œuvres du maître. C’est l’artiste, chez Wagner, qui intéresse le roi. Mais, bientôt, ce ne sera plus que l’homme. Un événement transformera cette admiration et cette amitié du jeune amateur de théâtre et d’art en un amour contrarié. On voudra contraindre Louis II à se séparer de Wagner. Du jour où la curiosité du public déflorera cette intimité, où les exigences de l’opinion menaceront de la détruire, Louis II sentira naître en son cœur la haine du vulgaire, à qui il ne reconnaîtra pas le droit d’intervenir dans sa vie privée. Et, de toute son âme, il s’attachera à son ami, à l’Unique, selon le mot dont ses lettres désespérées feront alors un si désolant abus.

En effet, les commencements de cette amitié n’avaient pas, en Bavière, éveillé l’attention. On n’avait pas accordé d’importance à l’arrivée du favori, quoique Wagner fût loin d’être alors un inconnu. Le 7 mai, le Journal universel d’Augsbourg enregistre simplement cette nouvelle : « Depuis quelques jours, M. Richard Wagner est arrivé dans notre ville au Théâtre Royal, on va mettre à l’étude son opéra Le Vaisseau Fantôme. » Le lendemain, on annonce que le musicien se fixera à Munich, la « munificence » de Sa Majesté lui assurant désormais « une paisible vie d’artiste ».

Il y eut d’abord, à Munich, dans le monde et chez les personnes qui approchaient plus ou moins la cour, un véritable déchaînement d’enthousiasme wagnérien. Sans doute, il n’y entrait qu’une faible sincérité on connaît ces snobismes compliqués de courtisanerie. Il en fut à la cour de Louis II comme à la cour de ce roi qui boitait : tout le monde se piqua de wagnérisme. C’était à qui baptiserait les enfants Elsa, Yseult ou Siegfried. Les modes furent wagnériennes et wagnériens les emblèmes. Sur les consoles et sur les cheminées voguaient des escadres de cygnes. Dans les concerts comme aux revues militaires, dans les salons comme dans les brasseries et beuveries de bière, on n’entendait que motifs wagnériens. Sans vouloir rechercher ce que cette admiration avait de superficiel et de factice, Louis était heureux ; il croyait vivre dans une atmosphère de poésie, de rêve et d’art. Il pouvait aussi se féliciter que Munich, grâce à lui, fût devenue la capitale de la musique allemande, comme son aïeul Louis Ier en avait fait une grande ville d’art. Et si, en effet, Munich attire aujourd’hui tant d’étrangers à ses séries musicales d’été, si l’opéra wagnérien est aussi bien acclimaté à Munich qu’à Bayreuth, il n’est guère douteux que l’origine de ce succès ne soit là. Qui pourrait nier encore que l’appui donné par Louis II à la conception nationale du drame lyrique telle que l’apportait Wagner n’ait été pour quelque chose dans le mouvement intellectuel de l’Allemagne vers son unité ? Cependant, avant que cette justice lui fût rendue, Louis II devait connaître les amertumes de l’impopularité. Le petit bourgeois allemand n’a pas les idées très promptes ni très larges. Il a sur l’esthétique des vues un peu courtes. Dans un temps surtout où la vie était médiocre et l’horizon borné, il ne tarda pas à s’alarmer des dépenses du jeune souverain, de son entourage d’artistes, de ses plaisirs dont l’originalité l’inquiétait et le froissait aussi un peu.

Un des familiers de Louis II, le prince de Tour et Taxis, de même âge et de mêmes goûts que le roi, partageait ses penchants romanesques. Comme lui, c’était un wagnérien outré. Il avait une voix agréable et surtout la manie du costume et du théâtre. Il entraîna Louis II à certaines excentricités qui eurent un fâcheux retentissement. Quelque temps après l’arrivée de Wagner, Tour et Taxis organisa à Hohenschwangau une fête de nuit en l’honneur du maître. Lui-même, debout dans une barque dorée conduite par un cygne d’opéra et mue du rivage par un treuil, chanta sur le lac le rôle de Lohengrin. Plus tard, à Starnberg, Louis ordonna plusieurs de ces représentations nocturnes en plein air.

Le bruit de ces divertissements extraordinaires ne tarda pas, comme on le pense, à se répandre dans le public. On ne se fit pas faute non plus d’exagérer. Déjà circulaient sur le roi des rumeurs absurdes. Par exemple, le 29 juillet, le Journal universel devait démentir une nouvelle colportée à travers la presse étrangère et d’acres laquelle le roi, dégoûté du pouvoir, aurait eu l’intention de voyager en Europe pendant plusieurs années et, ce temps durant, eût remis la régence à l’un des princes de sa famille. À son tour, la Gazette de Bavière, organe à peu près officiel, était obligée de nier encore plus formellement. Mais l’opinion n’en était pas moins troublée, et mille questions assiégeaient la curiosité publique. Dès ce moment, le bourgeois de Munich, quand il s’agissait du roi, commençait à parler d’esprit faible et de folie.

Cependant, Louis II est loin de donner prise à des inquiétudes aussi graves. Il n’est pas encore le misanthrope, l’ennemi de la foule, le farouche solitaire qu’il deviendra plus tard. Au contraire, il reçoit souvent. Il est aimable : les diplomates, les hommes politiques le disent. Il figure sans contrariété à toutes les cérémonies publiques où sa place est marquée : par exemple, suivant la coutume, à la procession de la Fête-Dieu, où « la bonne mine de Sa Majesté réjouit ses fidèles sujets », comme dirent les gazettes le jour suivant. En juin, il s’est rendu aux eaux de Kissingen, où se sont rencontrés plusieurs souverains allemands. Et, — grâce à sa cousine l’impératrice Elisabeth d’Autriche, pour laquelle il éprouva toujours la plus vive, la plus fraternelle sympathie, grâce aussi peut-être, nous le verrons, à des fiançailles ébauchées, — il s’est plu dans cette société de princes qu’il évitera, par la suite, avec tant de soin. Car, étant allé, le 30 juin, à Aschaftenbourg avec son grand-père Louis Ier pour les fêtes anniversaires de la réunion de cette ville à la Bavière, il est retourné à Kissingen, où il a passé quinze jours encore.

Il met le plus grand zèle à remplir ses devoirs de chef d’État. Chaque ministre a, dans la semaine, un jour marqué pour lui faire son rapport. Et voici, d’après les journaux, l’emploi du temps de Louis II : le matin, il expédie les affaires courantes l’après-midi, il donne audience. Ensuite, il a le louable courage d’entendre un ministre ou un conseiller d’État chargé de compléter l’éducation politique de Sa Majesté et qui lui donne une leçon de droit administratif ou international. Consciencieux, assidu, Louis II est le modèle des souverains. Et c’est tout juste s’il trouve le temps d’aller au théâtre, son grand plaisir. Le roi n’apparaît guère dans sa loge plus de deux fois par semaine. Et il se plaint dans ses lettres à Wagner d’être accablé par ses occupations et de ne pouvoir se trouver aussi souvent qu’il le désire avec son ami. Le jeune monarque travaille donc de son mieux. Et les choses ne marchent pas plus mal dans le royaume que sous le règne de Maximilien.

Néanmoins, les inquiétudes de l’opinion persistaient. Elles furent aggravées par l’imprudence que commit Louis II d’entreprendre, au mois d’août, un voyage hors de Bavière, sans avoir prévenu ses sujets. Rien n’émeut un peuple comme un roi qui, secrètement, saute le mur, passe la frontière. Les rois sont des fonctionnaires qui doivent prendre des permissions. Louis II a été reconnu dans la cathédrale de Cologne, l’œuvre de Louis Ier. Aussitôt, circule avec plus d’activité le bruit de son renoncement au trône. En même temps, on commence à s’occuper beaucoup de Wagner. À l’indifférence du début, ont succédé, à l’égard du favori, toutes sortes de soupçons. C’est à lui, à sa pernicieuse influence qu’on attribue les bizarreries que l’on découvre dans le caractère de Louis II. Dès ce moment, on le regarde comme « le mauvais génie du roi ». On parle de débauches où le musicien dépravé entraîne le jeune prince innocent. D’ailleurs, les bourgeois rangés voient avec peine cette intimité de leur monarque et d’un artiste, — c’est-à-dire d’un homme qui s’est mis hors la société, à peu près hors la loi, et dont les mœurs sont certainement impures.

Le mécontentement s’aggrave de jour en jour. Wagner en est averti. Il commence à sentir le sol peu sûr sous ses pieds, bien qu’il possède encore toute la faveur du roi. Le 4 décembre, le vif succès du Vaisseau Fantôme, à l’Opéra, vient à point pour le rassurer. Néanmoins, ses inquiétudes ne cessent plus, et il les exprime dans ses lettres à Mme Wille. Quant à son influence politique, elle est nulle. Louis est très ombrageux sur le sujet réservé des affaires d’État. Wagner lui-même raconte à demi plaisamment que, s’étant hasardé à causer des événements du jour avec le roi, celui-ci, au lieu de répondre, s’est mis à siffler d’un air distrait. Notons d’ailleurs qu’en politique, très renfermé, très méfiant, très prudent, Louis II ne laissera jamais personne prendre d’empire sur lui. Wagner, de son côté, n’insista pas, ne tenant nullement à compromettre son amitié avec le prince pour la sotte vanité de jouer un rôle dans l’État. On regardait pourtant le favori comme bien puissant, puisque, comme il le raconte, la famille d’une empoisonneuse s’adressait à lui pour obtenir la grâce de la condamnée. De même, nous voyons Lassalle, dans l’été de 1864, qui vient lui demander un grand service. On connaît le roman d’amour qui devait coûter la vie au célèbre agitateur socialiste. Il comptait sur Wagner pour se faire accorder, par la haute intervention de Louis II, l’entrée de la maison d’Hélène de Doellinger. Wagner refusa net en déclarant « s’être posé comme un principe de ne jamais intervenir auprès de Sa Majesté que pour les choses d’ordre artistique ». D’ailleurs, Louis II, les premiers feux de l’enthousiasme apaisés, la « lune de miel » finie, s’était un peu détaché de Wagner. Son hôte avait failli devenir sa victime : il le laissait respirer. C’est tout au plus si, vers l’automne, l’« Ami » et « l’Unique » se rencontrent une fois par semaine. Néanmoins, les griefs de l’opinion contre Wagner se précisent. Quelques incidents malheureux augmentent son impopularité. Ainsi, à la suite d’une discussion où il injuria le chef de gare de Munich, il fut condamné à 25 florins d’amende. Malencontreuse mésaventure.

Toutefois, le scandale n’éclata que lorsque les Munichois craignirent que le wagnérisme mît leur bourse en péril. Non seulement l’étranger, le bohème, le révolutionnaire de Dresde vivait aux frais de la nation mais voici qu’il allait entraîner le roi dans de bien plus vastes dépenses. En effet, après avoir décidé la création d’un nouveau Conservatoire, Louis II, sur le désir de Wagner, projetait de construire un théâtre spécial pour y jouer les œuvres du Maître. Le monument, dont l’architecte Semper fut chargé de dresser les plans, devait s’élever sur la rive droite de l’Isar. On construirait un pont monumental ; et une large voie, semblable et perpendiculaire à la plus belle rue de Munich, la rue Louis, serait percée à travers les faubourgs populeux de cette partie de la cité. C’eût été une superbe route triomphale vers la maison sacrée de l’art wagnérien. C’eût été aussi une lourde charge pour l’État et pour la ville, en frais de construction et d’expropriations.

Le projet avait enchanté Louis II. Ce monument, dans son idée, devait rester comme le symbole de son règne. Son grand-père avait construit des musées. Lui, il dresserait un temple à la musique. Ce serait de plus le sceau de son amitié pour Wagner : par là, leurs deux noms resteraient indissolublement liés. Le roi et le musicien passeraient à l’immortalité de compagnie… Aussi, quelle ardeur, quel enthousiasme il apporte à la réalisation prochaine de cette idée. Déjà, avec sa bouillante impatience d’adolescent, il voudrait voir s’élever comme par magie le monument wagnérien. Il en parle dans chacune de ses lettres à son ami. Il en fait sa chose personnelle, la grande pensée de son règne. Le projet de théâtre déchaîna l’indignation générale. Et les journaux, qui avaient longtemps hésité avant d’intervenir, en devinrent les interprètes. Au mois de février 1865, toutes sortes de bruits commencent à courir dans la presse sur Wagner. Un jour même, on annonce sa disgrâce, et le roi s’empresse d’écrire au favori une lettre bien dangereusement exaltée :

« 0 Tristan ! — 0 Siegfried ! Misérables et aveugles gens qui osent parler de disgrâce, qui n’ont pas, qui ne peuvent avoir l’idée de ce que c’est que notre amour. — Pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font ! — Ils ne savent pas que vous êtes, que vous avez toujours été et que vous serez toujours tout pour moi, jusqu’à la mort que je vous ai aimé avant de vous voir mais je sais que mon ami me connaît et que sa foi en moi ne se laissera jamais ébranler Oh ! écrivez-moi encore !

J’espère vous voir bientôt. En amour sincère, ardent et éternel, »

« Louis de Bavière. »

Fort de l’appui du roi, Wagner crut pouvoir utilement démentir les nouvelles de sa disgrâce, répandues par la presse. Il était trop tard, et ses ennemis s’apprêtaient à lui porter un coup décisif. Le 19 février, l’important et grave Journal universel d’Augsbourg, sorte de Temps de la Bavière, publiait un article anonyme intitulé Richard Wagner et l’opinion publique. La rédaction, dans un préambule hypocrite, assurait que cette lettre exprimait la pensée d’un « homme impartial ». C’était un petit pamphlet assez bien tourné et qui résumait les rancunes de la bourgeoisie contre Wagner… Certes, on lui reconnaît tout le talent du monde ce n’est pas sa musique qui est en cause. Mais on l’accuse de mener aux frais du roi — c’est-à-dire aux frais de la nation — « une vie de sybarite telle, qu’un pacha oriental ne refuserait pas d’habiter la maison de la rue de Brienne et de s’asseoir à la table du compositeur ». Que le roi, qui agit par excès de bonté, prenne garde : Wagner est un ingrat. Le roi de Saxe s’en est aperçu à Dresde, en 1848. Louis II pourrait bien se repentir un jour de ses bienfaits. En attendant, Wagner regarde les Munichois du haut de sa grandeur et, pour peu qu’ils applaudissent la musique d’Auber, les traite de barbares, de philistins et d’imbéciles. L’auteur terminait en adjurant le roi, non pas de renoncer à des relations d’amitié, mais de mettre un terme aux ruineuses exigences financières de l’illustre musicien.

Wagner répondit le lendemain par une lettre d’un ton aigre et impertinent qui ne pouvait produire qu’une impression mauvaise. Car, bien des passages de l’article accusateur, malgré leur évidente exagération, portaient juste. Satisfaisant ses goûts de luxe, attribut du génie, le bohème de la veille vivait largement aux frais de l’État. On sait que Wagner aimait à s’habiller de riches costumes. Que de fois ses ennemis se sont égayés de sa correspondance avec sa couturière !

L’effet de cet article du Journal universel avait été si grand que l’officieuse Gazette de Bavière intervint, le 25 février, et voulut remettre les choses au point. Elle insistait sur le caractère purement « idéal » et artistique des relations du roi et de Wagner : « À ce que nous savons, et nous croyons être bien informés, l’influence si étendue que l’on a attribuée au célèbre compositeur est, en fait, très limitée. Elle consiste simplement dans l’impression que les œuvres de Wagner, par leur charme poétique, ont pu exercer sur une nature artiste, sans dépasser cet étroit domaine. » La question était, selon la formule consacrée, posée devant l’opinion. Une crise était ouverte. Elle devint tout de suite grave par la passion qu’apporta Louis II à se défendre contre l’injustice de la foule et à protéger son favori. Les lettres qu’il écrivit à Wagner à partir de ce moment prennent même un caractère déjà bien inquiétant pour l’équilibre intellectuel de leur auteur. Voici un fragment sans doute contemporain de la campagne contre le roi et contre Wagner :

«… Ô mon ami, si terrible et si difficile qu’on nous fasse la position, je ne veux pourtant pas me plaindre. Car je L’ai, l’Ami, l’Unique. Ne nous plaignons pas bravons les caprices et les perfidies du jour, et, pour ne permettre à personne d’agir sur nous, retirons-nous du monde extérieur : il ne nous comprend pas…

« Je vous en prie, je vous en conjure, mon bien cher, dites-moi quelle calomnie on trame contre moi. Oh ! sombre monde chargé de vices ! Rien ne lui est donc sacré ! Mais penser à vous me réconforte toujours. Jamais je n’abandonnerai l’Unique. On peut se déchaîner tant qu’on voudra contre nous : nous demeurerons fidèles l’un à l’autre. Le ciel est dans cette pensée.

Maintenant, je veux être avec vous dans la forêt de Siegfried et me rafraîchir l’âme au chant de l’oiseau. Oubliez notre grossier entourage frappé d’aveuglement, rampant dans l’obscurité. Que notre amour brille, éclatant…

Fidèle jusque dans la mort. »

« L. »

C’est plus qu’une contrariété, c’est une blessure. L’exaltation même de ces pauvres lettres révèle, à travers leur débauche de littérature, un cœur et, déjà peut-être, un cerveau touchés. Il est remarquable qu’un sensible changement dans la vie et dans le caractère du roi ait coïncidé avec les manifestations du mécontentement public contre Wagner. C’est à ce moment que Louis II commença ses longues traites dans la solitude. Plus de réceptions, plus de promenades à travers Munich. La société lui pèse, et, quant à la foule, il la fuit. Il refusa même d’assister aux fêtes traditionnelles des chevaliers de Saint-Georges, ordre dont le roi de Bavière est le grand maître. Et, comme on dit en style de gazette, son absence fut remarquée.

La campagne qui était menée contre le favori n’avait d’ailleurs servi qu’à réchauffer l’amitié et l’admiration du roi. Comme pour montrer qu’il ne cédait pas à la pression populaire, Louis II ordonna que Tristan et Yseult, regardé jusquelà comme injouable, fût mis à l’étude. Le 11 mai, une première répétition d’ensemble en fut donnée. Wagner y convia ses amis. Et, à cette occasion, il prononça quelques mots de remerciements pour son royal protecteur et parla des haines soulevées contre lui-même. Mais, maintenant que son vœu était exaucé, une de ses pièces de prédilection arrivée à la scène, il allait se retirer de Munich, il espérait que l’on oublierait l’homme pour ne se souvenir que de l’œuvre. Paroles pleines de sagesse. S’il les a vraiment prononcées, telles que le lendemain les publia la presse, il eut le tort de ne pas les suivre. Fut-ce Louis II qui l’empêcha de partir ? L’hypothèse est encore plausible, car l’enthousiasme du jeune souverain pour Wagner retrouvait l’ardeur des premiers jours. Ce n’est plus le roi qui protège l’artiste c’est l’humble admirateur, heureux d’obtenir parfois quelques faveurs du Maître à qui il se dévoue corps et âme.

La lettre suivante est un bon témoin de la marche ascendante de cette exaltation :

« Un et tout !

« Synthèse de ma félicité !

« Journée pleine de délices ! — Tristan ! — Oh ! comme je me réjouis à l’idée de cette soirée ! Puisse-t-elle ne pas tarder à venir ! Quand le jour fera-t-il place à la nuit ? Quand le flambeau céleste s’éteindra-î-il ? Quand la demeure sera-t-elle plongée dans la nuit ? — Aujourd’hui ! Aujourd’hui ! Est-ce croyable ? Pourquoi me louer et me célébrer ? C’est lui qui a accompli l’Acte. C’est Lui qui est la merveille du monde. Et que suis-je sans Lui ? — Pourquoi, je vous en conjure, pourquoi ne trouvez-vous pas de repos ? Pourquoi toujours torturé de souffrances ? — Pas de volupté sans douleur. Oh comment faire fleurir pour lui, sur la terre, le repos, une paix éternelle et une incorruptible joie ? Pourquoi toujours tant de tristesse à côté de tant de bonheur ? Cause profondément mystérieuse : qui viendra l’expliquer au monde ?

« Mon amour, ai-je besoin de le redire ? vous restera toujours : Fidèle jusqu’à la mort. — Voici que je commence à mieux aller. Tristan me rétablira malgré ma fatigue. L’air printanier de Berg, où je vais me rendre, fera le reste. J’espère revoir bientôt mon Unique. Quelle joie me causent les plans de Semper : espérons qu’on ne nous fera pas trop attendre. Il faut que tout s’accomplisse. Je n’abandonnerai pas la partie. Il faut que le plus audacieux des rêves se réalise.

« Né pour toi ! Elu pour toi ! Telle est ma mission. Je salue vos amis : ce sont les miens.

« Pourquoi êtes-vous triste ? Ecrivez-moi, je vous en conjure.

« Votre fidèle L. »
Jour de Tristan

Il y a quelque chose de véritablement charnel dans ces lettres passionnées, et l’on croit y retrouver comme des leitmotive de Tristan le plus propre de tous les drames wagnériens à ébranler le système nerveux, à remuer la sensualité. En sortant de la première représentation, Louis écrivait :

« … Et, n’est-ce pas, mon cher ami, vous n’allez pas perdre courage pour de nouvelles créations ? Ne renoncez pas à votre art, je vous en prie, au nom de ceux à qui vous donnez des jouissances que Dieu seul pourrait dispenser.

« Vous et Dieu.

« Jusque dans la Mort, jusque dans le Royaume des Ténèbres, je reste

« Votre cher
« Louis. »

« Vous et Dieu ! » Le philtre musical de Tristan suffisait-il pour porter Louis II à ces excès d’idolâtrie ? Mais la correspondance se poursuit toujours plus active et plus fougueuse. Voici une lettre que nous abrégeons et qui n’est qu’un crescendo d’amitié et de délire aussi.

« Unique et bien cher ami,

« … Vous m’exprimez votre chagrin de ce que chacune de nos dernières rencontres ne m’a causé, à ce que vous croyez, que douleur et souci. Dois-je rappeler à mon ami les paroles de Brûnhilde : « Ce n’est pas seulement dans la joie et le plaisir, mais aussi dans la souffrance que l’amour rend heureux ? Le Seigneur vous donnera force et courage pour supporter cette rude épreuve. Il couronna le martyr.

« … Je dois m’apercevoir de plus en plus que nos intentions, nos efforts ne sont compris que d’un petit monde d’élus. Les nouveaux projets du ministre des Cultes me le prouvent de nouveau. C’est la plus monstrueuse sottise qu’ait jamais élaborée un cerveau humain. Non, cela ne peut aller de la sorte il faut prendre une autre route, si nous voulons arriver au salut. Il faut séparer complètement le Conservatoire du Ministère et mettre les frais à la charge de la liste civile. C’est une œuvre qui doit réussir, entrer en pratique. Cher ! tout sera accompli. Chacun de nos désirs sera exaucé. Le feu de l’enthousiasme, qui brûle en mon cœur, plus violent de jour en jour, ne se sera pas vainement enflammé. — Le fruit doit mûrir et venir à point. — Salut à toi ! Salut à l’Art ! Dieu fasse que le séjour dans les montagnes, la vie dans la libre nature, parmi nos antiques forêts allemandes, apportent la santé à l’Unique, le tiennent joyeux et serein, le rendent ardent à créer. Et, quand nous aurons disparu tous deux depuis longtemps déjà, notre œuvre sera encore là pour servir de brillant modèle à la postérité et pour exalter les siècles et les cœurs brûleront d’enthousiasme pour l’Art, l’Art enfant de Dieu, éternellement vivant !

« Quand mon ami songera-t-il à partir pour l’air vivifiant de la forêt ? Si cet endroit ne lui convenait pas, je prie le bien cher de se choisir un autre de mes pavillons dans la montagne. Ce qui est à moi est à lui.

« L’impatience, le désir, ne me laissent pas de repos : quand je songe à Lohengrin, à mon Tristan, quand je pense que l’esprit qui a rendu possibles ces délices ne peut être dépassé que par lui-même que, dans des milliers d’années, après d’innombrables générations, il ne se trouvera personne encore pour ravir le monde à son égal, quand je pense à ce miracle, alors je ne puis me taire, alors je ne puis retenir l’impulsion de mon cœur ! il faut que je pleure, que je t’adjure ! Ne te laisse pas décourager ! Ta force créatrice, ne la perds jamais ! Songe à la postérité. Pour ce qui dépend de moi, je ferai tout loyalement.

« … En ce moment, me voici de nouveau dans la solitude des montagnes, baigné dans l’air frais des Alpes, joyeux d’être dans la libre nature et de penser à l’étoile qui brille dans ma vie, de penser à l’Unique. Oh ! si je pouvais le savoir heureux, l’âme en joie, si je pouvais contribuer à son repos, à sa félicité ! Salut à Lui ! Bénis-le, Seigneur Dieu, donne-lui la paix dont il a besoin, arrache-le aux yeux profanes du monde vide et vain, et par Lui guéris les hommes de l’aveuglement où ils sont tombés !

« A toi, je suis tout dévoué Vivre pour Toi, pour Toi seul !

« Jusque dans la mort, tout à vous.

« Votre fidèle
« Louis. »

« Je veux braver la stupide humanité ! » écrit-il une autre fois. Il n’y a sans doute pas beaucoup de correspondances de roi où une formule si excessive et si imprudente se trouve exprimée. Mais on n’a pas reçu impunément une bonne éducation de prince. Louis II laissa ses menaces sur le papier, et, peu de temps après cette déclaration de guerre à la foule profane, il revenait au sérieux de son métier de roi. C’était au moment même où Wagner, après l’alerte du printemps, recommençait à envisager l’avenir avec le plus de confiance.

« Le sentiment du rêve ne m’abandonne pas, écrivait-il le 26 septembre 1865. Je m’étonne toujours davantage qu’il soit possible de vivre des choses pareilles. » Quelques jours plus tard, la chute n’en fut, pour Wagner, que plus rude. Mais, du moins, dans cette rupture, n’y eut-il, de la part de Louis II, ni lâcheté ni trahison.

Il ne fallut pas moins qu’un commencement d’émeute dans la rue et la menace d’une révolution pour amener le roi à céder. Au mois d’octobre, chaque année, c’est grande fête à Munich pour la fin des travaux des champs. Les paysans des campagnes voisines viennent à la ville pour leurs affaires. Et ce sont de vastes ripailles, des engloutissements de bière. Chacun des trois dimanches que dure cette sorte de foire géante, un bœuf entier est rôti sur la prairie où Louis Ier a élevé des Propylées avec une galerie de statues dédiées aux grands hommes de toute l’Allemagne, que garde une colossale Bavaria. Il est de tradition que le roi et la cour viennent inaugurer ces divertissements, cette pantagruélique célébration de l’automne. Le roi s’abstint cette année-là. Son absence fut-elle la cause ou le prétexte de l’irritation populaire ? Il est en tout cas certain que, de la bourgeoisie, l’inquiétude s’était étendue à toute la population au sujet de l’affaire Wagner. Et, depuis quelque temps, on remarquait à Munich une agitation anormale. Étaient-ce, comme on l’a cru à bon droit, des agents provocateurs prussiens qui entretenaient le désordre et qui répandaient sur le roi des nouvelles alarmantes et calomnieuses ? Le fait est que, jusqu’à la guerre de 1866, il ne se passera guère de mois sans que Munich, à l’occasion de fêtes publiques ou d’une simple dispute de brasserie, soit le théâtre de tumultes et de conflits avec la police. L’échauffourée de la fête d’octobre commença par l’arrestation d’un voleur pour lequel la foule prit parti contre les gendarmes. Il fallut faire sortir les troupes des casernes. Quelques détachements de cavalerie se heurtèrent à des bandes de tapageurs et durent dégainer. Il y eut plusieurs blessés, et l’opinion publique n’en fut disposée que plus mal.

Les troubles de la rue étaient à peine calmés quand un journal libéral entama une campagne violente contre Wagner et aussi, chose nouvelle, contre le roi. Non contentes du départ de M. de Neumayer, ministre de l’Intérieur, sur qui on avait fait tomber la responsabilité des désordres d’octobre, et qui avait été remplacé par M. de Koch, les Dernières Nouvelles de Munich se plaignent, le 16 novembre, de la manière dont le roi comprend les devoirs de sa charge. Toujours absent de la capitale, résidant à Berg ou à Hohenschwangau, il ne reçoit plus « que peu ou pas du tout ses ministres ». Il donne toute sa confiance à ses « secrétaires de cabinet », Lutz, Pfistermeister et Leinfelder, qui, seuls, l’entourent et le conseillent, le gouvernent en réalité. Or, ces secrétaires, à la différence des ministres, sont irresponsables il est donc dangereux de leur laisser le pouvoir. Et, si respectueuse que soit la Bavière de la volonté royale, elle ne peut s’y abandonner sans contrôle, étant donné surtout a ce que le pays a appris sur le caractère de Sa Majesté ».

Dix jours après, le 29 novembre, le même journal reprit ses arguments en les précisant. Il n’insistait plus seulement sur le rôle illégal des secrétaires de cabinet, mais sur l’influence toujours grandissante de Wagner. On sait, aujourd’hui, disaient les Dernières Nouvelles, que cette amitié n’est plus une simple « fantaisie de jeune homme ». Elle a pris de telles proportions que le musicien est assez fort pour obtenir du roi tout ce qu’il souhaite l’argent ou le pouvoir. La population, à la fin, s’alarme de tant d’irrégularités. Pour la rassurer, il suffira d’éloigner les deux ou trois personnes qui tiennent le roi sous leur funeste domination.

Louis II avait été effrayé par les désordres de la rue. Il connaissait la turbulence et l’entêtement de ses sujets. Déjà, sous Maximilien II, des manifestations bruyantes avaient causé le départ d’un directeur des théâtres royaux qui déplaisait. Et puis, il y avait surtout l’exemple salutaire de Louis et de Lola Montez. De l’art, de la comédie, des intrigues de coulisses étaient au fond de toutes ces petites révolutions bavaroises. L’histoire de Bavière se passait entre les frises et la rampe… Louis ne voulut pas sacrifier son trône à la « musique de l’avenir ». Il céda.

Pourtant, il eut encore quelques hésitations. Il lui était cruel de se séparer de Wagner, de renoncer aux rêves formés, aux projets ébauchés. Enfin la sagesse, l’esprit du devoir royal et politique, l’emportèrent. « La décision m’est pénible, dit-il au baron Schrenk, un de ses ministres. Mais, au-dessus de tout, je mets la confiance de mon pays. Je veux vivre en paix avec mon peuple. » En même temps, il écrivait à Richard Wagner cette lettre d’excuses timides et d’adieu :

« Mon cher ami,

« Si douloureux que ce coup soit pour moi, je dois vous demander de vous rendre au désir que je vous ai fait exprimer hier par mon secrétaire. Croyez-moi j’ai été obligé d’agir comme j’ai fait. Mon amour pour vous durera éternellement aussi, je vous en prie, donnez-moi une preuve de votre amitié. Je puis vous dire, en pleine conscience, que je suis digne de vous. — Et qui donc serait capable de nous séparer ?

« Je le sais vous sympathisez pleinement avec moi. Vous pouvez mesurer la profondeur de ma souffrance. Soyez-en convaincu je ne pouvais agir autrement ne doutez pas de la fidélité de votre meilleur ami.

« Mais cela n’est pas pour toujours !

« Jusqu’à la mort, votre fidèle

« Louis. »

Le lendemain, le Journal universel annonçait « l’exil de Richard Wagner ». La Gazette de Bavière insérait, le même jour, une note d’après laquelle Sa Majesté, après avoir consulté des personnes impartiales et fidèlement attachées à la couronne, avait « décidé d’exprimer à M. Wagner son désir de le voir absent du royaume pendant quelques mois ».

L’opinion publique était satisfaite. Il est fâcheux que, dans son triomphe, elle ait été si peu généreuse pour le vaincu. On prétendit que l’ingratitude du favori avait à la fin révolté le prince et que Wagner avait été chassé de la cour. Ces calomnies indignèrent Louis II, au point qu’il fit insérer, le 10 décembre, dans la Gazette de Bavière, une importante rectification : Wagner n’a pas été « congédié », ainsi qu’on l’a affirmé. Le roi lui a seulement demandé « de vouloir bien voyager pendant quelques mois ». Bizarre exil, en effet, que celui où le proscrit est reconduit par le souverain, en train spécial, jusqu’à la frontière ! Car telle fut l’attention suprême que Louis voulut avoir pour « l’Unique ».

Cependant on comptait bien que ces quelques mois déguisaient un bannissement définitif, que le « mauvais génie du roi » ne reviendrait plus. Et, par une maladresse insigne, pour exprimer leur satisfaction, les Munichois envoyèrent à Louis II une adresse de remerciements. On devine de quelle humeur il la reçut ! Il n’était pas homme à se soumettre au populaire. Son amitié contrariée s’exalta. Et, dès lors, il ne rêva plus qu’expéditions secrètes pour revoir l’ami idolâtré, sacrifié par raison d’État. Wagner s’était retiré à Triebschen, près de Lucerne. C’est là que, pour lui prouver qu’il ne l’oubliait pas, le roi continua de lui envoyer des cadeaux. À plusieurs reprises, il réussit même à le rejoindre dans son ermitage.

Une première fois, le 22 mai 1866, moins de six mois après la séparation, il accomplit cette imprudente équipée avec un compagnon qui était probablement le prince de Tour et Taxis. Tous deux firent en voiture la route jusqu’à Lucerne. De là, à cheval, on gagna la retraite du musicien. Au domestique qui vint à la rencontre des visiteurs, le roi dit : « Annoncez le chevalier Walther Stolzing et son écuyer ! » Ils revinrent à Hohensehwangau, croyant que rien n’avait transpiré de l’aventure. Ils se trompaient. Sur le lac des Quatre-Cantons, à bord d’un bateau de touristes, le roi avait été reconnu. Sa démarche imposante et puis son costume original cape romantique, chapeau extravagant, n’étaient pas propres au respect de l’incognito. Ce pèlerinage à Triebschen resta si peu secret que le malicieux Georges Herwegh en fit le sujet d’une petite poésie satirique. Et, de nouveau, les gens de Munich se fâchèrent. Déjà, au mois de mars, le bruit du retour de Wagner s’étant répandu, l’émeute avait failli recommencer. Après le voyage de Lucerne, le mécontentements’exprima d’une autre manière. Le prince de Hohenlohe rapporte, dans ses Mémoires, que, le jour de l’ouverture de la Diète, Louis II, traversant les rues de sa capitale, n’a recueilli aucun vivat, et seulement de rares saluts. On alla même en quelques endroits jusqu’à proférer des injures à son adresse. Le roi, irrité, déplaça le préfet de police. « Comme si, note Hohenlohe avec son aigre ironie, la police pouvait quelque chose sur l’opinion du public. » Ces désagréments n’empêchèrent d’ailleurs pas Louis II de recommencer, quelques mois plus tard, le pèlerinage de Triebschen.

Tout s’oublie. Munich, sur qui la guerre avec la Prusse allait faire passer d’autres émotions, ne songea bientôt plus à Wagner. Mais Louis II pensait toujours à son ami. Il y pensait même si visiblement que les partis politiques et les ambitieux se servirent de cette affection comme d’un moyen de s’emparer de l’esprit du roi. Hohenlohe ne cache même pas que c’est par là qu’il réussit à parvenir au ministère, qu’il avait une première fois manqué, au début du règne. L’habile politique fit en sorte que Louis II apprit que Hohenlohe, une fois au pouvoir, ne mettrait pas d’obstacle au retour de Wagner à Munich. Aussi, quand parut le décret royal qui lui confiait le pouvoir, Hohenlohe ne se fit-il pas prier un seul instant. Et, deux mois plus tard, Wagner était revenu à Munich, parlant haut, donnant son avis, se posant en protecteur du ministère libéral. Hohenlohe a rapporté une conversation que Wagner était venu lui demander dans son cabinet, et où la patience faillit bien manquer au premier ministre, agacé par les airs de supériorité du musicien. Il est curieux, en tout cas, de constater que Wagner et Hohenlohe avaient la même pensée sur le rôle de la Bavière dans l’œuvre très prochaine de l’unité allemande et que l’effort intellectuel et artistique de l’un, politique de l’autre, tendait pareillement à faciliter l’œuvre d’absorption de la Prusse.

Avec le ministère libéral recommença donc, pour le musicien, une ère de faveur, mais, cette fois, de faveur officielle. Et, lorsqu’on s’occupa de monter à l’Opéra de la cour les Maîtres Chanteurs, au printemps de 1868, Wagner put, au grand jour, surveiller les répétitions. La première eut lieu le 12 juin. Ce fut une des belles journées de la vie de Louis II. On le vit dans sa loge, « l’enthousiasme peint sur ses traits, la bouche entr’ouverte d’admiration, ses grands yeux perdus dans l’extase », dit une spectatrice. Près de lui, en apercevait le profil aigu de Wagner, « les lèvres serrées, fixant sur la scène son regard critique ». Bülow dirigeait l’orchestre. Sa baguette semblait électrisée : de toute son âme, il se donnait à l’œuvre de son ami. Le rideau tombé, des applaudissements enthousiastes éditèrent dans la salle. On réclama l’auteur, et Louis poussa Wagner sur le devant de la loge. C’est de là, qu’affirmant hautement la protection et l’amitié du roi, Wagner salua ce public qui lui avait été si longtemps hostile.

Cependant, Louis II n’avait pas renoncé à son vaste projet de théâtre wagnérien. Il voulut profiter de la présence du cabinet libéral pour le reprendre. Les plans de Semper le séduisaient toujours, et, sous l’impulsion de Wagner sans doute, il essaya de les réaliser définitivement. Il ne manquait plus qu’un détail, c’était l’argent : la banque Rothschild, à qui le roi fit demander une avance par son secrétaire, M. Düflip, refusa, en alléguant que le crédit du roi de Bavière était bien ébranlé par les récentes défaites de 1866. Louis II se résigna donc à solliciter du Parlement la somme nécessaire à la somptueuse construction rêvée. Mais ce fut, parmi la population tout entière, le réveil d’une indignation si violente qu’il fallut se hâter de déclarer que le projet de théâtre monumental était abandonné à jamais. Décidément, les gens de Munich ne consentaient pas à desserrer les cordons de leur bourse. C’est alors que Wagner résolut de chercher dans une autre direction. Les habitants de Bayreuth, mieux avisés que les Munichois, offrirent au musicien le terrain nécessaire à la scène grandiose qu’il avait conçue. Ils n’eurent pas à s’en repentir : on connaît la gloire et la prospérité qu’ont valu à la petite ville les célèbres représentations wagnériennes.

Louis II donna 300.000 marks pour aider à construire « le Temple du Saint-Graal », comme on disait entre initiés du wagnérisme. Le 22 mai 1872, la première pierre fut posée. Le roi envoya à Wagner un télégramme expressif et chaleureux.

Ce fut toutefois le 6 août 1876 seulement que Louis II parut à Bayreuth pour une représentation de l’Or du Rhin. La ville sainte du wagnérisme lui fit un accueil enthousiaste. Deux jours plus tard, il regagnait Munich en hâte, ne voulant sans doute pas, dans sa misanthropie croissante, se rencontrer avec les empereurs d’Allemagne et du Brésil et le prince Constantin de Russie, qui devaient arriver bientôt, suivis de la foule cosmopolite que commençait d’attirer Bayreuth. Quand le cortège des princes se fut éloigné, Louis II consentit à revenir. Et cette fois, en plein théâtre, le public des amateurs, instruit de la part qu’il avait prise au succès définitif de Wagner, fit au roi une ovation splendide. Louis en avait, dit-on, les yeux remplis de larmes.

Dans la suite, ses relations avec Richard Wagner restèrent amicales, mais l’intimité était rompue. Chaque fois que le musicien passait à Munich, il était reçu par le roi. Le 21 avril 1882, il fut encore invité ainsi que sa femme à assister à une représentation particulière de Lohengrin. Au dernier passage de Wagner à Munich, à la fin de cette même année, le roi, plus assombri, plus solitaire que jamais, ne reçut pas son grand ami. Enfin, lorsque Wagner mourut à Venise, dans le palais Vendramin, le 13 février 1883, le souvenir de sa jeunesse, de ses enthousiasmes, de son ardeur au dévouement et à l’amitié, revint-il à l’esprit de Louis II ? On ne sait. D’étranges visions commençaient d’emplir sa tête. Cependant, il n’avait pas oublié. Il chargea un des officiers de sa maison de le représenter aux obsèques.

Cette amitié historique fut aussi riche en conséquences pour le favori que pour le protecteur. Mais, n’est-il pas déjà évident qu’elle leur rendit, à l’un et à l’autre, des services inégaux ?

Tout fut profit pour Wagner dans cette sorte d’aventure passionnelle. Personne ne met en doute le service que l’intervention de Louis II lui rendit. Plus que les autres, les novateurs, les révolutionnaires en art comme en politique, ont besoin, pour s’imposer à leurs contemporains, de s’appuyer sur une force constituée et respectée. L’enthousiasme du roi de Bavière pour le Drame musical fut un coup de fortune pareil et d’une égale importance dans la destinée du wagnérisme. Wagner le reconnaissait lorsqu’il appelait Louis II, avec quelque emphase et dans son jargon ordinaire, son « co-créateur ». Un mot, sans doute, mais où il y a du vrai. C’est un collaborateur, tout au moins, que celui qui « lance » le livre, l’idée, le talent d’un autre. Ce rôle-là, Louis II l’a rempli pour Wagner.

En prose, en vers, c’est une justice à lui rendre, Wagner n’a pas marchandé la gratitude à son bienfaiteur. Il la lui a exprimée dans plusieurs poèmes, notamment celui qui accompagne la célèbre dédicace de la Valkyrie à « l’ami royal ».

La sincérité de l’adolescence et le cœur réellement chaleureux qui animaient alors Louis II étaient faits, d’ailleurs, pour rendre agréables à Wagner les rapports avec son protecteur. Louis II, en continuant les traditions des petites cours allemandes du XVIIIe siècle, refuge des arts et des lettres au milieu d’un peuple inculte, y mettait un charme que nos philosophes n’avaient jamais rencontré auprès du grand Frédéric. Voltaire ou La Mettrie avaient fait partie de la domesticité royale. Wagner fut traité d’une autre sorte. Il le comprit, et cette gratitude aussi lui fait honneur. En somme, l’aventure de Munich, où il ne perdit pas même un atome de l’indépendance de sa pensée, ne comporta que des avantages pour Wagner. En peut-on dire autant de Louis II ?

Il est bien certain qu’une très grande part d’enfantillage entrait dans le zèle wagnérien du jeune roi. C’était un musicien médiocre, nous l’avons vu. C’était aussi un connaisseur douteux. Sa correspondance avec Wagner agite-t-elle les questions que soulevait l’esthétique du maître ? À aucun moment. Et Louis II ne semble pas même en avoir soupçonné l’existence. On a remarqué qu’il fuyait le concert et que, seule, la mise en scène : l’attirait ce n’est pas que Wagner pût s’en plaindre, puisque le « drame musical » comporte l’étroite coopération de l’orchestre, de l’action tragique et de la décoration. Mais Louis recherchait un peu trop uniquement son plaisir aux dépens même de la réputation de Wagner et de son honneur de maestro. Catulle Mendès racontait, à ce propos, une anecdote assez significative. Le 1er septembre 1868, on devait jouer à Munich l’Or du Rhin. Mais le décor était si misérable et la mauvaise marche de l’ensemble risquait de jeter un tel discrédit sur l’œuvre, que les amis de Wagner, indignés, voulurent l’avertir par dépêche du danger qui menaçait sa pièce et son nom. Le musicien accourut à Munich. Il supplia le roi de différer de quelques jours la représentation afin qu’il eût le temps d’améliorer la mise en scène. Louis II, impatient de jouir du spectacle qu’il s’était promis, refusa. Alors, au nom des droits sacrés de l’Art, la lutte fut entamée contre le caprice du souverain. On convainquit l’excellent chef d’orchestre Hans Richter qu’il ne pouvait prêter sa baguette à ce crime de lèse-Wagner : le bon Richter quitta son poste. Mais la direction de l’Opéra ne tarda guère à trouver un remplaçant. Alors, les conjurés s’adressèrent au chanteur Betz, le meilleur de la troupe, et ils lui firent honte de sa complicité dans l’assassinat d’une si grande œuvre. Betz se, laissa persuader et Catulle Mendès racontait que, le jour même où devait être donné le spectacle, il avait conduit Betz à la gare et l’avait embarqué sous ses yeux pour Berlin. L’art triomphait. Le soir, à la grande colère du roi, l’Or du Rhin ne put être joué. Louis dut attendre trois semaines, le temps de peindre des décors honnêtes et de faire venir des machinistes adroits. Et, sans doute, cette impatience royale honore l’amateur enthousiaste. Elle n’est pas à l’éloge de l’amateur éclairé.

Reste un sujet plus délicat.

On a prétendu que Wagner était à l’origine de la folie de Louis II. Voilà bien de l’exagération. Oh ! sans doute, il y a, chez Wagner, des excitations bien dangereuses pour la raison. On y trouve même, non pas l’éloge ironique comme dans Erasme, mais l’apothéose mystique de la folie avec ce « pur dément » qui sauve l’honneur des chevaliers du Graal, comme Louis II a sauvé « la musique de l’avenir » menacée par un siècle grossier. On se répète encore qu’avant la première de Parsifal, à Bayreuth, le « vieux magicien » disait aux fidèles de la villa Wahnfried : « Si demain vous n’avez pas tous perdu la raison, mon ouvrage a manqué son but. » Boutade, assurément, et dont il ne faudrait pas tirer des conclusions excessives en ce qui regarde Louis II. Toutefois, il semble qu’on puisse souscrire au jugement que formulèrent, en 1886, trois « psychiâtres » — comme dit le pédantisme d’Allemagne — consultés, après la mort tragique de Louis II, sur le point de savoir s’il fallait attribuer à l’influence de Wagner et au goût exagéré de ses œuvres la démence du roi : « Sur un tempérament aussi accessible à toutes les extravagances dans le domaine intellectuel que celui de Sa Majesté, répondit la Faculté, toute personnalité marquante pouvait exercer une influence, non seulement sympathique, mais même aussi dominante. Si, au moment où Richard Wagner se trouvait auprès du roi, il y avait eu à sa place un esprit tourné vers les choses religieuses, par exemple, et si, avec ses convictions exagérées, il était entré dans le cercle des idées du prince, il est très vraisemblable qu’une dégénérescence maladive et de l’exaltation se fussent produites dans ce sens. » C’est le bon sens même, à la condition toutefois de ne pas oublier cette éducation imprudente, ce romantisme ambiant qui prédisposaient Louis II à bien des aventures et qui, nous l’avons vu, s’adaptèrent si parfaitement aux légendes nourricières du Drame musical.

Moins grave, le mal que le wagnérisme a fait à Louis II est pourtant certain. « L’adhésion à Wagner se paye cher », disait Nietzsche. Louis II l’a payée de la manière que Nietzsche a décrite, par une perversion du goût dont la manie du théâtre et de tout ce qui touche au théâtre fut l’expression. La « théâtrocratie », la croyance à la préséance de l’art dramatique sur les autres formes d’art, telle est, selon Nietzsche, la grande tare que le wagnérisme inflige à ses initiés. Et comme le diagnostic est juste dans le cas de Louis II ! Jusqu’à la fin, le roi esthète ne connaîtra de plaisir que celui du spectacle. Sa vie sera truquée comme un opéra. Théâtre, ses châteaux. Théâtre, le personnage qu’il se jouera à lui-même. Théâtre, cette passion du costume et de la machinerie qui lui vaudra le surnom de « roi Lohengrin ». En art, en littérature, ses émotions ne lui viendront que du théâtre encore, — de son vice. Tel est le sort que lui avait jeté Wagner, « le vieil enchanteur », « le séducteur de grand style »…

Mais il est juste aussi de reconnaître que Louis II doit à Wagner un bien qui n’est pas à négliger la gloire.

Calcula-t-il qu’en s’associant au sort de l’œuvre wagnérienne, il rehausserait l’éclat de sa modeste couronne ? Nous avons vu combien cette formule, la « musique de l’avenir », était faite pour séduire un jeune homme ambitieux. Mais, en 1864, le bénéfice de l’opération était bien hypothétique. Dira-t-on que, dès l’origine, Louis II avait revendiqué sa part d’immortalité ? « Quand nous aurons disparu tous deux depuis longtemps déjà, écrivait-il, notre œuvre sera là encore pour ravir les siècles… » notre œuvre ! c’est presque une hypothèque en garantie de ses bienfaits. Mais, à ce mot près, Louis II fut un créancier si peu avide qu’on peut bien croire à son désintéressement. Et ce désintéressement fut bien placé. Le souvenir du quatrième roi de Bavière n’eût certes pas mérité de vivre par les succès politiques de son règne. Ses tristes fantaisies de solitaire et sa fin tragique n’eussent servi qu’à le faire plaindre. Par Wagner il s’est associé à un grand chapitre de l’histoire des idées et de l’art au XIXe siècle. Quoi qu’il doive rester du wagnérisme, Louis II en sera. Par là aussi, plus que par son dévouement douteux à l’Unité et à l’Empire, il aura mieux que sa place, il aura sa page dans les annales de l’Allemagne nouvelle dont la transformation et la résurrection politique furent précédées par le réveil de l’esprit national. Ce réveil, l’art de Wagner, qui triompha par la suite avec la force germanique, avait contribué à le préparer. Telle est l’oeuvre dont sciemment ou non, Louis II s’est fait le collaborateur. Sans Wagner il fût resté une obscure victime de Bismarck, le comparse d’une puissante tragédie. Il n’eût intéressé ni le roman, ni la poésie, ni la légende, ni l’histoire…

Cela fait que, tout bien compté, Richard Wagner est quitte envers son royal bienfaiteur.