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Louis II de Bavière/Chapitre IV

La bibliothèque libre.
Flammarion (p. 88-106).


CHAPITRE IV

L’ÉNIGME


Il y avait quelques mois à peine que régnait Louis II lorsque le bruit commença de se répandre en Bavière et en Europe que la raison du roi était atteinte. Calomnie ? Jugement précipité ? En tout cas, la nouvelle fit son chemin dans le monde. Louis II dédaigna, ne tenta même pas de démentir et de rassurer par un autre arrangement de son existence.

Quiconque ne vit pas, ne pense pas de la même façon que ses contemporains, risque de passer pour fou. Louis II s’était trop largement donné le plaisir de se comporter selon sa fantaisie et sans consulter la mode et les usages pour ne pas payer cette rançon. Nous avons vu que, dès 1865, au moment de la crise déterminée par la présence de Wagner à la cour, les journaux, à mots à peine couverts, avaient émis des doutes sur la raison du roi. Le prince « amant des clairs de lune », était déjà regardé comme un esprit dérangé. Les cours, les chancelleries le considéraient pareillement comme une sorte d’Hamlet inoffensif. Quelques-unes de ses aventures, et, en premier lieu, la rupture de ses fiançailles avec la princesse Sophie, ne furent pas sans confirmer dans leur opinion aussi bien le petit public des familles régnantes et des diplomates que le grand public renseigné par les journaux.

À Munich, on s’était d’abord imaginé que Wagner était le mauvais génie du roi, et que, Wagner parti, Louis II romprait avec ses habitudes de solitaire. Mais le renvoi du favori ne réussit qu’à l’assombrir, à lui faire prendre en haine la foule, les hommes politiques, sa famille même. Il n’était pas jusqu’à sa mère qu’il ne tint à l’écart. Le « colonel du troisième d’artillerie » comme il disait plaisamment par allusion à un titre honorifique de la reine, avait essayé de combattre ses fantaisies et ses goûts. Il ne pardonnait pas ces atteintes portées à sa liberté. Et, cependant, la princesse que, dans la fraîcheur de ses vingt ans, on avait surnommée l’ange, n’était ni un cœur sec ni une imagination bornée. Prussienne et luthérienne, elle devait, en 1874, se convertir au catholicisme, au vif mécontentement de l’empereur Guillaume et de Bismarck, alors en pleine ardeur de Culturkampf et de lutte contre l’Eglise. Peut-être, par sa conversion, avait-elle espéré supprimer une barrière entre elle et son fils. En ce cas, elle s’était trompée. Louis II, qui, jusqu’alors, avait passé plusieurs semaines d’été auprès d’elle à Hohenschwangau, l’abandonnait, avait pris en horreur les habitudes de la royauté bourgeoise et parcimonieuse, à la façon de Louis-Philippe ou des Hohenzollern, ne séjournait plus que dans ses châteaux fastueux. Pourtant, un soir de l’automne de 1885, la reine eut la surprise de recevoir la visite de son fils. Était-ce un retour de tendresse ? Il fallut en douter, puisque le roi lui-même raconta qu’il avait voulu imiter Louis XIV allant surprendre Anne d’Autriche pour un anniversaire.

D’ailleurs ce n’étaient pas les tentatives qui avaient manqué autour de Louis II pour le faire rentrer dans la vie de famille comme dans la pratique régulière de son métier de souverain. Quelquefois, il avait cédé aux conseils. Pendant les premiers mois de 1868, il avait même donné quelques réceptions à la Résidence, tenu cercle à des bals de cour. Les gens de Munich se réjouissaient d’avoir enfin un roi « comme un autre ». L’illusion ne dura guère, et, peu à peu, le grand soupçon regagna du terrain. En octobre 1869, le roi Charles de Wurtemberg, très hostile à l’idée de l’unité allemande et qui s’efforçait de grouper les princes du Sud dans une sorte de ligue d’opposition, essaya de convaincre son jeune confrère de la nécessité de se rendre populaire dans son royaume, et, à cet effet, de vivre moins loin de ses sujets, moins loin aussi des chefs d’État, des hommes politiques, des diplomates. Les objurgations du Wurtembergeois furent perdues. Louis II venait de se dérober successivement à la visite du prince Napoléon et à celle du prince héritier d’Italie, qui avaient traversé Munich. Sa réputation d’insociabilité était désormais établie.

Il la confirma par des algarades d’année en année plus retentissantes, ne reculant pas quelquefois devant de formelles impolitesses. Il suffisait qu’un personnage de marque ou de sang royal annonçât sa visite pour que le roi se sauvât dans la montagne ou courût se cacher au fond d’un de ses châteaux. Y avait-il quelque chose de maladif dans cette sorte d’horreur nerveuse que certaines physionomies lui inspiraient ? On serait tenté de le croire, et l’anecdote suivante appuierait l’hypothèse. Louis II avait trente ans déjà, il avait passé l’âge des timidités, lorsque, prenant part à Hohenschwangau à un dîner de famille où, par exception, il se montrait enjoué, un courrier vint annoncer qu’un des cousins du roi, grand-duc autrichien, qui chassait aux environs, se présenterait au château le soir même. À cette nouvelle, cependant peu terrible, on vit le roi pâlir. Sa gaieté tomba soudain. Il se leva de table, donna l’ordre d’atteler et s’en fut passer la nuit à Steingaden. Il revint à Hohenschwangau quand une dépêche l’eut prévenu que son cousin était reparti, et il se félicita, comme d’un succès, d’avoir esquivé la visite et le visiteur. Après dix ans d’exercice du métier de roi, où la représentation et les réceptions composent le programme quotidien et quelquefois même toute la réalité du labeur constitutionnel, ces caprices, ces mouvements d’humeur, cette incapacité de dissimuler les antipathies, apparaissaient comme de véritables extravagances. Un aliéniste n’eût pas manqué de murmurer déjà le terrible mot de « phobie ».

Mais il est bien certain que la phobie eût paru mille fois moins grave, qu’on l’eût même regardée comme inoffensive, si Louis II n’eût été roi.

Louis II, misanthrope et esthète, haïssait la foule. Il haissait surtout la sottise, même couronnée, et la vulgarité, même lorsqu’elle se cache sous des quartiers de noblesse. Beaucoup d’honnêtes gens sont dans ce cas, et on leur en fait déjà un grief. À plus forte raison, la société ne pardonne-t-elle pas à l’homme qui dédaigne ses lois, lorsqu’il se trouve tout à fait à la tête de la vie sociale. Malheur aux souverains qui naissent avec un cœur délicat et trop de répugnance aux corvées officielles.

Louis II ne faisait pas de distinction entre la cour et la ville. Les contraintes sociales l’irritaient partout. Sans doute, il supportait rarement, et avec une visible impatience, les défilés populaires, les fêtes publiques, les cérémonies. De même qu’il lui fallait des représentations privées, la présence de la foule gâtait, n’importe où, son plaisir. Retournant un jour, à l’heure des entrées, dans une exposition du Palais de Cristal qu’il avait d’abord visitée seul, il observa désappointé : « L’impression poétique se transforme en irréparable prose. On ne descend pas impunément du banquet des dieux dans le monde des mortels. » Mais son dégoût n’était pas moins vif lorsqu’il devait présider quelque dîner de gala. Courtisans, ministres, diplomates, c’était une foule d’un degré plus bas encore que celle de la rue car Louis ne comptait pas y rencontrer ces naïvetés et ces droitures qu’il appréciait chez un paysan, chez un simple domestique. Aussi faisait-il placer devant ses yeux de véritables buissons de fleurs, afin d’apercevoir aussi peu qu’il se pourrait le visage de ses convives. Ni dans la Carrière, ni dans les Cours on ne trouva le procédé plaisant. Et pendant vingt ans, à travers l’Allemagne et l’Europe, mille voix affirmèrent entre haut et bas, et plutôt haut que bas, que la malheureuse Bavière avait pour roi un fou.

Un complot se dessina ainsi de bonne heure contre Louis II. Il n’en rendit l’exécution que trop facile. Et il est juste de reconnaître qu’il donna beau jeu à ses adversaires. Les avertissements ne lui avaient pourtant pas manqué. « Ce goût funeste de la solitude menace le pays de quelque malheur », écrivait en 1873 un apologiste de l’unité allemande encore toute fraîche. Il était évident que la folie du roi serait un jour un excellent prétexte pour enchaîner d’un peu plus près la Bavière.

Fou, au sens de la pathologie et de la clinique, qui saura jamais dire si Louis II l’a été vraiment ?

Un peintre, lorsqu’il a l’intuition de la personne humaine lorsqu’il sait pénétrer le secret d’une âme, et l’exprimer par son pinceau, un peintre accuse ou innocente le modèle. Un beau portrait est un témoin. On peut étudier Louis II d’après la toile qu’a signée Lenbach et qu’on voit à l’Hôtel de Ville de Munich. L’artiste, que la plénitude et la vigueur du Titien ont toujours hanté, a représenté le roi aux environs de sa trentième année, debout, revêtu d’un sombre costume de style Renaissance, la rapière au côté, le visage éclairé par la fraise où s’emprisonne le cou. Ce n’est plus le bel adolescent romantique de la passion wagnérienne, le roi jeune fille aux paupières battantes. Le front si pur est encore serein. Mais les yeux ont un éclat dur. Entre les sourcils très noirs se creuse un pli révélateur. Angoisse ou lutte, doute, inquiétude ou souffrance, un drame intérieur se reflète sur ce visage. Mais le peintre n’a pas trahi Louis II : sous ce masque tourmenté continue de veiller une pensée ardente.

Personne n’a osé tenir pour folle cette Élisabeth d’Autriche que Maurice Barrès a nommée « l’Impératrice de la solitude ». On a conclu à la folie de Louis II pour une conception de la vie qui n’était pas différente de celle que sa cousine a magnifiquement exprimée. Unies par le sang, ces deux rares natures avaient encore des affinités spirituelles. La châtelaine sans cour de l’Achilleion de Corfou, la voyageuse errante de l’Adriatique et de la mer Egée ne recommençait-elle pas la vie du roi de Bavière, enfermée dans ses châteaux merveilleux ou bien courant en traîneau ses montagnes tyroliennes ? Elle aussi préférait d’humbles confidents à la société des rois. Elle possédait un don que n’eut pas Louis II celui de revêtir ses pensées de belles images littéraires. Mais ces pensées, elle les partageait avec son cousin. Elle disait « La solitude est une forte nourriture. » Et il l’aurait dit avec elle. Elle disait encore : « Après mes retraites, je m’aperçois que l’on sent davantage le poids de l’existence quand on revient en contact avec les hommes. La mer et les forêts nous enlèvent tout ce que nous avons de terrestre nous sentons l’infini entrer en nous. Fréquenter la société humaine, c’est nous éloigner de ce progrès, car le sentiment de notre propre individualité, qui y souffre toujours, s’y exaspère. » Et si Louis II avait su donner de pareilles raisons à sa misanthropie, sans doute les hommes la lui eussent plus facilement pardonnée. Mais Elisabeth d’Autriche a parlé pour lui. Elle lui a prêté son génie éloquent. C’est à Louis II qu’elle pensait lorsqu’elle disait devant une statue d’Achille mourant : « Je l’aime parce qu’il a méprisé les foules et parce qu’il les croyait bonnes, tout au plus, à être abattues par la mort comme des brins de chaume. Il n’a tenu pour sacrée que sa volonté propre. Il n’a vécu que pour ses rêves. Et plus précieuse que la vie même lui était sa tristesse. » Tels étaient les propos qu’elle tenait à ses confidents, comme l’étudiant Christomanos, devant qui elle ouvrait une âme dont elle cachait le mystère aux rois en cela encore semblable à Louis II. Or nul n’a songé à faire soigner Elisabeth d’Autriche par des médecins aliénistes.

D’ailleurs, ces deux contempteurs du genre humain s’étaient rapprochés et compris. Le roi de Bavière et l’impératrice d’Autriche échangeaient une correspondance dont le secret n’a pas encore été livré. La crédulité germanique, qui a tant travaillé à composer la légende de Louis II, prétend qu’au chalet de l’île des Roses, au milieu du lac de Starnberg, il y avait un secrétaire dont les deux cousins possédaient chacun une clef. Ils y déposaient leurs lettres et venaient y chercher les réponses, par mépris, sans doute, de la poste. On dit aussi qu’après la mort de Louis II on trouva dans le meuble de l’île des Roses une missive adressée par la « Colombe » à « l’Aigle ». Rien de tout cela ne serait invraisemblable, en somme, car les deux cousins étaient à égalité pour le culte du romanesque. C’est pourquoi il importe de n’être pas plus sévère pour l’un qu’on ne l’est pour l’autre. La question qui se pose dans le cas de Louis II est de savoir s’il s’agissait de folie pure ou d’ironie supérieure. Imaginez qu’au lieu d’être issu d’une souche royale, il eût été tout simplement un homme riche, de bonne famille. Il eût fait un grand seigneur excentrique comme on en rencontre en Angleterre. De bonne heure, ses oncles ou ses neveux auraient obtenu son interdiction, placé son patrimoine à l’abri de ses excentricités et de ses gaspillages. Et il aurait pu, jusqu’à un âge avancé, poursuivre le cours de ses manies innocentes en laissant la réputation d’un original très spirituel. Mais il possédait un trône…

Au point de vue physiologique, ses habitudes de vie nocturne avaient certainement exercé sur sa santé une fâcheuse influence. Il se plaignait souvent de névralgies torturantes : c’était un gros mangeur, un trop gros mangeur qui aurait eu besoin d’un régime sévère. Il combattait ses douleurs par des nuits entières passées en plein air : on le voyait parfois couché sur le sol, dans les bois ou bien au flanc de ses montagnes tyroliennes, roulé dans des couvertures. Ou bien il ressentait la nécessité de dépenser l’excès de ses forces par des exercices violents, de calmer ses nerfs par des déplacements précipités : de là ces raids où il fatiguait plusieurs chevaux, méprisant tout danger, sautant avec témérité les obstacles  ; de là ces fantastiques promenades en traîneau, devenues légendaires. Sa neurasthénie avait aussi des manifestations plus graves. Il eut quelquefois des hallucinations, que surprirent ses domestiques. Mais il restait assez clairvoyant pour les observer lui-même. « En vérité, dit-il un certain jour en français, sa langue préférée, il y a de certains moments où je ne jurerais pas que tu n’es pas fou. » Ah ! Sire, quelle imprudence qu’une parole semblable quand on n’est parfaitement sûr ni de son valet de chambre, ni de son coiffeur, ni de son cocher !

Il se rendait parfaitement compte aussi des défaillances de sa volonté. « Les journaux manquent de tact et voudraient que je fusse toujours gracieux, disait-il encore ; mais tout ce qui continue sans arrêt me fatigue. » Et puis, il était brusque, sujet à de violentes colères, exigeant avec ses serviteurs, avec ses secrétaires de cabinet eux-mêmes. Mais le roi se rendait compte aussi de ses exigences. Et il lui arrivait de dire avec bonhomie : « Pour rien au monde, je ne voudrais être mon propre chef de cabinet. » M. de Ziegler, l’un de ses secrétaires, n’a raconté qu’une extravagance un peu notable : un jour, pendant la lecture du fastidieux rapport, Louis II prit sur sa table un revolver et visa son secrétaire, qui ne prit pas la chose au tragique. « Votre Majesté n’aurait pas le courage de tirer », dit-il. Louis II, en effet, ne tira pas. Pourtant, il s’emportait quelquefois contre l’insupportable Ziegler, qui prêchait économies, devoirs envers l’État, et qui continua d’ailleurs à prêcher vainement, même après cette scène de menaces pour rire.

Mais ce qu’on reprocha le plus vivement à Louis II, dans la dernière période de sa vie, ce fut les amis dont il s’engoua. À seize années de distance, la passion qu’il avait eue pour Richard Wagner se renouvelait. Cette fois, son amitié exaltée s’adressait plus bas : c’était encore à un homme de théâtre, car la séduction des planches restait toujours puissante santé sur lui. Mais, au lieu d’un musicien, c’était d’un acteur que Louis II faisait son favori.

L’aventure fit scandale, et, en somme, pas beaucoup plus que celle de Wagner.

La préférence accordée par le roi à un comédien sur les personnages officiels et décoratifs dont il fuyait la fréquentation était peut-être humiliante pour les messieurs et pour les dames de Munich. Mais elle n’était pas aussi déshonorante qu’on l’a prétendu. Joseph Kainz, la dernière amitié du roi de Bavière, était un juif qui manquait, à coup sûr, de tact et d’éducation. Ce n’était pourtant pas un sot. Il est mort en 1910, et ç’a été l’acteur de langue allemande le plus illustre de son temps, le Talma, le Frédérik Lemaître de Vienne. Tout de suite, Louis II reconnut une personnalité chez le jeune acteur. Il le protégea avec la même générosité qu’il avait mise à protéger Wagner.

Au mois d’avril 1881, on jouait Marion Delorme au théâtre de Munich. C’était une de ces représentations privées dont Louis II n’avait pas perdu le goût. Il remarqua dans le personnage de Didier un artiste qu’il n’avait encore jamais vu. Joseph Kainz avait vingt-trois ans, et il menait une vie de comédien errante et sans gloire. Sa physionomie sémite, mais fine, était attirante et expressive. Ardent, élégant, son jeu en dehors, pittoresque, son panache romantique, enchantèrent Louis II, qui, aussitôt la pièce achevée, envoya au jeune acteur quelques mots de félicitations accompagnés d’une bague de prix. Joseph Kainz a raconté lui-même tous les détails, et sans faire grâce d’aucun, de la fortune foudroyante qui le tirait de l’obscurité. Deux fois, en mai, Louis II voulut revoir Kainz dans le même spectacle. Le mois d’après, faveur insigne, il accordait au comédien l’entrée d’un de ses châteaux mystérieux et impénétrables, celui de Linderhof.

En quelques jours, une étroite amitié se noua entre l’acteur et le souverain. Louis II montra à Joseph Kainz ces refuges de son rêve où, jusque-là, il n’avait admis personne. Il lui révéla la grotte de Tannhœuser, la hutte de Hunding et l’ermitage de Trevrezent. Il partageait avec lui sa voiture pendant ses promenades nocturnes. Et, tout à la joie de sa nouvelle affection, retrouvant les excès de son affection de jeune homme pour Wagner, et comme si, après tant de solitude, il eût eu besoin de se livrer, le roi de Bavière tutoyait le petit acteur juif, l’accablait de prévenances. Joseph Kainz était, d’ailleurs, tout à fait à l’aise dans ce nouveau rôle de favori.

Nous savons, par ses propres soins, les incidents de cette amitié de quelques mois. Kainz, comme nous l’avons dit, n’était pas incapable de soutenir la conversation avec Louis II. L’art du théâtre et la grande question de la sincérité de l’artiste en faisaient le fonds. Louis II réfutait le Paradoxe sur le comédien. Il ne voulait pas que l’acteur se séparât du rôle. Joseph Kainz était et restait Didier. Louis II ne l’appelait pas d’un autre nom. Et, un jour qu’il reparlait de Marion Delorme, Kainz ayant fait observer froidement, en homme de la partie, qu’il y a, dans le drame d’Hugo, des détails invraisemblables, comme l’escalade du balcon, Louis II développa avec vivacité son esthétique :

« Cela peut être vrai, dit-il. Mais, quant à moi, j’ai toujours soin de ménager mon idéal. Je n’aime pas à remarquer ces petites faiblesses dont l’harmonie générale de l’œuvre aurait à souffrir si on les examinait de trop près. Il en est de même pour moi de l’acteur. Je ne vois en lui que le personnage qu’il représente. Aussi, celui qui est chargé d’un rôle noble est-il un être noble à mes yeux.

— Mais, objecta Kainz, si je jouais Franz Moor, des Brigands, me prendriez-vous pour un coquin ?

— Jamais, répondit le roi vivement, jamais vous ne jouerez un rôle pareil ! »

Louis II approchait de la quarantaine, et l’on voit qu’il avait conservé la jeunesse et la fraîcheur de son imagination. Il n’avait pas cessé de croire à l’illusion de la scène. Le Paradoxe de Diderot fait horreur aux adolescents, et surtout aux adolescentes, qui n’admettent pas un instant que le jeune premier puisse ne pas jouer avec toute son âme, ne pas ressentir toutes les passions de son rôle. L’idée que Louis II se faisait du théâtre et du métier d’acteur était restée aussi virginale. C’est pourquoi Joseph Kainz n’était pas, à ses yeux, un petit acteur juif, mais le personnage de Marion Delorme sous lequel il lui était apparu pour la première fois. Et jamais il ne l’appela d’un autre nom que celui de Didier.

Si l’imagination de Louis II ne s’était pas éteinte, son cœur, dans la solitude, n’avait pas vieilli davantage. On est surpris de retrouver son amitié pour Kainz aussi vivace, aussi fougueuse que l’avait été autrefois sa passion pour Wagner. Mêmes tête-à-tête, prolongés jusqu’à l’impatience de l’ami, trop chéri à son gré. Même programme de plaisirs interminables lectures, séances de déclamation sans trêve au milieu des familiarités de la vie en commun. Et, chose curieuse, même susceptibilité du roi dès qu’il s’agit de sa dignité et des affaires de l’Etat. Louis II brisait net la conversation lorsque Wagner se permettait de parler politique. Un jour qu’il se plaignait à Joseph Kainz du poids de la couronne, le jeune comédien s’enhardit à donner le conseil d’abdiquer, de remettre la tâche en d’autres mains. Louis II le regarda avec sévérité, le pria de parler d’autre chose. L’imprudent favori avait touché, sans le vouloir, au sujet réservé. Louis II, comme tous ses collègues couronnés, se retrouvait roi au milieu même de ses abandons.

Et ce fut, pendant cinq mois, une orgie de littérature. Louis II écrivait à Kainz des lettres fiévreuses, du style qu’il avait employé avec Wagner. Le comédien n’a d’ailleurs pas manqué de les publier de son vivant. C’est un rappel de toutes les satisfactions que les ouvrages récités en commun ont causées au roi, des remerciements lyriques pour l’acteur à la voix vibrante, mêlés d’effusions idéalistes. Par exemple : « Relisant à l’instant le drame délicieux de Grillparzer, La Vie est un rêve, et les vers de Roustan que, durant ces jours sublimes, vous avez dits à Linderhof avec une ardeur si persuasive, je sentis de nouveau l’inoubliable charme de votre voix divine ! » Un autre fragment d’une lettre de Louis II mérite d’être cité. Le roi dut expliquer à son ami pourquoi il ne voulait le voir en scène que dans les représentations privées. Joseph Kainz, jouant au théâtre de la Cour, à l’occasion d’une cérémonie, s’était flatté de réussir à faire paraître le roi en public ce soir-là. C’eût été, en effet, pour le jeune acteur, un succès personnel, car il y avait des années que Munich n’avait pu voir le roi dans sa loge. Louis II se donna la peine d’exposer tout au long les motifs de son refus. Kainz ne crut pas à ses raisons ou ne les comprit pas. Il commençait, d’ailleurs, à se tenir pour le camarade du roi, et ses familiarités le rendirent bientôt insupportable. Louis II n’était tout de même pas descendu aussi bas qu’on l’affirma plus tard. Les auteurs du rapport parlementaire lui ont reproché ses fréquentations dégradantes : Louis II sut pourtant, jusqu’à la fin, se faire respecter.

L’été venu, il avait décidé de faire un voyage romanesque en compagnie de son favori. Il avait songé d’abord à l’Espagne. Il choisit la Suisse, plus prochaine, le lac des Quatre-Cantons où le souvenir des équipées wagneriennes de sa vingtième année le ramenait. L’amour-propre de Joseph Kainz souffrit dans l’intimité du voyage. Louis II ne consultait assez ni ses goûts ni ses forces, lui imposait des veillées et même des jeûnes extraordinaires. Lorsqu’on était dans un livre, le roi oubliait, et pour lui et pour les autres, l’heure du dîner. L’estomac de Kainz était à l’épreuve en même temps que son orgueil. Tout cela devait finir mal. Louis II eut, un soir, la fantaisie pendant une promenade sur le lac, d’aborder au Rütli, d’y passer la nuit à réciter du Schiller. Il était tard ; Kainz était : las il refusa avec humeur de se mettre aux exercices de déclamation. Louis II, avec cette moquerie dédaigneuse dont il avait le privilège, n’insista pas, souhaita bonne nuit à l’acteur et, regagnant sa barque, abandonna Kainz à ses méditations et à ses remords. Le lendemain, honteux et confus, le comédien se présentait devant son protecteur, qui lui accorda son pardon. Mais le charme était rompu. De retour à Munich, Louis II donnait congé à Kainz, sans aigreur du reste. « Soyez béni de tous les esprits du bien. C’est le vœu cordial de votre bien affectionné », lui écrivait-il en guise d’adieu. Et, par la suite, Joseph Kainz reçut encore quelques lettres d’un enthousiasme chaleureux, mais ni plus ni moins déraisonnable que celui dont Wagner avait eu les prémices.

Comme à Wagner aussi, l’amitié du roi devait porter bonheur à Joseph Kainz. L’homme du drame musical avait été sauvé d’un naufrage presque certain par la faveur du roi de Bavière. La même faveur tira de la médiocrité l’obscur comédien judéo-hongrois, qui poursuivit sa carrière avec le prestige de son aventure de Munich. Et il dut une part de ses succès de théâtre au mystère et à la légende de Louis II.

Le roi, après cette passade, reprit sa vie coutumière. Son secrétaire, son valet de chambre, son coiffeur, ses piqueurs, les simples et loyaux paysans tyroliens qu’il retrouvait dans ses interminables courses à travers la montagne firent désormais son unique société, jusqu’à celle du médecin aliéniste que lui imposa la sollicitude de son oncle Luitpold.

« A partir de 1883, dit M. de Neumayer dans le rapport de la célèbre Commission qui justifia l’internement de Louis II, Sa Majesté cessa de fréquenter des hommes cultivés. » Est-ce bien un signe de folie ? Il reste permis d’en douter. Si Louis II estimait que les « hommes cultivés » sont plus ennuyeux, plus stériles, moins sincères que les natures incultes, de quel droit lui faire ce procès de tendances, le condamner pour une opinion, pour un simple goût ? L’Allemagne, avec cela, est le pays où abondent les « Philistins de la culture », plus redoutables que le Philistin vulgaire, parce qu’ils prétendent au bel esprit. Mais Louis II, dira-t-on, n’était-il pas aussi, dans son genre, un « Philistin de la culture », par le zèle artistique si naïf de ses châteaux, par sa fâcheuse tendance à concevoir la vie comme une suite d’attitudes littéraires ?… Mon Dieu, il y eut de cela sans doute dans le cas de ce prince. Mais nous préférons voir en lui un de ces aspirants malheureux à la civilisation, un de ces impétrants à l’humanité supérieure, rougissant de leur barbarie germanique et touchés par la grâce du génie latin et du style français, que l’Allemagne a toujours produits, même aux époques où elle était victorieuse et le plus sûre d’elle-même.

Pourtant, les « hommes cultivés » de Munich et des environs ne pardonnaient pas à Louis II de se passer si volontiers de leur compagnie. Ils se sont vengés par de terribles médisances. Le roi vivait familièrement avec quelques-uns de ses domestiques. Il se prenait d’affection pour des inconnus. Il faisait assister à ses représentations privées des soldats qu’il avait remarqués pour leur bonne tenue, et il leur montrait son jardin d’hiver ou ces châteaux dont il fermait la porte aux princes et aux archiducs. Il s’amusait parfois à faire revêtir à des paysans des costumes orientaux, à les traiter en pachas tout le long d’une journée. Ou bien il les conduisait dans la hutte de Hunding et leur faisait boire de l’hydromel dans des cornes, à la façon des anciens Germains. Et il s’amusait de leurs mines, des réponses qu’ils trouvaient à ses questions. Il ne faisait guère que raffiner sur le plaisir bien connu de l’intellectuel qui interroge les gens de la terre ou les gens de métier, s’intéresse à leur vie, découvre chez eux des sentiments insoupçonnés, se plaît à leur langage dont la verdeur le réveille Taine a écrit quelque part qu’il préférait la conversation du plombier qui vient réparer une fuite d’eau, à celle du Monsieur qui dîne en ville. Louis II ne faisait pas autre chose. Mais on est allé chercher des explications bien plus frappantes pour l’imagination. On lui a attribué des vices infâmes. Et ce n’est pas seulement dans les libelles ignobles qui s’impriment à Amsterdam ou au Caire, c’est dans de pesants traités de pathologie et sous la signature de « psychiâtres » éminents que ces accusations ont été lancées contre Louis II, sans preuve sérieuse d’ailleurs. Telle a été la vengeance des « hommes cultivés ». Ils ont su tirer parti des apparences autant que des imprudences littéraires et épistolaires du roi.

Louis II fut-il vraiment fou, enfin, parce que, vivant solitaire, il parlait seul et, fidèle à sa manie de théâtre, dialoguait avec des personnages absents ? Certes, le symptôme est grave. Mais tout dépend aussi de la façon dont les choses se passaient. Il arrivait qu’au lieu de lire pendant son repas, — il lisait souvent de bons livres français, — il fit la conversation — en français toujours — avec Louis XIV et Marie-Antoinette, priant le maître d’hôtel de se souvenir qu’il avait à sa table d’augustes personnages. Mais lui-même n’était pas dupe du jeu, ajoutait avec un sourire : Louis XIV et Marie-Antoinette sont les plus agréables des hôtes ils s’en vont dès que j’ai le désir qu’ils s’en aillent. » Reste à savoir s’il est encore permis, à quarante ans, de jouer de cette façon-là, même avec de l’ironie.

Et il ironisait toujours, mais terriblement, quand il abusait de son privilège royal pour tout dire, la vérité à ses ministres, leur secrète pensée aux solliciteurs et aux courtisans : et cela non plus ne lui fut pas pardonné. On l’accusa d’avoir tué un de ses domestiques parce que, dans un mouvement de colère, il avait violemment, — et involontairement peut-être, — serré le malheureux entre deux portes. Et il ordonnait aussi à l’un de ses valets de chambre de ne paraître devant lui qu’avec un masque afin de cacher sa laideur, laideur morale sans doute, plutôt que physique. Un autre devait porter sur son front un cachet de cire en signe qu’il avait l’entendement fermé : jeux de prince shakespearien encore.

Et dans toutes les extravagances des dernières années, qui ressemblaient d’ailleurs parfaitement aux simples excentricités des débuts et qui servirent néanmoins à conclure à la démence, on doit se demander aussi quelle était la part de la plaisanterie. Quand Louis II ordonnait qu’on jetât un ministre, un secrétaire ou un valet aux oubliettes, n’était-ce pas de la raillerie glacée ? On reste libre de le croire, puisque jamais Louis II ne s’étonna de revoir ses condamnés, ne s’enquit du lieu, de l’heure, du détail de l’exécution. Pareillement, lorsqu’il déclarait qu’il finirait par établir chez lui l’étiquette de la cour de Chine, est-on bien sûr qu’il ne s’agissait pas d’une moquerie ?

Mais ce sont peut-être les fantaisies de sa garde-robe qui lui ont fait le plus grand tort. Il y a une façon très sûre de passer pour dément aux yeux du commun : c’est de ne pas s’habiller comme tout le monde. Depuis longtemps, Louis II avait fâcheusement attiré l’attention par l’irrégularité de son costume. Son chapeau de haute forme rehaussé d’une aigrette, sa toque de velours bleu ornée d’un diamant, étaient depuis longtemps considérés comme des détails de toilette très choquants pour le bon sens. Le public de Bavière et même d’autres lieux était tout disposé à admettre qu’un prince qui se coiffait d’une façon si contraire aux usages fût capable de tout.

En somme, au moment où approchait le drame, les manies de Louis II, ses habitudes de misanthrope et de solitaire pouvaient s’être aggravées. On peut noter aussi des troubles nerveux, des hallucinations qui avaient pris un certain développement. Il est exact encore qu’il se croyait quelquefois persécuté. Mais aucun de ces symptômes n’était nouveau. Son impatience, son imagination, gardaient, comme l’a observé un témoin assez pénétrant, M. de Heigel, un caractère beaucoup plus enfantin que maladif. Si Louis II était fou, il l’avait toujours été, et il ne l’était guère plus en 1886 qu’en 1864.

Tout bien pesé, on est en droit de conclure qu’il y a doute. Et que le doute profite donc à Louis II. Son cas reste une énigme, comme tant de cas humains. Il aura eu le dédain suprême de ne pas en donner le mot à la postérité ; plus fort que Néron qui, avant de mourir, découvrit son mystère. Il est seulement fâcheux pour la supériorité du Wittelsbach que Munich ne soit pas une aussi belle scène que Rome.

Il y avait déjà longtemps que la déchéance de Louis II était demandée à Lutz, le ministre libéral qu’il avait de tout temps soutenu contre la droite et qui devait pourtant, à la fin, prêter les mains à l’exécution. Lutz répondait qu’en réalité il n’y avait rien à reprocher au roi, qui continuait à régner en respectant la Constitution. Il ne semble pas, en effet, que la Bavière ait eu à souffrir de l’étrange existence que menait le roi. À partir de 1883, il s’éloigna davantage du détail des affaires : la Constitution ne s’en plaignit pas. À part l’ennui, pour les secrétaires et les courriers, d’aller chercher le roi dans des résidences lointaines et changeantes, quand il s’agissait d’une signature importante à donner, il n’y avait aucun trouble dans le royaume du fait de la folie réelle ou présumée du monarque.

Il y avait seulement une inquiétude ; la question d’argent. De nouveau, la bourgeoisie se tourmentait à Munich, comme au temps de Wagner, parce que le roi dépensait sans compter, parce qu’il avait des dettes, parce qu’on lui attribuait le projet de commencer d’autres constructions, des châteaux encore plus luxueux et plus coûteux que les autres. Louis II, pour une de ses représentations privées, venait de faire monter la Théodora de Sardou avec un luxe de décors et de costumes inconnu dans la petite capitale et qui n’avait pas exigé moins de deux cent mille marks. « Une soirée qui nous revient cher ! » pensait-on à la brasserie. Et puis, l’on redoutait un palais oriental qui serait élevé au bord du Plansee, un château fort gothique auprès duquel Neuschwanstein ne serait rien. La suite de tous ces murmures fut le coup d’État par lequel le prince Luitpold, oncle du roi, prit le pouvoir.