Louis XI et le Bénédictin (O. C. Élisa Mercœur)

La bibliothèque libre.
Génération du livre numérique : Télécharger au format ePub Télécharger au format PDF Télécharger au format mobi 
3
Louis XI et le BénédictinMadame Veuve Mercœur.


LOUIS XI
ET
LE BÉNÉDICTIN,
DÉDIÉ
À MADAME LA DUCHESSE D’ABRANTÈS,
PAR
MADEMOISELLE ÉLISA MERCOEUR
(De Nantes).


Qui ne sait pas dissimuler ne sait pas régner.

Louis XI.


2 Volume in-8.

PARIS.

LOUIS XI ET LE BÉNÉDICTIN

 369
Chapitre          I. 
 389
 404
III. 
 418
IV. 
 440
 460
VI. 
 476
 481
 485
 493
XII. 
 505
XIII. 
 507
XIV. 
 510
XIX. 
 522
 524
 526
 542
 550
 553
XXXI. 
 555
XXXII. 
 558
XXXIII. 
 565
 568

NOTICE

SUR
LOUIS XI ET LE BENEDICTIN.

Le succès de la Comtesse de Villequier, ayant donné à beaucoup d’éditeurs le désir de publier quelques-unes des productions d’Élisa Mercœur, lui fit adresser un grand nombre de demandes. L’un d’eux, que nous rencontrions quelquefois aux soirées de la duchesse d’Abrantès, dit à Élisa, sitôt l’apparition de la Comtesse de Villequier :

— « Ce serait une véritable bonne fortune pour mes abonnés du Salmigondis, mademoiselle, si je pouvais leur offrir dans un de ses numéros une nouvelle de mademoiselle Mercœur, et surtout une nouvelle historique.

— J’ai peu de temps à moi dans ce moment, monsieur, où je m’occupe de mon roman de Quatre Amours ; cependant, si vous n’êtes pas trop pressé, et si vous pensez qu’une nouvelle de moi puisse ajouter au plaisir de vos abonnés, vous pouvez être sûr que je ferai tout pour leur être agréable ; seulement je regrette de ne pouvoir vous fixer au juste, ou à peu près du moins, l’époque où je pourrai vous livrer la nouvelle que je vous promets pour votre Salmigondis. »

Elle s’occupa néanmoins, sans tarder, des moyens d’accélérer la promesse qu’elle venait de faire ; car, sitôt que nous fûmes à la maison, elle me dit :

— « Çà, voyons, maman, tenons conseil… Tu l’as entendu ; j’ai promis à M. Fournier une nouvelle historique pour son Salmigondis… Quelle époque de l’histoire me conseilles-tu de choisir ?… Penses-tu que je ferais mal de m’en tenir à celle du règne de Henri III ?…

— Je ne pense pas que tu ferais mal de t’en tenir à un règne qui t’a prodigué ses trésors… Mais, puisque tu me demandes mon avis, il me semble qu’un peu de variété ne gâterait rien, et que tu ferais bien de promener tes regards sur le règne de Louis XI, non moins fécond, je t’assure, en incidens, que celui de Henri III, s’il ne l’est même davantage. »

Cet avis, qui fut un trait de lumière pour Élisa, me valut de sa part une forte accolade.

— « Oh ! la bonne idée qui t’est venue là, ma petite maman ! Mais comment ne s’est-elle pas présentée à moi tout d’abord ?… Oui, tu as raison ; c’est un règne bien fécond en incidens… Eh bien ! tenons-nous-en à ce règne qui fit le destin de la France… Maintenant que me voilà fixée sur l’époque, il ne me reste plus qu’à savoir auquel des sujets de Louis XI je donnerai la préférence… Eh ! mais j’y pense ; si je la donnais à Louis XI lui-même ? »

« Grand roi ! dit-elle d’un ton comiquement suppliant,… ne repousse pas la prière d’une jeune fille qui serait heureuse de te devoir sa gloire !… Daigne, en sa faveur, sortir de l’asile qui te dérobe aux regards des humains… Viens étaler à ses yeux toutes les ruses de ton puissant génie et l’initier dans le secret de tes superstitions ! Élisa Mercœur est pauvre de gloire, grand roi ! mais elle en deviendrait riche, si tu révélais à son âme tous les secrets de ton âme !!! [2] »

— « Penses-tu, maman, qu’il se laisse toucher ?

— Il faudrait, mon enfant, qu’il fût bien insensible pour résister à une telle prière…

— Eh bien ! espérons donc ; mais, comme l’espérance a besoin d’alimens pour se soutenir, nous ferons bien, pour l’empêcher de mourir d’inanition, d’aller dès demain surprendre Louis XI dans sa retraite… Il me tarde d’être en face de ce rusé monarque pour l’examiner tout à mon aise et pour étudier l’attitude la plus favorable à ses formes ; car il sera, je crois, difficile à saisir. De combien de nuances il me faudra charger ma palette !… Il faudra aussi que nous étudiions avec un soin extrême la physionomie de ceux de ses sujets qui devront se trouver en contact et en opposition avec lui… Je dis nous, parce que je pense que tu ne me refuseras pas ton assistance dans une telle conjoncture.

— Si je puis t’être utile à quelque chose, ma bonne amie, tu peux disposer de moi, je te suis toute dévouée.

— Eh bien ! je vais mettre ton dévouement à l’épreuve… Mais commençons d’abord par quitter ce tonde plaisanterie, et causons sérieusement. J’ai toujours pensé que ce qui rendait les romans et les nouvelles historiques si rares, c’était le peu de persévérance que l’on mettait dans les recherches que nécessitent ces sortes d’ouvrages ; et c’est très fâcheux, car le roman se liant essentiellement à l’histoire, on y retrouve toujours quelque chose des temps qui ne sont plus. La nouvelle que je me propose de faire exige des recherches infinies ; et tu sais que depuis que l’on n’a plus la facilité d’avoir chez soi des livres de la Bibliothèque [3], on est obligé d’y aller faire toutes les recherches dont on a besoin, ce qui ne laisse pas que de vous prendre beaucoup de temps, et par conséquent de rendre le travail fort long. Si tu le veux, toi, tu peux m’abréger le mien de moitié…

— Comment cela ?

— En te chargeant de consulter pour moi à la Bibliothèque les différens historiens, si peu d’accord entre eux, qui ont écrit l’histoire de Louis XI.

— Mais y penses-tu, ma chère mignonne ? Ton amitié pour moi t’aveugle-t-elle au point de te faire oublier que je suis sans instruction, et qu’il faut de grandes connaissances pour faire ce que tu me demandes ?…

— Je dois trop à ton jugement pour lui faire l’injure de douter de son tact dans cette circonstance. L’intimité dans laquelle nous vivons depuis que j’existe, m’ayant déroulé tous les replis de ton âme comme elle t’a déroulé ceux de la mienne, m’a mise à même depuis long-temps de l’apprécier à la juste valeur ; et c’est précisément parce que je le sais capable de distinguer parmi les faits recueillis sur la vie de Louis XI les plus propres à donner de l’importance à la nouvelle que j’ai promise, que je te prie en grâce de vouloir bien en prendre note pour moi à la Bibliothèque. Tu es trop initiée dans mes travaux pour ne pas connaître aussi bien que je le ferais, ce qui est susceptible de produire de l’effet ; aussi je ne trouve rien là-dedans qui puisse l’embarrasser. D’ailleurs, tu sais bien que c’est toi qui, dès mon bas âge, m’appris à considérer les choses sous leur véritable point de vue ; et je ne vois pas pourquoi tu serais moins habile dans le choix des faits dont j’ai besoin, que tu le fus dans celui des conseils avec lesquels tu as guidé ma jeunesse inexpérimentée.

— C’est que pour te donner des conseils, ma bonne Elisa, je n’eus jamais besoin d’autres connaissances que de savoir parler à ton jugement et à ton cœur, et que pour cela, j’eus et j’ai peu d’efforts à faire ; tandis…

— Oui ; mais ne te souvient-t-il plus que c’est toi qui as formé mon jugement et mon cœur ? Va, ce que je te demande de faire, maman, est bien moindre que ce que tu as fait ; car songe que sans les conseils de sa mère, Élisa Mercœur ne serait pas ce qu’elle est ; et que sans eux peut-être, l’eût-on vue se briser contre les écueils du monde !

— Mais toi, ma bien aimée, songe à mon ignorance…

— Ton ignorance !… Cette défiance de toi-même n’est autre qu’un prétexte dont tu colores ton refus…

— Non, je t’assure, mon enfant, je regrette sincèrement de ne pouvoir t’être d’aucun secours dans cette occasion…

— Moi qui suis persuadée du contraire, ma chère petite maman, je te déclare net que je ne construirai que si tu t’engages à me fournir les matériaux. Ainsi, point de matériaux, point de nouvelle. Vois maintenant si tu veux, par ton refus, me faire manquer à la promesse que j’ai faite à M. Fournier.

— Non sans doute, ma chère mignonne ; mais je crains bien, je te l’avoue, que tu ne sois obligée de revenir de la haute opinion que tu t’es formée de mon tact ; enfin, j’essaierai ; et si je ne réussis pas selon tes désirs, je t’aurai du moins prouvé ma bonne volonté…

— À la bonne heure, voilà qui est parler cela. Maintenant que nous voilà d’accord, si tu veux nous irons demain à la Bibliothèque ; nous y ferons quelques recherches ensemble pour te mettre au fait. La facilité que tu as à lire le langage vieilli, te rendra le travail bien moins long ; car n’étant point obligée de t’arrêter sur les mots, tu ne t’arrêteras que sur les faits ; et ce ne sera pas sur les moins intéressans, je gage, ni sur les moins piquans. Comme tu n’ignores pas que la vérité tient souvent le milieu des contradictions, il te sera facile de la saisir à travers celles des historiens qui ont écrit l’histoire de Louis XI. Tu sentiras bien que si la reconnaissance de Philippe de Comines a placé les perfections de ce monarque dans le jour qui leur est le plus favorable, elle a dû nécessairement jeter sur les imperfections de son royal bienfaiteur et ami, un voile assez compact pour n’en laisser apercevoir que l’ombre. Comme le même sentiment ne peut avoir conduit la plume des autres écrivains qui nous ont laissé l’histoire de ce souverain si grand, et si petit à la fois, tu trouveras chez eux la liste de ses défauts, dont Comines n’a pas parlé. Mais, comme il nous faut attendre jusqu’à demain pour nous convaincre de cette vérité, nous ferons bien, d’ici là, d’employer notre temps à dormir : ainsi donc, bonsoir ma petite mère, à demain, dormons. »

Et elle m’embrassa et s’endormit ; car, pendant le colloque que je viens de rapporter, nous nous étions déshabillées et mises au lit. Dès qu’Élisa se réveilla, elle n’eut rien de plus pressé que de me sommer de tenir la promesse qu’elle m’avait arrachée. Il n’y eut pas moyen de l’éluder, et il me fallut, bon gré mal gré, me laisser conduire à la Bibliothèque pour y faire des recherches. Dès que nous y fûmes rendues, Élisa demanda l’Histoire de Louis XI par Brantôme, et les Mémoires de Comines. Nous les parcourûmes ensemble ; j’avais soin de poser le doigt sur ce qui me paraissait le plus remarquable. Elle fut probablement satisfaite des remarques que je faisais ; car elle me dit à l’oreille [4] :

— « Je vois que tu peux marcher seule maintenant. Ainsi cherche ta vie dans Brantôme pendant que je vais chercher la mienne dans Comines. »

Nous prîmes séparément quelques notes que nous ne nous communiquâmes qu’à la maison. Lorsqu’Elisa eut jeté les yeux sur les miennes, elle s’écria de l’air d’une personne qui est bien aise de prouver qu’elle avait raison :

— « Eh bien, maman, avais-je tort de te croire capable de faire des recherches ? Si je n’avais pas insisté, vois comme mon travail serait devenu long par mon déplacement. »

Il fut donc convenu entre nous que j’irais désormais seule à la Bibliothèque faire des recherches, et cela dès le lendemain, parce qu’il ne lui était plus possible de penser à autre chose, et qu’il fallait battre le fer pendant qu’il était chaud ; que j’y parcourrais Comines, Brantôme, Duclos, Mézeray, Varillas et la Chronique de Jean de Troyes, pour y prendre note des traits les plus marquans du caractère si original de Louis XI.

— « Si tu savais, maman, me disait-elle, comme je l’aime déjà, ce cher Louis XI ! Tiens, je sens que, malgré ses imperfections, il sera mon enfant gâté. Si le rusé s’aperçoit de mon faible pour lui, ajoutait-elle en riant, il n’y aura pas moyen de le corriger de ses défauts. Enfin, comme c’est toi qui dois me fournir les moyens de l’élever, je te demande en grâce de me mettre à même de le faire le mieux possible, car j’y veux apporter tous mes soins. »

Elle était si contente d’avoir vaincu mon irrésolution, qu’elle ne savait quelles caresses me faire chaque fois que je revenais de la Bibliothèque. Elle avait toujours soin de me préparer une tasse de tilleul, parce qu’elle était sûre, disait-elle, que je devais avoir grand mal à la tête. Elle avait raison, c’était vrai ; car, malgré les louanges encourageantes qu’elle me donnait, je ne pouvais me dissimuler, lorsque je me trouvais en face des historiens que j’étais obligée de consulter pour sa nouvelle, que la tâche que j’avais entreprise était au-dessus de mes forces, et c’était cette réflexion qui me causait toujours un si violent mal de tête.

L’historique, selon moi, ne supporte pas de médiocrité. Élisa avait donné des preuves trop évidentes, dans sa Comtesse de Villequier, de ce qu’elle était capable de faire dans ce genre, pour qu’elle ne se crût pas obligée de faire tous ses efforts pour mériter de nouveaux applaudissemens. Le nom du héros, d’ailleurs, semblait lui imposer l’obligation de bien faire ; et, pour y parvenir, je sentais bien qu’il fallait plus que des noms historiques jetés au hasard ; qu’il fallait des faits, et je trouvais qu’Élisa avait tort de s’en rapporter à moi pour le choix ; mais j’avais beau vouloir l’en persuader, je parlais à qui ne voulait m’entendre. Enfin, un instant je crus que Dieu avait pitié de moi. Je revenais avec des notes, et je traversais comme de coutume le Pont-Royal pour me rendre à la maison ; j’avais, ce jour-là, la tête si brûlante, que je m’arrêtai près du parapet pour sentir le frais du vent qui y souffle toujours très fort. Je me trouvai près de l’étalage d’un bouquiniste ; je jetai machinalement les yeux sur le titre des volumes qui se trouvaient à ma portée, et j’y lus à ma grande satisfaction : « Histoire de Louis XI par Duclos ; » celle de Varillas suivait. Je m’informai au bouquiniste du prix qu’il voulait les vendre ; j’en fis l’acquisition, et je m’enfuis, joyeuse, porter à Élisa ce qu’il lui fallait pour travailler sans mon secours. Je croyais ma tâche achevée, mais point : les opinions des historiens différant trop entre elles pour pouvoir s’en rapporter exclusivement aux deux que je venais d’acheter, tout ce que je pus obtenir fut un sursis de quelques jours que nous employâmes, Élisa et moi, à parcourir Duclos et Varillas, afin d’éviter de me rencontrer avec eux dans les notes que je serais obligée d’aller prendre à la Bibliothèque.

Il me serait impossible de me rappeler toutes les réflexions que la pauvre petite faisait sur le caractère de Louis XI. Tout ce que je puis dire, c’est que, si je n’avais pas été habituée à ses saillies, j’aurais cru qu’elle devenait folle lorsque je l’entendis s’écrier :

— « Tu es mon prisonnier, Louis XI, tu ne m’échapperas pas ; je te tiens ! — Oh ! mais rassure-toi, je te traiterai avec tous les égards qui sont dus à un monarque tel que toi. Je ne te demande d’autre rançon que la contre-épreuve de ton génie. »

Mille traits de cette nature lui échappaient en travaillant. Qui eût pu être témoin de l’attention qu’elle mettait dans l’examen de Louis XI eût pensé, en la voyant fouiller jusque dans les coins et recoins de son âme impénétrable, que l’avenir l’avait chargée de débrouiller l’héritage de ce monarque, et qu’elle faisait un inventaire consciencieux.

Déjà le chapitre du Bénédictin était achevé lorsqu’Élisa apprit que le Salmigondis allait cesser.

— « Eh bien ! me dit-elle, j’élargirai mon plan, et je ferai de ma nouvelle un roman en deux gros volumes ; aussi bien me suis-je engagée à en fournir un autre, après Quatre Amours, à mon éditeur. Il aura celui-là ; voilà tout. Tu sens bien que je trouverai sans peine de quoi remplir mes deux volumes : la guerre du Bien Public suffirait seule pour en écrire dix ; car cette époque du règne de Louis XI fourmille de traits plus curieux et plus bizarres les uns que les autres ; c’est là que, toujours en scène, il se dessine si bien. Je ne serai pas fâchée, je t’assure, de le peindre en pied. »

Et gaiement, elle se mit à refondre, ou plutôt comme elle le disait, à rélargir son plan, un roman demandant beaucoup plus de développement qu’une nouvelle. Il ne suffisait pas, dans un ouvrage de cette importance, que le lecteur pût y suivre Louis XI pas à pas ; il fallait aussi qu’il fût instruit de tous ceux que ce monarque avait faits depuis son avènement au trône ; et, pour cela, il fallait commencer par lui faire connaître quelle était la situation de la France lorsque Louis XI succéda à Charles VII et quels furent les moyens dont il se servit pour remédier aux abus sans nombre qui existaient sous son prédécesseur. Alors Élisa écrivit le chapitre l’Historique, et celui du Bénédictin, qui se trouvait le premier de la nouvelle, devint le second du roman.

Élisa était si satisfaite de faire de Louis XI un roman au lieu d’une nouvelle, que je ne saurais comparer la joie qu’elle en ressentait qu’à celle d’un enfant à qui l’on n’avait promis qu’une petite poupée et à qui on en donne une grande. Pauvre petite ! sa joie devait peu durer ; il me semble encore voir l’expression de bonheur qui se répandit sur ses traits quand elle me dit :

— « Du courage, ma petite maman, du courage ; il me faudra plus d’ornemens [5], l’édifice étant plus grand. Mais aussi songe que Louis XI fera notre fortune et notre réputation ; oui, notre réputation. Tu ris ; mais n’est-il pas juste que, participant aux frais, tu partages les profits ? Il faut aussi, vois-tu, que chaque chapitre devienne un des rayons de mon auréole de gloire. »

Pauvre enfant ! elle est allée demander au ciel d’y ajouter les derniers rayons !!!

Ve Mercœur,
Née Adélaïde Aumand.

LOUIS XI ET LE BÉNÉDICTIN.

I

HISTORIQUE.


On déshonore un souvenir
En le consacrant par des crimes.

Élisa Mercœur.


Comme un arbre qui, surchargé de branches gourmandes, n’a plus assez de sève pour joindre à cette abondance de rameaux une grande fécondité de fruits et de fleurs, ainsi, jusqu’au milieu du quinzième siècle, la somme de puissance dévolue à la monarchie française, se trouvant subdivisée entre mille royautés subalternes, il était presque impossible que l’état, soit dans la paix, soit dans la guerre, récoltât beaucoup de forces et de bonheur. Un roi n’était qu’un chef titulaire, et ne possédait que la moindre part effective dans cette dissémination de pouvoir ; car, depuis le plus haut feudataire jusqu’au plus petit vassal de la couronne, depuis le prince jusqu’au baron, il n’était pas un grand seigneur qui n’exerçât dans ses domaines une autorité plus absolue, une domination plus arbitraire que celle du monarque dont le soi-disant bon plaisir n’était au fond qu’une formule d’apparat, qu’un plâtrage de despotisme, qu’un voile jeté sur la faiblesse et l’impuissance royale,… qu’une feuille d’or étendue sur du cuivre.

Si l’orgueil national, ce premier mobile du patriotisme, eût occupé la moindre place parmi les passions de ces petits rois de fait connus sous la dénomination de Leudes ou fidèles, il se fût nécessairement établi entre eux une chaîne de communication, une fusion d’opinions et de forces. L’intérêt de la patrie eût fait de ces flèches éparses un imbrisable faisceau ; mais, pour chaque seigneur féodal, la patrie ne s’étendait pas d’un pouce au-delà des limites de son fief. C’est le peuple qui constitue la patrie, comme les enfans établissent la paternité, et la France n’avait pas de peuple ; car le mot peuple, dans sa véritable signification, n’exprime pas seulement l’ensemble numérique des êtres nés sous un même sol et soumis à une même domination ; un peuple est la postérité d’une nation, et les liens de parenté qui unissent les innombrables membres de cette immense famille se fondent moins sur la fraternité territoriale que sur les rapports d’intérêt, de plaisirs, de devoirs et de droits.

C’était en vain que le titre de Leudes, que portaient les descendans des premiers Francs qui s’étaient établis dans les Gaules et s’étaient partagé la terre conquise, voulait dire compatriotes égaux ; si, de l’égalité de leurs privilèges, naissait l’égalité de la tyrannie qu’ils exerçaient à l’égard de leurs vassaux, de cette communauté de despotisme naissait pareillement un sentiment d’individualité politique qui rendait impossible toute sympathie nationale, toute électricité patriotique. Ainsi, quoiqu’ils eussent la même origine et fussent habitans du même pays, ils n’étaient pas concitoyens.

Sans cesse occupés à guerroyer entre eux, employant à la fois l’attaque et la défense, l’abus du courage les conduisait à la férocité ; et leurs besoins croissant toujours par les frais de l’équipement de leurs hommes d’armes et de l’approvisionnement de leurs forteresses, la nécessité les menait au brigandage. De là, les vengeances, les haines héréditaires, les combats interminables… On peut dire que la guerre civile fut permanente, tant qu’exista la féodalité.

Dans un pareil état de choses, la France, saignée à toutes les veines, épuisée de sang et d’or par ces querelles intérieures, ne pouvait jouir au-dedans que d’une prospérité factice, et présenter au-dehors que l’apparence de la force.

Le mal qui la rongeait avait deux causes puissantes : l’esclavage du peuple et le peu d’autorité des rois. Louis-le-Gros le sentit, et porta le premier coup à la domination des grands vassaux, en décrétant l’affranchissement des serfs et en établissant des cours de justice pour examiner les procédures seigneuriales ; mais la liberté n’était pas encore un fruit assez mûr pour être cueilli, et il fallut long-temps pour déblayer les environs du trône.

Enfin, comme il arrive souvent que, dans l’impossibilité d’une cure complète, il n’est de moyen de sauver un malade qu’en substituant un moindre mal à un mal plus grand, il en fut ainsi pour la France. Le remède qui lui fut appliqué par une main habile fut une mutation de tyrannie. Le despotisme passa des grands seigneurs au monarque ; et si la royauté absolue, en s’élevant sur les ruines de la féodalité, ne ferma pas toutes les plaies de l’état, elle cicatrisa du moins les plus creuses blessures.

La mission royale de Louis XI, ce génie de l’absolutisme incarné, fut, comme on le sait, d’abaisser l’orgueil des grands, d’émanciper le peuple en le plaçant sous la protection immédiate des rois, et d’affermir l’unité de la France en la débarrassant de ses hauts feudataires. Cette œuvre, pour être accomplie, demandait plutôt un adroit politique qu’elle ne voulait un valeureux guerrier, et le Machiavel français fut l’ouvrier qu’il fallait à pareille tâche.

Deux fois Louis XI, appuyé de ces mêmes grands seigneurs, dont, plus tard, il sut amoindrir l’audace et la puissance, s’était révolté contre son père. Deux fois il avait été contraint de fuir devant les armes victorieuses de Charles VII, et il était encore exilé à Genep, dans le Brabant, où Philippe-le-Bon, duc de Bourgogne, lui avait accordé l’hospitalité, lorsqu’il apprit la nouvelle de la mort de son père qui, dans la crainte d’être empoisonné par son fils, s’était laissé mourir de faim à Melun-sur-Eure. Impatient d’imprimer enfin sur la terre de France l’empreinte du pied d’un roi, Louis se hâta de franchir les limites de son royaume et marcha vers Reims, où il se fit sacrer.

Son premier acte d’autorité fut de casser de leurs charges et de dépouiller de leurs biens tous ceux qui avaient joui de la faveur de Charles VII. Il nomma aux plus hauts emplois les chefs des rebelles qui l’avaient soutenu dans sa révolte. Ensuite il augmenta la taille, créa de nouveaux impôts et obtint un subside pour réparer provisoirement le déficit qui se trouvait dans les finances si mal administrées, pendant le règne de son prédécesseur, que Tanneguy Duchâtel, l’un des serviteurs du feu roi, avait été obligé de prêter l’argent qu’il fallait pour les obsèques de son souverain. Cela fait, Louis XI passa l’éponge sur sa mémoire à l’endroit de la reconnaissance. Il commença à contester au duc de Bourgogne les privilèges qu’il lui avait accordés en montant sur le trône. François de Dreux, duc de Bretagne, vassal, comme Philippe-le-Bon, de la couronne de France, et qui avait également fourni des secours au roi, lorsqu’il n’était encore que dauphin, ayant sollicité de s’intituler désormais duc par la grâce de Dieu, Louis refusa, en ordonnant au prince breton, de venir prêter serment d’obéissance et de fidélité.

Un orage se formait. Les princes du sang, les seigneurs destitués, ayant à leur tête les ducs de Bourgogne et de Bretagne, formèrent une ligue dans laquelle ils eurent l’adresse de faire entrer le jeune Charles, frère unique du roi. Ce prince, mécontent de n’avoir, pour son apanage de fils de France, que le simple duché de Berry, que lui avait donné son frère, se sauva en Bretagne, et là se déclara hautement chef de cette ligue, qui prit le nom spécieux d’Alliance du bien public.

Il y eut, près de Montlhéry, entre l’armée royale et les troupes confédérées, une célèbre bataille où combattirent, en personne et l’un contre l’autre, Louis XI et son ancien frère d’armes, le comte de Charolais, héritier présomptif de Bourgogne. Les panégyristes du roi ont fait grand bruit de la valeur qu’il déploya dans cette affaire. Mais ils ont oublié de dire que Louis, ayant su que les flèches devaient se diriger de son côté, feignit de soupçonner la fidélité de Pierre de Brésay, grand sénéchal de Normandie, l’engagea, pour se disculper, à faire un troc de vêtement avec lui. Ce fut donc sous l’armure du sénéchal que le roi combattit, et ce pauvre Brésay fut tué en combattant sous celle du roi [6].

Le champ de bataille demeura aux ennemis. Paris fut bloqué ; et Louis ne put mettre fin à la guerre du bien public, qu’en accordant, par le traité de Conflans, la Normandie pour apanage à son frère, quelques places aux ducs de Bretagne et de Bourgogne, et l’épée de connétable au comte de Saint-Pol. Mais il trouva bientôt le moyen de reprendre ce qu’il avait donné. Cette infraction au traité de paix allait rallumer la guerre, quand Louis fit demander une entrevue au nouveau duc de Bourgogne, le comte de Charolais, célèbre sous le nom de Charles-le-Hardi ou le Téméraire. Le duc retint le roi prisonnier et le força ensuite à marcher avec lui pour châtier la révolte des Liégeois, ses tributaires, dont Louis avait sous main, appuyé l’insurrection. Le roi n’obtint sa liberté qu’en engageant au duc sa royale parole, et en prêtant serment, sur la croix de Saint-Lô, de donner à son frère la Champagne et la Brie, en remplacement de la Normandie qu’il avait reprise.

— Si d’aventure, dit-il au duc en prenant congé de lui, mon frère ne se contentait du partage que je lui baille pour l’amour de vous ?…

— S’il ne le veut prendre, répondit Charles, mais que vous fassiez qu’il soit content, je m’en rapporte à vous deux.

Vous voyez que dès ce temps-là, on connaissait le précepte des restrictions mentales.

Louis XI n’avait pas plus l’envie d’être fidèle au traité de Péronne, qu’il ne l’avait été à celui de Conflans. Un des points principaux de son large plan politique était d’empêcher que les états de son frère ne touchassent à ceux de Bourgogne ou de Bretagne. Il parvint à gagner, sans le rendre parjure à son maître, Odet d’Aydic, seigneur de Lescun, favori du jeune Charles de France. Alors il fit proposer à son frère de lui donner la Guyenne au lieu de la Champagne. Mais le duc de Berry qui ne se bornait pas aux conseils de Lescun, faisait traîner en longueur l’affaire de l’apanage, tantôt en réclamant l’exécution du traité de Péronne, et tantôt en demandant que le comté de Poitou fût ajouté au duché de Guyenne. Déjà le duc de Bourgogne élevait la voix pour menacer, lorsqu’enfin le roi fut sorti de ce pas difficile par ce que l’on verra dans le chapitre suivant.

Le caractère de Louis à la fois faible et fort, arrogant et craintif, offrait ce contraste de nuances tranchées de lumière et d’ombre que présente presque toujours un esprit qui surgit de la bourbe où croupissent les esprits vulgaires. Son audace et sa fermeté politique ne sont pas plus connues que ses superstitions, sa défiance et sa crainte de la mort. Combien ce monarque, si hardi lorsqu’il s’agissait de quelque dangereuse et difficile entreprise pour augmenter ou raffermir la grandeur de la France, n’était-il pas en secret torturé de puériles angoisses d’effroi ! Combien aussi ne se fatiguait-il pas à inventer de surabondantes précautions défensives ! Les lieux qu’il habitait étaient de véritables forteresses gardées jour et nuit par quatre cents archers écossais. On ne parvenait dans l’intérieur qu’en passant par trois guichets hérissés de pointes de fer ; et des balles reposaient toujours au fond des carabines, dont les sentinelles, placées sur le haut des murs, couchaient en joue chaque personne qui entrait ou sortait. Les chemins environnans étaient parsemés de pièges et de trappes où se prenaient les pieds des voyageurs ; et l’on voyait, non loin de la demeure royale, de hideux épouvantails ; des chaînes servant de potence et dont les branches fléchissaient sous le poids des cadavres de pendus, glands humains qu’attachaient là les aides du grand prévôt Tristan.

Il est à remarquer que les hommes qui déméritent le plus du ciel, sont ceux qui éprouvent le plus impérieux besoin de se recommander à quelque protection divine. Que d’ex voto offerts par des mains coupables ! Louis XI, tout en ayant une extrême foi dans l’astrologie judiciaire, poussait jusqu’à la manie sa croyance religieuse dans des reliques et des images. Ses prodigalités envers le clergé, et particulièrement envers les moines, ses pieuses donations à nombre de couvens étaient une espèce d’aumône expiatoire des biens qu’il confisquait ; et ses terreurs et ses prières une amende honorable que ses remords faisaient à sa conscience. Mais avec quelques prières d’un côté, et de l’autre, tant de flots de sang répandus dans ses libations de vengeance, la balance était-elle égale ?

On a mis au nombre des torts reprochés à Louis XI d’avoir choisi pour favoris des hommes de basse naissance et de mœurs dépravées ; mais on n’a pas réfléchi que la tortueuse politique de l’astucieux roi ne demandait, pour accomplir ses secrètes missions, ni rang ni conscience dans ceux qu’elle employait. Or donc, le choix de Louis XI était justifié par mille raisons puissantes. D’ailleurs, la grandeur échafaudée de ses favoris n’ayant pour base que la faveur du maître et devant crouler avec elle, l’intérêt les liait à sa cause ; et, comme l’intérêt occupe dans un grand nombre d’âmes une place beaucoup plus vaste que celle qu’y remplit la reconnaissance, il y avait chance pour qu’ils restassent fidèles.

On connaît les noms des plus célèbres d’entre eux. Jean de la Balue, fils d’un tailleur ou d’un meunier, parvenu par degrés rapides jusqu’au rang de cardinal et de premier ministre ; Olivier le Diable ou le Dain, barbier, valet de chambre et conseiller du roi ; Tristan l’Hermite, grand-prévôt de son hôtel, et son compère ; Jean Doyace et plusieurs autres. Un de ceux que nous venons de nommer marcha pourtant dans la voie du parjure ; mais celui-là, Rome lui avait donné son bâton de voyage.

II

LE BÉNÉDICTIN.

C’était par une claire et fraîche nuit d’automne, le ciel était de ce bleu foncé, de cette nuance primitive dont il se colore lorsque, tout nouvellement déchargé de nuages, il ne reste plus aucun voile sur la nudité de son azur. La lune, dans toute la richesse et la beauté de sa lumière, brillantait de son reflet d’argent les feuilles humides des arbres. La pluie qui venait de tomber avait calmé la colère du vent dont la voix radoucie ne faisait plus entendre que ce bourdonnement continu qui ressemble au bruit que fait une roue glissant au loin sur un pavé plan, dans un chemin sans ornières. Ce sourd et monotone murmure, loin de l’interrompre, semblait au contraire compléter le silence qui régnait dans une fertile vallée située non loin des bords du Clain, et que traversaient alors trois religieux de l’ordre de Saint-Benoît, montés sur des mules espagnoles.

Quoiqu’ils fussent compagnons de voyage, que ce fût la nuit et que la route qu’ils parcouraient fût plus que suffisamment large pour ranger de front leurs trois montures, cette petite troupe était cependant partagée. Le plus jeune des moines allait de quelques portées de flèche en avant des deux autres frères qui marchaient sur la même ligne et tellement près, d’un pas tellement égal, qu’on aurait dit leurs mules attelées ensemble à quelque limon invisible. Ce rapprochement physique ne semblait pas établir une grande communication morale entre ces bons pères. Peut-être avaient-ils fait vœu de silence. Ce qu’il y a, c’est que pas une parole ne s’échappait de leurs lèvres closes qu’agitait seul le frémissement de la respiration ; et, à l’examiner au travers de leurs yeux, leur pensée ne paraissait pas être plus bavarde que leur voix, car leur visage, aux traits gros et communs, ne se revêtait, quoique fortement coloré, que de cette expression stagnante qui indique l’immobilité d’un esprit toujours tourné au même vent de nullité. Cependant, d’après leurs vives couleurs et leur monacale rotondité, qui ne révélaient guère les austérités du cloître, on soupçonnait aisément que les bons pères ne songeaient pas si exclusivement au ciel qu’ils se souvinssent quelquefois de la terre.

Quant au bénédictin qui formait l’avant-garde, bien que l’attitude du cavalier n’aidât pas à faire juger du plus ou moins de développement de sa taille, on voyait pourtant que c’était un homme de haute stature et d’une constitution athlétique, quoique maigre. Le défaut d’embonpoint témoignait évidemment chez lui de l’activité de cette force nerveuse, qui est rarement le partage des membres arrondis, et que les siens, aux formes herculéennes, attestaient par l’extrême saillie de leurs muscles aux jointures anguleuses.

Autant la figure de ses deux compagnons était bourgeoisement insignifiante, autant la sienne était énergiquement expressive. Ses traits en dehors étaient parfaits par la régularité du détail et l’harmonie de l’ensemble ; son front large et haut, ses yeux noirs, aux vastes paupières, se tenant à l’ombre sous d’épais sourcils, son nez aquilin, aux étroites narines, sa bouche un peu grande, mais bien dessinée, ayant ce feston prononcé, qui semble draper la lèvre supérieure, et trois angles ouverts, formés par la naissance du front et l’enclavement des lèvres, achevaient un profil romain, encadré dans un ovale grec. Ses cheveux, d’un noir indien, étaient rares sur le sommet de la tête ; mais, comme ils ne s’appliquaient pas sur le crâne, en mèches plates et lisses, les tempes se trouvaient suffisamment garnies de leurs touffes de demi-anneaux.

Son teint, naturellement d’un brun-clair, était assombri par l’effet du haie, et cette couleur, empruntée du soleil achevait de donner à sa physionomie la sévérité convenable au dessin hardi de ses traits et à l’âpreté de ses regards qui jaillissaient comme autant d’étincelles de l’ardent foyer de ses yeux. Il y avait sur cette figure quelque chose d’inexplicable, tenant à la fois de l’enfer et du ciel, une poésie d’expression mélangée de celle d’Ossian et de celle du Dante. Et la lune, en l’éclairant de sa lueur fantastique, donnait à toute la personne du voyageur l’apparence d’une ombre évoquée par la puissance des charmes de quelque pythonisse antique.

C’était un homme au milieu de la vie, d’une quarantaine d’années à peu près. Quoiqu’il fût encore dans toute sa première vigueur, quelques rides déjà creuses rayaient son front et ses joues ; mais elles ne semblaient pas avoir été crayonnées par le temps ; elles paraissaient là plutôt comme une empreinte extérieure du sceau des passions, et l’aspect de ces rides faisait présumer facilement que le front qu’elles sillonnaient renfermait de sombres et orageuses pensées, et qu’au nombre de ses convictions les plus intimes, acquises par l’expérience ou conçues par la divination, la plus forte ne devait pas être celle du néant des vanités humaines.

Sa mule, à l’instinct de laquelle il avait, dans sa rêverie, laissé la direction de la route, semblait, à l’imitation des coursiers d’Hippolyte, partager la grave préoccupation de son maître, quand tout à coup cet animal, qui, jusqu’alors, s’était montré digne de sa liberté, frappa d’un long cri l’écho de la vallée, se cabra et fut sur le point de démonter le bénédictin ; heureusement l’esprit de celui-ci revint assez à temps pour surmonter cette tentative d’insurrection. Un cheval fougueux, le mors aux dents, la selle vide et la bride flottante, prompt comme l’éclair, avait passé près d’eux et causé l’effroi de la mule épouvantée de cette bondissante apparition.

Monture et cavalier avaient conclu la paix et cheminaient tranquillement ensemble, lorsqu’au bout de quelques minutes, l’ombrageuse bête s’arrêta de nouveau, renâcla et témoigna, par son piaffement énergique, que la terreur l’empêchait d’avancer. L’objet qui causait sa frayeur était un vieux tronc d’arbre, cadavre végétal, dont les branches nues et tortueuses formaient sur le sol un jeu d’ombre bien capable d’épouvanter un animal plus courageux. Le moine, après l’avoir inutilement aiguillonnée, allait lui faire prendre un détour pour dépasser l’arbre malencontreux, lorsque l’air lui apporta quelques sons étrangers à la voix du vent et ressemblant à de sourds gémissemens humains. Le voyageur descendit alors au plutôt de sa monture, qu’il traîna par la bride ; il s’avança vers l’endroit d’où les sons avaient été jetés jusqu’à lui, et vit, étendu sur la terre, un homme blessé, dont le sang coulait à flots sur l’herbe empourprée et fumante.

À cette vue, le premier mouvement du bénédictin fut d’attacher sa mule à la branche la plus voisine, et de prendre dans une petite valise, du linge et une fiole contenant une espèce de baume vulnéraire. Il se baissa ensuite pour passer ses bras sous les reins du blessé et tâcher de le mettre sur son séant. Mais quelle fut la surprise du moine lorsqu’à la faveur de la clarté de la lune, il reconnut dans cet homme un des serviteurs les plus affidés du cardinal-ministre Jean de la Ballue.

— « Eh ! mon Dieu, mon pauvre Bélée, s’écria-t-il, qui vous a mis dans un aussi piteux état ? »

Bélée, reconnaissant à son tour celui qui l’interrogeait, bégaya quelques mots sans suite, qui indiquaient que le malheureux avait quelque chose de secret et d’important à confier à la discrétion du bénédictin ; mais bientôt les paroles manquèrent à ses lèvres, sa tête retomba sur le bras qui la soutenait… Heureusement ce n’était pas le silence de la mort.

Versois, c’était le nom du moine, pensant que la confession de Bélée pouvait bien être la révélation de quelque secret du cardinal, se hâta de profiter de l’évanouissement pour poser un premier appareil sur les blessures. L’odeur du baume dont il versa quelques gouttes sur les chairs à vif, étant excessivement forte, ranima les esprits du patient, et quand la charitable opération fut finie, Versois, l’ayant adossé contre un arbre et lui ayant passé son rosaire autour du cou, s’agenouilla à côté de lui, croisa les mains, baissa la tête et écouta.

Alors Bélée, après l’avoir adjuré par l’image du Sauveur, la discrétion d’un prêtre et la majesté de la tombe, de veiller religieusement sur le dépôt du secret qu’il allait recueillir, lui raconta ce qui suit :

Chargé d’importantes dépêches adressées par le cardinal de la Ballue et Guillaume d’Harrencourt, évêque de Verdun, au prince Charles de France, réfugié en Bretagne, le messager se rendait à Nantes pour y remplir l’objet de sa mission, lorsque son cheval, effrayé par l’aspect du vieux tronc d’arbre dont nous avons déjà parlé, refusa obstinément de passer outre ; irrité par les coups d’éperon qui lui labouraient les flancs, l’indocile palefroi faisant succéder la colère à l’obstination, désarçonna rudement son cavalier et s’échappa libre du poids d’un maître. Alors trois hommes armés qui suivaient Bélée depuis sa dernière halte et s’étaient arrêtés pour être témoins de la lutte entre lui et son cheval, s’approchèrent vers lui, et l’ayant frappé de leurs poignards, s’apprêtaient à le dépouiller, lorsque le bruit d’une cavalcade qui passait non loin de là les contraignit, pour leur salut, de laisser leur victime et de fuir au plus vite. Bélée ajouta que la cavalcade ne s’était pas assez approchée pour qu’il pût appeler au secours.

— « Et vos papiers ? interrompit le bénédictin avec une inquiète précipitation.

— J’avais pris heureusement la précaution de les coudre dans la doublure de mon pourpoint… Ils sont ici. »

Versois, se décroisant les mains, en porta rapidement une au-devant du justaucorps de Bélée ; et, rassuré par le bruit que fait du papier qu’on froisse entre les doigts, sa figure, un instant contractée par la crainte que ces lettres ne fussent plus au pouvoir du messager, reprit l’expression de pitié sainte et de recueillement religieux qui convient au visage d’un confesseur recevant les aveux d’un mourant.

— « Mon père, lui demanda le pénitent, me promettez-vous de faire parvenir en secret ces dépêches au prince Charles de France ?

— Soyez en paix, mon frère ; je m’engage à les remettre moi-même aux mains du duc de Berri… Mais j’oubliais que je n’ai aucun gage attestant ma mission qui puisse me faire introduire auprès du prince !

— Cet anneau vous en servira ; c’est une bague appartenant au cardinal ; elle est connue des officiers du prince Charles, comme de ceux du duc de Bretagne, à qui ce message est également adressé… Tenez, prenez-la, mon frère. »

Et l’anneau fut passé à l’index du bénédictin qui, n’ayant plus rien à savoir, tira de son aumônière un couteau à manche de buis, décousit la doublure du justaucorps, et, ôtant les dépêches, les cacha sous sa robe, dans une petite poche pratiquée au défaut de la hanche. Bélée le regardait faire ; et, quand tout fut achevé :

— N’oubliez pas, lui dit le moribond d’un ton d’injonction solennelle et d’une voix inspirée par la mort, n’oubliez pas, mon père, que vous avez reçu des bienfaits du cardinal, et ne trahissez pas la confiance que je mets, en expirant, dans votre reconnaissance et dans votre fidélité.

C’était son dernier mot : l’effort qu’il venait de faire avait achevé d’épuiser ce qui lui restait de raison et d’existence, et le malheureux, suant une eau brûlante, se débattait dans les angoisses de l’agonie, lorsque les deux compagnons de Versois s’approchèrent du lieu de cette scène funèbre.

Vous pensiez probablement, ne voyant pas arriver les bons pères, qu’ils avaient peut-être été aussi eux accosté par quelques voyageurs incivils. Nullement, le seul être vivant qu’ils eussent rencontré, était le cheval de Bélée. Envoyant ce palefroi errer sans maître, il était venu à la pensée des moines de tâcher de s’en saisir ; après d’assez longues tentatives, ils avaient fini par s’en emparer, et ils l’amenaient à la remorque de leurs mules, quand Versois leur crie d’avancer.

Tous trois alors placèrent et attachèrent sur son cheval l’infortuné Bélée ; mais la charge du palefroi ne fut bientôt plus qu’un cadavre.

Versois, laissant à ses deux compagnons la conduite de ce triste convoi, leur assigna un lieu de rendez-vous et partit au plus grand trot de sa monture ; mais il ne se dirigea pas du côté de la Bretagne.

III

LA PRIÈRE.

Transportons-nous maintenant au château du Plessis-les-Tours, résidence ordinaire de Louis XI.

La chambre à coucher du roi était assez petite, mais l’élévation de la voûte rendait insuffisant pour l’éclairer le peu de jour qu’une étroite et haute fenêtre laissait filtrer à travers ses vitraux de couleur sombre. Les murs étaient recouverts d’une tapisserie de Flandre, représentant une chasse au sanglier, un épisode de la vie de saint Hubert ; et, sur le fond terne de cette tenture, ne ressortaient nullement les rideaux de damas pourpre qui drapaient le lit placé dans un renfoncement assez obscur. Le reste de l’ameublement de cette pièce n’était remarquable ni par la richesse ni pour le goût du travail. C’étaient, selon la mode d’alors, de lourdes masses de bois grossièrement découpées à larges coups de ciseaux, dont les pesantes moulures et les massifs ornemens devaient inspirer la crainte d’un éboulement du sol fatigué de leurs poids.

Seul dans cette chambre, un homme d’un certain âge, revêtu d’une espèce de robe de chambre, d’une longue jaquette de drap brun et de chausses de même couleur, était, la tête nue, les mains jointes et les yeux levés, dévotement agenouillé devant un prie-Dieu d’ébène sculpté. Un riche missel à feuillets dorés, à fraîches et délicieuses vignettes, était posé, ouvert sur le prie-Dieu, et sur le haut du missel se trouvait placé un chapeau de feutre noir, dont la forme était entourée d’une douzaine de petites images de plomb, simulacres de vierges et de saints. Celle qui était alors dans la direction des regards du pénitent représentait une Notre-Dame, à laquelle cette prière fut adressée à voix un peu sourde, mais lente et fortement accentuée.

« Bienheureuse mère du Sauveur, miséricordieuse Notre-Dame d’Embrun, ne refuse pas d’octroyer ton aide céleste à un misérable pécheur qui s’humilie aux pieds de ta toute-puissante divine sagesse ; dissipe ces ténèbres politiques qui m’environnent, et dénonce à ma vengeance, à ma justice, veux-je dire, les traîtres qui ourdissent leurs complots contre moi ; car, j’en suis sûr, sage Notre-Dame, il y a quelque perfidie sous jeu dans cette interminable affaire de l’apanage de mon frère de Berri. Ne me réduis pas à la triste nécessité de tenir la promesse que j’ai faite à mon beau cousin de Bourgogne.

Tu sais que lorsque je lui engageai ma royale parole de donner la Champagne et la Brie à mon frère Charles, je ne l’ai fait que parce que je n’avais que ce moyen de me tirer sain et sauf des ongles du lion, prêts à m’entrer au cœur. Le duc m’a traité là comme un enfant qu’on châtie ; et moi, comme un enfant, j’ai dû crier merci quand j’ai vu la verge se lever sur moi. Tu n’as point oublié mon séjour à Péronne ni mon voyage à Liège ; tu es trop équitable pour regarder comme un parjure l’oubli du serment que j’ai fait à cet enragé de Bourguignon, ce vrai taureau toujours montrant la corne. Tu comprends combien il serait dangereux, pour l’éclat de ma couronne et le bien de mon royaume, que je fusse contraint à m’en souvenir ; et si je te prie d’aider à ce qu’il me soit permis de manquer de mémoire, sans qu’il m’en advienne mal de mon oubli, c’est autant et plus même, sois-en bien persuadée, dans ton intérêt que dans le mien. Car réfléchis un peu, chère Notre-Dame, comment voudrais-tu que je pusse vêtir tes moines et doter tes couvens, s’il me fallait dépenser à équiper mes hommes d’armes et à munir mes places fortes tout l’argent que mes bonnes villes me fournissent. J’aurais beau augmenter les taxes, la guerre a un trop rude appétit pour quitter le festin, tant qu’il y reste encore quelques os à ronger. Judicieuse comme tu l’es, tu conçois tout cela bien des fois mieux que je ne puis l’exprimer ; et pourtant tu me laisses m’aventurer à l’aveugle, me heurter contre mille suppositions, sans toucher à la moindre certitude. Qui peut t’avoir indisposée contre moi, toi qui me fus toujours si douce et si gracieuse amie ? Aurais-tu regardé d’un œil mécontent ce beau treillis d’argent dont j’ai fait orner la châsse de saint Martin de Tours ? Il est vrai qu’il m’a coûté un peu cher, 5 776 marcs 2 onces et 2 gros [7], c’est beaucoup pour saint Martin ; mais c’est égal ; j’avais tant de vieilles dettes à lui payer ; et d’ailleurs n’est-ce pas lui dont la bienheureuse intercession, de concert avec celle de ta sœur de Cléry, m’a obtenu du ciel la faveur d’avoir un dauphin ? En conscience, je lui devais bien ce treillis. N’en sois donc pas jalouse, céleste reine de toute bonté. Je te donnerai, si tu peux empêcher que mon frère ne la prenne, la belle et riche province de Champagne. Je ferai placer sur ton autel cette magnifique coupe d’or entourée d’émeraudes, présent d’amitié que j’ai reçu autrefois du bon vieux roi de Sicile, René d’Anjou. De plus, je te promets d’apposer aujourd’hui même mon sceau royal à ton brevet de capitaine de mes gardes [8]. Mais, par la divinité de ton adorable fils, chère Notre-Dame d’Embrun, ne me garde plus rigueur, ne m’abandonne pas pour te retourner du côté de mon bien-aimé frère de Berry ou de mon beau cousin de Bourgogne, qui, tous deux, je t’en avertis entre nous, n’ont ni grand amour ni grande dévotion pour toi. Éclaire-moi donc ; et si tu me découvres quelques traîtres, livre-les-moi pour en tirer tel châtiment qu’il me plaira. Je n’ai pas besoin de te dire que l’odeur du sang d’un coupable est le parfum le plus suave qui puisse monter aux cieux. Sois-moi propice, douce Notre-Dame, et tu n’auras à m’accuser ni d’oubli ni d’ingratitude. »

Après avoir achevé cette longue et astucieuse invocation, l’homme qui priait fit le signe de la croix, se releva, prit le chapeau qui surmontait le missel, l’approcha de ses lèvres, déposa un pieux et lent baiser sur l’image de plomb de sainte Marie d’Embrun, et, mettant le chapeau sur sa tête, fît quelques pas pour joindre un immense fauteuil, placé auprès de la cheminée, et dans lequel il se laissa tomber comme une masse. Il est à remarquer que lorsque l’esprit voyage, le poids du corps semble doubler de pesanteur, et l’esprit de cet homme était bien loin de cette petite chambre où son corps se trouvait. Son regard fixe semblait être arrêté par la contemplation d’une image immobile, imposante et sévère, d’un magique fantôme se dressant devant sa pensée absorbée dans un amer et sombre recueillement. Après être resté quelques minutes assis dans la même attitude, la tête en arrière, les pieds en avant, une main sur la poitrine et l’autre sur un des bras du fauteuil, il se leva tout à coup et, poussant une exclamation cadencée par un frisson de peur :

— « À moi, mes braves archers écossais ! » s’écria-t-il. Puis, achevant cette grimace d’effroi par un de ces sourires de poltron rassuré qui, tout tremblant encore, veut feindre le courage :

— « Ah ! ah ! c’est l’ami Olivier, ajouta-t-il. Pâques-Dieu, sire barbier, voilà une magnifique entrée de brigands : pas plus de bruit qu’un chat allant à la rencontre d’une souris.

— Sire, répliqua tranquillement Olivier-le-Dain en posant sur une table de noyer, recouverte d’un épais tapis, une aiguière d’argent et une petite cruche de même métal, je craignais que Votre Majesté…

— C’est bien, c’est bien Mais quel est ce papier ?

— Une nouvelle supplique en faveur du prisonnier Poulhain, adressée à Votre Majesté par le sieur de Bossu.

— Encore… Cet homme a vraiment une infernale persévérance pour m’ennuyer de l’insipide refrain de sa prière. Voyons pourtant s’il se décide à me donner ses chiens… Non, de par saint Hubert, il les refuse encore ! Il sait cependant que ce n’est qu’à ce prix qu’il peut acheter la grâce qu’il demande Eh bien ! qu’il les garde !… Je jure que Wolfand de Poulhain ne franchira pas le seuil de son cachot, tant que je n’aurai pas à joindre à ma meute d’élite les deux lévriers noirs du sieur de Bossu… C’est qu’ils sont de pure race et d’une beauté rare !… »

Louis s’étant replacé dans le même fauteuil qu’il venait d’occuper, Olivier se disposa à remplir, auprès de son royal maître, une fonction très peu ministérielle, pour un diplomate en possession du portefeuille des missions secrètes, c’est-à-dire que le barbier, prenant, pour un moment, la place du conseiller privé Olivier, s’acquitta du plébéien office de faire la barbe au roi.

— « Et le cardinal ? reprit le monarque en renouant l’entretien interrompu.

— Impénétrable comme la tombe, Sire, et tous ses gens d’une discrétion désespérante !

— Que je paierais cher la moindre preuve accusatrice !… Oh ! si Rome n’était pas là pour m’en demander compte, que je me trouverais, par mes seuls doutes, suffisamment pourvu d’indices contre lui !

— Eh ! mon Dieu, Sire, peut-être l’obstination du jeune prince ne prend-elle sa source que dans sa propre ambition, dans sa présomptueuse croyance à ses forces, dans l’appui du duc de Bretagne.

— Mais tu ne réfléchis pas qu’en adoptant cette supposition, il faut admettre également une prescience d’instinct dans l’esprit de mon frère et de mon cousin de Bretagne, qui les avertit de tout ce qui se passe dans l’intérieur de ce château ; je ne les crois pas doués de cette seconde vue dont certains Écossais prétendent avoir le don. Non, ils n’ont pas d’assez bons yeux pour voir de là-bas jusqu’ici si l’on ne se charge pas de leur rapprocher les objets.

— Mais son Eminence peut…

— Si l’on sait à Nantes tout ce qui se passe à Tours, si mon frère Charles est instruit des plus secrètes délibérations de mon conseil, il ne peut l’être que par l’une des trois personnes qui jouissent sans réserve de notre royale confiance. Or, ces trois conseillers sont La Balue, Tristan et toi. Tristan, ou je me trompe, n’est guère un écho à redire de telles choses, et si La Balue m’est fidèle, c’est donc Olivier-le-Dain qui me trahit.

— Moi, Sire !

— Oui ; qui sait ? le métier de traître a tant d’appas ! »

Mais le regard scrutateur de Louis n’ayant rencontré aucune émotion sur l’impassible visage qu’il interrogeait, il continua.

— « Cependant, je te l’avouerai, je penche plutôt à soupçonner le cardinal que toi ; non que je te pense plus affectionné ou plus reconnaissant, mais c’est que lui, Rome l’a fait indépendant ; qu’un prince souverain peut vouloir d’un cardinal pour ministre et qu’un simple seigneur ne voudrait peut-être pas d’un barbier pour ami. »

L’orgueil humilié du favori ne se permit qu’un léger sourire pour vengeance du royal affront. Et quand le roi put enfin se lever, il poursuivit, en se parlant haut à lui-même et en marchant à pas inégaux dans la chambre :

— « Le ciel avait bien besoin de m’embarrasser d’un frère ; damné soit celui qui s’est avisé le premier d’introduire un grain d’ambition dans cette cervelle d’enfant ! Le cher mignon, ne fallait-il pas lui laisser ma riche province de Normandie ; lui fleuronner son bandeau de prince du plus précieux joyau de ma couronne ! Est-ce que nous n’en finirons jamais avec ce maudit apanage ? N’a-t-on pas versé assez de sang pour cette misérable cause ? La guerre du bien public ! En effet, mes chers vassaux révoltés n’ont épuisé mes finances, décimé mon peuple, que pour augmenter la richesse et la prospérité de la France. Ne devrais-je pas leur dire merci du soin qu’ils ont daigné prendre du salut de mon royaume ! Et moi aussi je sais ce qu’il en est ; j’ai déployé l’étendard pour la cause publique, quand j’ai marché contre mon père, de bienheureuse mémoire. Mais n’importe ! tant qu’une goutte de sang restera chaude dans mes veines, qu’il y aura une pensée lucide dans le cerveau de Louis de Valois, dans ses mains un débris de sceptre, sur son front un vestige de couronne, de par le ciel et tous les saints ! je ne souffrirai pas que les levrettes de Bretagne ou l’once de Bourgogne vienne se ruer sur le champ des lys.

— Ah ! Sire, que n’avez-vous écouté les conseils d’un fidèle serviteur, lorsque j’osai représenter à Votre Majesté le danger qu’il y avait pour elle de se confier en la bonne foi du Bourguignon.

— Oui, tu as raison, Olivier ; j’aurais dû te croire. J’ai été mille fois plus fou que ne l’est un bouffon à gage pour sa démence, mais n’est-ce pas ce maudit cardinal qui a lui-même appâté l’hameçon ? N’est-ce pas lui qui, m’éblouissant de je ne sais plus quelles espérances chimériques, m’a fait aller donner joyeusement, tête baissée, dans le piège du chasseur bourguignon ? Et moi qui pensais surprendre le duc par ma visite… Il m’attendait, j’en suis sûr ; l’accueil qu’il m’a fait ne prouve que trop que le convive n’a pas pris l’hôte à l’improviste… Damnation sur cet infâme La Balue ! je serai bon payeur pour m’acquitter de la dette de tourment que je lui dois. Malheur à lui, car ma haine ne sait pas fléchir ! c’est une haine d’airain. »

Ici Louis s’arrêta, et, pendant cette courte halte de sa colère, sa mémoire l’approvisionnant de ses plus acres souvenirs, il reprit ensuite :

— « Qu’il a dû jouir, l’orgueilleux Bourguignon, quand j’ai courbé mon front de monarque au niveau du pied de mon vassal ! qu’il a bien joué son rôle de maître ! et moi, que j’étais gauche en frémissant de ne pas remplir à son gré le rôle d’esclave qu’il m’adjugeait ! Je me rappelle encore, Olivier, cette convulsion de terreur dont je me sentis secrètement agité, à la vue des enseignes de Bourgogne marchant déployées devant Charles qui s’avançait pour me recevoir. Oh ! si j’avais pu alors retourner la bride de mon palefroi du côté d’où je venais ! Mais il n’était plus temps, j’avais mis le pied dans l’antre du tigre, et il me fallait faire la courbette à sa fureur pour qu’il lui plût de ne me pas dévorer ! J’ai donc été réduit à prier le ciel de mettre au cœur du Téméraire des sentimens de clémence en faveur de Louis l’Insensé. Le roi de France s’est donc vu citer par le droit de la force libre sur la force enchaînée de comparaître au tribunal de son insolent feudataire, pour y rendre compte de ses actions de suzerain. Pâques-Dieu, je me souviendrai de Péronne ; je n’oublierai pas la manière dont mon très gracieux cousin Charles remplit les devoirs de l’hospitalité ! Je reverrai long-temps cette sombre tour d’Herbert, cette chambre où j’ai dormi comme dort un condamné qu’attend le sommeil éternel ! J’aurai long-temps devant les yeux ce cabinet encore entaché du sang de Charles-le-Simple. Oh ! que de fois, dans ma dévorante insomnie, prêtant l’oreille, j’ai cru entendre les cris du malheureux monarque se débattant sous les coups assassins des émissaires du comte de Vermandois ! Hélas ! n’était-il pas venu comme moi, se remettre sous la garantie de l’honneur, à la discrétion d’un vassal ! Prisonnier dans les lieux qui l’avaient vu captif, ne pouvais-je pas y rencontrer ma tombe comme il y trouva son cercueil ? Deux fois, l’écho de ces murs ne pouvait-il pas résonner du bruit de la chute d’un cadavre royal ? Et l’ambition de Charles de Bourgogne, en rajeunissant un ancien crime, ne pouvait-elle pas rafraîchir de mon sang les traces de celui que fit répandre Herbert de Vermandois ? Je me le rappelle aussi, lorsque pour imposer silence à tous ces cris fictifs qui bruissaient dans ma mémoire, j’écoutais la sourde voix des eaux de la Somme battant les murs de ma prison, je me disais : C’est le temps qui marche et passe auprès de moi pour me jeter ma dernière heure ! Non ! pour dix royaumes comme le mien, je ne voudrais pas recommencer de pareilles angoisses ! je ne voudrais pas non plus, au même prix, voir se renouveler l’humiliation de mon voyage à Liège. En vérité, pour compléter son triomphe, le glorieux Charles n’avait pas besoin de la victoire qu’il a remportée sur ces malheureux bourgeois flamands. Il lui suffisait, le superbe, de m’avoir traîné en laisse comme il l’a fait ! Mais non, ce n’était point assez pour lui de voir les bannières de France marcher en humbles vassales à la suite des étendards de Bourgogne, il fallait que son orgueil jetât pour pâture à ma haine une part du malheur de ces pauvres Liégeois ! Quel spectacle ! Olivier, que celui du sac de cette malheureuse cité ! ces murs démantelés, ces ruisseaux de sang, ces monts de cadavres, ces féroces clameurs des soldats, ces cris des mourans, ce bruit de fer, cette voix bondissante du tocsin d’alarmes, ces hurlemens de la victoire ! Oh ciel ! et j’entendais cette atroce harmonie triomphale ! et je ne pouvais, ralliant les vaincus fugitifs, crier pour eux : Montjoie et Saint-Denis ! Non ! mon cœur seul était libre, ma voix était esclave et docile aux ordres du maître ; elle a redit le signal des vainqueurs, elle a crié : Saint-Georges et la Bourgogne ! »

Épuisé par l’effort de cet emportement, le roi se tut ; quelques larmes de rage roulèrent dans ses yeux, mais elles ne passèrent pas au-delà de ses paupières, et il ne fallut au sombre Louis qu’un instant de morne silence pour rasseoir son esprit et calmer son visage.

— « Malheureusement, Sire, reprit alors Olivier, si la flamme est éteinte, il reste encore un tison sous la cendre, et je regarde la liberté que Votre Majesté a recouvrée par le traité de Péronne à peu près comme celle d’un dogue mis à l’attache qui, étant parvenu à desceller du mur l’anneau qui retenait sa chaîne, se sauve, mais traîne encore cette chaîne après soi.

— Et pour arrêter dans sa course l’animal fugitif, il n’est besoin que de poser le pied sur l’extrémité de la chaîne ; mais l’ami Olivier ne réfléchit pas que la prudence a de bonnes dents pour limer le collier du dogue. Le duc m’a donné, sans s’en apercevoir, la clef d’une porte de sortie, lorsqu’il m’a dit, en me quittant : Si le prince Charles ne veut prendre la Champagne, mais que vous fassiez qu’il soit content, je m’en rapporte à vous, roi Louis.

— Oui, mais pour en venir à rendre le prince satisfait de son apanage, j’ai bien peur que Votre Majesté ne soit obligée de donner le Poitou, pour faire accepter la Guyenne.

— Pâques-Dieu ! non, Olivier ; si je trouve la Champagne beaucoup trop près de la Bourgogne, je trouve aussi le Poitou beaucoup trop près de la Bretagne. »

Un nouveau silence succéda à cette dernière réflexion politique. Le roi, ayant ensuite donné à Olivier quelques ordres relativement à une partie de chasse commandée pour le jour, le barbier allait se retirer lorsque, frappé subitement d’un retour de mémoire, il revint sur ses pas :

— « Pardon, Sire, j’oubliais de demander â Votre Majesté s’il lui plaît d’accorder une audience à un pauvre moine bénédictin, nommé Faures Versois.

— Versois ! N’est-ce pas celui qui m’a vendu cinquante écus d’or un morceau du bois de la vraie croix qu’il prétendait avoir eu en héritage d’un pèlerin revenu de la Terre-Sainte ?

— Tout justement, Sire, et si je ne me trompe, c’est un protégé du cardinal.

— Et que me veut-il ?

— Je l’ignore ; il prétend avoir quelque chose de la dernière importance à communiquer à Votre Majesté.

— Je ne le verrai pas, c’est un indigne fourbe, qui m’a volé mes cinquante écus d’or, tout aussi bien que s’il me les eût pris au coin d’un bois. À l’entendre, la vertu de la relique devait opérer de plus grands miracles que n’en produisit jamais la verge de Moïse. Eh bien ! depuis que je l’ai achetée, je la porte constamment sur moi ; je lui ai adressé vingt prières, pour le moins, hier encore ; et je ne sache pas qu’elle ait produit en ma faveur le moindre petit prodige. Je suis sûr que ce n’est pas plus du bois de la vraie croix que n’en serait un éclat de ce fauteuil… Je ne veux pas le voir.

— Ma foi, Sire, à la manière dont m’a parlé le bénédictin, il avait plutôt l’air d’un vendeur de secrets que d’un marchand de reliques ; et si j’osais représenter à Votre Majesté que, dans la situation où elle se trouve, elle ne doit fermer l’oreille à aucune confidence, je…

— Ne m’as-tu pas dit que La Balue le connaissait ?

— Oui, pour lui avoir rendu, dans le temps, je ne sais plus quel service…

— Il n’importe. La reconnaissance est lourde, c’est un fardeau que beaucoup de gens n’ont pas la force de porter ! Si le moine… c’est possible !… Eh bien ! je le verrai, mais pas à présent. Pendant la chasse, dis-lui de m’attendre, à l’heure de l’angélus, au petit carrefour du Chêne royal, au bout de l’avenue de maronniers : je ne serai pas fâché de voir un peu comme il s’y prendra pour me prouver l’efficacité de sa relique !… Ah ! à propos, Olivier, n’oublie pas d’envoyer chez mon astrologue pour lui recommander d’achever l’horoscope qu’il m’a promis. »

Et le roi et son confident se séparèrent.

IV

LA RELIQUE.

Les échos de la forêt de Montrichard bruissaient des sons d’une fanfare éclatante. La voix des piqueurs, les hennissemens des chevaux, les aboiemens des chiens s’unissant au bruit du cor, formaient au loin une retentissante et martiale harmonie.

Dans un coin de la forêt, écarté des lieux explorés par les chasseurs, se trouvait un petit carrefour où aboutissaient quatre ou cinq avenues étroites et sombres. Au centre de cette place était un chêne immense, fier géant séculaire qui cachait, sous son vaste manteau de noirâtre feuillage, les cimes des arbres qui l’environnaient. Au pied de ce chêne, sur le tronc duquel était gravé l’écusson de France et dont les branches les plus voisines du sol balançaient dans l’air une demi-douzaine de corps de pendus, seul et immobile comme une statue équestre, se tenait un cavalier revêtu d’habits religieux, c’était Versois, arrivé depuis une heure au rendez-vous que le roi lui avait fait indiquer par Olivier.

En se préparant dans un tel lieu pour cette audience promise et impatiemment attendue, l’esprit du bénédictin éprouvait, certes une commotion non habituelle, mais ce n’était nullement une émotion de crainte : le barbier, en lui apprenant le succès de sa demande, avait eu la générosité de l’avertir de la nature des dispositions où le roi se trouvait à son égard ! Le moine, pour s’en inquiéter, savait trop bien que quelque orageux que fût l’accueil qu’on lui préparait, il portait sur lui un préservatif certain pour se garantir de la foudre. L’agitation qu’il éprouvait était celle d’un homme prêt à se trouver en face de sa destinée, et qui, s’enhardissant pour soutenir cette vue, fait ses adieux à son passé et se dispose à saluer son avenir. Et quand Louis XI que suivaient, à quelques pas de distance, Olivier-le-Dain et Tristan-l’Hermite, racourcissant la bride à son coursier normand, s’arrêta devant lui, Versois leva jusqu’au niveau du visage du roi des yeux où l’aspect du grand prévôt et l’air courroucé du monarque ne placèrent pas même un seul regard d’inquiétude.

— « C’est donc vous, sire moine, s’écria Louis d’un ton brusque ; m’apportez-vous encore quelque legs de croisé ? Espérez-vous séduire de nouveau ma bonne foi, vider ma bourse et me donner en échange un morceau de bois rongé des vers, pris à la cloison vermoulue de votre célulle ou n’importe ailleurs, mais que vous assurerez avec la plus admirable audace être un fragment du bois de la vraie croix ? Où sont les miracles que devait me procurer la possession de cette misérable relique que j’ai eu la bonhomie d’acheter cinquante écus d’or ?… Je n’aurais pas payé davantage une cotte de saint ! Quand je pense à tout ce que j’ai perdu de prières qui m’eussent été profitables en les adressant à Notre-Dame de Cléry, ou au bienheureux saint Martin de Tours, Pâques-Dieu ! messire de Versois, je ne sais comment, pour vous témoigner ma reconnaissance de l’excellent marché que vous m’avez fait faire, je ne commande pas à mon compère Tristan de vous faire passer de votre ordre de saint Benoît dans son chapitre de Cordeliers !

— Sire, répliqua Versois avec le plus grand calme, Votre Majesté se souvient-elle de la vertu que je lui ai dit être particulièrement attachée à la possession de cette relique ?

— Oui, celle de dénoncer la trahison ; mais, pour faire preuve de cette vertu, quel traître envers notre royaume ou notre personne nous a-t-elle découvert ? Aucun, et pourtant, nous autres souverains, c’est une triste compensation de notre puissance, nous ne vivons guère sans en avoir quelqu’un autour de nous.

— Le vœu de la veille, continua le moine d’un ton prophétique et majestueux, n’est pas toujours exaucé dès le lendemain. Ce n’est souvent que lorsque l’ouvrage est achevé que nous nous apercevons que le ciel a travaillé pour nous… Votre Majesté me permettra-t-elle de lui demander à quelle époque elle a réclamé pour la dernière fois, dans sa royale prière, l’intercession de cette relique ?

— Hier matin, répondit le roi d’un ton beaucoup moins dur, tant imposait à sa mauvaise humeur l’air calme et rassuré du bénédictin.

— Puis-je également vous demander, Sire, quelle est, après qu’elle eut achevé cette prière, la première personne que rencontra Votre Majesté.

— Attends !… Le cardinal de La Balue et l’évêque de Verdun, Guillaume d’Harencourt, sont entrés ensemble dans notre cabinet de travail où je m’étais rendu en sortant de mon oratoire. »

À cette réponse, les yeux du moine étincelèrent d’un regard triomphant ; et, continuant à s’adresser au roi, dont la colère tombait devant l’assurance du maintien de son interlocuteur :

— « Je ne chercherai pas, Sire, à défendre plus long-temps auprès de Votre Majesté la vertu de ce fragment de la vraie croix que j’ai eu l’honneur de lui vendre ; mais je la supplierai, avec les plus humbles instances, de vouloir bien accepter, comme un dédommagement de la perte de ses royales et précieuses prières, cette relique d’une toute autre nature et qui aura peut-être une plus puissante et plus miraculeuse influence. »

En même temps Versois avança la main pour présenter au roi les deux lettres et l’anneau que Bellée avait confiés, en expirant, à l’astucieux et parjure confesseur, qui avait jugé plus à propos, pour son intérêt, de ne pas les remettre à leur adresse.

Louis XI prit les lettres, et d’abord les regarda d’un air machinal ; mais, en examinant avec plus d’attention les mots écrits sur l’enveloppe et en reconnaissant la main qui les avait tracés, cette vue lui arracha cette exclamation de violente surprise, ou plutôt ce cri d’aise et de soulagement qui échappe à quelqu’un qui trouve enfin ce qu’il cherchait depuis long-temps avec toutes les angoisses de l’attente, et n’espérant plus le rencontrer ; ses doigts furent prompts à briser le cachet et à rompre les nœuds de la chaîne de soie qui enlaçait le papier ; ses yeux avides eurent bientôt dévoré le contenu des deux missives.

— « Ah ! ah ! cardinal, je vous tiens donc enfin. Et vous aussi vous vous en mêliez, mon petit monsieur de Verdun… Pas mal, en vérité, pour un noviciat de conspirateur ! C’est dommage qu’une pierre vous attende au milieu d’un si beau chemin ! Mais vous ne passerez pas contre sans vous y heurter. »

Et Louis qui se disait cela recommença, dans l’excès de la joie de sa haine, sa lecture ; et, regardant ensuite l’anneau du cardinal, orné d’une pierre précieuse, sur laquelle était gravé le sceau de son éminence, et que lui-même avait donné à son ex-favori :

— Vous faites un digne usage des présens que nous vous avons faits, messire de La Balue. À merveille, continua-t-il : sceller, avec la bague que je lui ai donnée comme un gage de confiance, l’acte de la plus infâme trahison ! C’est un raffinement de parjure ! Le monstre, après tout ce qu’il a reçu de moi ! je l’ai retiré du sein de la fange, je l’ai pris au dernier barreau de l’échelle, et, de ma main puissante, je l’ai haussé par degrés jusqu’au faîte ; je l’ai gorgé d’or et d’honneurs. Au fait, il était juste que cela arrivât : je n’avais plus pour lui de faveur en réserve ; le sac était vide, et pourtant j’aurais dû penser que la reconnaissance ne dure qu’autant qu’il reste encore quelques bienfaits au fond de la besace du bienfaiteur !  ! — Par la bienheureuse dame de Cléry ! s’écria le roi en repliant les lettres qu’il tenait, voilà ce qui s’appelle une précieuse relique. Je gagerais que celle-là, vous ne la tenez pas d’un pèlerin revenu de la Terre-Sainte, mais plutôt de quelqu’un ayant entrepris un voyage vers l’enfer ; et, s’il n’est pas arrivé, je me charge volontiers de lui donner un sauf-conduit revêtu de notre seing royal. »

Versois raconta alors comment l’anneau et les lettres étaient tombés entre ses mains.

— « C’est bien, sire moine, vous êtes un digne et loyal serviteur, et nous serons maître reconnaissant. Vous venez de me faire faire un marché d’or ; c’est moi maintenant qui vous dois du retour. J’espère que vous voudrez bien accepter notre parole de roi pour caution du crédit que vous nous faites et de la promesse que nous vous donnons de payer largement les intérêts de notre dette Olivier !

Le barbier, qui s’était tenu à quelque distance, s’approcha de Louis qui lui parla à demi-voix, en lui recommandant le bénédictin avec qui il le laissa ; et, suivi de Trislan-l’Hermite, le roi, donnant un refrain de cor, partit au galop pour rejoindre la chasse. La première personne que le roi aperçut fut l’abbé de Baigne ; il l’appela.

L’abbé de Baigne, véritable type pour l’esprit et la douce malignité d’un prêtre courtisan, possédait la qualité la plus précieuse pour un flatteur de prince, celle de ne s’étonner d’aucune difficulté, lorsqu’il s’agissait de satisfaire à quelque fantaisie royale ; car les monarques, habitués à être traités comme des dieux terrestres par ceux qui les approchent, se persuadent facilement qu’il existe réellement une assez grande analogie entre eux et la Divinité pour que leur volonté ait le droit de prononcer ce fiat lux créateur.

Au nombre des talens tant soit peu mondains que possédait le révérend père, se trouvait celui de s’entendre parfaitement à l’invention et à la confection d’instrumens musicaux. Bien que l’harmonie soit la langue des anges, le temps que l’abbé consacrait à la musique ne tournait guère au profit de ses occupations religieuses, ni de son avancement dans l’église ; car, malgré la faveur dont il jouissait auprès de Louis XI, l’abbé n’avait qu’à grand’peine obtenu, pour tout bénéfice, qu’une abbaye de bénédictins, celle de Baigne. Mais, n’ayant d’autre ambition que celle de vivre sans soucis à la cour, de s’y rendre utile, en fait de plaisir, par l’agrément de son esprit et la souplesse de son caractère, il s’était fait un bonheur plus facile à porter que celui d’un évêque ou d’un ministre, et s’était acquis une forte part dans la familiarité du souverain qu’il divertissait par ses spirituelles saillies et ses inventions originales ; en un mot, l’abbé était, pour ainsi dire, l’intendant des menus-plaisirs de la cour.

Le roi donc lui ayant fait signe d’approcher :

— « Mon cher abbé, lui dit-il, je vous rencontre fort à propos ; j’ai un service à vous demander.

— À moi, Sire ?

— Oui, j’ai besoin d’une abbaye de bénédictins ; celle de Baigne est tout justement de l’ordre de saint Benoit, et je vous prie de vouloir bien me la céder.

— Sire, répondit l’abbé sans paraître aucunement ému de la demande qui venait de lui être faite, j’ai par malheur la tête excessivement dure. J’ai mis quarante ans à apprendre les deux premières lettres de l’alphabet, qui sont A B. J’espère que Votre Majesté voudra bien me donner autant de temps pour apprendre les deux lettres subséquentes, qui sont C D [9].

— Bien répondu, notre féal, répliqua le roi qui se prit à rire ; prenez tout le temps qu’il vous faudra pour apprendre C D, ou plutôt ne vous donnez pas la peine de les étudier, car nous ne vous ferons répéter votre leçon. Nous trouverons probablement, dans notre clergé, quelque abbé sachant mieux son alphabet que vous. Mais, comme la musique vous est plus familière que la lecture, et que vous connaissez mieux vos notes que vos lettres, il me prend envie de mettre votre science à l’épreuve en vous priant de me faire un instrument à corde vivante, enfin de me composer une harmonie de pourceaux [10]… Voyons, je vous jette le gant, mélodieux champion, oserez-vous le relever ?

— Je l’oserai, Sire, répondit gaiement l’abbé rassuré sur la possession de son bénéfice ; je ne m’avoue jamais vaincu avant le combat ; mais cependant j’oubliais qu’il est une condition sans laquelle je ne puis accepter le défi.

— Et quelle est-elle, seigneur Orphée ?

— C’est qu’il me faudrait cette baguette magique nécessaire à plus d’un enchanteur, ce rameau d’or…

— Je vous entends. Qu’à cela ne tienne, vous aurez une ordonnance royale pour prendre sur notre trésor telle somme qu’il vous faudra.

— Alors je promets de faire entendre à Votre Majesté une mélodie telle que jamais peut-être oreilles humaines n’en auront entendu de si étranges ; je ne réponds pas que ce soit un concert bien céleste.

— N’importe ; dites-moi, M. d’Evreux ne vient-il pas à nous ?

— Oui, Sire, Son Éminence parait chercher Votre Majesté.

— Eh bien ! allons à Son Éminence.

— Avez-vous eu une heureuse chasse aujourd’hui, cardinal ? La bête a-t-elle donné dans le piège ? dit Louis d’un ton sardonique en s’adressant à son ex-favori Jean de La Balue, astucieux ministre d’un roi plus astucieux encore.

— Non, Sire, les chiens en défaut !

— C’est jouer de malheur ; vous qui vous entendez si bien à dresser une embuscade ! Mais je suis plus heureux que vous, moi, j’ai dépisté deux renards qui valent bien, je vous en réponds, le sanglier que vous auriez pu mettre aux abois. »

Et Louis tourna le dos au cardinal. Et du ton d’un homme que la seule pensée du plaisir domine :

« Mon cher abbé, dit-il à l’abbé de Baigne en renouant avec lui le joyeux et burlesque entretien que l’arrivée du cardinal avait interrompu, je crains bien que, malgré tous vos soins, vos musiciens, un peu grommeleurs de leur naturel, ne chantent en faux-bourdon et ne compromettent par-là votre réputation d’homme à talent.

— Sire, reprit l’abbé. Votre Majesté sait bien qu’en m’imposant de tels chanteurs, elle ne m’a point imposé l’obligation de leur mettre des sons harmonieux dans la voix.

— C’est vrai, dit Louis en riant et en examinant attentivement le visage de La Balue, qui avait poussé son cheval près du sien et qui paraissait absorbé dans ses pensées.

— À quoi pensez-vous donc, cardinal ? lui dit le roi en lui heurtant le bras ; qui vous rend si soucieux ? Le sanglier qui vous est échappé vous tient-il tant au cœur que vous ne puissiez en détourner votre pensée ? Laissez, croyez-moi, sans regret, à cette pauvre bête les courts instans qui lui restent ; elle ne saurait vous échapper.

Le cortège étant arrivé à la grille du château du Plessis-les-Tours, Louis dit adieu à l’abbé de Baigne, et rentra, suivi du cardinal et de Tristan l’Hermite.

Le résultat de l’entrevue du roi et du bénédictin fut que le prince Charles, n’ayant plus de communication avec le cardinal et l’évêque de Verdun, qui lui faisaient parvenir les nouvelles les plus secrètes de la cour de France et de celle de Bourgogne, se décida, d’après les conseils de son favori Odet d’Aydie, seigneur de Lescun, que Louis XI avait su mettre dans ses intérêts, sans toutefois le rendre parjure à son maître, à renoncer à la Champagne et à recevoir le duché de Guyenne pour apanage. Louis fit proposer au jeune duc de Guyenne (car depuis lors il porta ce nom) une entrevue pour confirmer leur traité de réconciliation fraternelle ; cette entrevue eut lieu près du château de Chartou, situé dans le Poitou. On construisit, sur la rivière de Bray, un pont de bateaux, au milieu duquel fut placée une petite loge, séparée au milieu par une grille de fer, au travers de laquelle les deux frères devaient se revoir et se parler.

Tous deux y vinrent, suivi chacun de douze officiers ; le reste de la suite étant placé sur les deux bords de la rivière. Le duc se découvrit et s’agenouilla dès qu’il eut aperçu le roi, et, en entrant dans la petite loge, il s’agenouilla encore. Là, les deux princes, après avoir écarté leurs gens, se parlèrent à peu près pendant une demi-heure ; le duc supplia le roi de le laisser passer de son côté. Louis hésita ; mais enfin, rappelant ses gens, il y consentit ; alors le jeune Charles, se jettant à ses pieds, lui baisa la main et lui demanda humblement pardon de sa révolte ; le roi le releva, l’embrassa et lui montra les lettres du cardinal et de d’Harencourt, tous deux vendus à la Bourgogne. Les deux prélats donnaient avis au jeune prince d’un secours d’hommes que Charles-le-Téméraire se disposait à lui envoyer pour appuyer ses prétentions. Ces deux lettres enjoignaient en outre au duc de Berry de persister à réclamer l’entière exécution du traité de Péronne en dépit des offres, des menaces ou des caresses de Louis, ou du moins de ne renoncer à la Champagne qu’en obtenant la cession du comté de Poitou comme une dépendance du duché de Guyenne. Charles avoua tout, en s’excusant dans toute la sincérité du repentir d’un jeune cœur qui se croit coupable et pleure sa faute. Le roi, pour prouver au duc qu’il était touché de son repentir, lui donna le collier de l’ordre de Saint-Michel, mais il lui refusa la grâce de ses deux complices impunis encore, mais dont le châtiment, pour être ajourné, ne perdrait rien de l’éclat et de la rigueur que devait y apporter la vengeance d’un monarque aussi fardé et ingénieux dans sa haine que l’était Louis XI. En effet, à peine fut-il de retour au château du Plessis, qu’il fit enfermer La Balue et d’Harencourt chacun dans une de ces cages de fer dont ils avaient été les inventeurs et dans lesquelles un homme ne pouvait rester assis ni se tenir debout, et pourtant le cardinal y demeura onze ans, malgré les réclamations que Rome prodigua en sa faveur. L’un des deux traîtres fut enfermé dans la citadelle de Loches et l’autre le fut dans le château du Plessis-les-Tours, sous la chambre du roi.

On fit, sur leur disgrâce, les vers suivans rapportés dans la Chronique de Jean de Troyes.

Jean de La Balue
A perdu la vue
De ses évévêchés.
Monsieur de Verdun
N’en a plus pas un :
Tous sont dépêchés.

La veille de cette célèbre arrestation, le nouvel abbé, frère Faure de Versois, franchissant les guichets du château du Plessis, vint rendre hommage et prêter serment de fidélité au roi Louis comme abbé de Saint-Jean-d’Angely ; il était suivi par deux frères de son couvent, menant en laisse deux légers et beaux lévriers noirs entièrement sans tache, portant un collier d’argent sur lequel était gravée cette courte devise, faisant, par rapport à l’uniformité de leur couleur, allusion au dévouement de celui qui les offrait : — Sans tache au cœur.

V

LA SUPPLIQUE.

On s’épiait en silence de part et d’autre, on arrangeait en secret de nouveaux plans de trahison, et l’on se prodiguait à haute voix des assurances de zèle et d’amitié. Le nouveau duc de Guyenne n’avait renoncé ni à l’alliance de François de Bretagne ni à celle de Charles de Bourgogne, et les espions de Charles de France trouvaient l’entrée du château du Plessis-les-Tours, comme ceux du roi se procuraient celle du palais ducal à Bordeaux.

Au bout de quelques mois, après avoir mis d’aplomb son siège de suzerain, le duc de Guyenne, désirant rendre à son frère une visite solennelle, en sollicita la faveur et l’obtint. Louis, voulant donner à cette réception toute politique en-dedans, mais en-dehors purement amicale, l’éclat et l’importance d’une visite de souverain à souverain, fit décorer de gais et riches ornemens les murs de sa sombre demeure ; des fêtes furent préparées. Le splendide uniforme des archers de la garde écossaise fut renouvelé pour cette occasion, et il s’établit entre les courtisans une rivalité très coûteuse et fort peu hostile sur la beauté de leur brillant costume. Le roi même, chose étrange ! se fit présent d’un pourpoint de velours ; ce qui fut cause qu’en soldant le mémoire du tailleur, on le paya enfin de quinze sous qui lui étaient dus depuis long-temps pour avoir mis une paire de manches neuves au vieil habit de Sa Majesté [11].

Comme le roi passait une revue, préparatoire des gentilshommes de sa maison :

— Messieurs, leur dit-il en les trouvant sans armes, je vais donner l’ordre à mon secrétaire de vous distribuer des écritoires, afin qu’au moins vous me serviez de la plume si vous ne me servez pas de l’épée. »

La leçon fut comprise, et le lendemain, de brillantes dagues et d’étincelans poignards complétèrent la parure de ces mêmes gentilshommes.

Enfin le prince arriva ; les chants de réjouissance, les cris d’allégresse, ces hymnes de salut des peuples aux souverains abasourdirent les échos du séjour royal. Et lorsqu’un peu d’ordre et de silence eurent succédé à ce bruyant chaos, le regard inquiet, que l’ombrageux monarque promenait autour de lui, s’était arrêté sur l’élégant cortège des officiers du duc, rangés en haie dans la cour du château.

— Olivier, dit-il à voix basse au barbier confident, ne penses-tu pas que ces moelleux pourpoints pourraient fort bien être doublés d’acier ? Commande à mes gens de se mêler à ceux de mon frère et de tâcher, en donnant à ce geste un air de plaisanterie ou d’inattention, de leur poser la main sur la poitrine en appuyant les doigts… Tu comprends ; il m’importe de savoir si le revers des habits de ces messieurs n’est pas par hasard une cuirasse. »

L’ordre fut transmis et ponctuellement exécuté.

En attendant l’heure du banquet royal, les deux frères se tenant sous le bras et se parlant avec l’affectation d’une confiance jouée, passèrent dans la salle du conseil où le roi devait prononcer sur quelques clauses soumises à sa justice ou à sa clémence. Plusieurs supplians s’étaient succédé, et les princes allaient se retirer, lorsque tous les regards de l’assemblée se dirigèrent, par un mouvement spontané, vers la porte qui venait de s’ouvrir pour livrer passage à deux personnes qui s’avancèrent ensemble vers le trône. Louis se rassit.

Un des nouveaux arrivans était l’abbé de Saint-Jean-d’Angely, dans toute sa pompe ecclésiastique. Mais ce n’était ni le sévère costume de Versois, ni sa mâle physionomie qui avait produit cette attraction de regards ; un plus suave et plus doux aspect les avait aimantés. C’était une jeune femme idéalement belle, la veuve du sieur Louis d’Amboise, la séduisante Colette de Chambres de Monsoreau.

Sa taille élevée était admirable de formes et d’une souplesse aérienne, ses traits d’une délicatesse extrême, ses grands yeux noirs, ses longues paupières, ses cheveux d’ébène séparés sur un front de neige, son délicieux contour de visage, ses légères veines bleues qui nuançaient d’azur la blancheur animée de son teint et la pâleur animée de ses joues, et un tout petit signe noir placé au-dessous de l’œil gauche, tout cela composait la plus ravissante figure qu’une âme tendre et rêveuse aurait pu donner à son premier songe d’amour mélancolique et pur.

Elle était en grand deuil, et l’effet du contraste des couleurs relevait encore l’éclat naturel de ses éblouissantes épaules. Sa démarche était noble et simple, sa physionomie triste et gracieuse, et l’émotion qu’elle éprouvait alors se trahissant par le léger mouvement de son sein et la difficulté de sa respiration, servait à compléter le sentiment d’intérêt et d’admiration qu’inspirait la présence d’une aussi ravissante créature.

Louis d’Amboise, vicomte de Thouars, dont elle était la seconde épouse, s’était vu l’objet des soupçons de Charles VII et de ceux de son successeur. Deux fois il avait subi la sentence de bannissement et de confiscation ; deux fois son honneur, son pays et ses biens lui avaient été rendus. Lorsqu’il mourut, il était à la veille de voir lancer contre lui un troisième arrêt de proscription. Mais la tombe ne l’abrita pas contre la justice ou la vengeance du roi. Quelques papiers, saisis chez lui après sa mort, ayant paru aux agens de Louis XI de suffisantes preuves de la culpabilité du défunt, le roi confisqua à son profit l’héritage de ce vassal infidèle et dépouilla sa veuve de tous les biens qu’il lui avait laissés. Ce n’était pas tout, et la mémoire de Louis d’Amboise fut publiquement entachée de la souillure de rébellion et de félonie.

La grâce que venait solliciter la belle veuve n’était point la restitution de sa fortune ; ce qu’elle demandait, c’était la réhabilitation de la mémoire de celui dont elle avait porté le nom et partagé la destinée ; c’était de l’honneur pour le souvenir de son époux.

Ce fut l’abbé de Saint-Jean qui exposa au roi l’objet de la supplique de la dame de Monsoreau. Louis écoutait l’abbé d’un air sombre ; ses sourcils épais se rapprochèrent l’un de l’autre en s’affaissant sur ses yeux, ses lèvres se gonflèrent, ses narines s’ouvraient, deux de ses doigts s’appuyaient, en l’excitant, sur une des très saillantes protubérances que son crâne formait derrière le haut de l’oreille… et sa réponse se faisait attendre.

Un air de noble pitié et d’impatiente sollicitude se peignait sur tous les visages des assistans ; mais la figure la plus émotionnée était, sans contredit, celle du duc de Guyenne, qui portait d’avides et d’inquiets coups d’œil et sur Colette et sur son frère. La belle suppliante leva enfin les yeux sur le silencieux juge, sa pâleur s’augmenta jusqu’à approcher d’une teinte livide ; s’approchant du roi entraînée par un mouvement involontaire, elle se laissa tomber à genoux sur la première marche du trône et joignant, ses blanches mains tendues vers celui qu’elle implorait :

— « Oh ! mon très gracieux souverain ! dit-elle de sa languissante et douce voix qui résonna sur plus d’un cœur, dans un jour aussi solennel, donnez à l’ombre de mon époux une part dans votre auguste clémence, »

La jeune femme, toujours inclinée, attendait son arrêt, et deux larmes tremblaient dans ses longs cils entrelacés.

— « Madame, dit enfin le roi après avoir passé un rapide examen des physionomies qui l’entouraient et s’être arrêté un instant à parcourir le visage ému du prince Charles, madame, nous aurions voulu, pour honorer une circonstance aussi heureuse que celle de la présence de notre bien-aimé frère, ne le rendre témoin aujourd’hui que d’actes de clémente justice ; mais notre devoir de roi ne nous permet pas d’écouter, en ce moment le désir que nous aurions de vous être favorable, et nous impose la tâche pénible de refuser la requête que vient de nous adresser, en votre nom, notre fidèle serviteur le révérend abbé de Saint-Jean-d’Angely. »

Un bruit sourd, celui d’un murmure unanime et spontanément étouffé, parcourut la vaste salle du conseil.

— « Sire, s’écria Colette, Louis d’Amboise est mort, et je ne demande grâce que pour sa mémoire. Vivant, il fut accusé et condamné sous une fausse apparence de crime. Votre Majesté reconnut l’erreur de ses soupçons, et lui rendit son auguste faveur ; mais alors il pouvait se défendre pour en appeler de son arrêt, et maintenant… Ah ! Sire, le glaive des lois peut faire tomber sous ses coups la porte de l’asile où se réfugie un accusé vivant ; mais ce glaive doit-il séparer les pierres d’un cercueil pour frapper au-delà celui qu’on dit coupable ? Si mon noble époux n’est pas descendu dans la tombe courbé sous le poids du déshonneur, pourquoi flétrirait-on aujourd’hui le nom qu’il portait alors qu’il comptait parmi les hommes ? Ce n’est pas un sujet coupable que vous avez mis au ban du royaume, Sire, mais un souvenir au ban de la postérité ! Grâce ! grâce ! pour l’ombre de qui mourut innocent !

— Innocent ! reprit le roi en appuyant sur les mots avec l’affectation d’un amère dédain ; les preuves du crime du sire d’Amboise sont évidentes ; et si la tombe a dérobé sa personne au châtiment qu’il méritait, son honneur restait, et c’est sur la renommée du mort que la justice a dû faire retomber la peine qui n’avait pu atteindre le criminel vivant !

— Que Votre Majesté considère, ajouta la suppliante d’un ton plus ferme, que tout se trouve pour avancer la faute de mon noble époux du côté de l’accusation et rien de celui de la défense ; que je ne viens pas redemander les biens et les honneurs qui furent mon partage, non, rien pour moi : la veuve peut supporter d’être déchue du rang où fut placée l’épouse. Mais qu’au nom de tout ce qui est le plus cher au cœur d’un chevalier, que le tombeau de celui qui fut mon époux soit pur d’outrage et d’ignominie !

— Madame, répliqua le sourcilleux monarque, je vous l’ai déjà dit, je ne puis vous accorder l’objet de votre demande. Avant d’écouter la pitié, je dois entendre la justice. Un exemple sévère des lois étouffe plus d’une velléité de crime, et il existe, nous l’espérons du moins pour le bien de notre royaume, plus d’un chevalier qui s’enquiert dans l’examen de sa conscience ce que la postérité dira de lui et qui ferait, sans regret, le sacrifice de son existence à la pureté de sa mémoire. La juste souillure de celle du sire d’Amboise est une leçon dont nous ne pouvons consentir à perdre les fruits à venir, en les arrachant, lorsqu’à peine en est-il sorti de la tige qui les porte !

— Comte de Dammarlin, reprit la dame de Monsoreau en se retournant vers le seigneur de ce nom, vous dont la noble épouse supporta l’humiliation qui m’accable, lorsqu’inutilement prosternée comme moi aux pieds du royal juge que j’implore en vain, elle vint, dans sa noble indigence, redemander votre honneur qu’une injuste condamnation vous avait enlevé, au nom de l’affront qui rejaillit sur elle, comte, intercédez pour moi…

— Silence, Dammarlin, s’écria le roi avant que le comte, à qui le réveil d’un tel souvenir fit monter le sang au visage et crispa les veines, eût pu prendre la parole… silence. Ne rappelez pas ce que votre noble conduite nous a fait oublier, ne parlez ni de l’offense ni de la peine. Vous vous êtes trop bien justifié pour qu’il vous souvienne de l’accusation. Et vous, dame de Thouars, ne prolongez pas davantage d’inutiles instances ; abbé de Saint-Jean, reconduisez madame.

— Mon frère, bégaya le duc de Guyenne, au nom de l’amitié fraternelle qui règne entre nous, que la prière de madame…

— Non, Charles ! se hâta d’interrompre Louis : croyez à mon regret de ne pouvoir vous donner un pareil gage de notre franche amitié. Vous avez encore besoin d’apprendre que, pour les princes à qui Dieu lui-même a remis le droit de juger les autres hommes, il est de certaines causes en faveur desquelles ils ne peuvent, quel que soit le désir de clémence qui les presse au cœur, dérider le front de la loi sans danger pour l’état qu’ils gouvernent. Vous prendrez là-dessus plus d’une leçon, mon frère, et vous finirez par le savoir, comme il a plu à la Providence de nous l’enseigner. Madame, continua-t-il, veuillez vous retirer.

— J’obéis, Sire ; mais si Votre Majesté a repoussé la requête que j’ai eu l’audace de porter au pied de son lit de justice, je la prie de me pardonner la hardiesse du vœu que je forme pour elle. Puisse la postérité recueillir, noble et pur le souvenir de Louis de Valois ! Adieu, Sire, »

L’abbé la suivit hors de la salle. Il se fit un moment de silence après son départ ; et le roi frappant légèrement sur l’épaule de son frère absorbé dans l’émotion qui l’agitait :

— « Eh bien ! prince, lui dit-il avec un de ces sourires d’ironique insouciance qui vous ramène de quelque brûlant songe d’âme à la plus froide et la plus pâle réalité, votre appétit gascon dédaigne-t-il assez nos mets tourangeaux que vous ne pensiez pas seulement que voici qu’on nous attend dans la salle du banquet ? Allons, messieurs, trêve aux affaires pour aujourd’hui ; ne nous occupons plus que de faire gaiement les honneurs à notre bien-aimé convive, et tâchons que la pétillante liqueur de Champagne lui fasse ou… [12]..........

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La plume qui traça les chapitres ci-dessus et dont le dernier est resté inachevé s’est brisée, quoique forte, sous les doigts de la mort. La mienne ne doit point et ne saurait terminer ce que cette plume si habile avait commencé. Je me contenterai seulement d’indiquer, ou à peu près du moins, les situations des chapitres qui devaient suivre.


(Exposé du plan de la fin du chapitre inachevé de la Supplique.)


Louis XI, à qui la cause de l’émotion du duc de Guyenne n’était point échappée, lorsque ce prince le supplia d’avoir égard à la prière de la belle veuve, avait compris l’avantage qu’il en pourrait retirer… L’amour dans ce jeune cœur absorbait la politique, et Charles, occupé de plaire à Colette de Monsoreau qui, par les charmes de sa personne et les agrémens de son esprit [13], ne pouvait manquer de le captiver, ne s’occuperait pas de conspirer contre lui. Il ne s’agissait que de chercher, parmi ses créatures, celle qui aurait assez d’adresse pour mettre le duc et Colette en relation… L’abbé de Saint-Jean-d’Angely s’offre à sa pensée ; ce qu’il a fait pour ce moine l’assure de son dévouement. Il donne aussitôt l’ordre à Olivier de lui amener Faure de Versois lorsque le festin sera fini, à l’heure où il a l’habitude de se retirer dans son appartement pour prier.

(Exposé du plan du chapitre VI qui devait faire partie de Louis XI et le Bénédictin.)

VI

LE SERMENT.

Ainsi qu’Olivier en a reçu l’ordre, il introduit, à l’heure indiquée, l’abbé de Saint-Jean-d’Angely auprès du roi.

Louis se promène à grands pas… Sa chambre est faiblement éclairée… L’abbé qui a les yeux baissés, en attendant qu’il plaise à Sa Majesté de rompre le silence, aperçoit, à travers une grille placée sur une large ouverture pratiquée dans le plancher, une clarté qui s’assombrit ou s’élargit, suivant que le vent semble l’agiter… Il frissonne… Louis, sans avoir l’air de remarquer l’effroi du moine, lui dit qu’il est dans l’usage, lorsqu’il charge l’un de ses favoris d’une mission importante, de lui faire jurer, sur l’image de Notre-Dame d’Embrun et sur les divines plaies de Notre Seigneur Jésus-Christ, de ne jamais révéler ce qu’il va lui confier, et pose aussitôt sur un missel ouvert près duquel est un crucifix d’or, le tout placé sur la grille, son chapeau entouré d’images de vierges ; du doigt il indique au moine celle de Notre-Dame d’Embrun… Avant de prononcer le serment d’usage, l’abbé fait observer au roi que le cardinal de LaBalue les entend… Si la porte de la cage de fer, dans laquelle Louis XI tient La Balue renfermé devait s’ouvrir pour l’en laisser sortir plein de vie, il n’entendrait ni ne verrait de Versois, et de Versois ne pourrait l’apercevoir… Si Louis connaissait un supplice plus affreux pour l’ingratitude et le parjure que la vue du bienfaiteur qu’on a trahi, il l’infligerait au cardinal… De Versois jure, en tremblant, d’être fidèle et discret… Louis lui apprend qu’il lui importe que le duc de Guyenne et Colette de Monsoreau se trouvent en relations ; que le moine, étant le confesseur de Colette, il lui est facile de lui faire comprendre qu’elle n’est pas en sûreté dans les états du roi, et de lui persuader d’aller implorer la protection du duc de Guyenne. À cette confidence, la figure du moine s’épanouit, il voit les bénéfices accourir en foule, il se croit déjà évêque ; le chapeau de cardinal pourrait bien orner sa tête !… Il sort joyeux.

Louis retourne près du duc. Les fêtes continuent, elles sont brillantes. Louis fait tant de caresses à Charles pendant son séjour au Plessis-les-Tours, que le jeune prince se reproche comme un crime sa révolte contre un si bon frère… Louis paraît plein de confiance en Charles, lui parle de ses contestations avec les autres puissances… Il engage le duc, lorsqu’il lui dit adieu, de visiter en s’en retournant l’abbaye de Saint-Jean d’Angely, d’y prendre quelques jours de repos et de lui faire savoir si les frères sont contens de leur nouvel abbé.

(Exposé du plan du chapitre VII qui devait faire partie de Louis XI et le Bénédictin.)

VII

LES OISEAUX, PRISONNIERS D’ÉTAT.

Louis XI a des ennemis, il le sait ; mais il ne peut les connaître tous… Objet de leurs continuels sarcasmes, il voudrait se rendre invisible pour les entendre et pour réprimer leur insolente licence… Désireux de se procurer les moyens de les punir, il fait saisir, dans la capitale, tous les oiseaux qui parlent, et se les fait amener… Chacun porte à son cou le nom, l’état et la demeure de celui qui l’a élevé… Louis passe la revue de la troupe volatile… Les pies, les corbeaux et les geais caquètent au mieux… Plusieurs disent à l’envi Péronne, Péronne… Louis, pour qui ce nom est un reproche accablant, regarde aussitôt l’étiquette des oiseaux qui semblent se faire un malin plaisir de répéter Péronne, Péronne… Les noms de ceux qui leur apprirent à prononcer ce nom qui cause un si mortel frisson à Louis, sont aussitôt notés… De nombreuses arrestations doivent être le résultat de cette preuve si ingénieusement découverte ;… et sans autres preuves, sans autre forme de procès que le bon plaisir du roi, les innocens prisonniers et accusateurs sont condamnés pour crime de lèse-Majesté à avoir la tête tranchée.

(Exposé du plan du chapitre VIII qui devait faire partie de Louis XI et le Bénédictin.)

VIII

L’ÉPÉE BÉNITE.

Chacun craint que Louis XI ne tourne ses armes contre les Génois, en vengeance du massacre qu’ils ont fait des Français ; mais il a d’autres desseins sur l’Italie : il a résolu de donner sa fille, Anne de France, en mariage au marquis du Pont, duc de Calabre, fils de Jean, duc de Calabre ; il voudrait faire avoir au duc l’investiture du royaume de Naples, et que cette couronne fût le prix de l’abolition de la Pragmatique, qu’il sait être l’objet de tous les vœux du pape… Il charge Joffredy, évêque d’Arras, de conclure avec Pie II ; mais à cette seule condition,… Dans une affaire qui intéresse l’Église et l’État, chacun songe a son intérêt particulier ; le pape veut augmenter sa puissance ; le roi cherche à rétablir la maison d’Anjou, et Joffredy ambitionne le chapeau de cardinal. L’évêque d’Arras, qui ne songe qu’à ses intérêts et qui sait que le pape n’abandonnera jamais Ferdinand, et que, loin de favoriser les Français, il fera tous ses efforts pour les écarter d’Italie, s’attache à tromper le roi ; il lui fait entendre que le pape lui donnera satisfaction au sujet de la maison d’Anjou ; mais qu’il n’est pas de la dignité du Saint-Siège d’investir le duc de Calabre avant la suppression de la Pragmatique ; au lieu que si Sa Majesté commence par la supprimer, on ne sera point scandalisé de voir le pape embrasser les intérêts d’un prince à qui ceux de l’Église sont si chers ; l’évêque d’Arras fait tant qu’il obtient le consentement du roi. Il en donne aussitôt avis au pape qui écrit de suite au roi ; sa lettre est remplie de remercîmens et d’éloges outrés ; il y traite Louis du plus grand roi que la France ait jamais eu ; le ciel ne l’a orné de tant de vertus que parce qu’il devait un jour abolir la Pragmatique : il finit par exhorter Louis à une croisade. Louis, séduit par les éloges du pape, prend les derniers engagemens dans la réponse qu’il fait à Sa Sainteté. L’évêque d’Arras, content de profiter du succès, a écrit de son côté au pape pour lui apprendre que le roi a fait chasser de l’évêché de Poitiers Gamet, qui s’en était emparé en vertu d’un arrêt du Parlement ; que cette action a été un coup de foudre pour les défenseurs de la Pragmatique. Pie II n’a pas plutôt reçu cet avis, qu’il fait une promotion de six cardinaux, dans laquelle l’évêque d’Arras est compris. Il envoie une épée bénite au roi avec quatre vers latins [14] gravés sur la lame. Louis reçoit ce présent avec grand appareil, par les mains du nonce Antoine de Nocetis ou de Noxe.

(Exposé du plan du chapitre IX qui devait faire partie de Louis XI et le Bénédictin.)

IX

LE SCRUPULE.

Le duc de Guyenne a quitté Plessis-les-Tours. Désireux de plaire à son frère, il visitera l’abbaye de Saint-Jean-d’Angely ; partout il est fêté sur son passage. Louis a envoyé secrètement à l’abbé de Saint-Jean des instructions nécessaires pour faire réussir son projet, et de l’or pour recevoir le duc d’une manière digne de son rang. De Versois s’acquitte au mieux de la mission dont l’a chargé le roi… Sans avoir l’air de la demander, il a obtenu la confiance du prince Charles : l’amour à besoin d’un confident.

L’abbé de Saint-Jean-d’Angely a engagé Colette de Monsoreau à se rendre à Angely pour y voir le duc à son passage ; elle est, depuis quelques jours, dans les environs de l’abbaye… Elle est agitée… Ses jours ne sont pas en sûreté tant qu’elle restera dans les états du roi de France. De Versois l’a assurée qu’elle trouverait un sûr asile dans ceux du duc de Guyenne ; que lui seul peut la soustraire à la vengeance du roi. Elle doit se jeter aux pieds du prince à l’instant où il quittera l’abbaye pour retourner à Bordeaux. Mais, au moment de réclamer la protection de Charles, un scrupule l’arrête… Qui donc lui dira ce qu’elle doit faire ? à qui se confiera-t-elle ? Les malheureux n’ont point d’amis… Mais un confesseur peut et doit tout entendre ; et, le soir même, de Versois doit entendre sa confession dans l’église de Saint-Jean-d’Angely. Elle lui dira le scrupule qui l’arrête ; … elle lui dira tout… Le saint homme l’éclairera de ses sages conseils… Elle parlera ; elle ne doit point hésiter ; plus tard il ne serait plus temps… De Versois doit accompagner le duc jusqu’à Bordeaux, et le départ du prince est fixé au lendemain… Elle se rend à l’église de l’abbaye avant l’heure indiquée par l’abbé d’Angely… Elle a besoin de se recueillir… La faible clarté qui pénètre à travers les vitraux imprime un saint respect à l’âme de Colette… Elle est seule dans l’église, où il n’y aura bientôt plus d’autre clarté que celle de la lampe qui y brûle jour et nuit, et dont la vacillante et faible lueur laisse à peine distinguer les objets qui vous environnent… Elle attend, dans le silence de la méditation, l’arrivée de son confesseur… Le bruit d’une porte se fait entendre… Quelqu’un qui lui semble vêtu d’habits religieux traverse le chœur… Ce doit être l’abbé d’Angely ; il se dirige vers le confessionnal, où elle est depuis une heure absorbée dans ses pensées ; elle s’y agenouille, et prie… Déjà plusieurs aveux se sont succédé… Elle s’arrête… Des sanglots étouffent sa voix… La faute qu’elle n’ose et qu’elle doit avouer lui semble indigne de pardon… Et pourtant cette faute que Colette se reproche comme un crime n’est pas celle de sa volonté — C’est celle de son cœur ; elle aime !… elle aime, quand à peine son époux est descendu dans la tombe… Elle aime !… Oh ! comme elle est coupable d’aimer !… Elle aime !… Qui ?… Le duc de Guyenne, le frère du souverain qui, sans pitié, l’a dépouillée de l’héritage que lui avait laissé l’époux dont, naguère, elle partageait la destinée, et vient de flétrir à jamais la mémoire de cet époux que son amour pour le frère de son persécuteur offense. Oh ! pourquoi ce jour où, ne pouvant désarmer l’inflexible rigueur du monarque, aux pieds duquel elle était prosternée, le duc éleva-t-il sa voix en sa faveur ? Depuis lors, cette voix, dont les accens pénétrèrent jusqu’à son cœur, eh bien ! elle croit toujours l’entendre. Le duc est sans cesse présent à sa pensée. Son souvenir efface tous les autres… Mais il est une voix, cri que jette la conscience au moment du danger, qui avertit Colette du sien. Elle sent bien que, pour l’éviter, elle ne doit point demander asile au prince qu’elle aime ; que mieux vaut s’exposer aux suites funestes du courroux du roi que de s’exposer un seul instant à perdre l’honneur ;… que la veuve de Louis d’Amboise doit descendre pure dans la tombe ; qu’en attendant ce moment, qu’elle appelle de tous ses vœux, elle expiera, par son repentir, la faute de son cœur… Si la volonté de Colette, en restant dans les états de Louis XI, pouvait lutter contre celle de ce monarque lorsqu’il aura décidé qu’elle doit mourir, elle aurait tort de réclamer la protection de Charles ; mais, obligée de subir l’arrêt que le roi ne manquera pas de prononcer contre elle, puisque personne n’osera la soustraire à son courroux, sa mort deviendra volontaire et condamnée par Dieu même. Tandis qu’en se réfugiant pour l’éviter dans les états du duc de Guyenne, rien ne l’obligera de se rendre coupable ; qu’elle doit savoir que la vertu brille d’un éclat plus pur aux yeux de Dieu lorsqu’elle sort victorieuse des épreuves qu’elle a eues à soutenir… Colette n’ose en tenter une dans laquelle elle craint de succomber, car elle se défie de son cœur — et les captieux raisonnemens de son confesseur, loin de lever son scrupule, semblent encore l’augmenter ; aussi, en quittant le confessionnal, elle lui déclare qu’elle ne se jettera point aux genoux de Charles… Mais Charles est aux siens ; car c’est lui qui a reçu l’aveu de l’amour qu’il inspire à Colette… De Versois qui, pour prouver au roi qu’il est digne de sa confiance et pour se rendre nécessaire au duc qui lui a révélé l’amour qu’il ressent pour Colette de Monsoreau, se doutant que Colette aime le duc, a engagé ce prince à se revêtir d’habits religieux pour aller, à sa place, entendre la confession de la belle veuve… Colette, effrayée, veut fuir… Charles l’en empêche, elle ne doit pas le punir de son bonheur, bonheur qu’il eût acheté de la moitié de son existence, en le quittant au moment qu’elle lui apprend qu’il est aimé de celle qu’il adore… Il la presse de le suivre en Guyenne, qu’il y sera le plus soumis de ses esclaves ;… que, pour lui prouver combien l’honneur de la veuve de Louis d’Amboise lui est cher, il est prêt à prendre l’engagement de ne paraître à ses yeux que lorsqu’elle lui aura dit qu’il peut s’y présenter qu’il sera le plus malheureux des hommes s’il ne parvient à bannir son scrupule ;… que Colette doit vivre pour réhabiliter la mémoire de son époux et recouvrer l’héritage que cet époux lui avait laissé ;… qu’elle doit savoir que les souverains ne sont pas toujours d’accord ; que s’il survenait quelque mésintelligence entre lui et le roi son frère, la réhabilitation de la mémoire de Louis d’Amboise et la restitution de ses biens à sa veuve deviendraient les conditions imposées à leur réunion ;… qu’elle doit tout faire pour effacer le soupçon de félonie qui plane sur la mémoire de son époux ;… que si cette considération n’est pas suffisante pour l’engager à se réfugier dans ses états, il lui demande à genoux pour le bonheur de ses sujets, d’accepter l’asile qu’il lui offre en Guyenne ; que tous les malheureux s’adresseront à Colette pour obtenir de leur souverain les grâces qu’ils n’obtiendraient pas sans elle ; qu’il sera toujours disposé à l’indulgence ; qu’il sera meilleur si Colette l’aide de ses conseils ; que les princes jouissent si rarement du bonheur d’avoir des amis !… qu’il lui jure sur l’image de Notre Seigneur, qu’il la respectera comme il respecterait la Vierge même. Tant de protestations de dévouement balancent le scrupule de Colette.

(Exposé du plan du chapitre IX qui devait faire partie de Louis XI et le Bénédictin.)

IX

LA PRAGMATIQUE


Louis XI a promis au pape d’abolir la Pragmatique… Il ne peut se parjurer sans voir lancer contre lui une bulle d’excommunication, et le dévot monarque ne doit point s’exposer au courroux de Sa Sainteté Louis assemble le Parlement pour lui communiquer que, d’après la promesse qu’il a faite au pape, il va abolir la Pragmatique Le Parlement s’y oppose avec une fermeté courageuse ; il fait de si sages et de si fortes remontrances, qu’elles sont adoptées par le clergé et par tous les autres corps du royaume… Il représente au roi que la Pragmatique a été faite dans l’assemblée la plus solennelle ; que c’est à cette ordonnance si sage que l’on doit le maintien de la discipline ecclésiastique ; que, si l’on rompt cette digue, il faut s’attendre à voir renaître les abus, tels que les élections contre les canons, les usurpations sur les collateurs, les réservations, les grâces expectatives, la nécessité d’aller plaider à Rome, et les sommes immenses qui y passeraient par les concussions de la Daterie.

Louis, qui n’a fait part de sa résolution au Parlement que par bienséance, ne lui tient aucun compte de ses sages avis. Il fait partir l’évêque d’Arras pour Rome avec Richard de Longueil, évêque de Coutances ; Jean de Beauveau, évêque d’Angers ; l’évêque de Xaintes, Pierre d’Amboise, seigneur de Chaumont, chef de l’ambassade, et Roger, bailli de Lyon. Les ambassadeurs font leur entrée à Rome avec un nombreux cortège. Presque tous les cardinaux sont allés au-devant d’eux. L’évêque d’Arras remet au pape l’original de l’abolition de la Pragmatique et reçoit dans la même audience le chapeau de cardinal. Il dit dans sa harangue que le roi de France, après avoir donné à Sa Sainteté une marque aussi éclatante de son zèle, espère qu’on protégera et qu’on rendra justice à un prince de son sang contre l’usurpateur Ferdinand ; et qu’en reconnaissance de ce service, la France fournira quarante mille chevaux et trente mille archers pour faire la guerre aux Turcs. Le pape ne répond rien, pour éviter de traiter la question du royaume de Naples ; il termine l’audience en éloges pour Louis XI.

À la nouvelle de l’abolition de la Pragmatique, les Romains font éclater une grande joie ; les travaux sont suspendus ; on ne voit que processions en actions de grâces, que feux et illuminations ; le peuple fait des représentations de la Pragmatique et les traîne dans les rues.

Lorsque l’ivresse est un peu dissipée, Chaumont, qui n’a pas les mêmes raisons que le cardinal d’Arras de trahir son devoir, parle de nouveau des droits de la maison d’Anjou ; mais le pape n’a donné l’investiture à Ferdinand que parce qu’il l’a trouvé en possession ; que si le duc de Calabre et lui veulent le prendre pour arbitre, il leur rendra justice. Les ambassadeurs reviennent sans avoir rien obtenu. Le cardinal d’Arras n’évite sa disgrâce qu’en persuadant au roi qu’il a été lui-même la dupe du Pape.

Le roi veut faire une nouvelle tentative. Il fait repartir pour Rome le cardinal d’Arras avec Hugues Massip, surnommé Bournazel, sénéchal de Toulouse. La seconde ambassade n’est pas plus heureuse que la première.

Louis XI, honteux d’avoir été joué si indécemment, rétablirait la Pragmatique s’il ne craignait les propos ; mais il permet au Parlement de la faire exécuter, excepté dans les deux articles qui regardent les réservations et les grâces expectatives.

(Exposé du plan du chapitre X qui devait faire partie de Louis XI et le Bénédictin.)

X
COLETTE DE MONSOREAU.


Charles est parvenu à lever le scrupule de Colette de Monsoreau ; elle l’a suivi en Guyenne et fait l’ornement de sa cour. C’est par elle que toutes les faveurs s’obtiennent, elle est l’organe du duc. Charles passe près de Colette tous les instans qu’il peut dérober à ses affaires ; il est heureux et fier de l’amour de la belle veuve ; s’il n’était pas prince, Colette deviendrait sa compagne. De Versois est devenu l’objet de l’attention des deux amans ; ils ne savent comment prouver leur reconnaissance à l’abbé de Saint-Jean-d’Angely, ils voudraient pouvoir le fixer près d’eux ; de Versois passe à Bordeaux tout le temps qu’il n’est pas à son abbaye ; il est admis dans l’intimité de Charles et de Colette. Le moine n’agit que d’après les instructions de Louis XI ; il avertit le monarque de tout ce qui se passe à Bordeaux… Charles ne sort d’un enchantement que pour rentrer dans un autre… Colette, qui est bon peintre, veut peindre Charles, mais elle veut le peindre sous les habits de religieux qu’il portait le jour où elle lui fit l’aveu de son amour.

(Exposé du plan du chapitre XI qui devait faire partie de Louis XI et le Bénédictin.)

XI

MARGUERITE D’ANJOU.

Deux cruelles factions partagent l’Angleterre, celle d’Yorc, dont la marque est la Rose blanche ; celle de Lancastre, qui porte la Rose rouge.

Henri VI possède toutes les vertus, mais n’a pas les qualités requises pour régner ; sa femme, au contraire, Marguerite d’Anjou, les possède toutes ; elle ferait le bonheur de l’Angleterre sans la rébellion du duc d’Yorc qui, ne pouvant souffrir la faveur du duc de Sommerset, s’est retiré de la cour et a levé des troupes pour s’emparer du trône ; il force le parlement à faire un acte qui transporte la couronne à la maison d’Yorc et ne laisse à Henri VI que le vain titre de roi ; ce titre ne doit point passer à la postérité de Henri. Le duc d’Yorc et Henri combattent ; le duc fait Henri prisonnier, il rentre à Londres triomphant et prend la place du roi ; la reine se sauve dans le comté de Durham avec le prince de Galles et le duc de Sommerset. Un grand nombre d’Anglais, touchés des malheurs de Marguerite, volent près de leur reine et veulent combattre pour la replacer sur le trône. Marguerite se met à leur tête et vient combattre le duc d’Yorc ; elle rentre dans Londres, fait massacrer tous ceux qui gardent Henri ; elle poursuit le duc qui est obligé de fuir. Cinq mille hommes de troupes le suivent, il pourrait se retrancher, en attendant Édouard, comte de la Marche, son fils aîné, qui lève des troupes pour voler au secours de son père ; mais, pensant qu’il serait honteux pour lui de se voir assiégé par une femme, il sort au-devant d’elle. Marguerite ne fait d’abord paraître que la moitié de ses troupes qu’elle commande en personne. Les troupes du duc d’Yorc sont enveloppées de tous côtés, le duc reste sur la place. Marguerite fait exposer la tête de ce rebelle sur les murailles d’Yorc avec celle de son second fils, le comte de Rutland, à peine âgé de douze ans. Édouard, qui vient au secours de son père, n’arrive que pour venger sa mort. Le massacre est horrible ; trente-six mille morts restent sur le champ de bataille ; les vainqueurs passent, sur un monceau de cadavres, une petite rivière qui se décharge dans celle de Warf, qui est teinte de sang et couverte elle-même de corps morts. Édouard fait mettre la tête du comte de Dévonshire, qu’il fait prisonnier, à la place de celle du duc d’Yorc. La bataille ne semble devoir se terminer que par la destruction des deux partis ; mais un vent violent porte une grande quantité de neige au visage des soldats de Henri et leur fait perdre l’avantage. Henri, Marguerite et le prince de Galles se sauvent en Écosse pour éviter de tomber dans les mains d’Édouard. Ils envoient le duc de Sommerset demander du secours à Louis XI, Louis ne se mêle que des guerres qui peuvent lui être utiles, il se contente de faire offrir à Marguerite un asile en France. Louis ne peut prendre ouvertement aucun engagement avec elle, parce qu’il entretient en même temps correspondance avec Édouard. La reine d’Angleterre passe en France. À défaut de services, Louis fait rendre à Marguerite tous les honneurs qui sont dus à une reine. Il tient avec elle, sur les fonts, l’enfant dont la duchesse d’Orléans vient d’accoucher. Louis prête vingt mille livres à Henri, à condition qu’il les rendra dans un an ou qu’il remettra Calais lorsqu’il sera rétabli sur le trône. Marguerite, qui espère trouver un parti puissant dans le nord de l’Angleterre, quitte la France. Un grand nombre d’Anglais passent dans le camp de Henri. Marguerite pourrait réunir une armée capable de tenir la campagne (car c’est elle qui a été obligée de s’emparer de la puissance, Henri étant trop faible pour rien entreprendre) ; mais sans argent et sans vivre, il n’y a pas moyen de faire observer de discipline aux troupes. Édouard profite de ce trouble et force le camp de Henri. Henri et Marguerite se sauvent chacun de leur côté. Marguerite se sauve avec son fils ; en traversant une forêt, elle rencontre des voleurs qui la dépouillent de ses diamans ; elle profite d’une altercation qui s’élève entre eux dans le partage du butin, pour leur échapper, et se jette dans le plus épais de la forêt, tenant son fils entre ses bras. Elle rencontre un autre voleur ; ne craignant que pour son fils, elle s’avance vers cet homme et lui dit avec ce sentiment qui n’existe que dans le cœur d’une mère et qui désarmerait le tigre le plus furieux : « Tiens, mon ami, sauve le fils de ton Roi [15] ! » Le voleur, touché de compassion et saisi de respect, prend le jeune prince dans ses bras, aide la reine à marcher et la conduit au bord de la mer où elle trouve une barque qui les passent à l’Écluse. Le duc de Bourgogne lui prête deux mille écus et la fait conduire auprès du roi René, son père.

(Exposé du plan du chapitre XII qui devait faire partie de Louis XI et le Bénédictin.)

XII

LE CORPORAL.

Louis XI ne saurait être heureux ni vivre sans relique, il faut qu’il s’en procure, quelles que soient les personnes qui les vendent et quel que soit le prix qu’elles en demandent Malgré son humeur contre le Pape, Louis ne peut résister au désir d’acquérir le corporal [16] dont s’est servi saint Pierre, que sa sainteté lui fait proposer. Cette relique, d’une toute autre importance que celles que Louis XI a achetées jusqu’alors, se trouve aussi d’un tout autre prix. Louis ne peut marchander, il est obligé de souscrire aux conditions que lui impose le vendeur. Il cède au Pape, en échange du corporal qui le préservera de tout danger, les comtés de Valence et de Die [17] : Louis ne peut trop payer un semblable préservatif.

(Exposé du plan du chapitre XIII qui devait faire partie de Louis XI et le Bénédictin.)

XIII

LA TORTURE.

Louis vient d’éprouver la vertu du corporal, il vient d’échapper au poison que lui destinait le duc de Bourgogne ; il fait appliquer la torture à celui qui était chargé de l’empoisonner. Louis se cachait souvent derrière une jalousie pour entendre les interrogatoires et les plaintes des malheureux qu’il faisait torturer, et il veut entendre les aveux de celui que le plus cruel des supplices attend. Louis ne répugne à aucun moyen lorsqu’il veut se défaire de quelqu’un qu’il redoute ; il fait arrêter, comme complice de l’empoisonnement, un homme intègre qui, dans plusieurs circonstances, avait osé résister à ses ordres, lorsque l’honneur ne les avait pas dictés. Le malheureux, fort de son innocence, nie d’abord ce dont on l’accuse ; la souffrance lui fait avouer le crime qu’il n’a pas commis, et il expire en faisant cet aveu mensonger. Louis, qui n’a aucune puissance sur ses remords, supporte en silence la torture qu’ils donnent à son cœur ; un frisson le saisit et parcourt tous ses membres, il voudrait fuir, mais il se sent arrêté comme par une main invisible : il sait le fond qu’on doit faire d’aveux arrachés par la souffrance. Il entend la condamnation de celui qui devait l’empoisonner et qui déclare avec fermeté que le duc de Bourgogne est innocent et qu’il est sans complice. Le malheureux est condamné à être écartelé et traîné sur une claie au supplice ; sa tête sera mise au bout d’une lance devant l’Hôtel-de-Ville, le tronc de son corps sera brûlé, et ses membres seront attachés à des poteaux dans quatre villes frontières. Le malheureux a entendu tout ce détail sans laisser échapper un seul murmure : celui qui veut donner la mort doit la recevoir !!!

(Exposé du plan du chapitre XIV qui devait faire partie de Louis XI et le Bénédictin.)

XIV

LE MARMITON.

Ainsi que l’avare de Molière, Louis XI a toujours quelque bonne querelle toute prête pour renvoyer ses serviteurs sans les payer ; ceux qu’il force ou que la crainte oblige à rester n’en reçoivent pas davantage d’argent… Louis vient de renouveler presque tout son domestique ; en passant devant sa cuisine, il lui prend fantaisie d’y entrer pour voir ce qui s’y passe ; il aperçoit un jeune marmiton qui tourne la broche, à qui il trouve une physionomie fort spirituelle ; Louis s’en approche et lui demande qui il est ; l’enfant, qui n’a jamais vu le roi, dit qu’il se nomme Berruyer, que son poste n’est pas bien relevé, mais que cependant il gagne autant que le roi. Louis veut savoir ce que gagne le roi. « Ses dépends qu’il tient de Dieu, » réplique le marmiton, « comme je les tiens du roi… » Louis, qui aime les réponses vives, retire Berruyer de la cuisine et l’attache à la chambre. Berruyer y fit, par la suite, une fortune considérable.

(Exposé du plan du chapitre VI qui devait faire partie de Louis XI et le Bénédictin.)

XV

PROPOSITION DE MARIAGE.

Louis a ses créatures qui l’instruisent de tout, à point nommé… L’abbé de Saint-Jean-d’Angely, qui est presque toujours à Bordeaux, ne lui laisse rien ignorer de ce qui s’y passe…

Charles est de plus en plus épris de Colette de Monsoreau… Colette va bientôt devenir mère,… rien ne peut rendre la joie que Charles en ressent… Colette met en jeu toutes les ressources de son esprit et de ses talens pour se rendre nécessaire à Charles… Charles est fou de musique et de poésie, et Colette est poète et musicienne… Elle a un charme inexprimable dans la voix ;… elle met elle-même en musique les couplets qu’elle compose et qui tous s’adressent à Charles… Avec tant de moyens de plaire, Charles ne peut craindre la monotonie,… ni Colette l’abandon… Le pouvoir que Colette a su prendre sur l’esprit de Charles balance celui dont jouissait exclusivement Lescun… Lescun est jaloux et ennemi de Colette ; il voudrait en détacher Charles, mais il n’y peut réussir… Colette n’est pas une de ces femmes qu’on puisse cesser d’aimer… Lescun cherche à la rendre suspecte à Louis XI… Louis réfléchit que l’amour pourrait fort bien ne pas être, ainsi qu’il le croyait, un préservatif certain contre les conspirations ; il tremble que Charles ne se tourne encore contre lui… Depuis la naissance du Dauphin, Louis a plus de bienveillance pour le duc de Guyenne ; il semble vouloir dédommager le prince de la perte de l’espérance de régner… Il a envoyé à Charles une somme de douze mille livres et a ajouté plusieurs terres à son apanage… Louis, qui, par la naissance de son fils, voit la couronne assurée, ne s’occupe plus qu’à établir la paix dans son royaume… Il s’occupe de marier le duc de Guyenne ; il fait proposer au duc de faire demander la princesse de Castille, fille de Henri IV, roi de Castille, et nièce d’Isabelle de Castille… Charles, malgré son amour pour Colette, sait bien que les princes ne sont pas toujours libres de suivre le penchant de leur cœur, qu’ils se doivent à l’État… Il donne sa procuration au comte de Boulogne pour épouser la princesse de Castille en son nom… Le comte part avec les ambassadeurs, qui sont le cardinal d’Alby, le sire de Torcy et Olivier-le-Roux, les mêmes qui étaient allés précédemment demander l’Infante Isabelle de Castille et qui avaient échoué dans leur mission.

Les ambassadeurs obtiennent de Henri la princesse Jeanne, sa fille, pour le duc de Guyenne.

Le roi et la reine jurent que la princesse Jeanne est leur fille, déclarent Isabelle déchue de ses droits, et défendent de lui donner le titre d’Infante de Caslilie… Le cardinal d’Alby lit une bulle du pape Paul II, qui relève de leur serment ceux qui l’ont prêté à Isabelle… Tous ceux qui sont présens jurent qu’ils ne reconnaissent d’autre princesse de Castille que la fille du roi Henri… Le comte de Boulogne donne la main à la princesse…

Le parti d’Isabelle, loin d’être abattu, se relève plus fort que jamais. Henri envoie en France vers Louis XI, pour le prier de ratifier le mariage du duc de Guyenne et d’envoyer le prince en Espagne avec une forte armée, afin de réduire les rebelles avant qu’ils reçoivent du secours d’Aragon… Le duc fait traîner l’affaire en longueur, parce qu’il ne peut perdre l’espérance d’épouser Marie de Bourgogne… Cependant, comme il doit paraître content de ce qu’on a fait pour lui en Castille, il donne des fêtes à Libourne Gaston Phœbus, prince de Vianne, gendre de Louis XI, s’y distingue dans un tournoi, y remporte tous les prix, y est blessé d’un éclat de lance et meurt quelques jours après de sa blessure, laissant deux enfans, François Phœbus et Catherine de Foix.

(Exposé du plan du chapitre XVI qui devait faire partie de Louis XI et le Bénédictin.)

XVI

DÉCLARATION DE GUERRE.

Il est impossible au duc de Bourgogne de vivre en paix avec Louis XI… La haine qu’il porte au roi semble l’autoriser à manquer à tous les engagemens qu’il a pris avec Sa Majesté… Louis sent bien qu’il ne pourra éviter la guerre avec le duc…

Louis, pour se déterminer sur le parti qu’il doit prendre, convoque une assemblée nombreuse de princes, de grands officiers et de personnes de tous les ordres de l’État, leur expose ses sujets de plaintes contre le duc de Bourgogne et leur demande s’ils le jugent en droit de lui faire la guerre. Tous répondent qu’il y est obligé pour le maintien des lois et le salut de l’État. La guerre est résolue.

Le roi, en paix avec tous ses voisins et assuré du consentement des princes, n’a rien à craindre pour l’intérieur du royaume.

Le duc a bientôt mis une armée sur pied.

Le roi, sûr de la bonté de ses troupes, en confie le commandement à Dammartin et au connétable… Toutes les villes ouvrent leurs portes au roi, et Louis reprend ainsi toutes celles qu’il s’était vu forcé de céder au duc… Le duc est défait partout, et les pertes considérables qu’il fait l’obligent à signer une trêve de trois mois.

Louis revient triomphant et allume lui-même le feu Saint-Jean à l’Hôtel-de-Ville.

(Exposé du plan du chapitre XVII qui devait faire partie de Louis XI et le Bénédictin.)

XVII

LES RÉALISTES ET LES NOMINAUX.

Louis XI est actif ; il veut s’initier dans tout ; il s’établit juge de la dispute des Réalistes et des Nominaux. Tout ce qui parait intéresser la religion attire l’attention de Louis XI… Il craint les divisions de L’État… Le confesseur de Louis est pour les Réalistes, et Louis fait une ordonnance qui défend de lire les livres des Nominaux, et fait clouer et enchaîner dans les bibliothèques ceux d’Ockam, d’Arimini, de Buridan, etc. L’année d’après, il les fait déclouer et déchaîner.

(Exposé du plan du chapitre XVIII qui devait faire partie de Louis XI et le Bénédictin.)

XVIII

LA PAUVRE FEMME, LE CLERC ET LE CANONICAT.

Les remords de Louis XI le conduisent souvent dans les églises ; dans ce lieu, les malheureux n’essuient point de refus du monarque.

Ln jour que Louis y est humblement prosterné pour demander à Dieu de le délivrer du souvenir d’un crime qui le poursuit, une pauvre femme se jette à ses pieds, et lui dit que l’on ne veut pas enterrer son mari en terre sainte, parce qu’il est mort insolvable… Louis n’a pas fait les lois, il paie les dettes et ordonne d’enterrer le corps en terre sainte…

Un pauvre clerc, qui est en prière non loin de Louis, s’approche du roi, et lui apprend qu’après avoir langui dans les prisons pour une dette de quinze cents livres, il va encore être arrêté pour la même somme, parce qu’il est hors d’état de la payer… Louis dit au clerc qu’il a bien pris son temps, qu’il est juste qu’il ait pitié des malheureux, puisqu’il venait demander à Dieu d’avoir pitié de lui. Comme Louis se dispose à sortir, il aperçoit dans l’église un pauvre prêtre qui s’y est endormi ; il lui donne un canonicat pour qu’il puisse dire que le bien lui est venu en dormant.

(Exposé du plan du chapitre XIX qui devait faire partie de Louis XI et le Bénédictin.)

XIX

LA PÊCHE.

Charles n’a de bonheur que les instans qu’il passe près de Colette… Colette est devenue mère une seconde fois… L’abbé de Saint-Jean-d’Angely est devenu le conseil de Charles et de Colette ; il ne quitte plus les amans…

Louis XI s’applaudit chaque jour d’avoir mis sa confiance en de Versois…

Colette vient de mourir après avoir mangé la moitié d’une pêche que lui a présentée de Versois et dont elle a fait manger la moitié à Charles… Colette a nommé l’abbé son exécuteur testamentaire et tuteur des deux filles qu’elle a eues de Charles… Charles est dans un désespoir affreux. Il est inquiet pour lui-même ; il tombe dans une grande langueur… Louis XI lui écrit qu’il faut offrir sa peine à Dieu, qu’il lui reste un frère qui l’aime. Louis envoie une relique à Charles.

(Exposé du plan du chapitre XX qui devait faire partie de Louis XI et le Bénédictin.)

XX

MAÎTRE JEAN.

Louis XI aime à pénétrer dans l’intérieur des maisons ; il va souvent dîner et souper chez les bourgeois ; il se mêle de leur mariage et veut être parrain de leurs enfans…

Louis, qui aime à s’instruire, invite des étrangers à sa table ; il y admet même des marchands qui lui donnent d’utiles notions sur le commerce. L’un d’eux, nommé maître Jean, que Louis XI fait souvent manger avec lui, voyant les bontés du roi, lui demande des lettres de noblesse ; le roi les lui accorde… La première fois que le nouveau noble reparaît devant Sa Majesté, Louis n’a pas l’air de le regarder ; maître Jean se plaint d’un accueil si différent de celui qu’il reçoit ordinairement… Quand Louis faisait asseoir maître Jean à sa table, il le regardait comme le premier de sa condition ; mais il en est devenu le dernier, et Louis ferait injure aux autres s’il le traitait comme eux.

(Exposé du plan du chapitre XXI qui devait faire partie de Louis XI et le Bénédictin.)

XXI

LA PRÉDICTION.

On est plus disposé à compatir aux souffrances des autres lorsque soi-même on souffre au cœur… Un astrologue ayant prédit le jour de la mort d’une femme que Louis XI aimait, la prédiction s’étant réalisée, soit que le hasard ou l’astrologue se fussent chargés de l’accomplir, Louis XI, furieux, fait venir cet homme, et lui dit : « Toi qui prévois tout, quel jour mourras-tu ?… » L’astrologue jugeant au ton du roi ce qu’il doit craindre, lui répond tranquillement : « Je mourrai trois jours avant Votre Majesté [18]. » Et le roi met tous ses soins à prolonger la vie de cet homme.

« Oh ! combien, se dit-il, Charles doit souffrir de la mort de Colette de Monsoreau ! » Et il plaint Charles.

(Exposé du plan du chapitre XXII qui devait faire partie de Louis XI et le Bénédictin.)

XXII

LA SALUTATION ANGÉLIQUE.

Louis XI ne néglige aucun des avis qu’il reçoit ; il donne des ordres secrets pour tenir les troupes en état sans les faire sortir de leurs quartiers. Louis, qui fait tout pour fomenter la guerre dans les états de ses voisins, fait tout pour conserver la paix dans les siens ; mais, en cas d’attaque, il faut qu’il puisse se défendre… Quoique la trêve que Louis a signée avec les ducs de Bourgogne et de Bretagne ne soit point expirée, il sait qu’ils font des préparatifs de guerre, que les vaisseaux du duc de Bretagne sont prêts à sortir des ports de Brest et de Saint-Malo, et que le duc de Bourgogne met ses armées sur le pied de guerre.

Louis apprend par ses espions que le duc de Bourgogne a envoyé à Rome pour solliciter du Pape des dispenses nécessaires pour marier Marie de Bourgogne, sa fille, au duc de Guyenne… Louis dépêche vers Sixte IV deux membres du parlement avec un engagement de ne jamais rétablir la pragmatique si le Pape refuse les dispenses que le duc de Bourgogne lui demande, ou si, les ayant déjà données, il les annule.

Louis XI, qui voit le duc de Guyenne prêt à tourner ses armes contre lui, fait dire au prince qu’il est prêt à renouveler, sur la croix de saint Lo, le serment qu’ils y ont fait ensemble de vivre en paix.

Louis, tout en faisant des préparatifs de guerre, ordonne des prières pour la paix. Comme il a une grande dévotion à la Vierge, il veut que tous les jours à midi, un genou en terre, on récite trois fois la Salutation angélique [19].

(Exposé du plan du chapitre XXIII qui devait faire partie de Louis XI et le Bénédictin.)

XXIII

ÉTABLISSEMENT DES POSTES.

La santé du Dauphin donne de grandes inquiétudes à Louis XI ; voulant savoir de ses nouvelles plusieurs fois par jour, Louis établit les postes [20] sur les grandes routes du royaume et fait placer des courriers sur les routes, depuis Amboise jusque dans la Beauce et le Gatinois, où il passe l’été afin d’être instruit des nouvelles du Dauphin.

Louis, rassuré sur la santé de son fils, anoblit Thomas Guillaume, son médecin ordinaire, en reconnaissance des soins qu’il lui a donnés, et s’occupe de l’accomplissement d’un vœu qu’il a fait pendant la maladie de son fils.

(Exposé du plan du chapitre XXIV qui devait faire partie de Louis XI et le Bénédictin.)

XXIV

LA CHAMBRE DE CHARLES VII.

Louis XI est à Amboise près de son fils ; il revient d’un pèlerinage où il est allé pour accomplir le vœu qu’il a fait, pendant la maladie du Dauphin, de transmettre à Notre-Dame de Boulogne l’hommage du comté de ce nom et de déposer lui-même sur son autel quinze cents écus d’or si Dieu lui conserve son fils… Plus fidèle observateur des vœux qu’il fait que des traités qu’il signe, Louis a dû tenir religieusement le vœu qu’il a fait dans une telle circonstance.

Louis sent qu’il doit tout faire pour regagner la confiance du duc de Guyenne, toujours trop disposé à entrer dans les complots des ducs de Bourgogne et de Bretagne… Il invite Charles à venir à Amboise pour assister aux fêtes qui vont y avoir lieu, en réjouissance du rétablissement du Dauphin. Charles ne pourrait, sans devenir l’objet des soupçons de son frère, se soustraire à son invitation, et il se rend à Amboise suivi de Lescun et de l’abbé de Saint-Jean-d’Angely… Louis ne peut se défendre d’un sentiment de pitié à la vue de l’altération des traits de Charles… Le temps, qui quelquefois rend les douleurs supportables, n’apporte aucun adoucissement à celle de ce prince… C’est en vain que les plus belles femmes de sa cour cherchent à lui plaire ; elles ne peuvent effacer Colette de son souvenir… Colette, du fond de sa tombe, subjugue encore son cœur !… Depuis la mort de Colette, le sourire, ainsi qu’une ombre qui ne peut se fixer, erre sur les lèvres de Charles et disparaît à l’instant… Les fréquens évanouissemens du duc de Guyenne semblent annoncer que sa fin n’est pas très éloignée…

Louis, qui ne prolongeait les fêtes que pour distraire Charles, sent qu’elles ne peuvent que le fatiguer ; il les fait cesser et ordonne des prières pour le soulagement des maux du prince… La tranquillité qui a succédé aux fêtes semble donner un peu de calme à Charles… Si le roi ne craignait pour son frère les fatigues de voyage, il l’engagerait à le suivre à Melun-sur-Eure, où ses affaires l’appellent et où il doit séjourner deux jours… Charles est si faible que Sa Majesté n’ose lui proposer de se mettre en route… Mais Charles serait heureux, avant de mourir, de revoir les lieux où son père a cessé de souffrir, et Charles accompagne son frère. Olivier-le-Dain, Tristan-l’Hermite, Lescun et l’abbé d’Angely sont seuls du voyage.

Pendant le trajet d’Amboise à Melun, le roi a toutes les attentions possibles pour Charles… Charles, touché des bontés de son frère, ne sait comment lui témoigner sa reconnaissance ; il promet au roi de ne plus se liguer contre lui et de renoncer au mariage de Marie de Bourgogne… Le roi, pour prouver à Charles combien il désire perpétuer la bonne intelligence qui règne entre eux, lui promet que pour la cimenter il rendra au duc de Bourgogne Saint-Quentin, Roye, Amiens, Montdidier et tout ce qu’il lui a pris dans les dernières guerres. Mais il veut du duc de Bourgogne des lettres de sûreté pour garantie des concessions qu’il va lui faire pour assurer la paix, pour laquelle Charles doit voir qu’il est disposé à faire tous les sacrifices… Et Louis prend le bras de Charles et le passe sous le sien pour l’aider à marcher, car ils viennent de descendre dans la cour dn château où leur père faisait sa résidence.

Lorsque Louis XI et le duc de Guyenne sont entrés dans la chambre de Charles VII, Charles s’agenouille près du lit où son père a rendu les derniers soupirs, et tombe… Louis le croit mort, des larmes de repentir mouillent ses paupières… Il se précipite vers Charles, pose la main sur le cœur de l’infortuné jeune homme et croit s’apercevoir qu’il conserve encore quelque reste d’existence… Un soupir d’allégissement s’échappe de la poitrine oppressée de Louis… La nature, qui, pour la première fois, se fait sentir au cœur du monarque, en exclut tout autre sentiment. Louis oublie qu’il est roi !… il soulève Charles, l’embrasse, le nomme son frère, son ami, lui fait respirer des sels qu’il porte toujours sur lui et parvient, à force de caresses et de soins, à rendre ce malheureux prince à la vie… Charles rouvre les yeux, promène des regards inquiets autour de lui, mais sans paraître distinguer les objets qui l’environnent… Il pousse des cris déchirans,… sa raison paraît égarée,… il appelle son père,… son père qui ne peut plus l’entendre !… lui demande de venir au secours de son enfant,… de son Charles qui lui était si cher et qui va mourir victime de l’ambition et de la haine de son frère… Et Charles s’élance pour fuir la mort qui le poursuit… Louis l’arrête… Charles se retourne, reconnaît son frère, se jette dans ses bras et fond en larmes… C’est la première fois, que depuis la mort de Colette, Charles peut pleurer !!!

Quelqu’empire que Louis soit habitué à prendre sur lui-même, il est obligé de céder à l’émotion que lui fait éprouver la vue des souffrances de Charles, qu’il sait n’avoir d’autre terme que la mort ; car il sait bien, lui, que Charles va bientôt mourir ; que le poison circule dans ses veines… Oh ! s’il pouvait combattre les effets de ce poison destructeur… Louis ne peut espérer que la couronne passe sur le front du Dauphin, dont la santé chancelante fait craindre à chaque instant pour ses jours, et il se tord les membres de désespoir… Charles pensant qu’il a peut-être offensé son frère, se jette à ses genoux, lui demande pardon,… implore sa bénédiction… Il ne veut pas descendre dans la tombe courbé sous le poids de la haine de son frère… Louis étend ses mains fraticides et tremblantes sur le front incliné de sa victime, bénit Charles, le relève, l’embrasse et l’entraîne hors de la chambre de Charles VII, croyant, en fuyant ces lieux, échapper à ses remords.

(Exposé du plan du chapitre XXV qui devait faire partie de Louis XI et le Bénédictin.)

XXV

MORT DU DUC DE GUYENNE.

L’émotion que le duc de Guyenne avait éprouvée dans la chambre de Charles VII avait dû hâter sa mort… Il reconnaît, par son testament, le roi pour son héritier, lui demande pardon et lui pardonne à son tour ; il recommande ses officiers à Louis.

On soupçonne que le duc de Guyenne est mort empoisonné, et l’on arrête, comme auteur et complice de ce crime, l’abbé de Saint-Jean-d’Angely et Henri-la-Roche, officier de bouche de ce prince, qu’on suppose avoir introduit du poison dans une pêche que l’abbé de Saint-Jean présenta à Colette et dont elle fit manger la moitié au duc de Guyenne, qui a langui depuis ce temps, mais dont Colette mourut trois heures après…

Lescun parvient à enlever les deux coupables des prisons de Bordeaux où on les a déposés et les conduit en Bretagne. Le duc les fait mettre en prison à Nantes ; l’abbé est renfermé dans une maison nommée la Musse, et la Roche est conduit dans la prison du Bouffay.

Lescun n’a pris une telle mesure que parce que sa haine pour Colette était connue et qu’il craint qu’on l’accuse du crime d’empoisonnement.

(Exposé du plan du chapitre XXVI qui devait faire partie de Louis XI et le Bénédictin.)

XXVI

JEANNE HACHETTE.

C’est en se répétant la belle maxime du roi Jean : « Si la bonne foi était bannie du monde, elle devrait se trouver dans le cœur des princes, » que le duc de Bourgogne et Louis XI manquent à la foi qu’ils se jurent.

Sitôt la mort du duc de Guyenne, Louis XI s’empresse de réunir la Guyenne à la couronne. Il nomme Lescun gouverneur de Guyenne, de Blaye et d’un des châteaux de Bordeaux ; il rétablit le Parlement à Bordeaux qu’il avait transféré à Poitiers.

C’est en vain que le duc de Bourgogne somme Louis de tenir au dernier traité qu’ils ont fait. Louis, à moins qu’il n’y trouve son intérêt, ne respecte guère la foi des sermens. Mais, comme il ne commande pas aussi bien à ses remords qu’au parjure et au crime, il croit les apaiser en les avouant à Dieu… Se croyant seul dans l’église de Cléry, il joint les mains, lève les yeux vers le ciel et prie Dieu de lui pardonner la mort de son frère qu’il a fait empoisonner par ce méchant abbé d’Angely. Son fou, qui l’a suivi sans qu’il s’en aperçoive, répète ce qu’il a entendu et reçoit la mort pour prix de son indiscrétion. Alors le duc de Bourgogne, pour se venger de la mauvaise foi du roi à son égard, publie un manifeste où il accuse Louis XI d’être l’auteur de la mort de son frère… Louis ne répond pas, mais il envoie des commissaires en Bretagne et demande que l’on fasse le procès des coupables. Le duc de Bourgogne, voyant qu’il ne peut obliger le roi à observer le traité qu’il a fait, se croit autorisé à lui faire la guerre, et va se poser devant Beauvais, après avoir saccagé et brûlé tout ce qui s’était trouvé sur son passage. Les assiégés font une vigoureuse résistance ; le Duc perd la moitié de ses troupes. Jeanne Hachette, à la tête des femmes, se présente sur la brèche l’épée à la main et arrache des mains d’un soldat bourguignon l’étendard qu’il veut y arborer et étend ce malheureux à ses pieds… Louis, pour perpétuer la mémoire de ce fait, ordonne que chaque année il se fera une procession où l’on portera les reliques d’une sainte Angradême à qui l’on attribue la victoire ; et que les femmes y précéderont les hommes… Louis permet aux femmes de Beauvais de porter les habits et les bijoux qu’elles voudront.

(Exposé du plan du chapitre XXVII qui devait faire partie de Louis XI et le Bénédictin.)

XXVII

LA TRÊVE DITE MARCHANDE.

Louis XI apprend qu’Édouard IV, roi d’Angleterre, vient avec ses meilleures troupes pour se liguer avec le duc de Bourgogne contre la France. Louis profite d’une sottise que le duc fait à ce monarque pour faire faire des propositions à Édouard. Les deux rois se voient à Picquigny, où l’on fait un pont fort large sur la rivière de la Somme ; et Louis et Édouard, posant chacun une main sur un missel ouvert, et l’autre sur une croix, jurent de garder la trêve qu’ils viennent de faire, et qui, depuis, fut appelée trêve marchande, parce qu’elle coûta soixante-treize mille écus à Louis.

Louis envoie trois cents chariots de vins à Édouard. Tous les Anglais, pendant trois jours, sont défrayés dans les auberges aux dépens du roi. Louis fait mettre aux portes d’Amiens des tables toujours servies, dont la Trémouille et Briquebec font les honneurs aux Anglais. Louis XI y va dîner avec eux.

(Exposé du plan du chapitre XXVIII qui devait faire partie de Louis XI et le Bénédictin.)

XXVIII

JUGEMENT ET SUPPLICE DE JACQUES D’ARMAGNAC, DUC DE NEMOURS.

À peine le jugement de Louis de Luxembourg, comte de Saint-Pol, connétable de France, a reçu son exécution, que les juges se rassemblent pour commencer celui de Jacques d’Armagnac, duc de Nemours, cousin du roi… Louis XI, furieux que les juges aient fait sortir le duc de la cage de fer où il l’a fait mettre pour entendre son interrogatoire, ordonne qu’on l’y fasse rentrer, qu’on lui donne la question, et fixe la forme de l’interrogatoire — Louis fait dire aux principales villes d’envoyer des députés pour assister au jugement du duc… Nemours implore la clémence du roi ; il lui demande la vie au nom de ses six enfans, dont deux d’entre eux sont : l’un filleul du roi, l’autre filleule de la reine… Louis est inflexible ; les traîtres doivent périr, et le duc de Nemours le fut tant de fois !… Le duc est condamné à avoir la tête tranchée ; et, comme si ce supplice n’était pas suffisant pour assouvir la vengeance du roi, Louis fait placer sous l’échafaud du duc de Nemours ses six enfans pour y être arrosés du sang de leur père… Le sang du duc de Nemours n’a pas éteint la vengeance du roi ; il veut la perpétuer par le supplice continu de ses enfans… Louis fait mettre à la Bastille les fils du duc de Nemours, les en fait retirer tous les mois pour être fouettés et avoir une ou deux dents d’arrachées ; l’un devient fou, et l’autre meurt… Le roi distribue les biens du duc de Nemours entre ses juges et Comines [21].

(Exposé du plan du chapitre XXIX qui devait faire partie de Louis XI et le Bénédictin.)

XXIX

LA SAINTE AMPOULE.

Louis XI, depuis la mort des ducs de Guyenne et de Nemours et celle du comte de Saint-Pol, n’a plus un instant de paix ; car chaque instant est un supplice nouveau qu’il endure. Il achète des reliques à tout prix, donne des sommes considérables aux moines, ordonne des prières dans toutes les églises pour la santé de son corps et pour celle de son âme ; mais, craignant d’importuner le ciel par tant de demandes, il veut que l’on ne prie que pour le corps.

Un physicien lui dit que la fièvre quarte seule lui rendra la santé, et il écrit à Pierre Cadouet, prieur de Notre-Dame de Salles à Bourges : Maître Pierre, mon ami, je vous prie, tant comme je puis, que vous priiez incessamment Dieu et Notre-Dame de Salles pour moi, à ce qu’il leur plaise de m’envoyer la fièvre quarte ; j ai une maladie dont les physiciens disent que je ne puis être guéri sans l’avoir ; et quand je l’aurai, je vous le ferai savoir incontinent.
Louis.


Enfin le Pape, qui a besoin de la protection de la France contre Ferdinand, roi de Naples, cherche à se rendre Louis XI favorable, et le plus sûr moyen d’y réussir est de le délivrer de ses scrupules. Il envoie plusieurs prélats pour donner l’absolution au roi ; il l’engage à manger de la viande en tout temps ; qu’il ne doit s’occuper que de sa santé ; qu’il vient d’accorder des indulgences à tous ceux qui prieront pour lui ; qu’il lui permet de se faire oindre une seconde fois de l’huile de la sainte Ampoule ; puis il lui fait remettre, par Grimaldi, son maître d’hôtel, toutes sortes de reliques ; ce dont le peuple de Rome est fort mécontent, et en fait de fortes remontrances au Pape.

(Exposé du plan du chapitre XXX qui devait faire partie de Louis XI et le Bénédictin.)

XXX

LES GRANDS JOURS.

Doyac est gouverneur d’Auvergne ; c’est un de ces hommes qui, ne pouvant se faire estimer, veulent se faire craindre. Devenu favori de Louis XI, malgré toutes les odieuses calomnies qu’il a inventées contre le duc de Bourbon, il profite de l’empire qu’il s’est assuré par ses méchancetés sur l’esprit du roi, pour décider Sa Majesté à établir la tenue des grands jours [22]. Doyac, en les demandant, pense à venger ses injures particulières ; et le roi, en les établissant, songe qu’ils lui serviront à découvrir quelques traîtres. Ils s’ouvrent à Montferrand. Le duc de Montpensier, prince du sang, et Matthieu de Nanterre sont les commissaires du roi ; deux maîtres des requêtes, plusieurs conseillers, et Doyac composent le tribunal. Le premier arrêt qui s’y rend est pour réparation des propos tenus contre Doyac [23].

(Exposé du plan du chapitre XXXI qui devait faire partie de Louis XI et le Bénédictin.)

XXXI

LA SIGNATURE.

Tout semble concourir à la prospérité et à l’agrandissement de la France. Louis XI a fait des traités avec tous ses voisins ; le duc de Bretagne est devenu son allié depuis la mort du duc de Bourgogne ; Marguerite d’Anjou lui a cédé tous ses droits sur la Provence.

Si le crime et le parjure pouvaient assurer le bonheur, rien ne manquerait au bonheur de Louis XI, car le parjure et le crime lui sont soumis. Il pensionne des traîtres, fait disparaître ceux dont il craint l’indiscrétion. L’abbé de Saint-Jean-d’Angely a été trouvé étranglé dans sa prison le lendemain du jour où le duc de Bretagne a signé son traité avec Louis XI. Louis a fait enlever les pièces du procès de l’abbé de Saint-Jean-d’Angely, et les a brûlées ; il a donné des charges et des sommes considérables à ceux qui lui ont remis ces preuves irrécusables de son crime…

Louis, malgré sa prudence, manque de tact ; il pouvait réunir la Bourgogne à la France, en mariant le dauphin à Marie de Bourgogne ; et Louis a manqué ce mariage, dans la crainte que le dauphin devînt trop puissant, et Marie a épousé Maximilien. Louis XI, toujours défiant et inquiet, veut changer sa signature, parce qu’il prétend que le duc d’Autriche la contrefait ; mais le conseil qu’il a assemblé pour lui faire part de son projet lui représente le danger qu’il y aurait à la changer, à cause des traités qu’il a signés, et que d’ailleurs rien n’empêcherait que l’on ne contrefît la dernière comme la première, si toutefois elle l’a été ; qu’il vaut mieux faire contre-signer par un secrétaire tout ce qu’il signera, et Louis renonce à changer sa signature.

(Exposé du plan du chapitre XXXII qui devait faire partie de Louis XI et le Bénédictin.)

XXXII

LA SAIGNÉE.

Quoique un pied dans la tombe et l’autre près d’y descendre, car Louis XI a des faiblesses qui font craindre pour ses jours, Louis ne peut oublier qu’il est roi et ne veut pas que les autres l’oublient… Sous des prétextes frivoles, il envoie des ambassadeurs dans les cours étrangères ; il comble de présens les envoyés des autres puissances, mais il ne les voit point ; car il craindrait que l’altération de ses traits ne le fît croire moins redoutable, et Louis veut être redouté… Louis ne se montre qu’à ceux qui l’entourent… Olivier-le-Dain et Tristan-l’Hermite sont les échos des ordres et des lois qu’il dicte du fond de son cachot royal [24], dont les portes ne s’ouvrent plus que pour livrer passage à des moines superstitieux [25], à des physiciens et à des marchands de reliques [26]… Louis, qui croit voir sa guérison attachée à toutes les reliques qu’il n’a pas, prodigue les trésors de l’État pour se les procurer ; mais il plie en vain sous le poids de ces saints topiques, ils ne peuvent lui procurer un seul instant de calme. Louis XI ne sait plus à quel saint se vouer pour reculer sa mort ; il ne voit que trop qu’il ne doit plus compter sur le secours des reliques, des offrandes et des prières pour prolonger ses jours, et pourtant Louis voudrait vivre… Sa vie est nécessaire, il le sent… Que deviendrait la France s’il mourait ?… Louis doit tout tenter pour se conserver à son bon peuple qu’il aime ; il ne doit faire fi d’aucun moyen… Si le physicien avait dit vrai… si le sang innocent pouvait !… et aussitôt Olivier parcourt les villages des environs et revient suivi d’une paysanne, portant dans ses bras un enfant endormi. Olivier lui a dit que le roi veut du bien à cet enfant… Pendant que la bonne villageoise, toute honteuse de paraître devant le roi dans ses habits de travail, car Olivier n’a pas voulu lui donner le temps de prendre ses biaux atours, fait des révérences plus gauches les unes que les autres, Olivier parle bas au roi… Louis s’aperçoit de l’embarras de la pauvre femme dont l’enfant vient de se réveiller et pleure pour avoir le sein de sa mère ; il va à elle, la prend par la main, la fait asseoir près de lui et veut qu’elle donne à téter à son joli marmot qu’il prend dès cet instant sous sa protection, et il baise l’enfant au front… L’enfant, sans respect pour la Majesté Royale, passe une de ses petites mains dans le collier de l’Ordre de Saint-Michel que le roi a au cou, et ce n’est pas sans peine que la mère parvient à lui faire lâcher prise… Louis aime les braves gens ; il sait que la villageoise a son père qui est infirme et qu’elle lui donne les plus tendres soins (c’est ce qu’Olivier lui a dit tout bas). Louis veut que ce vieillard ne manque de rien, et il donne l’ordre à Olivier de faire compter dès le jour même à la villageoise une somme pour l’entretien de son vieux père et pour celui du petit marmot ; et il dit à la paysanne que chaque année, à pareil jour, elle en recevra une semblable… Dès que les forces de Louis lui permettront de sortir, il veut aller manger la soupe avec le vieillard… Louis ne se plaît qu’avec ses bons paysans qu’il porte dans son cœur et qu’il sait lui être tout dévoués… La villageoise assure Louis qu’il n’est pas un seul membre de sa famille qui ne donnât son sang pour racheter la vie de son roi… C’est parce que Louis est sûr de l’attachement de cette famille pour laquelle il est disposé à tout faire (car il ne veut pas que ceux qu’il aime connaissent la gêne), qu’il serait heureux de lui devoir quelque chose ;… et il demande à la paysanne si elle ne serait pas satisfaite de participer à la guérison de son souverain. Sur sa réponse, Louis lui dit que les physiciens ont déclaré qu’il ne recouvrerait la santé qu’en buvant du sang d’enfans à la mamelle ; que c’est le seul moyen de corriger l’âcreté du sien, fruit de ses longues et constantes fatigues ; car on ne peut se dissimuler les peines qu’il s’est données pour arracher ses bons paysans à l’esclavage où les avaient condamnés les grands. Que c’est pour accomplir cette tâche qu’il s’était imposée, que sa santé s’est altérée… Et il propose à la villageoise de laisser tirer du sang à son fils ; que la fortune de son enfant et la sienne dépendent de cette complaisance… Et moitié crainte, moitié intérêt, car elle croit voir la fortune de son fils assurée, elle consent à le laisser saigner, à condition, cependant, qu’on ne lui tirera pas trop de sang….. Et Olivier prend une lancette et ouvre la veine à l’enfant… Louis XI, pendant que le sang coule, cherche à détourner l’attention de la paysanne qui a les yeux fixés sur son fils… Il lui frappe légèrement sur la joue, la nomme sa bonne commère,… lui montre une bourse en voyant pâlir son enfant, comme si la vue de l’or pouvait étouffer la nature dans le cœur d’une mère ; mais Louis a beau faire, il ne peut lui dérober la pâleur livide de son enfant… Elle croit qu’il va mourir, elle crie, rejette au loin la bourse que le roi lui présente, le repousse lui-même avec effroi,… lui redemande son fils,… son fils dont il a ordonné le trépas… Et pendant que cette mère éperdue appelle sur Louis XI toutes les malédictions du ciel, Louis, avec une joie de tigre, boit le sang de son enfant [27] !!!

(Exposé du plan du chapitre XXXIII qui devait faire partie de Louis XI et le Bénédictin.)

XXXIII

LA PRÉCAUTION.

À peine une heure s’est écoulée depuis que Louis XI a bu le sang que contenait la coupe que lui a présentée Olivier, soit que le mélange du sang de l’innocent avec celui du coupable ne pût s’opérer facilement, ou que la crainte de voir se réaliser les terribles malédictions dictées par le désespoir d’une mère lui ait causé une trop forte émotion, Louis, en entrant dans son oratoire où Olivier-le-Dain le conduisait pour demander à Notre-Dame d’Embrun de faire que ce sang qu’il a bu puisse rafraîchir le sien, est tombé sans connaissance. Sa faiblesse, qui a duré plusieurs heures, a donné les plus grandes craintes pour sa vie… Revenu à lui, Louis comprend, à la consternation de ceux qui l’entourent, que ses jours ont été menacés… Après avoir passé en silence l’examen de chaque physionomie, il promène ses regards sur lui-même et s’aperçoit que l’accident qui a failli lui faire perdre la vie est le résultat d’une négligence impardonnable… Il est sans reliques… Louis se rappelle qu’avant de boire le sang, il a oublié de prendre cette importante et utile précaution,… et il se fait apporter par Olivier-le-Dain et par Tristan l’Hermite toutes les reliques qu’il a reçues du Pape… Il prend le corporal, le baise, le pose à nu sur sa poitrine, et se fait attacher à ses vêtemens toutes les autres reliques… Si Louis XI avait un bourdon à la main, on le prendrait pour un pèlerin revenant de la Terre-Sainte… Cela fait, Louis s’informe au Légat s’il doit s’attendre, ainsi que le lui a fait espérer le Pape, de voir bientôt arriver saint François-de-Paule… Le légat répond que cette faveur dépend de l’élargissement du cardinal de La Balue… Louis, qui croit que le vertueux François-de-Paule pourra lui prolonger la vie, fait aussitôt remettre La Balue entre les mains des envoyés du Pape, avec recommandation à Sa Sainteté de punir le cardinal sitôt son arrivée à Rome… Louis donne ensuite l’ordre de faire meubler la maison qu’il a fait bâtir dans son parc pour saint François-de-Paule, afin que le saint homme puisse l’occuper en Privant…

(Exposé du plan du chapitre XXXIV qui devait faire partie de Louis XI et le Bénédictin.)

XXXIV

LES FIANÇAILLES.

Louis XI, malgré ses souffrances, ne néglige et n’a négligé aucun des moyens d’assurer la paix à la France. Instruit par les émissaires qu’il entretient en Flandre, que les Flamands veulent la paix et qu’ils désirent la sceller par le mariage du Dauphin avec Marguerite d’Autriche (mademoiselle de Bourgogne), et que si on refusait ce parti, il y aurait à craindre qu’ils ne se liguassent avec les Anglais ; il a aussitôt envoyé des ambassadeurs vers Maximilien pour convenir des articles du mariage entre le Dauphin et la princesse Marguerite. Et Marguerite vient de faire son entrée à Paris, au milieu des acclamations du peuple, accompagnée d’Anne de France, dame de Baujeu, que le roi a nommée régente du royaume, après sa mort, et du sire de Baujeu, son époux. Pendant que Marguerite est à Paris, et que le Parlement s’empresse de la féliciter, Louis se fait conduire à Amboise, près du Dauphin ; il lui donne d’utiles leçons ; il lui fait jurer sur les saints évangiles, sur l’hostie et sur la croix de saint Lô, de ne faire aucun changement s’il succède à la couronne… Louis voudrait régner après sa mort ! Ensuite Louis va s’acquitter d’un vœu que Commines et du Bouchage ont fait pour lui pendant sa maladie, et dont la fatigue, loin d’améliorer sa santé, ne sert qu’à l’altérer…

À peine Louis est de retour au Plessis-les-Tours que Marguerite d’Autriche arrive à Amboise, et les fiançailles de cette princesse avec le Dauphin s’y font avec toute la magnificence possible.

(Exposé du plan du chapitre XXXV qui devait faire partie de Louis XI et le Bénédictin.)

XXXV

L’AGONIE DU COUPABLE.

Pendant que les fêtes qui se donnent à Amboise, en réjouissance des fiançailles du Dauphin et de Marguerite d’Autriche, continuent, on ordonne de tous côtés des prières pour le rétablissement du roi.

Si tous les soins que Louis XI se donne pour vivre pouvaient lui prolonger l’existence, Louis aurait de longs jours à passer sur la terre… Mais, malgré sa grande foi aux reliques, il ne peut s’empêcher, en voyant le peu de soulagement qu’elles lui procurent, de convenir, à part lui, que si elles n’ont pas la vertu d’éloigner la souffrance, elles ne doivent point avoir celle de repousser la mort !… Et Louis refuse de lire la liste des reliques qui sont à Constantinople et que Bajazet, second empereur des Turcs, fils de Mahomet II, lui fait proposer s’il veut seulement empêcher son frère Gem-Zizim, qui s’est réfugié en France, de repasser dans l’Orient… Louis pense que pour des reliques, peut-être tout aussi impuissantes que celles du pape, dont il est cuirassé, il serait mal de violer le droit des gens dans la personne d’un prince malheureux,… et il renvoie les ambassadeurs de Bajazet sans les voir et sans leur faire les présens d’usage. Louis ne veut plus d’autres reliques que celles que lui donnera saint François-de-Paule : celles-là du moins seront agréables à Dieu… D’ailleurs, Dieu est le maître !! il lui a donné la vie, il peut la lui reprendre… Louis a parfois de ces momens de résignation ; mais ils durent peu, car il ne peut s’habituer à la pensée qu’il lui faudra mourir !… mourir quand on règne !… Oh ! les rois ne devraient pas mourir !… La vie pourtant, par le prix qu’elle lui coûte, devrait bien lui être acquise… Mais l’or ne suffit peut-être pas pour le rachat de cette vie à laquelle il attache tant de prix. Le sang est peut-être plus agréable à Dieu… Si des sacrifices humains… Louis n’a peut-être pas assez immolé de victimes… et il ordonne des supplices, car il faut qu’il vive ;… et si, cédant parfois à ses remords, il les révoque, l’empressement barbare des aides du grand prévôt Tristan les rend toujours trop tardifs.

Inquiet, après avoir rendu La Balue au Pape, de ne point voir arriver François-de-Paule, Louis envoie des courriers au-devant de lui… Lorsque le vertueux vieillard arrive, Louis se jette à ses pieds, les embrasse, le supplie de lui prolonger la vie, et lui demande des reliques, car il doit en avoir pour repousser la mort… Mais le saint homme n’a d’autres reliques que sa foi et ses vertus, car notre vie est entre les mains de Dieu ; il le lui peint clément… Les paroles de paix qu’il fait entendre à Louis rendent un peu de calme à son âme… Louis ne veut pas que le saint homme le quitte. La vue de l’homme de bien est douce au cœur du coupable. Louis se plaît à l’entendre ; car il lui parle de Dieu, de Dieu que le repentir désarme et qui ne repousse aucun de ses enfans… Louis se reproche ses crimes ; mais il ne peut avouer et pleurer hautement que ceux qu’il a commis par le fer des lois ; ceux qu’il a commis en silence, il faut qu’il les pleure en silence ; car Louis est roi, et l’histoire les révélerait.

Louis s’affaiblit de jour en jour… Roli, son confesseur, croit que l’on doit, en conscience, avertir le roi de son danger… Louis a dit bien des fois que lorsqu’on le verrait bien mal, il faudrait se bien garder de lui prononcer le terrible mot de mort ; il suffira de lui dire : « Parlez peu… » Louis ne peut entendre avec indifférence sa sentence de mort ; mais les pieuses exhortations de François-de-Paule tombent comme un baume sur son cœur ulcéré,… Louis demande et reçoit ses sacremens… Il ordonne sa sépulture, fait marché pour son tombeau à mille écus d’or, en fixe lui-même la forme et la dimension… Louis semble regarder la mort avec moins d’effroi ; il paraît plus calme… Mais à ce calme succède bientôt le plus affreux délire. Louis, toujours harcelé par ses remords, croit être poursuivi par l’ombre de son frère et par celle de l’abbé de Saint-Jean-d’Angely… Louis veut s’élancer hors du lit pour fuir ces fantômes accusateurs ; il demande à Charles, au nom de leur père, de ne pas le maudire, qu’il a vengé sa mort en précipitant dans la tombe le traître d’abbé Saint-Jean-d’Angely qui a fait couler le poison dans ses veines… Puis, les mains jointes et d’une voix suppliante, il prie l’abbé de ne pas dénoncer son crime à la postérité, de se rappeler qu’il est roi !… Épuisé par cette lutte de sa conscience, Louis s’endort quelques instans… Pendant son court et douloureux sommeil, Coittier lui essuie la sueur qui coule à flots sur son front ; sa respiration devient difficile, sa poitrine se soulève avec effort. Il paraît dans les angoisses d’une délirante agonie ; il se débat, il crie… Il veut qu’on éloigne les enfans du duc de Nemours, tout baignés du sang de leur père et qu’on leur rende ses biens… Puis il demande de l’eau,… de l’eau pour rafraîchi son palais desséché… Olivier en remplit une coupe, et la lui présente… Louis la croit pleine de sang, et la repousse… Il ne voit que du sang,… toujours du sang… Mais que lui veut la villageoise ?… Pourquoi Olivier l’a-t-il laissée approcher. Elle est seule ; elle est couverte de voiles funèbres… Vient-elle pour le maudire ? vient-elle lui redemander le sang de son enfant ? Il s’en est abreuvé, et, depuis cet instant fatal, comme un feu dévorant, ce sang parcourt ses veines… Si saint François-de-PauIe était là, il repousserait la malédiction de cette mère en courroux… il le bénirait… Mais il l’abandonne !… Si du moins Roli était près de lui… mais non, on le laisse seul avec cette femme… Elle le poursuit… sa voix est menaçante… Où donc sont Olivier, Tristan ?… Personne… Aurait-il cessé d’être roi ?… Va-t-il mourir ?… Le sang de l’innocent deviendrait-il pour lui un breuvage de mort ?… Oui,… il le sent,… la vie s’échappe de son sein… Il ne peut la retenir !!!!

Et saint François-de-Paule et Roli étendent leurs mains pures de tous crimes sur le front décoloré du coupable qui fut roi !!!

(Fin de l’exposé du plan de Louis XI et le Bénédictin.)

Élisa se proposait d’ajouter à la fin de cet ouvrage une description de la séance des États qui se tint à Tours au sujet de l’apanage du duc de Berri.

Puissent tous mes efforts, pour donner au lecteur l’idée de ce qu’aurait été Louis XI et le Bénédictin, ne pas être vains ! Si je n’ai pas rempli le but que je me suis proposé, qu’on me le pardonne, je le demande au nom de tout ce que j’ai souffert en faisant cet exposé. Dans les chapitres uniquement historiques, j’ai dû me borner à citer les faits qu’Élisa voulait traiter ; mais dans l’exposé des chapitres de passions, il m’aurait fallu l’âme de feu de ma fille pour les bien rendre.

Ve Mercœur,
Née Adélaïde Aumand.

  1. Note WS : erreur de numérotation du chapitre.
  2. Ce fut cette invocation qu’Élisa fit à Louis XI qui lui donna l’idée de faire adresser par ce monarque une prière à Notre-Dame d’Embrun.
  3. On fit rentrer après la révolution de 1830 tous les livres de la Bibliothèque qui se trouvaient dehors.
  4. Il est défendu de parler haut à la Bibliothèque.
  5. C’est ainsi qu’elle appelait les notes que je lui fournissais.
  6. Voici l’épitaphe du sénéchal, insérée dans les Annales d’Aquitaine.


    L’an quatre cent mille avecque soixante
    A Montlhéry contre les Bourgoignons
    Pour écarter la suspeçon pesante
    Du roy Loys qui fut de ses mignons,
    Je fus occis près de mes compagnons
    En lieu du roy pour sauluer sa personne,
    Chevalier fut loyal à la couronne,
    Grand sénéchal toujours bien renommé,
    De Normandie, hélas ! Dieu me pardonne !
    Pierre est mon nom, de Brésay surnommé.

  7. Historique.
  8. Historique.
  9. Historique.
  10. Historique.
  11. Historique. Le cordonnier reçut en même temps quinze deniers qui lui étaient dus pour avoir fourni un pot de vieux oint pour graisser les bottes du roi.
  12. Quoiqu’on devine facilement la fin du dernier mot, je n’ai point voulu l’achever.
  13. Colette n’était pas que belle, elle avait beaucoup d’instruction et d’esprit ; elle était en même temps poète, peintre et bonne musicienne.
  14. Everat in Turcas tua, mi Lodoice, furentes
          Dextera, Graïorum sanguinis ultor ero ;
    Corruet imperium Mahumetis et inclyta sursus
          Gallorum virtus te petet astra duce.

  15. Historique.
  16. Sur quoi chantait monseigneur saint Pierre.
  17. Historique.
  18. Ce fut par une réponse de ce genre que Coittier, son médecin, sut se l’assujettir. Louis lui donna des sommes énormes.
  19. C’est Louis XI qui a établi cet usage.
  20. C’est à l’occasion de cette maladie du Dauphin que Louis XI établit les postes en France. L’usage n’en fut d’abord que pour le roi et les princes ses alliés. Louis fit défendre de donner des chevaux aux particuliers à moins d’un ordre du grand-maître qu’il nomma à cet effet.
  21. Chaque fois qu’Élisa me parlait de ce chapitre dont je viens de donner l’exposé du plan, elle me faisait dresser les cheveux.
  22. Les grands jours étaient des espèces d’assises ou diètes solennelles qui se tenaient de temps en temps par une commission du roi dans les provinces les plus éloignées des parlemens. L’objet des grands jours était la recherche des abus qui pouvaient échapper à la connaissance des parlemens.
  23. Élisa arait l’intention de faire un plaidoyer qui, je crois, aurait offert beaucoup d’intérêt.

    Un homme jouissant de la plus haute considération en Auvergne est appelé le premier en réparation de propos qu’on l’accuse d’avoir tenus contre Doyac, et pour lequel il a été rendu un arrêt. Doyac ne demande pas, comme le tyran Grisler, que l’accusé plie le genou devant son bonnet, mais devant lui, car il veut une réparation publique : la peine doit être mesurée à l’offense… Si le tribunal n’était composé que de juges comme Doyac, l’accusé courberait la tête sans daigner se défendre, mais il est en présence d’hommes d’honneur ; et, quoique Doyac ait pris soin de se couvrir du mépris public, il doit se justifier de l’accusation que ce tyran a osé porter contre lui… et il le fait sans beaucoup d’efforts, car la vérité en a besoin de peu pour se faire comprendre, et Doyac a la honte de voir absoudre l’accusé et le chagrin de se voir arracher la vengeance qui l’avait porté à conseiller su roi d’établir la tenue des grands-jours.

  24. Louis XI, sur la fin de sa vie, fit entourer d’un treillis de fer le château du Plessis-les-Tours, et en fit parsemer les fossés et les chemins environnans de dix-huit mille trappes et chausses-trapes.
  25. Les chanoines de Cologne vinrent au Plessis pour s’assurer des revenus que Louis XI avait donnés à leur église en vertu des reliques des trois rois qui lui avaient été vantées.
  26. Un marchand lui vendit une petite image d’argent 160 livres.
  27. Tous les détails de cette scène dont je n’ai donné que si imparfaitement l’idée par cet exposé, aurait été d’un effet des plus dramatiques. Chaque fois qu’Élisa me parlait des angoisses de cette malheureuse mère, tout mon sang refluait vers mon cœur.

    Elisa ayant l’intention de faire un drame de Louis XI, se plaisait à arranger d’avance des effets de scène qu’elle pût y faire entrer.