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Louis XVIII et le duc Decazes/02

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Louis XVIII et le duc Decazes
Revue des Deux Mondes4e période, tome 148 (p. 77-111).
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LOUIS XVIII ET LE DUC DECAZES
D’APRÈS DES DOCUMENS INÉDITS

II.[1]
LE CABINET DESSOLES-DECAZES (1819)

Contrairement aux rumeurs calomnieuses qui coururent alors, c’est à regret que Decazes s’était séparé de Richelieu. En consentant à rester ministre sans lui, il n’avait fait qu’obéir aux ordres formels du Roi. Richelieu en doutait encore au lendemain de sa retraite. Il inclinait à croire qu’elle était due aux conseils du favori de Louis XVIII. Mais il revenait bientôt à des idées plus justes. L’amitié qui naguère unissait ces deux hommes d’Etat se renouait telle qu’elle existait avant les incidens qui les avaient séparés. Decazes, lui, n’avait pas attendu cette réconciliation pour comprendre qu’en perdant Richelieu le gouvernement a perdu une lumière et une force, et lui-même le plus précieux des collaborateurs.

Ce qui le lui fait surtout comprendre, ce sont les dissentimens qui, le ministère Dessoles à peine formé, éclatent dans son sein et y créent deux influences rivales, celle de Decazes d’un côté, celle du comte de Serre de l’autre. Decazes, en consentant à reprendre le pouvoir, s’est souvenu de ces paroles de Louis X VIII : « Marchons entre la droite et la gauche en leur tendant la main et en nous disant que quiconque n’est pas contre nous est avec nous. » Il entend demeurer fidèle à ce programme, le seul, selon lui, qui permettra d’atteindre le but qu’il a en vue : nationaliser la Royauté et royaliser la France. Le but que poursuit de Serre est le même. Mais, c’est par d’autres voies et d’autres procédés qu’il y veut arriver. De Serre est sous l’influence des doctrinaires : Royer-Collard, Guizot, Barante, Camille Jordan. Ils l’ont convaincu, en dépit de ses vieux préjugés d’ancien émigré, de la nécessité de gouverner avec l’appui du centre gauche, qui devient chaque jour plus puissant. Dans les lois qu’il prépare, dans les nominations qu’il propose au Roi, on le voit moins préoccupé de plaire au centre droit que de ne pas déplaire au parti libéral. Il consacre à sa tâche les ressources d’une parole ardente, communicative, entraînante, qui fait de lui un orateur incomparable.

Ainsi, par un effet assez ironique des circonstances qui ont précédé et suivi la chute du cabinet Richelieu, Decazes, qui en formait l’aile gauche, est devenu l’aile droite dans le cabinet Dessoles, et c’est le rôle qu’avait tenu Richelieu contre lui qu’il va jouer à son tour. Pour l’assister, il peut compter sur deux de ses collègues : à titre éventuel, sur le maréchal Gouvion-Saint-Cyr, que la reconnaissance plus que la conviction retient à son côté ; et à titre définitif, sur le baron Portai, son ami, dont les opinions sont en tout conformes aux siennes. Mais les trois alliés en trouvent devant eux trois autres : Dessoles, de Serre, le baron Louis, unis eux aussi de conduite et de pensée. Vingt jours après la formation du ministère, on peut constater qu’il est divisé en deux camps de force égale, qui ne sont d’accord qu’en apparence quant à la marche à suivre, et dont l’un, celui de Decazes, peut à tout instant être mis en minorité, si le Maréchal, qu’y rattachent encore de récens souvenirs et des sentimens de gratitude, les sacrifie à ses convictions qui l’ont toujours rapproché des libéraux et lui ont valu la haine des ultra-royalistes.

Decazes conçoit alors l’idée de décider le Roi à nommer un septième ministre, qui, en votant dans le Conseil avec lui et ses amis, fixera de son côté la majorité. En constituant le cabinet, on a négligé de rétablir le ministère de la maison du Roi, précédemment supprimé. Il faut le rétablir et y appeler Pasquier. Mais, toujours disposé à obtempérer aux désirs du ministre favori, le Roi, cette fois, refuse d’y accéder.

« Je t’ai dit trop souvent, mon cher fils, écrit-il le 20 janvier, les motifs qui m’éloignent de la nomination d’un ministère de la Maison pour avoir besoin de te les répéter. Mais je veux bien me supposer personnellement désintéressé dans la question et ne l’envisager que dans ses rapports avec l’état actuel des choses. Comment se fera la nomination ? Je vais proprio motu ou sur la demande du Conseil. Dans le premier cas, ces messieurs seront un peu étonnés d’apprendre un beau jour, fût-ce par moi-même, que je vais avoir un ministre de plus. Dans le second, il est probable qu’ils voudront, du moins Dessoles, influer sur le choix. Mais, je vais plus loin et je suppose qu’ils se contentent de me représenter que le nombre impair est nécessaire pour former une majorité, que je réponde qu’en ce cas je vais nommer un ministre de la Maison, et qu’ils attendent mon choix. Voilà Pasquier nommé. Crois-tu qu’ils se méprennent à l’intention, et qu’ils n’en prennent pas quatre fois plus d’humeur contre la main dont est parti le coup ? Sans doute, cela nous donnerait la majorité. Mais, serait-elle bien sûre ? Actuellement que la division est égale, tu crains que cette majorité ne passe de l’autre côté. Il faudrait pour cela qu’un des nôtres se démanchât. Eh bien, à sept, la même chose pourrait arriver parce que cet un ajouté à trois ferait quatre, ce qui nous mettrait en minorité.

« Tu crains aussi qu’on ne t’accuse de me travailler contre la majorité. C’est ma volonté qui doit tout faire. Les ministres responsables disent au Roi : « Voilà notre opinion. » Le Roi répond : « Voilà ma volonté. » Si les ministres, après y avoir réfléchi, croient ne pas trop risquer en suivant cette opinion, ils la suivent. Sinon, ils déclarent qu’ils ne le peuvent. Alors, le Roi cède, s’il croit ne pouvoir se passer de ses ministres. Dans le cas contraire, il en prend d’autres. Voilà ce que je prévois qui nous arrivera. Si au bout de trois semaines, la division est si marquée, que sera-ce plus tard ? Crois-moi, une majorité escamotée, loin de prévenir la scission, la hâterait d’autant plus qu’elle irriterait ceux contre lesquels elle se trouverait en minorité, surtout le plus entier, le plus cassant des hommes ; tu sais bien qui je veux dire[2]. Mais, disons-nous bien une chose, c’est que cette scission ne tardera pas. Trois d’un côté, trois de l’autre, il en faudra référer à moi, et les vaincus s’en iront. Alors, Pasquier reviendra à ma gauche, mon Élie à ma droite ; le Maréchal et Portai resteront à leur place, d’Argout à la droite du Maréchal et, j’espère, Roy vis-à-vis de lui. Ces messieurs pousseront des hurlemens. Mais les gens sages diront : Decazes seul eut raison. Il n’a voulu se laisser entraîner ni d’un côté ni de l’autre, et surtout rester ferme sur sa ligne. »

Après avoir reçu cette lettre, Decazes renonce, quoique à regret, à son projet primitif. Il se laisse emporter par le courant libéral qu’a déchaîné, dans le pays et dans les Chambres, la formation du nouveau ministère. Comme l’effort qu’il vient de faire pour modérer ce grand mouvement demeure ignoré, c’est à lui qu’est attribué en partie le mérite de la politique nouvelle qui semble prévaloir, et qui consiste à chercher la majorité du côté gauche. Sa popularité augmente et du même coup celle du Roi. En revanche, l’extrême droite, et avec elle le Comte d’Artois, la Duchesse d’Angoulême, le Duc et la Duchesse de Berry redoublent de violence contre le favori qu’ils accusent d’entraîner ses collègues, tandis que ce sont ses collègues qui l’entraînent. Dans le ministère nouveau, Decazes, depuis longtemps bouc émissaire de tous les vieux griefs des ultra-royalistes contre le ministère Richelieu, — la dissolution de la Chambre Introuvable, la loi électorale, la loi de recrutement, — devient responsable des griefs nouveaux qu’ils accumulent contre le ministère Dessoles.

Cette politique de gauche dont à chaque conseil il entend vanter les mérites sourit médiocrement à Louis XVIII. Il voudrait bien être un souverain libéral, mais avec les centres, et non avec la gauche, dont il redoute les exigences. Cependant, loin de se refuser à l’essai qu’on va tenter, il le veut sincère et complet, convaincu d’ailleurs qu’il ne réussira pas et non moins résolu à ne pas encourir le reproche de l’avoir fait échouer. Decazes est le confident de ses inquiétudes et de son antipathie contre les doctrinaires. L’un d’eux étant venu aux Tuileries, le Roi rend compte de cette visite :

« Je suis plus fort que toi, mon cher fils, et cependant peu s’en est fallu que l’ergotage de Camille Jordan ne m’ait rendu malade. Tu te souviens que, l’an dernier, il parla comme un cocher dans une affaire bien intéressante puisqu’il s’agissait de toi. On dit alors qu’il était malade. Je le crus dans le moment ; je n’en crois plus rien. Il parle facilement, beaucoup trop facilement même, mais sans éloquence et diffus. Et puis, il dissèque un cheveu avec une « pratique » dans la bouche :

« Pardon ; mais, en vérité,
Mon Apollon révolté
Me devait ce témoignage
Pour l’ennui que m’a coûté
Son odieux bavardage. »

Louis XVIII n’a pas plus de goût pour Royer-Collard, dont le cabinet s’est assuré le concours en le nommant président du Conseil supérieur de l’Instruction publique et qui veut bientôt donner sa démission. Il envisage sans crainte cette perspective : « C’est sûrement dans un moment d’humeur qu’il aura dit ce que Corbière rapporte de lui. S’il exécutait sa menace, serait-ce donc un si grand malheur ? » Et le même jour, 2 mars, appréciant des rumeurs de démissions ministérielles, qu’il a recueillies, il ajoute : « Je vais probablement voir de Serre et pousser le temps avec l’épaule. Je suis bien loin de croire qu’il exécute ce qu’il a dit. Mais, enfin, il faut tout prévoir et songer à pourvoir sur-le-champ au déficit qui serait probablement de trois. » En ce cas, Pasquier, d’Argout, Roy remplaceront Dessoles, de Serre et Louis.

Dans cette modification du cabinet, il trouverait encore un autre avantage, celui de calmer les appréhensions du Duc d’Angoulême, toujours si dévoué, si modéré, si raisonnable, mais qui est venu protester auprès de lui contre cette politique de gauche et dont la protestation, si elle devenait publique, encouragerait les intrigues du pavillon de Marsan.

« Plus j’y songe, plus je vois la grandeur du danger. La conduite du Duc d’Angoulême, sa résistance à tant d’attaques de tout genre sont un phénomène qui ne peut guère s’expliquer que parce que, satisfait sur tous les points, il n’était vulnérable sur aucun. Tel Patrocle revêtu des armes d’Achille bravait tous les coups des Troyens. Mais, quand les dieux lui eurent arraché cette armure divine, ce ne fut plus qu’un homme et sa première blessure fut promptement suivie de sa mort. Craignons qu’il n’en soit de même aujourd’hui. Le Duc d’Angoulême, peu satisfait du baron Louis, irrité contre Gouvion-Saint-Cyr, offre deux endroits vulnérables, surtout le dernier, et l’on en profitera autour de lui. »

Les griefs de son neveu contre le Maréchal lui paraissent, au surplus, légitimes et il les partage. « J’ai une humeur de dogue contre ton Maréchal. J’ai enfin vu, ce matin, sa fameuse lettre aux ducs d’Havre et de Gramont. Je ne crois pas que jamais absurdité pareille ait sali du papier. Vous avez tous entendu ce que je lui ai dit, il y a eu hier huit jours : que j’entendais que mes grands officiers, étant censés être mes aides de camp, continuassent à être portés sur l’état-major général. Je n’ai nommé, il est vrai, que le duc d’Aumont, parce que c’était lui que j’avais le plus en vue. Mais je m’étais servi de l’expression générique de grands officiers ; jamais je ne me serais avisé de parler des capitaines des gardes, parce qu’il va sans dire que le commandant actuel d’un corps est par cela même en activité. Point du tout ! M. le Maréchal distingue une activité de l’autre. Il les met dehors d’une façon, dedans d’une autre, et, suivant sa pointe, il mande à leurs aides de camp d’aller chercher fortune…

« Ecoute, je t’ai déjà dit avant-hier que cela me déplaisait ; je te le répète un peu plus fort aujourd’hui et j’ajoute que j’entends que cela soit changé. Rends au Maréchal le service de l’engager à le changer de bonne grâce. Sans cela, il faudra que je le lui dise. Ce sera sûrement avec des formes polies. Mais je ne réponds pas que le ton de ma voix ne se ressente un peu de la disposition de mon âme… Je n’ai pas besoin de mettre par écrit de plus longues réflexions… Mais je te déclare que je n’entends pas être le roi de carreau. »

Entre temps, sa correspondance quotidienne s’alimente de menus faits dont il est occupé et préoccupé non moins que de certains autres plus importans. Les Mémoires de Lauzun viennent de paraître et menacent la cour d’un scandale. « Je ne sais ce qu’il y a à faire. Mais, si nous pouvons les anéantir, il faut le faire, surtout à cause de la Reine. Il sied bien à cet homme de se vanter de ses bonnes fortunes. Il était impossible d’être plus amusant qu’il l’était. Moi qui te parle, je serais resté vingt-quatre heures à l’écouter. Mais, sous un autre rapport, sa réputation était entièrement nulle. »

Un autre jour, il est question d’élever à Jarnac un monument à la mémoire de Louis de Bourbon, premier Prince de Condé. « Pourquoi rappeler ces temps affreux ? s’écrie le Roi. Tout me déplaît, le monument en lui-même, la personne à laquelle il est consacré et l’inscription qui doit en faire l’éloge. Louis de Bourbon avait certainement du mérite. Mais quel usage en fit-il ? Il fut impliqué dans la conjuration d’Amboise. Je veux bien croire que sa condamnation fut une affaire de parti. Mais je suis loin de le croire innocent. Rappelons-nous la bataille de Dreux ; la tentative de Meaux où, sans la valeur des Suisses, il enlevait le Roi lui-même ; la bataille de Saint-Denis ; enfin, celle de Jarnac où il périt par un lâche assassinat, qui rend la mémoire de son meurtrier odieuse, sans justifier la sienne d’avoir dans toutes ces occasions porté les armes contre le Roi… Je ne veux point que le monument soit érigé, et si la chose est faite, ce qui me ferait beaucoup de peine, je ne veux pas qu’on y inscrive autre chose que ceci : Ici, Louis, premier Prince de Condé, fut assassiné en 1569. »

Puis, c’est un incident d’un autre ordre. L’Académie française vient d’élire Lemontey, l’historien de la Régence, en remplacement de l’abbé Morellet. Le Roi se rappelle que l’abbé de Saint-Pierre fut jadis chassé de l’Académie pour avoir manqué beaucoup moins que Lemontey à la mémoire de Louis XIV ; et l’envie lui prend d’user de son droit de veto ; Decazes, effrayé des suites probables d’une telle défense, en parle à ses collègues, et tous ensemble demandent au Roi d’approuver l’élection.

C’est à lui que le Roi répond :

« Je suis fâché, mon cher fils, que tu tiennes tant à ce que je confirme le choix de l’Académie, et je ne suis, à ne te rien cacher, pas trop content que tu en aies parlé à tes collègues. Tu le sais, mon cher fils, j’ai du bonheur à m’ouvrir à toi sur tout, je te consulte sur tout avec confiance, mais c’est parce que je t’aime de tout mon cœur, c’est parce que je te connais une excellente judiciaire et non autrement, car tu sais bien aussi combien je suis jaloux de conserver et de transmettre à mes successeurs un libre vouloir sur quelques points. L’Académie est de ce nombre. Elle annonce directement ses choix au Roi, qui les confirme ou ordonne de procéder à de nouveaux, sans que la responsabilité de personne y soit intéressée ; et m’ouvrir à cet égard à mon ami, ce n’est pas en parler à mon ministre, bien moins à tous.

« Après m’être ainsi soulagé, je reviens à M. Lemontey. Posons d’abord les faits. Mme de Genlis avait recueilli dans l’énorme fatras des Mémoires de Dangeau tout ce qui pouvait faire paraître Louis XIV sous le jour le plus avantageux. M. Lemontey a choisi dans le même recueil tout ce qui pouvait servir à le ravaler. Remarque, en passant, que je ne parle pas ici de l’intention générale de son ouvrage, Mais, dira-t-on, il a très bien parlé de Louis XIV. Connaissez-vous dans les écrits des défenseurs de la religion rien de plus admirable que la première partie de la confession du Vicaire savoyard dans Emile ? Tournez la page et vous verrez ce qu’en pense l’auteur. Je ne te cacherai pas cependant que les motifs que tu allègues, sans diminuer ma répugnance, ébranlent ma résolution. Nous en reparlerons ce soir. »

Le soir venu, Decazes plaide la cause de l’élu de l’Académie et fait connaître au Roi l’engagement qu’a pris Lemontey de réparer dans son discours de réception ses torts d’historien. L’exclusion n’est pas prononcée ; le Roi attend le discours. Il le reçoit le 27 juin et sa bile s’épanche :

« J’ai eu bon nez, mon cher fils, de ne pas vouloir lire le discours de M. Lemontey avant de le recevoir. Au moyen de cela, j’ai pu, sans mentir à ma conscience, dire que je me promettais du plaisir à cette lecture. Je me fiais à la parole que tu m’avais donnée qu’un bel éloge, et assurément ce n’était pas bien difficile, réparerait le libelle publié contre la mémoire de Louis le Grand. Au lieu de ce que j’attendais, qu’ai-je trouvé ? que l’Académie française fut le fruit de la haute politique de Richelieu et de la magnificence éclairée de Louis XIV. Voilà bien assurément de quoi satisfaire un fils qui demande réparation pour les mânes de son père !

« Quant au fond du discours, je conviens qu’il était très difficile d’être très religieux, en faisant l’éloge d’un homme aussi impie que l’abbé Morellet. Mais pourquoi le louer d’avoir coopéré à l’Encyclopédie ? Il était si aisé, après l’avoir peint d’une manière large comme l’ami des gens de lettres les plus célèbres de son temps, d’arriver promptement à ce qui lui fait vraiment honneur, au courage avec lequel il défendit les victimes de la Révolution et là, de lui donner les louanges qu’il mérite, et de faire d’autant plus ressortir cette belle partie de sa vie que le reste eût été dans le dernier jour. Mais j’ai un reproche plus grave à lui faire, c’est d’avoir calomnié le Parlement et la Sorbonne.

« Sans doute, quand l’inoculation parut, beaucoup dames pieuses, mes parens étaient du nombre, l’envisagèrent comme un péché, parce que c’était exposer sa vie à un danger présent pour en éviter un qui pouvait ne jamais arriver. Mais qu’on me cite l’arrêt du Parlement qui défend cette méthode ou le jugement de la Sorbonne qui la condamne. Quelques magistrats proposèrent en effet de rendre un arrêt. La Cour consulta la Sorbonne, qui répondit que l’expérience seule pouvait apprendre si c’était un bien ou un mal ; et le Parlement se contenta, ce qui était une fort sage mesure de haute police, de défendre qu’on inoculât dans l’enceinte des villes. Mais, quand on est d’un certain parti, il faut déchirer et tout ce qui tient à la religion et tout ce qu’a fait cette magistrature si regrettable pour ceux qui ne sont pas de la clique.

« Le discours finit par un compliment pour moi, qui pourrait me flatter, si ce qui précède ne m’indignait pas tant et par ce qui s’y trouve et par ce qui y manque. M. Campenon, dans sa réponse, a donné maints coups de patte au récipiendaire. Mais cela ne diminue en rien mon juste mécontentement de celui-ci. Le tien, cher fils, doit être bien plus grand encore. Ce n’est pas à moi, c’est à toi qu’il avait promis de réparer par son discours la faute qui aurait dû lui mériter l’exclusion et, loin de tenir sa promesse, il a aggravé sa faute. »

Voici maintenant, dans un billet du matin, le récit d’une de ces piquantes scènes de famille qui se renouvelaient fréquemment aux Tuileries. Il s’agit d’un voyage que la Duchesse d’Angoulême voudrait faire à Bordeaux et que le Roi ne veut pas autoriser :

« Ton pauvre père a bien du chagrin, mon enfant. Hier, le Duc d’Angoulême m’a demandé une réponse définitive sur le voyage de Bordeaux. J’ai répondu par une négative fondée sur les circonstances et la cherté. Ce matin, sa femme m’en a parlé. J’ai répondu de même. Elle ne m’a pas caché que cela lui faisait beaucoup de peine. Alors je lui ai dit :

« — J’ai été parfaitement content de la conduite de votre mari dans son voyage. Me répondez-vous de tenir absolument la même ?

« Un silence trop expressif a été sa première réponse. Puis elle a ajouté :

« — J’espère que le Roi n’aura jamais à se plaindre de ma conduite ni de mon attachement pour lui.

« — Oh ! ai-je dit, je suis bien sûr de votre amitié, autant que de la mienne. Mais je crois que ce voyage ferait plus de mal que de bien. Et puis, les raisons que j’ai déjà données sont bonnes.

« L’entretien, qui a duré en tout trois minutes, car c’était immédiatement avant le déjeuner, s’est terminé là. Je ne crois pas avoir mal répondu. Mais les larmes que j’ai vu répandre pèsent sur mon cœur. »

Toutes les lettres du Roi ne sont pas aussi mélancoliques. En voici une qui respire la bonne humeur, voire la gaîté :

« Ma marche, de ma toilette ici, ce matin, a été faiblotte, ce qui m’a fait renoncer au projet de recevoir les ambassadeurs debout, ne voulant pas


« Montrer aux nations Mithridate détruit ;


et je l’ai annoncé à tout le monde. Mais, après le déjeuner, j’ai cru me sentir plus de force. J’en ai fait une petite expérience qui m’a réussi ; cela m’a encouragé. Après la messe, je me suis fait rouler jusqu’à la porte de la salle du trône ; là, je me suis levé et j’ai été à pied gagner mon fauteuil où j’ai attendu ces messieurs, et quand ils ont eu fini leurs révérences, que je n’ai pas voulu recevoir debout, ce qui eût été trop fatigant, je me suis de nouveau remis sur mes jambes, j’ai fait mon tour d’Europe ; puis, j’ai salué et je m’en suis allé reprendre ma voiture où je l’avais laissée. »

Une goutte chronique, compliquée d’une obésité douloureuse, entrave constamment ses projets. C’est ainsi qu’en cette même année 1819, ayant voulu enfin se faire sacrer et fixer la date de cette cérémonie sans cesse ajournée, il en est à trois reprises empêché « par l’état de ses jambes qui lui jouent de biens vilains tours ». Il est réduit à passer de longues heures dans son cabinet, assis devant la table de bois blanc qu’il a rapportée d’Hartwell. Pour tromper la longueur des heures, il lit et écrit sans cesse, ce qui explique son abondance épistolaire. Elle ne suffit pas toujours à son activité et c’est à son favori qu’il réclame des occupations :

« Tu m’as dit hier soir, mon cher fils, qu’il te venait mille idées pour ton futur discours pour les journaux, mais que ce serait le diable de les mettre en ordre. Cela m’en a fait venir une.

« Mets les tiennes par écrit, sans ordre, sans liaison, cela n’en vaudra que mieux pour mon projet, et puis donne-moi l’écheveau. Je me charge de le dévider ; je le ferai un mauvais peloton. Mais, comme il ne sera pas ton ouvrage, tu auras moins de peine à le mettre en ordre. Ne plains pas la mienne. Travailler pour toi est un tant doux plaisir ! »

La vivacité de l’affection paternelle que Louis XVIII a conçue pour Decazes se manifeste en des exclamations pareilles, à toutes les pages de leur volumineuse correspondance. La santé de son fils, les nuits de son fils, les souffrances de sa fille, souvent malade, les inquiétudes que lui cause la grossesse de la jeune femme, tout cela donne lieu chaque jour à des commentaires dont la longueur n’est égalée que par celle des réflexions que lui arrache son propre état. Il ne sait comment exprimer sa tendresse ; il en prodigue les témoignages ; plusieurs semaines avant l’accouchement de la comtesse Decazes, il écrit au mari :

« J’ai dit ce matin au Duc d’Angoulême que j’allais lui parler comme à confesse, qu’Egédie étant décidément grosse, tu désirais que je fusse le parrain de l’enfant ; que j’en mourais d’envie, mais qu’il me fallait une commère ; qu’à la vérité, j’étais bien sûr que ma nièce ne me refuserait pas, mais que cela ne me suffirait point, si je n’avais la certitude qu’elle ne serait pas sèche comme un cent de clous, ni avec toi, quand tu irais la remercier, ni au baptême, que je comptais bien faire en personne ; que je le priais de sonder le terrain et que de sa réponse dépendrait que tu me fisses ou non la demande officielle.

« Il m’a très bien compris et il m’a demandé si c’était la pure vérité que je demandais.

« — Sans doute, lui ai-je répondu ; tant dure puisse-t-elle être, je préfère la peine qu’elle me causera au chagrin de causer un désagrément à celui que j’aime tant.

« Alors, il m’a demandé quelques jours pour remplir sa mission. »

La mission échoue. Au commencement de juin, quelques jours après la naissance de l’enfant, le Roi l’apprend à Decazes. N’écoutant que le ressentiment qu’elle nourrit comme les autres membres de la famille royale, son mari excepté, contre le favori de son oncle, la Duchesse d’Angoulême répond à la première ouverture qui lui est faite « qu’elle est toujours aux ordres du Roi », et rien de plus.

« Tu peux juger de la peine que je ressens ; elle est bien accrue par la tienne… Ne pas être le parrain de ton enfant serait pour moi une peine cuisante. Je crains d’être taxé de faiblesse par les uns et que les autres n’aient l’audace de dire que j’ai essuyé un refus. D’autre part, t’exposer, le jour du baptême, à un désagrément public est un tourment auquel je ne puis penser sans frémir. »

Voilà qui donne une singulière idée de l’état de la cour de France dans les premières années de la Restauration et des rapports déplaisans qui existent entre le Roi et ses parens. On lui obéit parce qu’il est le roi, mais on murmure, on se plaint, on le boude ; on ne laisse échapper aucune occasion de faire injure à ses ministres et surtout à celui d’entre eux qu’on affecte de rendre responsable du caractère libéral, — on dit révolutionnaire, — de la politique que défend le cabinet. Seul, le Duc d’Angoulême semble s’y être résigné. Il aime sincèrement Louis XVIII et redouterait de l’affliger en récriminant. Mais, sa docilité, sa résignation semblent au Roi bien fragiles. On a vu combien elles l’étonnent et quelles craintes elles lui inspirent. A plusieurs reprises, il peut croire que ses craintes vont se réaliser et que le prince ira grossir le nombre des mécontens. Il s’en inquiète ; il met Decazes en garde contre ce nouveau péril :

« Tu dois, à l’heure qu’il est, être avec le Duc d’Angoulême, et je serais bien fâché qu’il en fût autrement ! car jamais pareil entretien ne fut plus nécessaire. On l’a travaillé de main de maître ; il voit une réaction pareille à celle de 1815, les gens fidèles chassés pour placer les Jacobins. Toi-même, tu n’es pas exempt de reproches, à cause des changemens de préfets. Je te dis tout cela en abrégé parce qu’il te le dira plus au long. » Tels sont les effets qu’a produits ce mouvement vers la gauche, trop accentué, trop peu mesuré et partant terriblement dangereux, auquel les doctrinaires ont poussé le cabinet et par lequel Decazes qui, s’il vise au même but, désapprouve la rapidité de la marche, s’est laissé entraîner.


II

« Quand M. Decazes fut devenu ministre de l’Intérieur, raconte la duchesse, sa faveur près du Roi fut plus grande encore qu’elle ne l’était avant. Mais plusieurs de ses collègues qui s’étaient retirés ne cachaient pas leur mécontentement. Le salon de Madame de la Briche, belle-mère de M. Molé, qui déjà, quand celui-ci siégeait au Conseil, n’était pas ministériel, devint si hostile que je fus dispensée d’y aller. Mais je continuai à voir Madame Molé qui, elle, était toujours la même, l’air froid et indifférent. M. Pasquier, resté l’ami de M. Decazes, fut très convenable. On disait qu’il se ménageait pour l’avenir. Le duc de Richelieu était parti tout de suite. Sa sœur, Madame de Montcalm, jeta feu et flamme contre le nouveau ministre. Madame de Jumilhac fut plus modérée. Elle attendait la mise à exécution d’une faveur promise à son fils, c’est-à-dire la substitution du nom de Richelieu, le titre de duc et la pairie. Elle sentait que, pour l’obtenir, elle avait besoin de M. Decazes. »

Après ce trait, voici quelques détails sur les nouveaux ministres :

« M. Dessoles, ministre des Affaires étrangères et président du Conseil, habitait rue du Bac, hôtel de Galliffet. Sa femme, née de Dampierre, n’était plus jeune. Leur fille n’avait guère que deux ans de moins que moi. Au ministère de la Justice, il y avait M. de Serre ; il demeurait place Vendôme ; il recevait tous les jeudis. Madame de Serre passait pour jolie ; elle avait des succès dans le monde ; on la disait ambitieuse. A la Marine, il y avait le baron Portai, Bordelais, fort des amis de M. Decazes. Sa fille, déjà veuve, était fort agréable et aidait Madame Portal à faire les honneurs des salons de la Marine. C’est moi qui présentai Madame Portal aux Tuileries. Elle connaissait fort peu de monde. Chez le Comte d’Artois, où nous allâmes en sortant de chez le Roi et où on attendait longtemps, Madame Portal parlait haut, allait à droite et à gauche, regardait avec admiration les tentures, demandait le nom des personnes qui entraient. Une bien excellente femme, d’ailleurs. Le baron Louis était ministre des Finances. Il venait plus souvent au ministère que je n’allais chez lui. Sa nièce, Mademoiselle de Rigny, l’assistait pendant ses réceptions. »

L’ambassadeur d’Angleterre à Paris était alors sir Charles Stuart, un ami de Decazes, et le seul des membres du corps diplomatique qui se fût consolé de la retraite de Richelieu. « Il donnait souvent de grands dîners et des bals charmans. » L’ambassadeur d’Autriche, le baron de Vincent, qui demeurait en haut des Champs-Elysées « dans une maison qui n’avait pas l’air d’un hôtel », était grand, maigre avec des cheveux blancs « mais glacial ». De Goltz, le ministre de Prusse, logé rue de Lille, dans l’ancien hôtel du Prince Eugène, venait assidûment chez Decazes jusqu’à la fin de 1818. « Il y vint moins après la retraite du duc de Richelieu. » Pozzo, ambassadeur de Russie, recevait beaucoup, quoiqu’il ne fût pas marié. Le duc de Fernan Nuñez, ambassadeur d’Espagne, était marié. Mais sa femme ne résidait pas en France. Petit, maigre, chétif, mais avec des yeux superbes, il parlait naïvement de leur beauté. Il disait que c’étaient les plus beaux yeux de toute l’Espagne. « Il faisait faire pour une danseuse de l’Opéra, Mlle Aimée, des toilettes semblables aux miennes. Un soir, à l’Opéra, j’e la vis dans une loge à mon côté, avec une robe toute pareille à celle que je portais. Le lendemain, plusieurs jeunes femmes se joignirent à moi, et nous allâmes déclarer à Madame Herbaud qu’elle ne nous habillerait plus, si elle ne s’engageait à ne pas faire pour des actrices des robes comme les nôtres. »

Parmi ces attachans souvenirs, il en est sur la Duchesse de Berry, que l’auteur nous montre petite, épaules hautes, poitrine étroite, taille épaisse, bras maigres, pieds très jolis, petits yeux incertains, regardant de bas en haut et cheveux d’un beau blond en grande abondance. Pétulante et agitée, la princesse aimait follement la danse. « Mais elle dansait en sautant, comme une petite paysanne, et ne valsait pas. » Suit la description d’un costume qu’elle portait souvent quand elle était à Saint-Cloud ou en voyage : pantalon large, serré au bas de la jambe, des bottines montant un peu au-dessus de la cheville, une petite redingote d’homme en drap brun, descendant jusqu’au genou, ceinture de cuir avec boucle. La Duchesse de Berry adorait les romans. On racontait que la Duchesse d’Angoulême, en ayant un jour trouvé chez sa jeune belle-sœur, — il est vrai que c’étaient les Contes de Voltaire et ceux de La Fontaine, — les avait fait enlever en lui adressant de très vifs reproches. « Les livres n’en revinrent pas moins chez la Duchesse de Berry bientôt après. » Elle habitait avec son mari le palais de l’Elysée.

Le Duc de Berry était irascible, emporté, tout de premier mouvement et non moins ultra que son père. Il tenait contre les ministres et contre Decazes les propos les plus malveillans. Pendant l’hiver de 1817, on fit grand bruit dans le monde de sa présence à un bal donné chez une certaine Virginie, avec laquelle il avait rompu au moment de son mariage. Le Roi, très mécontent de son neveu, lui exprima son mécontentement « avec violence ». Les colères du Roi étaient aussi terribles que rares. Parlant quelque part dans ses lettres d’un de ces emportemens, il dit : « On a dû entendre les éclats de ma voix jusque sur la place du Carrousel. » Après avoir lu le rapport dans lequel on annonçait que le bal aurait lieu, il dit : « Ce rapport m’afflige d’autant plus qu’il me fait cruellement sentir la différence des temps. Jadis, un ordre aurait été donné à M. Le Noir. En le recevant, il eût envoyé chercher la donzelle et lui eût dit :

« — Mademoiselle, si votre bal a lieu, vous irez coucher à Sainte-Pélagie.

« Et il n’y aurait pas eu de bal… Et quel moment on choisit pour donner un pareil scandale ! Que fera-t-on ? Ira-t-on ? Il ne manquerait plus que cela ! N’ira-t-on pas ? Il faut être bien infatué d’une coquine pour lui payer si cher un amusement qu’on ne partagera pas. » Le lendemain, il apprend que le Duc de Berry a paru à ce bal. Son indignation ne se contient plus : « Lorsqu’on se marie à trente-huit ans et qu’on ne se range pas, cela prouve qu’on ne voit dans sa femme qu’une maîtresse de plus. Alors, il reste peu d’espoir d’une réforme dans les mœurs. »

Vers le même temps, Decazes est tombé de cheval. L’accident n’a pas eu de suites trop fâcheuses. « Il est peu de chose en lui-même. Mais le zèle du ministre de l’Intérieur à remplir ses fonctions l’a seul rendu grave. D’après cela, n’est-ce pas un devoir pour le Roi de l’honorer d’une visite ? Réfléchis et réponds-moi. » Decazes refuse l’honneur que Sa Majesté veut lui faire. Il en sera quitte pour garder la chambre trois jours, pour rester trois jours sans voir le Roi ; et celui-ci de protester : « Je voudrais bien, mon cher fils, pouvoir accepter l’augure de rien que trois jours de jeûne, même en comptant aujourd’hui pour le premier. Mais j’ai bien peur que cela ne soit plus longtemps, surtout quand je te vois ne pas pouvoir plier le genou. Je sais des paroles sur cet air-là, non seulement par la goutte, mais par une chute que j’ai faite à Mitau en 1807 et à la suite de laquelle il m’eût été, pendant huit jours, quoique je marchasse en pays plat, à peu près aussi facile de prendre la lune avec les dents que de descendre et surtout de monter une seule marche. Prends du courage, mon ami, et surtout ne fais point d’imprudence. » Et comme, le même jour, il a reçu une statuette d’Henri IV, il ajoute : « Je l’ai trouvée extrêmement belle. Si j’avais reçu ta lettre avant de la voir, je me serais écrié : — Grand roi, je te porte envie. Tu allais voir Sully tant que tu voulais. »

Ce sont là, on en conviendra, d’irrécusables témoignages de l’invraisemblable faveur dont jouissait Decazes à cette époque de sa vie. Elle durait alors depuis plus de trois ans et, loin d’être affaiblie par sa durée, elle y puisait de jour en jour une force nouvelle, augmentant d’autant l’influence de celui qu’on appelait le maître dirigeant, bien qu’il ne présidât pas le Conseil. Le Roi ne voyait, n’entendait, n’agissait que par lui. « M. Decazes, en ce temps-là, a véritablement régné sur la France », dit le chancelier Pasquier dans ses Mémoires. Il n’est donc pas étonnant que Decazes fût devenu, plus encore que par le passé, le point de mire des libéraux, qui comptaient sur son aide pour s’emparer du pouvoir, et la bête noire des ultra-royalistes qui le rendaient responsable de leurs échecs et de leurs déboires. On a déjà pu se rendre compte de ce qu’il y avait d’injuste dans l’aversion de ceux-ci et de peu fondé dans les espérances de ceux-là. Decazes était, au plus haut degré, un homme de juste milieu : il voulait tenir la balance égale entre la droite et la gauche ; gouverner non avec les factions, mais avec les centres. L’attitude des partis et les événemens qu’il prévoyait firent malheureusement avorter ce dessein. Vers le milieu de février, quelques semaines après l’entrée en scène du cabinet Dessoles, les ultra-royalistes, dans les deux Chambres, avaient dressé leurs batteries et ouvraient les hostilités contre lui. A la Chambre des députés, ils étaient contenus par la masse imposante des ministériels du centre, dont la gauche, en de fréquentes occasions, venait grossir le nombre. Mais, à la Chambre des Pairs, ils formaient une majorité, qui, dès l’ouverture de la session, trahissait son dessein de faire au cabinet une opposition systématique.

Ce fut d’abord une proposition du marquis de Barthélémy, le Barthélémy de la paix de Bâle, rallié aux Bourbons en 1814 aprés avoir servi l’Empire, et devenu plus royaliste que le Roi. Elle avait pour objet d’inciter les pairs « à supplier le Roi de modifier l’organisation des collèges électoraux ». Le cabinet n’était pas réfractaire à l’idée d’une réforme électorale. Mais il entendait en prendre seul l’initiative à son jour et à son heure. Prise par les ultras, cette initiative constituait une déclaration de guerre. On ne pouvait l’interpréter autrement, alors qu’elle émanait de la réunion Bausset, formée à l’instigation de Molé vers la fin du ministère Richelieu, pour obliger le Roi à gouverner avec la droite. Soutenu par le parti libéral, le cabinet Dessoles combattit cette motion, inoffensive en apparence, en réalité chef-d’œuvre de perfidie. Elle n’en fut pas moins adoptée par la Chambre des Pairs, à une majorité de quatre-vingt-quatorze voix contre soixante. Elle devait échouer plus tard devant la Chambre des députés, mais non sans y réveiller l’esprit réactionnaire dont on entendit les représentans proclamer tout haut leurs espérances. Au commencement de mars, les pairs, cédant encore aux mêmes influences, repoussèrent la loi sur l’année financière adoptée déjà par la Chambre des députés. La majorité anti-ministérielle démontra sa cohésion et révéla ses desseins en se comptant à nouveau dans ce second vote, comme elle s’était comptée dans le premier. Entre temps, avait été présentée aux Chambres une résolution inspirée par Decazes, qui créait en faveur du duc de Richelieu, à raison de ses services et à titre de récompense nationale, pour être attaché à sa pairie et transmissible avec elle, un majorât de cinquante mille livres de revenus. La droite y trouva prétexte à persévérer dans son système d’opposition et parvint à faire substituer au projet primitif un projet nouveau qui supprimait la transmissibilité.

Très irrité par ces manifestations, le Roi écrivait : « Les projets des ultras sont bien mauvais, mais ne m’inquiètent pas. La lettre de Richelieu est mauvaise, d’abord parce que son infatuation pour Laine continue à être telle qu’il le met sur la même ligne que Montesquieu, — je ne le croirais pas si je ne l’avais vu de mes yeux ; — ensuite parce qu’il tient à sa maudite réunion Bausset. Il espère qu’elle subsiste toujours et qu’elle prêtera son appui au ministère lorsqu’il fera des propositions monarchiques. C’est, d’une part, supposer qu’il peut en faire d’autres (la révérence, Messieurs) ; c’est, de l’autre, soumettre au jugement de vingt-deux nobles pairs les intentions du ministère, ce qui est fort commode pour la marche du gouvernement… Ne vaudrait-il pas cent fois mieux, comme en Angleterre, être franchement et une bonne fois pour toutes du parti de l’opposition ou de celui du ministère ? »

Laine, que le Roi estimait naguère, mais dont il avait cru découvrir la main dans ces intrigues, n’était pas non plus épargné : « Je te trouve, mon cher fils, bien indulgent pour Laine. Répondre si mal à ta conduite amicale envers lui peut, si l’on veut, ne s’appeler qu’ingratitude. Mais ses amendemens, après avoir promis d’appuyer le ministère ; mais surtout son travail pour former une opposition tirée du centre même ; si tout cela n’est pas une trahison, je ne sais, ma foi, pas à quoi l’on peut appliquer une semblable dénomination. »

Cette lettre est écrite à la fin de février. À ce moment, les ultra-royalistes, à la suite du vote de la motion Barthélémy, étaient en liesse. Quelques jours plus tard, le rejet de la loi financière achevait de les griser. Ils croyaient déjà tenir le pouvoir et se partageaient les portefeuilles. Mais, loin d’abdiquer sa prérogative et de subir la majorité factieuse de la Chambre des Pairs, le Roi, se rappelant ce qu’il avait fait deux ans avant contre la Chambre Introuvable, qui voulait lui dicter des lois, s’écriait en plein Conseil :

— Cette majorité, je la briserai ! Il ne s’agit pas de vous, Messieurs ; il s’agit de moi. Je ne vous abandonnerai pas plus que vous ne m’abandonnerez. Il faut ou briser cette majorité factice, ou briser la majorité sincère que le pays m’a envoyée en répondant à mon appel du 5 septembre 1816. Mon choix ne peut être douteux.

L’énergie avec laquelle, en cette circonstance, Louis XVIII prit son parti eut pour effet de couper court, au moins provisoirement, aux divisions qui s’étaient produites dans le Conseil. En quelques heures, les ministres se rapprochèrent, oubliant leurs griefs réciproques, prêts à s’unir étroitement pour organiser la résistance à laquelle ils étaient résolus. C’est en parfait accord qu’ils demandaient au Roi d’user de sa prérogative et de nommer soixante nouveaux pairs dont l’entrée dans la Chambre haute y déplacerait la majorité. Le Roi consentit à cette grave mesure.

En 1815, lors de la reconstitution de la Chambre des Pairs, l’irritation causée par les événemens des Cent Jours avait empêché de maintenir dans cette Chambre ceux de ses membres qui après avoir, sous la première Restauration, accepté la pairie de Louis XVIII, avaient ensuite consenti à recevoir de Napoléon une seconde investiture. « On ne peut servir deux maîtres à la fois », disait le Roi, et ses décisions s’inspirèrent de ce principe. A la loi qu’il s’était faite, il n’y eut qu’une exception. Ce fut en faveur du comte Molé. Nommé par l’Empereur, alors qu’il l’était déjà par le Roi, Molé n’avait pas protesté contre cette seconde nomination. Quand on le lui reprocha, après le retour des Bourbons, il put faire valoir que des raisons de santé l’avaient empêché de siéger dans la Chambre des Pairs de l’Empire. Il dut à cette circonstance de rentrer dans celle de la Royauté ; mais il fut le seul devant qui s’ouvrit le palais du Luxembourg, et vingt-deux pairs en furent expulsés. Il est vrai que le Roi se réservait de les rappeler, s’ils se ralliaient franchement à la monarchie.

Au moment où, trois ans plus tard, on cherchait à transformer l’esprit de la haute Chambre par la nomination de soixante nouveaux pairs, on devait tout naturellement songer aux vingt-deux exclus. Le cabinet proposa au Roi de leur rendre la pairie. Mais les préventions de Louis XVIII contre eux demeuraient presque aussi vives qu’au premier jour. « Les prendre tous serait faiblesse, écrivait-il à Decazes en lui répétant ce qu’il avait déjà dit à Dessoles, et je ne le veux pas. En laisser trois ou quatre seulement pourrait avoir des inconvéniens ; ce serait se faire des ennemis irréconciliables. En prendre une douzaine, c’est acte de bonté ; c’est s’assurer reconnaissance de leur part, et ceux qui resteraient seraient en trop grand nombre pour se croire marqués du sceau de la réprobation. Je crois donc que c’est là qu’il faut s’en tenir. » Le même jour, 26 février, il insiste : « Rappeler les vingt-deux est la première pensée qui se présente à l’esprit ; mais elle serait détestable. Parmi eux, un seul, Suchet, y a droit, d’après l’ordonnance même. Quelques autres, comme Mortier, Dejean, etc., le méritent par leur conduite ; mais, il en est d’autres, tels que P…, un des plus mauvais esprits qui existent, que nous devons louer Dieu d’avoir mis dehors. Rappeler Suchet est justice. En recréer quelques autres est bonne politique, parce que c’est à la fois les récompenser et nous les attacher. Mais les rappeler tous, ce serait en quelque sorte avouer qu’on n’a pas eu le droit de les éliminer et s’ôter par conséquent le droit de compter sur leur reconnaissance : Non equidem faciam. » Finalement, il consentit à en réintégrer quinze. Ce fut le premier élément de la « fournée ». On la compléta par des maréchaux et des généraux de l’Empire, des hommes politiques, des diplomates, que les événemens de l’interrègne n’avaient pas permis de comprendre dans la promotion de 1815 ; et on y ajouta quelques personnages plus récemment entrés dans la vie publique, tels que Barante, d’Argout et Mounier. Il ne manquait à ces nominations, pour trouver grâce auprès de la gauche, que les sept anciens pairs que le Roi n’avait pu se résoudre à réintégrer. Ce déni de justice donna lieu à des plaintes, lorsque, le 6 mars, parut l’ordonnance royale qui faisait connaître les choix du Roi. Néanmoins, comme elle démontrait que Louis XVIII et ses ministres restaient fidèles à l’esprit libéral sous lequel avait succombé la Chambre Introuvable, leur conduite excita dans les centres plus de louanges que de critiques. En fait, la majorité rebelle de la Chambre des Pairs se trouvait noyée.

Comme on devait le prévoir, cette ordonnance mémorable provoqua dans l’extrême droite de nouvelles colères et d’ardentes protestations. On accusait le cabinet d’avoir rompu l’équilibre constitutionnel, « alors qu’en réalité, disait Decazes, il l’a rétabli ». ’ Monsieur était comme un homme « aux yeux de qui la foudre vient d’éclater » et sa douleur égalait son ressentiment : « Je ne conseille ni à toi ni à aucun de tes collègues, mandait le Roi à Decazes, après la publication de l’ordonnance, d’aller demain ailleurs que chez moi et chez le Duc d’Angoulême. Chez tout autre, il ne ferait pas bon. Monsieur a dit au Duc d’Angoulême :

« — Voilà le commencement de l’enterrement de notre famille.

« Le Duc d’Angoulême croit qu’il m’en parlera. Je le crois aussi ; mais ce ne sera pas pour aujourd’hui. Il est venu comme à l’ordinaire. Il était plus que sérieux. Je m’attendais qu’il allait m’annoncer une conversation. Cela n’a pas été. Je suppose qu’il ne se sent pas encore assez maître de lui. Peut-être aussi se contentera-t-il de m’écrire ; je le préférerais. La Duchesse d’Angoulême a pleuré devant son mari. Plus maîtresse d’elle-même que son beau-père, il n’y paraissait plus quand elle est venue chez moi. Mais, excepté la physionomie du Duc d’Angoulême, je n’en ai vu aucune ce matin qui ne fût triste. »

Cette tristesse, le Roi était bien près de la ressentir. Il ne se dissimulait pas la gravité de l’acte qu’il venait d’approuver et de revêtir de sa signature. La légalité n’en était pas contestable ; il n’avait fait qu’user de sa prérogative royale. Les nominations auxquelles les circonstances l’avaient décidé, réclamées par l’opinion, justifiées par le mérite et les services des élus, auraient dû nécessairement avoir lieu tôt ou tard. Mais n’en pouvait-on contester l’opportunité ? En consommant la rupture entre l’extrême droite et le cabinet, n’avaient-elles pas jeté le gouvernement trop à gauche et n’allait-il pas devenir prisonnier des ultra-libéraux ? Le 16 mars, dix jours après l’ordonnance, le Roi écrit : « Je crois que les nouveaux Pairs nous assurent la majorité dans leur Chambre ; j’espère que la proposition Barthélémy sera rejetée par celle des Députés. Mais, quel frêle avantage ! Sommes-nous sûrs qu’il se représentera dans d’autres occasions, peut-être plus importantes, et cette majorité, assez peu considérable, de la Chambre des Pairs, combien de temps la conserverons-nous ? Il fut un temps où cette Chambre était notre palladium, où nous nous étonnions qu’un tiers tout au plus des voix portât Chateaubriand au secrétariat. Nous avons vu diminuer notre majorité ; nous l’avons vue expirer. Qui nous dit que ce triste spectacle ne se renouvellera pas ? Ah ! qu’il est loin, le temps où le duc de Richelieu ne différait de moi que sur un seul point et mettait toute sa confiance en Laine. Alors, la majorité me donnait une sécurité entière ; aujourd’hui, elle m’inquiète… Puis-je ne pas voir la position de mon fils bien-aimé si différente de ce qu’elle fut ? Et ce qui m’entoure, ceux que je vois depuis le matin jusqu’au soir, sur qui, excepté le Duc d’Angoulême, puis-je arrêter mes regards avec confiance ? » Toute cette lettre n’est qu’une longue plainte en laquelle éclatent tout à la fois les inquiétudes du Roi, les angoisses du « père » et les déceptions d’un cœur qui se sent de plus en plus méconnu par sa famille, trahi par ses amis… Cet état d’âme s’aggrava encore lorsque, à l’altitude du corps diplomatique, à celle de Pozzo di Borgo surtout, Louis XVIII put comprendre que les gouvernemens alliés n’approuvaient pas la nomination des soixante pairs, trouvaient « le remède pire que le mal », et considéraient qu’en prenant parti contre les ultra-royalistes avec tant de résolution et de vivacité, le cabinet faisait la part trop belle aux révolutionnaires, qui partout en Europe redoublaient d’audace.

Dans la société aristocratique de Paris, l’ordonnance du 6 mars avait été vivement critiquée. Là, presque tout était à l’image du Comte d’Artois et les cœurs pour la plupart battaient à l’unisson du sien. Aussi, l’irritation contre le ministère, et partant contre le Roi, s’y manifestait-elle sous des formes très désobligeantes pour quiconque tenait au gouvernement. La duchesse Decazes raconte dans ses notes comment elle-même n’échappa point à ces éclaboussures.

« La maréchale Marmont donnait un bal costumé. J’avais un très beau costume russe et je comptais m’amuser. Les femmes n’étaient pas masquées ; mais beaucoup d’hommes l’étaient. Je me promenais avec le général de Sparre quand un domino, s’approchant de moi, voulut me prendre le bras. Je m’y refusai. Il s’éloigna en disant :

« — Je comprends que tu me préfères un de ces pairs siffles qui nous ont été octroyés par les ministres.

« M. de Sparre trouva la plaisanterie mauvaise. Pour moi, j’en étais toute troublée, craignant qu’elle n’eût des suites. Je n’eus plus envie de m’amuser et ne songeai qu’à me retirer. Le général, après m’avoir ramenée à ma place, se mit à la recherche du domino qui nous avait persiflés. Il ne put le retrouver. Mais il sut que c’était le comte de Salvandy, un jeune homme de beaucoup d’esprit qu’à la suite d’une brochure, les ministres avaient fait entrer au Conseil d’Etat, et qui les avait ensuite fort malmenés dans un autre écrit tout à fait blessant pour M. Decazes et pour eux. Le général de Sparre voulait lui demander raison. Mais on lui fit comprendre qu’il n’y avait qu’une chose à faire : ne rien faire. »

Malgré tout, l’entrée de soixante nouveaux membres dans la Chambre des Pairs, en y déplaçant la majorité, modifiait sensiblement les conditions du combat que le ministère y avait engagé et facilitait sa tâche. Le 23 mars, la motion Barthélémy, adoptée par un premier vote quand la majorité appartenait à l’extrême droite, fut définitivement repoussée. De Serre, dont l’influence oratoire grandissait tous les jours, fit, au cours de ce débat, des déclarations qui exaspèrent les ultra-royalistes. La veille, il avait présenté à la Chambre des députés les nouvelles lois sur la presse annoncées déjà. Rédigées par le duc de Broglie, entré depuis peu dans la vie publique, étudiées ensuite par une commission composée de Royer-Collard, Guizot et arante, le caractère libéral n’en était pas contestable, et la lecture qui en fut faite à la tribune par de Serre lui valut, avant même que le débat s’ouvrît, un succès retentissant. Le rejet de la proposition Barthélémy et la présentation des lois sur la presse excitèrent jusqu’à la fureur le ressentiment de l’extrême droite. Au total, le cabinet parut sortir de ces diverses épreuves grandi et fortifié. A la faveur de ces victoires de tribune, le Roi sentit plus chaud, plus ardent, le vent de popularité qui soufflait autour de son trône depuis la dissolution de la Chambre Introuvable, et malgré les points noirs dont il voyait l’horizon chargé, il recouvra sa quiétude. Mais bientôt, elle fut de nouveau troublée par les débats qui s’engagèrent dans les Chambres et dans les journaux à propos des personnages bannis de France en 1815.


III

A sa rentrée à Paris, le Roi avait exilé trente-huit bonapartistes qui, ralliés en 1814 à son gouvernement, s’étaient ralliés ensuite à celui de l’Empereur. Une autre ordonnance avait également proscrit les régicides qui, pendant les Cent-Jours, avaient accepté des fonctions publiques ou signé l’Acte additionnel. Depuis cette époque, la clémence royale s’était exercée au profit de quelques-uns de ces exilés. Cinquante-cinq régicides avaient été autorisés à résider en France à raison de leur âge ou de leurs infirmités ; plusieurs des bannis de la première catégorie avaient bénéficié de la même faveur. Mais beaucoup d’autres en attendaient encore les effets. Trompée par Les avances que lui faisait le cabinet Dessoles, la gauche crut qu’il lui serait aisé d’obtenir leur rappel. Elle manifesta le dessein d’en faire une des conditions de son concours. Tout naturellement, la droite s’inquiéta de ces prétentions. Sans attendre que le gouvernement eût parlé, les journaux dont elle disposait firent campagne contre l’amnistie générale, que les libéraux réclamaient et qu’ils considéraient comme la conséquence logique de la politique adoptée par le cabinet.

Livré à lui-même, peut-être le cabinet leur eût-il donné satisfaction. Il eût tiré d’un acte de clémence autant de force que de popularité ; du moins le lui disait-on. Mais il était obligé de tenir compte du sentiment personnel du Roi et, toujours disposé à des actes de bonté personnelle qu’il subordonnait à la conduite de ceux qui les sollicitaient, le Roi répugnait à une mesure générale, surtout au profit des régicides. Il y répugnait pour lui-même et pour sa famille. Il savait qu’elle aurait profondément blessé sa nièce, la Duchesse d’Angoulême, fille de Louis XVI. La gauche eut bientôt compris qu’elle n’obtiendrait une amnistie entière et complète qu’autant qu’elle ferait violence aux dispositions de Louis XVIII. Si périlleuse, si maladroite même que fût cette tentative, elle n’hésita pas à y recourir. Elle organisa par tout le pays un vaste pétitionnement. De toutes parts, arrivèrent à la Chambre des députés des pétitions, sur lesquelles celle-ci dut se prononcer. De Serre, qui porta presque seul le poids de ce débat, n’eut aucune peine à démontrer ce qu’il y avait de factice et d’organisé dans ces manifestations. Mais, entraîné par ses sentimens royalistes et ses haines d’émigré contre la Révolution, il oublia ce que lui commandait l’attitude qu’il avait prise depuis son entrée au ministère. Il prononça une de ces paroles qui, dans la bouche d’un homme au pouvoir, ne peuvent être interprétées que comme le point de départ d’un changement de politique. « A l’égard des individus temporairement exilés, dit-il, confiance entière dans la justice et la bonté du Roi. A l’égard des régicides, jamais. » La Chambre, aux applaudissemens de la droite, écarta les pétitions en passant à l’ordre du jour. Mais ce « jamais » détacha du cabinet les groupes de gauche où, jusque-là, il avait cherché son point d’appui, sans le lui rendre parmi les ultra-royalistes, dont la reconnaissance accidentelle ne pouvait prévaloir contre les irréconciliables rancunes déchaînées en eux par les mesures libérales précédemment votées sur la proposition des ministres.

L’événement causa d’amers soucis au Roi. Il ne se méprenait pas aux succès parlementaires du cabinet. Lorsqu’en juillet, prenait fin la session de 1819, toutes les propositions de celui-ci avaient été votées, toutes celles de ses adversaires écartées. Mais ces victoires, dues surtout à de Serre, à son éloquence, à sa chaleur d’âme qui le faisait, quand il parlait, se livrer tout entier, cachaient des dangers que le Roi et Decazes voyaient clairement. Les dissensions ministérielles, un moment apaisées, lors de la nomination des soixante pairs, menaçaient de recommencer. Le cabinet était à la merci d’un incident. Le Roi, à qui n’eût point déplu un changement partiel de ministres, se demandait si la crise qu’il prévoyait ne le séparerait pas de Decazes, auquel, comme on l’a vu, il s’attachait de plus en plus.

Quant à l’usage que faisait Decazes d’une si rare faveur, c’est par les cahiers de la duchesse que nous sommes renseignés, non moins que par les innombrables lettres de gratitude adressées à son mari et qui existent encore dans les Archives de La Grave. Elle raconte, par exemple, qu’au moment où il était question du rappel des bannis, la femme de l’un d’eux, Madame Exelmans, sa compagne d’enfance, lui écrivit. Malade et redoutant de mourir sans avoir revu son mari, Madame Exelmans suppliait son ancienne amie d’obtenir que le général fût au moins autorisé à venir recevoir son dernier soupir.

« Je montrai cette lettre à M. Decazes. Il me dit d’aller voir Madame Exelmans. J’y allai. Elle logeait près de la place Beauvau et de la rue Miromesnil. Maison sans porte cochère. Je la trouvai dans son lit, très malade effectivement. Ses beaux yeux noirs semblaient remplir sa figure. Je l’avais vue autrefois, à Bar, chez mon père. Elle était belle, riche, heureuse. Comme le malheur l’avait changée ! Je pensai que, moi aussi, je serais peut-être comme elle exilée et malheureuse ! Lors de la crise ministérielle de 1818, n’avait-on pas voulu nous faire partir en vingt-quatre heures pour Saint-Pétersbourg et n’était-ce pas un exil ? Madame Exelmans me répéta ce qu’elle m’avait écrit. Seule, absolument seule, dépourvue de ressources, elle sollicitait le retour du général. M. Decazes, à qui je fis part de ce désir, me répondit que cela ne dépendait pas uniquement de lui, qu’il fallait que ce fût décidé en Conseil, mais qu’il tâcherait de hâter une décision. Quelques jours plus tard, il me dit, en allant chez le Roi, qu’il espérait qu’elle serait prise ce jour-là. En effet, un billet qu’il m’envoya du Conseil m’apprit la bonne nouvelle et m’autorisa à aller l’annoncer à Madame Exelmans. J’y courus. Je ne vis jamais joie comparable à celle de cette pauvre femme. A sa prière, M. Decazes fit télégraphier au général qu’il était autorisé à rentrer. »

Le même service fut rendu à la duchesse de X…. Arrivée à Paris à la fin de 1818, pour demander la grâce de son mari, elle s’était adressée en vain à tous les ministres, sauf à Decazes. Elle ne recourut à lui que lorsqu’elle eut perdu tout espoir de réussir par une autre voie. « Elle vint plusieurs fois chez moi, car c’est chez moi que souvent des femmes considérables attendaient le ministre. Il venait les y recevoir. Alors, je m’en allais. La duchesse de X… était très belle et avait d’agréables manières. L’exil de son mari la rendait très malheureuse. Leur fortune était bien diminuée à la suite de leur disgrâce, et ils avaient été obligés de faire ressource de leurs diamans. Depuis son arrivée à Paris, elle cherchait à vendre un magnifique collier en brillans. Elle fit demander à M. Decazes de le montrer au Roi et de tâcher de le lui faire acheter. Il avait coûté quatre-vingt mille francs. Mais la duchesse était prête à le céder pour moitié de cette somme. Quoique bien convaincu que le Roi ne l’achèterait pas, M. Decazes consentit à le lui présenter et à lui en conseiller l’achat pour Madame la Duchesse de Berry. Comme ce merveilleux collier m’avait été confié, le même soir, partant pour les Tuileries, il me le demanda. Je ne pus m’empêcher, avant de le lui donner, de le mettre à mon cou et je soupirai :

« — Comme c’est joli !

« — Sois tranquille, me répondit-il en m’embrassant, tu ne l’auras pas.

« Ainsi qu’il l’avait prévu, l’idée d’acheter ces diamans pour la Duchesse de Berry ne fut pas agréable au Roi. Mais il dit à M. Decazes que, s’il voulait me l’offrir, il en payerait la moitié, soit vingt mille francs, et que ce serait son cadeau de baptême. Mon mari remercia Sa Majesté et refusa. Ainsi qu’il me le dit en rentrant, il ne voulut ni profiter d’un malheur politique pour faire une bonne affaire, ni disposer, pour satisfaire une coquetterie d’enfant, de l’argent que le Roi distribuait en secours et en gratifications. Je n’eus donc pas le collier. Je le regrettai quelque temps ; puis, je n’y pensai plus. »

Les diamans furent rendus à la duchesse. Mais elle obtint la grâce de son mari, qui fut autorisé à rentrer en même temps que le général Exelmans et d’autres exilés : « Quand ils furent de retour, M. Decazes offrit à dîner à une partie d’entre eux. J’ai gardé le souvenir de quelques-unes de ces figures : Cambacérès était très laid, un vilain petit visage, une perruque plate serrée sur la tête. Il faisait maigre, ce qui me parut contraster étrangement avec sa vie passée. M. de Ségur avait une jolie figure de jeune vieillard. Ses cheveux très blancs surprenaient. Le duc de X… avait une belle tête, mais pas l’air spirituel. Il me parut un peu trop gros. »

Les services que Decazes se plaisait à rendre aux anciens serviteurs de l’Empire n’étaient pas pour le réconcilier avec les membres de la famille royale. C’est encore dans les notes de la duchesse que nous trouvons les preuves de la persistance et de la vivacité de leurs efforts pour perdre Decazes dans l’esprit du Roi.

« Le comte Jules de Polignac avait accordé la plus aveugle confiance à un ancien agent de la police renvoyé par M. Decazes. Cet agent lui dit un jour qu’il lui prouverait bientôt que le ministre de l’Intérieur trahissait le Roi en correspondant secrètement avec des membres de la famille impériale, à qui il conseillait de ne pas se décourager. Et en effet, d’accord avec un autre agent que Monsieur entretenait en Autriche, ce misérable feignit de s’être fait expédier par lui des lettres compromettantes soi-disant dérobées à leurs destinataires. En réalité, il les avait lui-même fabriquées. M. Decazes, ayant eu vent de cette machination, avait pu en avertir le Roi. Mais Monsieur en fut bel et bien la dupe et, mis en possession de ces lettres, il les apporta triomphalement à son frère comme des preuves de la trahison du ministre de l’Intérieur. Il fut fort penaud quand le Roi lui en eut révélé l’origine et le caractère et quand, en une brève explication, M. Decazes eut confondu ses calomniateurs. L’affaire allait être mise entre les mains de la justice. Mais on dut renoncer à poursuivre, par crainte du scandale qu’aurait nécessairement provoqué un procès dans lequel plusieurs amis du Comte d’Artois et ce prince lui-même eussent été compromis. »

Ce n’est pas seulement par de tels procédés que se manifestait la haine des ultras. « A côté des conspirations contre l’honneur de mon mari, continue la duchesse, il y en avait contre sa vie. De tous côtés, on le prévenait qu’il serait assassiné. Des lettres anonymes qu’on m’adressait contenaient les mêmes menaces. Les amis de Monsieur eux-mêmes nous faisaient dire de nous bien garder, espérant sans doute effrayer M. Dccazes et le décider à changer de politique. Le général D***, un de nos familiers, nous parlait sans cesse de ces dangers. Habitué du pavillon de Marsan, et véritable mouche du coche, il nous racontait tout ce qu’il y entendait. J’ai souvent pensé qu’il allait y raconter ce qu’il entendait chez nous. Je n’en étais pas moins tourmentée. M. Decazes se rendait tous les soirs chez le Roi ; il y allait en voiture. Mais il revenait souvent à pied, ce qui m’inquiétait beaucoup. Je n’osais rien dire. D’ailleurs, eussé-je dit quelque chose, que cela n’aurait rien empêché. Je n’allais me coucher que lorsqu’il était rentré et que je le voyais occupé à écrire ou s’entretenant avec des personnes qui l’avaient attendu en me regardant faire des patiences. »

On peut mesurer à ces traits l’étendue des difficultés au milieu desquelles se débattaient le ministère en général et Decazes en particulier. Mais, loin d’en être découragé, celui-ci les bravait, fort de l’appui du Roi, de la sincérité de sa conviction, et d’une vision très claire des intérêts du pays. Le malheur était que tous ses collègues ne se faisaient pas la même idée que lui de ce que commandaient ces intérêts. Par défiance des ultra-royalistes, Dessoles, Gouvion-Saint-Cyr et le baron Louis inclinaient de plus en plus vers la gauche, ne souscrivaient qu’avec répugnance aux mesures que désapprouvait ce parti. Decazes n’était pas moins éloigné qu’eux de l’extrême droite et de la politique de Monsieur. Mais il persistait à penser que le gouvernement devait chercher son appui dans les centres et y trouver les élémens d’une majorité fidèle. Il avait fini par convaincre de Serre de la sagesse de ses vues que, d’autre part, le baron Portai partageait.

Le ministère se trouvait donc, après huit mois d’existence, aussi divisé qu’au lendemain de sa formation : trois ministres d’un côté, trois de l’autre. La scission y était même plus profonde et il devenait de toute évidence qu’il ne pourrait vivre longtemps ainsi. Les élections pour le renouvellement annuel du cinquième de la Chambre des députés, dont la date avait été fixée à la mi-septembre, semblaient devoir être le terme extrême de sa durée ; elles seules pouvaient décider qui avait eu raison, de ceux qui voulaient gouverner avec la gauche, ou de ceux qui voulaient gouverner avec les centres. Elles étaient donc attendues avec impatience, mais non sans angoisse, comme une épreuve solennelle qui permettrait au pouvoir de compter ses amis et ses ennemis. La gauche, oublieuse du gage de bon vouloir que lui avait donné le cabinet, présentait des candidats nettement hostiles aux Bourbons. Quant aux ultra-royalistes, leur tactique consistait à combattre partout les candidats ministériels. Leur mot d’ordre était qu’à défaut d’un homme de leur faction, mieux valait voter pour un révolutionnaire que pour un modéré. C’était toujours la politique des émigrés ; ils la pratiquaient avec obstination depuis 1814.

Cependant, au jour du scrutin, ils ne purent faire élire que cinq de leurs créatures. Vingt candidats ministériels furent nommés et la gauche vit sortir des urnes une trentaine des siens. Quoiqu’elle fut ainsi en progrès et qu’on put craindre qu’en peu d’années, elle arrivât à dominer numériquement la Chambre, sa victoire ne déplaçait pas la majorité, et le Roi ne fut pas alarmé. « Somme toute, disait-il, nous ne devons pas être trop mécontens. » Il est vrai qu’au moment où il se donnait ce satisfecit, il ne connaissait pas encore toutes les élections et ignorait la pire de toutes, celle de Grégoire, l’ancien évêque constitutionnel de Blois, à qui les électeurs de l’Isère avaient accordé leurs suffrages. On accusait à tort Grégoire d’être un régicide. Il n’avait pas voulu voter la mort du roi, « préférant lui faire grâce de la vie », mais il s’était écrié à la tribune de la Convention « que les rois étaient dans l’ordre moral ce que sont les monstres dans l’ordre physique ». Sa nomination constituait donc un attentat direct et voulu à la personne même de Louis XVIII.

Elle consterna les royalistes modérés. En revanche, elle ne causa pas moins de joie parmi les ultra-royalistes que parmi les ultra-libéraux. Les premiers demeurèrent fidèles à leur tactique, en attribuant au ministère la responsabilité de ces résultats et plus spécialement à Decazes, auquel ils ne pardonnaient pas la dissolution de la Chambre de ISIS, dont ils parlaient sans cesse comme de la cause initiale de la décroissance de leur parti. Tel n’était point l’avis du Roi. C’est eux qu’il accusait d’avoir, par leur folle exagération, rendu possible le triomphe de ses ennemis.

— Mon frère, lui dit le Comte d’Artois, vous voyez où l’on vous mène.

— Oui, mon frère, répondit-il ; j’y pourvoirai.

Cette réponse fut d’abord interprétée comme la promesse d’un changement de système. Mais ce n’est pas cela qu’elle signifiait, ainsi que le prouve ce que le Roi mandait le même jour à son confident :

« Tu as eu, mon cher fils, toute raison de penser que l’élection de Grégoire me ferait beaucoup de peine, car c’est un scandale. Mais c’est une consolation pour moi de penser qu’un jour l’histoire qui, à la longue, ne flatte personne, dira à qui nous sommes redevables d’un pareil choix. Déjà, je me suis donné le plaisir de le dire au chancelier Dambray, en lui annonçant que le même parti nous donnerait Cotterel à Rouen. Mais ce parti s’affaiblit dans la Chambre, et la masse me fait bien augurer de la session. »

Soit que Dambray eût mal compris les paroles royales, soit que, pour ne pas irriter les ultras en les leur rapportant, il les eût dénaturées, ceux-ci feignirent d’y voir un blâme contre la politique de Decazes. Ils en firent un si grand bruit qu’il vint aux oreilles du Roi. Ne voulant pas qu’on pût se méprendre sur son opinion, il la précisa dans ce billet foudroyant : « Le fat ! Est-ce qu’il croit que, si j’avais réellement peur, je le lui témoignerais ! S’il eût voulu parler vrai, il aurait dit que je lui avais paru indigné de l’élection de Grégoire et que je ne lui ai pas caché l’opinion où je suis que c’est à messieurs les ultras que nous en avons l’obligation. Je l’ai dit parce que je le pense. »

Il n’en est pas moins vrai que l’élection de l’Isère contenait en soi un avertissement et une leçon. Il fallait à tout prix arrêter la marche ascendante de la gauche que favorisait par trop le renouvellement partiel et annuel de la Chambre. Dans le ministère comme en dehors de lui, on en revenait à l’idée d’une réforme électorale qui supprimerait ces élections annuelles et y substituerait un renouvellement intégral tous les sept ans. On ne voyait pas alors de plus sûr moyen de conjurer un péril sur lequel il eût été bien imprudent de fermer les yeux. C’était l’opinion de Decazes ; c’était aussi celle de de Serre et de Portai. Mais bien différente, celle de Dessoles, du maréchal Gouvion-Saint-Cyr et du baron Louis. Persistant à ne vouloir pas se séparer de la gauche, ils étaient hostiles à une mesure qu’elle désavouait, retirant du renouvellement partiel de trop précieux avantages pour consentir à y renoncer. Les trois ministres partisans d’une réforme considéraient que gagner la partie en de telles conditions, c’était marcher à une défaite. Il fallait donc n’y plus penser ou, si l’on se décidait à en courir le risque, modifier le ministère et l’ouvrir à des hommes de droite.

Ici se posait pour Decazes une question délicate. Convenait-il qu’il restât dans le gouvernement, au moment où celui-ci se faisait l’artisan d’une politique contraire à celle qu’il avait toujours soutenue ? A la question présentée en ces termes, la réponse ne pouvait être douteuse. Decazes était tenu de se retirer et de laisser à d’autres le dangereux honneur de revenir en arrière. Mais il espérait encore obtenir des centres et des modérés de la droite, sans se livrer à elle, les élémens d’une majorité favorable à la réforme électorale. Ce n’est pas une politique de droite qu’il voulait pratiquer, mais celle qu’avait suivie pendant trois ans le ministère Richelieu et qu’avait dénaturée, en l’exagérant, le ministère Dessoles. Pour obtenir, dans cette mesure, le concours des droites, les ministres firent sonder Villèle ; on lui laissa même entrevoir la possibilité de son entrée dans le cabinet. Tout en se déclarant disposé à défendre la réforme, si la loi nouvelle donnait aux royalistes des satisfactions, Villèle refusa de se prêter à des conférences où eussent été discutés les moyens d’en assurer le succès. Ce refus ne déplut pas à Decazes. Ce n’est pas avec Villèle directement qu’il tenait à s’entendre, ne souhaitant pas le voir dans le même ministère que lui, mais avec Richelieu, qu’il rêvait de remettre à la tête du Conseil, en vue de l’épreuve qui maintenant s’imposait. Les relations affectueuses rétablies entre eux lui permettaient de s’ouvrir en toute sincérité à l’ancien président. Il préféra cependant demander au Roi de le pressentir. Il alla lui-même chercher Richelieu et le conduisit aux Tuileries. Une lettre du Roi, à la date du 4 octobre, fait connaître le résultat de la visite :

« Je viens, mon cher fils, de voir le duc de Richelieu… Tu me l’as amené au moment où j’allais entendre la messe, au moyen de quoi je n’ai eu que le temps de ne pas le mal recevoir, et nous n’avons causé qu’après ma rentrée… Je l’ai retrouvé tel qu’il a toujours été, ennemi des ultras. Il s’est montré tellement décidé à ne jamais rentrer au ministère que je n’ai même osé prévoir le douloureux cas. Si la Providence le fait advenir, il ne faut pas que, d’avance, on se soit porté contre. Alors je lui ai dit que, même en lui donnant un brevet d’incapacité ministérielle, le duc de Richelieu n’en aurait pas moins, par ses qualités, par la juste estime qu’on lui porte, une grande influence personnelle et que je la réclamais. Il m’a dit de fort bonne grâce et m’a répété en sortant que, sauf comme ministre, il serait toujours à mon service.

« Nous sommes entrés en matière. Il regarde l’arrivée d’un nouveau cinquième comme pernicieux, le renouvellement intégral tous les cinq ans et même tous les sept comme excellent. Il n’est nullement effrayé de l’idée de toucher aux dispositions réglementaires de la Charte. Il n’est pas partisan de l’augmentation de la Chambre ; il craint qu’elle n’augmente le nombre des ennemis. Mais, ce qu’il craint par-dessus tout, c’est que nous ne perdions la bataille, et il n’aurait pour ainsi dire tenu qu’à moi de comprendre qu’il serait presque d’avis, malgré mon discours, de ne rien entreprendre si nous n’avions une belle chance de succès. Sans relever ses expressions, j’ai insisté sur ses moyens de nous assurer la majorité.

« — Je ne puis, m’a-t-il dit, rien sur les deux extrémités. Je ne connais quelques personnes qu’au centre.

« — Et c’est précisément là, ai-je répondu, que je désire vous voir exercer votre influence. « Il m’a encore assuré, comme je t’ai dit qu’il a fait en partant, qu’il était à mon service… »

Pendant ce temps, de Serre, aidé du duc de Broglie, travaillait à la rédaction de la loi électorale. Entre lui et Decazes, l’accord était complet. Quand celui-ci parlait de quitter le ministère pour faciliter la formation d’un cabinet de droite, de Serre répondait :

— Le dévouement consiste à rester et non à sortir. La duchesse Decazes dit à ce sujet dans ses notes quotidiennes : « La peur qu’a Mme de Serre que mon mari n’abandonne le sien est vraiment amusante. Ce qui me divertit, c’est la bonhomie avec laquelle ils croient que j’ai du crédit. Mme de Serre veut me persuader que le salut de l’État dépend de l’union de nos maris. Je lui réplique que j’en suis très convaincue et je l’assure d’un air capable que je l’avertirai de tout ce qui se passera. Je le ferai, si je le sais pourtant. »

Tout en s’occupant de la loi électorale, Decazes et de Serre étudiaient les moyens de constituer solidement le ministère après le départ de leurs collègues dissidens, qui maintenant n’était plus douteux. A défaut de Richelieu, s’il persévérait dans son refus, ils songeaient à confier à Pasquier le portefeuille des Affaires étrangères. Pour les Finances, ils jetaient les yeux sur Mollien ou sur Roy. Le général de La Tour-Maubourg, — « grand, fort, ayant une jambe de bois », — sincèrement rallié à la monarchie quoiqu’il eût fait sa carrière sous l’Empire, était dans leur pensée le successeur du maréchal Gouvion-Saint-Cyr. Royer-Collard devait compléter cette combinaison. Le duc de Broglie et Guizot y auraient trouvé place en des postes de second plan.

D’autre part, Decazes essayait d’enclouer les batteries de Chateaubriand. Parmi les grandes dames en relations avec la jeune femme du ministre de l’Intérieur, se trouvait la duchesse de Duras, amie intime de Chateaubriand. Entre elle et le ministre, Mme Decazes servait d’intermédiaire en vue d’arriver à un accord avec le brillant écrivain du Conservateur, pair de France et tout-puissant dans la réunion Bausset. Elle le constate dans ses notes quotidiennes et ajoute : « En général, le parti ultra est en ce moment moins violent contre nous, ce qui ne m’empêche pas de croire que la haine que nous lui inspirons ne changera pas au fond. »

Ces diverses négociations, plus ou moins secrètes, n’allaient pas sans difficultés. Elles déchaînaient beaucoup de critiques et d’intrigues, propres à faire craindre que la crise ministérielle, une fois ouverte, fût longue à se fermer. Aussi, soit que dans le Conseil personne ne voulût en prendre la responsabilité, soit que les dissidens ne connussent que très imparfaitement ces mystérieux pourparlers, les ministres évitaient de parler entre eux de cette crise devenue cependant inévitable. Ils continuaient à délibérer en commun de tout ce qui concernait le gouvernement. Du reste, le 7 novembre, Decazes, après s’être concerté avec de Serre et Portai, avait écrit au duc de Richelieu, alors à la Haye. Il le suppliait au nom du Roi de consentir à rentrer aux affaires et à prendre dans un cabinet transformé la présidence du Conseil. Tout naturellement, le Roi, avant de laisser se consommer la dislocation ministérielle, tenait à connaître la réponse de Richelieu.

Elle arriva le 16 ; elle était négative :

« Non, je ne vous maudirai point ; cette pensée, assurément, est à mille lieues de moi ; je reconnais au contraire dans tout ce que vous m’avez écrit votre amitié tout entière telle que je l’ai éprouvée pendant ces longues années où nous avons travaillé ensemble à sauver notre pays des étrangers et de nos compatriotes eux-mêmes. Je vous proteste et vous assure que, s’il a pu s’élever dans mon âme quelques légers nuages, ils ont été promptement dissipés. N’allez donc pas croire que j’eusse la moindre répugnance à me retrouver avec vous ; je vous jure sur mon honneur qu’il n’en est rien… Mais comme, en m’étudiant moi-même depuis longtemps, en réfléchissant sur les qualités que je peux avoir et sur celles qui me manquent, j’ai acquis la certitude que je ne possède pas celles qui sont indispensables dans le poste que vous me proposez, je crois, en mettant la main sur mon cœur, en n’écoutant que la voix de ma conscience et en parlant au Roi comme je parlerais à Dieu, devoir lui dire qu’en aucun cas, je ne veux ni ne peux reprendre le poste que j’ai quitté, ni aucun autre semblable. Je regarde cette décision comme un devoir si absolu que je préférerais m’exposer à perdre les bonnes grâces du Roi lui-même que de trahir sa confiance en reprenant une charge que je ne me crois pas en état de remplir… J’aime trop la fin de votre lettre pour ne pas employer la même formule, d’autant que je sens dans mon cœur que ce ne sera pas une vaine formule, mais l’expression d’un sentiment que vous a voué pour la vie votre fidèle ami — RICHELIEU.

Le même jour, les ministres s’étant réunis pour examiner ensemble le projet de la loi électorale, Dessoles, Gouvion-Saint-Cyr et Louis en contestèrent l’opportunité, refusèrent de l’approuver et envoyèrent au Roi leur démission, qu’il accepta sur-le-champ. Il n’y avait donc qu’à adopter la combinaison préparée par Decazes et de Serre. Mais, au dernier moment, Royer-Collard exigea que Pasquier fût écarté et qu’au département des Affaires étrangères qui lui était destiné, on nommât le marquis de Jaucourt. La volonté du Roi fit échouer cette tentative, à laquelle Decazes et de Serre, pour retenir Royer-Collard, s’étaient associés contre leur gré. Il envoya au premier la lettre suivante destinée à être montrée :

« Je joins ici, mon cher Comte, la réponse que m’a faite le duc de Richelieu. Vous la trouverez conforme à celle que vous avez reçue vous-même. Dans le changement qui va se faire, vous me proposez d’appeler le marquis de Jaucourt au ministère des Affaires étrangères. Je n’approuve pas cette idée… M. de Jaucourt avait le portefeuille par intérim lors du traité de Vienne en 1815, ce qui le met dans une fausse situation vis-à-vis de l’empereur de Russie, qui le suppose dans le système d’alliance de M. de Talleyrand. De plus, soit dit entre nous, M. de Jaucourt ne sait pas parler. M. Pasquier, au contraire, sur lequel je vous ai laissé entendre que j’avais des vues, est indispensable pour la tribune ; il l’est à cause de sa fidélité et de sa noble conduite ; enfin, il l’est parce que sa rentrée au ministère fera que la satisfaction que j’ai d’y avoir M. de Serre ne sera plus obscurcie par aucun nuage. À ce soir, cher Comte. »

Le refus du Roi de confier à Jaucourt le portefeuille des Affaires étrangères, qu’il désirait donner à Pasquier, ne pouvait que réjouir Decazes. Mais, il détruisait la combinaison si laborieusement élaborée avec de Serre, en écartant Royer-Collard, qui ne voulait pas entrer avec Pasquier, et en rendant au moins bien douteux l’appui des doctrinaires.

Au cours de ces incidens, le Roi écrit encore à « son fils » :

« Ce qui me vexe et m’inquiète, c’est la lettre de de Serre et la taquinerie de ces doctrinaires contre Pasquier. Je crains que nous n’ayons de tout cela deux âmes sans un seul corps, chose détestable. Ce n’est pas ainsi que les choses se passent en Angleterre. En 1783, se forma la fameuse coalition de lord North et de M. Fox ; c’était le feu et l’eau ; eh bien ! ils embrassèrent un même système et restèrent unis même après leur sortie du ministère. En 1806, à la mort de Pitt, vint le ministère des talens ; même suite ; lord Granville et lord Grey sont encore unis aujourd’hui comme alors. Lorsque le Roi change son ministère, il ne dit pas à deux personnes, mais à une seule, de lui en former un. Je ne sais qui me tient de t’en dire autant. En attendant, tiens bon pour Pasquier… À ce soir. »

Par cette lettre, le Roi désignait en quelque sorte Decazes pour la présidence du Conseil et, spontanément, de Serre la lui offrit en la refusant pour lui-même. Le 19 novembre, Roy et La Tour-Maubourg, après avoir pris connaissance de la loi électorale, consentirent à faire partie du cabinet qui devait la présenter aux Chambres, la défendre et la faire adopter. Le concours de Pasquier était d’ores et déjà assuré, et, avec Portal, de Serre et Decazes, qui gardait le portefeuille de l’Intérieur en prenant la présidence du Conseil, le nouveau ministère se trouva constitué. Au moment où sa formation définitive n’était plus qu’une affaire d’heures, le Duc d’Angoulême, revenant de Fontainebleau, se présenta chez le Roi pour avoir des nouvelles. Il n’ignorait pas que les ministres désiraient l’associer plus étroitement que ne l’avaient fait leurs prédécesseurs à la direction des affaires militaires. Ils espéraient, en agissant ainsi, s’assurer le bon vouloir de Monsieur.

« Je lui ai raconté où nous en sommes, mande le Roi à Decazes. Pour ce qui le regarde, il m’a demandé, quand nous serions décidés, de lui accorder vingt-quatre heures de réflexion et ensuite de lui dire ce qu’il pourrait dire à son père. Je crois que tu ferais bien de le voir d’abord après l’accouchement. »

Le lendemain, le Moniteur publiait l’ordonnance royale qui apprenait à la France, avec les noms des nouveaux ministres, que le gouvernement venait de donner un fort coup de barre à droite. C’est encore la correspondance de Louis XVIII qui nous livre le fond de son cœur et nous révèle à quelles perplexités il était en proie, au moment où s’opérait ce grand changement et où « son fils » entrait dans une voie nouvelle, bien obscure encore et semée de périls : « Le Roi a lu le Moniteur avec joie ; ton bon père a signé l’ordonnance en tremblant ; tu connais l’estime de l’un, la tendresse de l’autre, la confiance de tous les deux. Elle ne te manquera jamais. Reçois-en le gage dans l’embrassement que je te donne du fond de mon cœur… » Et en Post-scriptum : « Je suis comme Phocion : l’hilarité que j’ai trouvée dans ton oncle (le Comte d’Artois) et la Duchesse d’Angoulême me fait craindre que nous n’ayons fait une sottise. »


ERNEST DAUDET.

  1. Voyez la Revue du 15 juin.
  2. Le baron Louis, ministre des Finances.