Louise de Kérouaille, duchesse de Portsmouth/01

La bibliothèque libre.
Louise de Kérouaille, duchesse de Portsmouth
Revue des Deux Mondes5e période, tome 14 (p. 114-146).
LOUISE DE KÉROUALLE
DUCHESSE DE PORTSMOUTH

PREMIÈRE PARTIE


LA CONQUÊTE DU POUVOIR


Dans la politique extérieure de Louis XIV, l’attitude de l’Angleterre fut un facteur prépondérant. La présence des Stuarts sur le trône de la Grande-Bretagne explique, pour une bonne part, les triomphes de la première moitié du règne ; les désastres de la deuxième sont dus avant tout à l’hostilité de Guillaume III et de la reine Anne.

Tout rapprochait Charles II et Louis XIV : et l’accueil fait par la France à la dynastie proscrite ; et les attaches qu’elle avait nouées à la cour de Versailles ; et la sympathie pour le catholicisme et l’absolutisme que professait naturellement le monarque rétabli sur son trône par une réaction contre les excès anarchiques et puritains. Champion de la monarchie catholique absolue, Louis XIV devait apparaître à Charles II comme son plus ferme appui ; les dix années qui suivirent le l’établissement des Stuarts virent s’affirmer, à la fois, les tendances des deux souverains à une alliance étroite et les causes profondes qui devaient rendre ennemies les deux nations.

Le mariage de Charles II et de la catholique Catherine de Bragance fut un premier succès de la politique française, qui, depuis que le Portugal s’était affranchi de l’Espagne, les tenait dans sa dépendance. La rétrocession de Dunkerque à la France en fut un autre. Avec un soin égal, les deux monarques s’appliquaient à aplanir entre eux les difficultés. Malgré son alliance avec les Pays-Bas, Louis XIV, en 1666, trouvait moyen d’éviter de les secourir dans leur guerre contre l’Angleterre et ménageait entre les deux nations la paix de Bréda. Des négociations intimes s’ensuivaient de Londres à Versailles quant au partage éventuel de la monarchie espagnole. Elles n’aboutissaient pas : un instant l’Angleterre, au contraire, s’unissait aux Pays-Bas et à l’Espagne pour imposer à la France la paix d’Aix-la-Chapelle. Plutôt que de rompre avec Charles II, Louis XIV cédait, reprenait les négociations : elles trouvaient leur couronnement dans le traité secret de Douvres en 1670, conclu par l’entremise d’Henriette d’Angleterre, et dont l’alliance française et la conversion de Charles II au catholicisme étaient les clauses capitales.

C’est au moment où l’union semble consolidée entre les deux royaumes que tout menace de crouler. La mort subite d’Henriette ébranle le traité qu’elle vient de conclure. Par sa vie dissolue, par ses tendances à l’absolutisme, par son défaut de zèle protestant, Charles II a perdu l’affection de son peuple ; la sympathie manifeste du duc d’York pour l’« idolâtrie papiste » excite les méfiances. Tout ce qui est français, tout ce qui est catholique devient suspect à la nation, et un ministre loyal, mais rude. Temple, avertit sans ménagemens son maître « qu’un roi d’Angleterre, pour être grand, doit être l’homme de son peuple. » Le moment est critique : Charles II ne va-t-il pas avoir à choisir entre sa couronne et son attachement à une politique antinationale ? Comment hésiterait-il, ce monarque indolent et sceptique, peu porté à tenir tête au péril ? Comment, en renouant la triple alliance, se refuserait-il à regagner définitivement la faveur de ses sujets, à sacrifier un allié avec lequel se multiplient chaque jour les malentendus et les difficultés ?...

Or, entre cette date critique de 1670 et sa mort, qui survint en 1685, Charles II, sinon toujours l’Angleterre, fut l’allié fidèle et intime de la France : il la seconda, sinon toujours d’une aide active, au moins par son inertie. Et le miracle est que cette politique fut suivie sans qu’en apparence la vie parlementaire fût bouleversée, sans que l’Angleterre se révoltât contre son souverain ; bien plus, les dernières années de son règne furent, depuis son avènement, celles où il fut chéri davantage de ses sujets.

A qui sont dus ces résultats étonnans ? A la volonté persistante des deux monarques ? Aux ministres anglais ? A la diplomatie si renommée de Louis XIV ? En partie sans doute. Mais peut-être tant d’efforts eussent été vains, si par hasard une jeune fille bretonne « à figure de bébé » n’eût, au mois de juin 1670, accompagné Henriette d’Angleterre dans son voyage d’outre-Manche et attiré les regards de Charles II ; c’est la main de Louise de Kéroualle, bientôt duchesse de Portsmouth, qui, aux heures les plus critiques, a tenu les fils où s’attachaient les destinées de deux royaumes et de deux religions.

Qui était cette jeune fille ; comment elle conquit et sut retenir la faveur du volage Charles II ; par quels efforts elle s’imposa à l’Angleterre et aux ambassadeurs de Louis XIV ; au prix de quels prodiges d’énergie et de finesse, tour à tour triomphante et abattue, mise en péril chaque jour par la satiété du maître et l’intrigue de ses rivales, exécrée par la faction protestante, abandonnée ou méconnue de ses alliés eux-mêmes, elle parvint à se maintenir au pouvoir ; comment, guidée sans doute par des vues d’intérêt personnel, mais aussi par un sentiment respectable et par un sens diplomatique très fin, elle sut neutraliser l’Angleterre jusqu’à la paix de Nimègue ; comment, de l’effroyable tourmente politique et religieuse que soulevèrent la paix détestée et les calomnies d’un Titus Oates, elle réussit à sortir grandie ; comment les dernières années du règne de Charles II la virent intermédiaire attitrée des deux monarques, correspondante de Louis XIV et, pour ainsi dire, ministre des Affaires étrangères en Angleterre ; comment, somme toute, elle fit durer pendant trois lustres un modus vivendi qu’après sa retraite le triste Jacques II ne devait pas prolonger trois années : voilà ce que nous voudrions raconter.

Après l’agréable volume où M. Forneron s’est amusé à grouper autour de Louise de Kéroualle un grand nombre de pièces et d’anecdotes historiques, sans se préoccuper particulièrement d’en établir le lien, il demeure, dans divers dépôts d’archives publiques ou privées[1], une foule de documens inédits qui viennent s’ajouter à la masse, trop peu consultée, des témoignages imprimés. Peut-être est-il permis, par leur moyen, de tenter pour la première fois de reconstituer une personnalité singulièrement effacée ou défigurée par l’esprit de parti, et de marquer le rôle considérable et quelquefois décisif qu’elle joua parmi les péripéties d’une des crises morales et politiques les plus redoutables de l’Angleterre, au moment où il pouvait paraître encore douteux si celle-ci serait protestante ou catholique, monarchie absolue ou parlementaire, alliée ou ennemie de la royauté française.


I

Rien, semble-t-il, ne prédestinait Mademoiselle de Kéroualle à la carrière éclatante et orageuse qu’elle parcourut. Ses parens, sans être de la noblesse la plus illustre, appartenaient à deux familles anciennes de la vieille Bretagne.

Le 10 mai 1330, François de Penhoat, « d’une maison qui donna des amiraux et des vice-amiraux à la Bretagne, » avait épousé Jeanne de Penancoët, « fille de noble homme Valentin de Penancoët et d’Adélise de Kéroullas, seigneur et dame de Kéroualle, si bien que le susdit François prit le nom et les armes de la terre de Kéroualle. » Les Penancoët de Kéroualle furent des serviteurs loyaux de leur Dieu, de leur roi et de leur duc. Peut-être la future duchesse de Portsmouth ouït-elle redire dans son enfance les aventures légendaires d’une belle demoiselle de Kéroualle qui, disait-on, fut courtisée par le roi Edouard III d’Angleterre et résista à son amour. Plus sûrement, elle connut les exploits de son propre grand-père, qui, aux côtés du marquis de Rieux, défendit Brest contre les Espagnols et les ligueurs, si vaillamment que le roi Henri IV lui-même lui écrivit de sa main une lettre de félicitations, en lui envoyant le collier de Saint-Michel.

A une époque où la noblesse bretonne se tenait jalousement éloignée de la cour, Guillaume de Penancoët, comte de Kéroualle, père de notre héroïne, servit dans la compagnie des gardes du cardinal de Richelieu et prit part aux sièges d’Aire et de Bapaume. Il épousa, en 1645, Marie de Plœuc, fille du marquis du Timeur, descendante par les femmes de la maison de Rieux et de Sourdéac. Elle se distingua par sa piété : des actes nombreux la donnent comme marraine à des soldats protestans de la garnison de Brest, convertis au catholicisme. Une juste considération entourait dans Brest les deux familles nourries dans les mêmes traditions de respect passionné envers le roi, d’amour de la France, de tendresse ardente pour la religion catholique.

C’est en 1649 que Louise naquit au manoir de Kéroualle, demeure fort modeste que possédaient ses parens aux environs de Brest et qui subsiste encore. Elle eut un frère et une sœur plus jeunes qu’elle et fut sans doute élevée aux Ursulines de Lesneven. Entre les événemens dont Brest fut le théâtre à cette époque, notons le débarquement d’Henriette de France, qui s’enfuyait d’Angleterre. C’est à Brest que quelques loyalistes organisèrent une flottille dont s’alarma un moment l’attention ombrageuse de Cromwell. Parmi les plus actifs était un certain Richard Browne, qui se lia avec les Kéroualle ; son gendre Evelyn retrouvera plus tard leur fille à la cour de Charles II. De 1666 à 1668, toute la cité fut mise en rumeur par les allées et venues du duc de Beaufort, amiral de France, qui chaque année vint y désarmer sa flotte.

Comment la jeune Bretonne quitta son coin de province pour les splendeurs de Versailles, l’imagination aiguisée des pamphlétaires s’est donné libre carrière pour l’expliquer. Aux amateurs de chronique scandaleuse, l’Histoire secrète de la duchesse de Portsmouth conte abondamment comment les parens de « Francélie, » mécontens de son humeur trop libre, l’envoyèrent chez une tante à Paris ; comment elle s’enfuit à Candie avec le duc de Beaufort et en revint, celui-ci mort, avec un ou deux autres amans. De tout ce fatras, quelques traits ont pu être suggérés par l’aventure authentique de son frère Sébastien de Kéroualle, qui, engagé comme enseigne sur la flotte du duc de Beaufort, le suivit effectivement à Candie et mourut à son retour. Tout le reste n’est qu’extravagance : en fait, en 1669, date visée par le pamphlétaire, Mademoiselle de Kéroualle figurait déjà et pour la première fois sur l’État de la France, « où l’on voit tous les princes, ducs et pairs, maréchaux de France et autres officiers de la couronne ; les évêques, les gouverneurs de provinces, les chevaliers des ordres, les cours souveraines, etc. » Elle y était comme fille demoiselle de Madame, aux appointemens de 150 livres, à côté de Mesdemoiselles Marie Simone du Bellay et Hélène Fourré de Dampierre et de Madame du Lude, plus tard chanoinesse de Poussay en Lorraine, sous la surveillance de Mademoiselle Anne de Bourgogne, gouvernante, et de Mademoiselle Catherine d’Orville, sous-gouvernante.

Est-ce grâce à Henriette de France, ou grâce à M. Browne, ou par les relations qu’ils entretenaient avec le duc de Beaufort, que le comte et la comtesse de Kéroualle obtinrent pour leur fille cette situation si convoitée par tant de familles nobles. Nous l’ignorons. Le fait est que, d’un seul coup. Mademoiselle de Kéroualle ne se trouvait pas seulement tirée de son obscurité provinciale, mais encore jetée dans le tourbillon de la cour, et, si elle savait s’y prendre, en bonne posture pour faire sa fortune. Ce qu’était l’existence des filles d’honneur de Madame et de la Reine, tous les faiseurs de Mémoires nous l’ont conté à l’envi, et particulièrement Madame de La Fayette, historiographe fidèle des plaisirs de Madame. La mort de Mazarin avait été le signal d’une véritable folie d’intrigues et de plaisirs à laquelle la mort de la Reine mère avait enlevé les derniers freins. Quand Madame elle-même supportait d’être compromise par un comte de Guiche, que l’intrigue de la comtesse de Soissons avec le marquis de Vardes n’était un secret pour personne, que les plus nobles personnes du royaume affichaient publiquement les mœurs les plus relâchées, comment les filles d’honneur, attachées au service de ces belles dames, confidentes de leurs intrigues, compagnes de leurs promenades, de leurs soupers, de leurs jeux, de leurs travestissemens, n’eussent-elles pas suivi un exemple qui venait de si haut ? Grisées de leur élévation soudaine, entourées de ce qu’il y avait en France de plus noble, de plus brillant, de plus beau, de plus ardent à la joie, il leur eût fallu une vertu plus qu’humaine. Or elles n’étaient qu’humaines, très humaines le plus souvent : des six filles d’Anne d’Autriche elle-même, une seule ne fit point parler d’elle, qui était laide. Cette exception se renouvela rarement.

On se répétait volontiers qu’à Versailles il n’était point de charge plus difficile que celle de fille d’honneur ; et en vérité, les intrigues de Mesdemoiselles de Montalais et d’Artigny, l’aventure de Mademoiselle de Guerchy, séduite par le duc de Vitry et morte victime d’une avorteuse, ne permettaient point de donner tort aux médisans. Les filles d’honneur apparaissaient comme très naturellement destinées aux plaisirs des plus hauts seigneurs. Pour n’avoir point compris l’esprit exact de son office, on sait comment Madame de Navailles, gouvernante des filles de la Reine, fut disgraciée : n’avait-elle pas prétendu contrarier le caprice de Louis XIV pour Mademoiselle de la Mothe-Argencourt et fait griller la fenêtre qui donnait passage au monarque !

Mais, de tous ces exemples qui s’offraient aux yeux étonnés de la jeune Bretonne, lequel était plus merveilleux que celui de cette autre jeune fille, de noblesse provinciale comme elle, qui, huit ans plus tôt, avait été elle aussi des filles d’honneur de Madame et dont deux des compagnes, au moins, Mesdemoiselles de Dampierre et du Bellay, étaient aussi celles de Mademoiselle de Kéroualle ? Laquelle des filles d’honneur pouvait se défendre de rêver la fortune de Louise de La Vallière, duchesse de Vaujours, dont la faveur, en déclin pour les initiés, demeurait éclatante aux yeux de la cour ? Quoi d’étonnant si les parens de Louise de Kéroualle eussent fait comme tant d’autres ? Saint-Simon les en accuse formellement. « Ils l’avaient, dit-il, destinée à être maîtresse du roi : » c’est la concurrence de Mademoiselle de La Vallière qui aurait réduit à néant leurs espérances. Mais les dates méritent plus de créance que Saint-Simon lui-même : Louise de Kéroualle avait douze ans à l’avènement de La Vallière, et son arrivée à Paris le suivit de huit autres années. Rien ne permet donc d’attribuer aux Kéroualle pareille ambition. Il paraît plus vraisemblable, nous aurons lieu d’y revenir, que leur candeur provinciale gardait des préjugés inconnus à la cour. Sans doute étaient-ils de ces parens nobles, naïfs et peu fortunés qui, au dire de l’auteur anonyme d’une histoire de Madame de La Vallière, « sont persuadés qu’ils ne peuvent ménager à leurs filles des conditions plus avantageuses qu’en les mettant à la cour et les plaçant près des princes et des reines, » sans rien voir au delà.

Il semble que la confiance des Kéroualle dans la sagesse de leur fille ait été d’abord justifiée. Plus tard, une grande dame anglaise, la marquise de Worcester, lui reprocha en langage des halles une intrigue avec le comte de Sault. Aucune des chroniques du temps, si friandes de scandales et d’aventures galantes, ne confirme cette aventure. En l’absence de preuve, le caractère ultérieur de notre héroïne nous dispense d’y ajouter foi. Sauf omission, son nom ne figure que dans un seul document de l’époque. Il y eut, au mois de janvier 1669, grande réception, par le Duc et la Duchesse d’Orléans, de Morosini, ambassadeur de Venise. Entre autres divertissemens, on lui offrit un ballet. Dans la lettre en vers que Charles Robinet adressa sur ce sujet à Madame, il distingua plus particulièrement la nouvelle fille d’honneur et exprima son admiration dans le style poétique qu’il avait hérité de Loret :


... À ce cercle je vis,
Et mes yeux en furent ravis,
Votre fille d’honneur nouvelle
Également mignonne et belle,
Et qui par dessus ses appas
Sait figurer de galans pas.
Ce qui veut dire qu’elle danse
Et sait à ravir la cadence.
A quoi j’ajoute que vraiment
Elle est fille d’entendement
D’avoir su si beau poste prendre,
Et c’est, ma foi, des mieux entendre.


« Fille d’entendement : » pour une fois Robinet, en cherchant la rime, avait parlé selon la raison.

Quoi qu’il en soit, par froideur ou par vertu, par ambition ou par scrupule religieux, Mademoiselle de Kéroualle ne fit point parler d’elle à la cour ; peut-être secrètement aspirait-elle déjà à une destinée plus haute que celle qu’elle pouvait rencontrer en France, à celle qui, quelques années plus tard, était réservée à Mademoiselle d’Arquien, elle aussi jadis fille d’honneur, mariée à un gentilhomme polonais nommé Jean Sobieski, et qui allait être reine de Pologne à son côté.

Comment Mademoiselle de Kéroualle se trouva-t-elle parmi les deux cents et quelques personnes qui accompagnèrent en Angleterre Madame Henriette, chargée de resserrer les liens entre la France et l’Angleterre ? S’il fallait en croire les malignes allusions de Madame de Sévigné, on avait deviné son étoile avant son départ, et ses destinées d’outre-Manche étaient fort prévues. Ne nous en laissons point trop imposer par son autorité : des Rabutin, elle avait l’esprit caustique et une jalousie particulière pour cette Bretonne qui fit une carrière plus brillante que Madame de Grignan.

Destinée d’après Saint-Simon à Louis XIV, d’après Madame de Sévigné à Charles II, Mademoiselle de Kéroualle, selon toute apparence, ne passa la Manche qu’avec le vague espoir de trouver en Angleterre un établissement définitif ; et c’est peut-être la sommaire connaissance qu’elle avait de la langue qui la fit choisir pour accompagner son illustre protectrice dans le voyage qui allait décider de sa fortune.

Le caractère et les péripéties du voyage de Douvres ont été maintes fois contés. Intelligente et déliée, charmante et chérie de son frère. Madame avait été chargée par Louis XIV de l’enchaîner définitivement à la France. A force d’insistance. Monsieur, jaloux du duc de Buckingham comme mari et envieux de sa femme à cause du rôle politique qu’elle allait jouer, avait consenti à la laisser partir : mais l’entrevue devait avoir lieu à Douvres, le nombre des jours était compté, et le duc de Buckingham ne s’approcherait pas de la ville. Madame réussit pleinement dans sa mission. Entre les conférences à huis clos où se décidaient la conversion de Charles II, l’alliance franco-anglaise et la guerre contre la Hollande, des fêtes magnifiques étaient données à la belle diplomate et à sa suite. C’est au cours de ces divertissemens que, parmi la foule des courtisans, le roi d’Angleterre distingua Louise de Kéroualle. N’était-ce pas d’elle aussi bien que de cette sœur chérie qu’il ne pouvait se décider à se séparer, le jour du départ, quand il accompagna celle-ci « fort loin dans le vaisseau sur lequel elle s’embarqua, qui était des plus superbes ? »

Le retour en France de Louise de Kéroualle devrait être, si l’on en cherchait, la preuve que le voyage en Angleterre n’était point calculé de sa part : quinze jours à peine de connaissance avec l’inconstant et voluptueux monarque ne permettent guère d’y voir un raffinement de coquette habile à se faire désirer. Mais les voyageuses avaient à peine regagné Versailles, Madame recueillait à peine le tribut d’éloges qu’elle avait mérité, que la plus affreuse des catastrophes l’enlevait à la cour empressée au-devant d’elle et menaçait les rapports nouvellement créés entre les deux monarques. La mort d’Henriette d’Angleterre, attribuée d’abord au poison, bouleversa, s’il se peut, plus violemment encore la cour de Charles II que celle de Louis XIV. L’émoi de l’Angleterre se traduisit par un sursaut d’hostilité contre les Français. Cependant les explications les plus complètes, les rapports circonstanciés des médecins calmèrent les soupçons de Charles II et la colère de son peuple. Le retour de Mademoiselle de Kéroualle en Angleterre ne fut donc pas, ainsi qu’on s’est plu à le répéter, un artifice de la politique de Louis XIV qui la destinait, dans un habit différent, à reprendre auprès du roi le rôle tenu par Madame. On ne saurait faire aucun fond sur tous les on-dit dont le fantaisiste éditeur des Mémoires de d’Artagnan s’est constitué le complaisant et bavard narrateur. Aucun personnage de la cour de France ne s’entremit pour Mademoiselle de Kéroualle. Il n’y eut aucun complot français en sa faveur. Le premier qui songea à elle fut un courtisan anglais, précisément ce duc de Buckingham que la jalousie de Monsieur avait écarté de l’entrevue de Douvres.

Ce fut lui qui, au nom de Charles II, fut chargé de remercier Louis XIV de l’ambassade de condoléances envoyée en Angleterre à l’occasion de la mort de Madame. Nul doute qu’avant son départ, recevant les instructions de son maître affligé, évoquant avec lui le nom de cette disparue qui leur avait été si chère à tous les deux, il n’ait trouvé vivante dans son souvenir l’image de cette jeune fille qu’il avait remarquée et qui avait été la compagne de Madame. Somptueusement reçu à Versailles, Buckingham, qui, peu de temps auparavant, excitait les fureurs populaires contre la France, changeait brusquement de dessein, voyait soudain dans l’alliance française un moyen de faire sa fortune, et s’entremettait pour préparer un traité analogue à celui dont il ignorait l’existence. Au succès de cette politique, qui pouvait contribuer plus efficacement que cette jeune Française, capable de fixer le cœur inflammable du monarque, d’établir son ascendant sur son esprit indolent, et qui resterait naturellement attachée à l’auteur de son élévation ?

Privée de sa protectrice et de sa charge, sans fortune et sans amis, Mademoiselle de Kéroualle se vit l’objet des attentions empressées d’un des plus grands seigneurs d’Angleterre. Elle ne s’y déroba pas, et la malignité publique s’empressa d’annoncer que le duc ramènerait à Londres une maîtresse française. En fait, à ce moment, Buckingham était dans l’entière dépendance de la comtesse de Shrewsbury, en faveur de laquelle il sollicitait l’intervention à sa cour de l’ambassade de France. Il était trop bon courtisan pour compromettre ses espérances par des galanteries prématurées : ce n’était que quand elles étaient en faveur officielle qu’il faisait la cour aux maîtresses de son roi. Les gens bien informés se contentèrent de noter qu’avec lui s’embarquèrent M. Stanley, le chevalier de Grammont et « une jolie jeune femme, Mademoiselle Kervel, jadis fille d’honneur de Madame, et dont on dit qu’elle va tenir le même rang auprès de la reine d’Angleterre. »

Il n’est pas impossible néanmoins que quelque démarche inconsidérée ait rendue défiante à son égard la jeune étrangère. Burnet raconte que le duc de Buckingham « oublia » d’une manière assez bizarre Mademoiselle de Kéroualle à Dieppe. Il se peut que cet « oubli » ait eu des raisons que nous ignorons. Ce ne fut dans tous les cas point sous sa protection qu’elle débarqua, et le duc de Buckingham ne sera point de ses amis.

Dès son arrivée à Londres, qui se fit au mois de septembre 1670, elle semblait d’ailleurs pouvoir se passer de protecteur. Le roi envoyait un yacht à sa rencontre ; elle était bientôt nommée fille d’honneur de la reine, et le monde des courtisans remarquait immédiatement avec quel empressement elle était accueillie par Charles II. Il était visible qu’elle n’avait qu’un mot à dire pour prendre sa place dans le harem de beautés qui formait l’escorte ordinaire du monarque. La manière dont elle dit ce mot, et le temps qu’elle mit à le dire, vont nous montrer que cette jeune fille de vingt et un ans qui venait de passer la Manche était quelque chose de plus qu’une intrigante vulgaire, uniquement désireuse d’exploiter un caprice passager du roi ; et qu’à défaut d’une âme exempte des faiblesses de son temps et de son sexe, elle était douée de qualités fort supérieures à celles qui distinguaient les favorites ordinaires du monarque.


II

Il y avait bien des années déjà, — son avènement au trône avait ouvert l’ère des plaisirs, — que les femmes, le jeu et les divertissemens de toute sorte étaient les passe-temps favoris du monarque intelligent, sensuel, bienveillant et sceptique qu’avait rappelé en Angleterre le dégoût des folies lugubres du puritanisme.

Instruit, d’un jugement sûr, d’un esprit vif et pénétrant, Charles II aimait son peuple, et, à l’occasion, ne manquait point d’énergie. Sa fierté de roi et son orgueil d’Anglais étaient capables de le précipiter dans une guerre contre la Hollande, voire de lui faire tenir tête à Louis XIV lui-même. Mais ce n’était que par sursaut, sous l’empire de la nécessité, que sa volonté se tendait. Les années d’exil, le spectacle des troubles qui avaient agité l’Angleterre, avaient fortifié son inclination naturelle vers les solutions pacifiques et la tolérance universelle. Plus qu’un sentiment religieux véritable, plus qu’une politique consciente et suivie, le désir de vivre agréablement était le principe ordinaire de ses actes. « Tout son but était de passer sa vie dans un repos et dans une tranquillité perpétuels ; il aurait souhaité aussi que tout le monde eût voulu faire de même et eût été ravi de voir tous ses sujets contens et d’être en état de ne refuser jamais à personne ce qu’on lui demandait. » Par ennui de refuser, il promettait volontiers, mais, par difficulté de tenir, oubliait ses promesses ; par mépris de la nature humaine, il tolérait les flatteurs sans en être dupe ; par indolence autant que par bonté, il ne poursuivait point ses ennemis ; et il abandonnait ses amis avec regret, mais sans remords, s’ils risquaient de le compromettre. « Ennemi irréconciliable de la religion protestante, des parlemens et des femmes vertueuses, » ainsi le qualifie un de ses ennemis, mais avec exagération, car son scepticisme ne se haussait point à haïr. Mais, au protestantisme sombre et » persécuteur qui avait fait couler le sang de son père, il préférait, puisqu’il faut une religion, la pompe plus élégante du catholicisme ; aux parlemens bruyans et discords, il préférait l’argent du roi de France et les fêtes de Whitehall. Quant aux honnêtes femmes, s’il en était, il n’en avait guère souci, n’ayant jamais cherché compagnie que parmi les autres.

Il y avait beau temps, en effet, qu’était oubliée la reine portugaise, « aussi laide que vertueuse, » qui un beau jour était débarquée à Londres, traînant à sa suite « six monstres qui se disaient filles d’honneur, » escortées d’une duègne plus laide qu’elles. Elle ne faisait pas grande figure dans la cour affairée, galante et bruyante dont Hamilton nous a conté la chronique secrète et où deux Français exilés, le chevalier de Grammont et le comte de Saint-Evremond, donnaient la note du bon ton. Là, comme à Versailles, c’était une fièvre d’intrigues, de plaisirs et de jouissances. Mais, par réaction contre les austérités récentes du puritanisme, en haine des Hudibras qui avaient opprimé la nation, et à cause du tempérament plus brutal de la race, il y avait moins de décence extérieure, moins de retenue et quelque chose de plus grossier. Au lieu de planer au-dessus des aventures de la cour, la personne même du roi s’y trouvait mêlée. En rivalité avec ses courtisans qui lui enlevaient ses maîtresses après lui avoir donné les leurs, Charles II, dans ses débordemens, ne gardait pas la majesté de Louis XIV, qui étendait jusqu’à ses plaisirs le caractère de la royauté. Grammont s’en aperçut, qui fut exilé pour avoir jeté les yeux sur l’objet d’un caprice royal. Autour des favorites de Charles II, il n’y avait rien du respect qui entourait une La Vallière ou une Montespan. Aux courtisans les plus dévots il était difficile de prendre au sérieux tant de belles personnes qui tour à tour ou simultanément retenaient l’attention royale, passant aisément de Mademoiselle Nell Gwyn, jadis marchande d’oranges, à Mademoiselle Davis, d’origine également distinguée, ou à Mademoiselle Wells, fille d’honneur de la reine. Cependant il en était qui s’imposaient davantage à l’attention publique. Telle était Madame Middleton, « bien faite, blonde et blanche ; » mais si indolente, affectée et ambitieuse de bel esprit, que sa réputation d’ennuyeuse subsista fort longtemps après sa beauté et empêcha peut-être Charles II de l’enlever au comte de Ranelagh. Telles étaient surtout Mademoiselle Stewart et lady Castlemaine, les seules, en somme, dont la faveur simultanée eût un caractère officiel et pour ainsi dire politique.

La première était célèbre à la fois par ses charmes et sa bêtise. « On ne pouvait guère avoir moins d’esprit ni plus de beauté. » Elle était grande et mince, gracieuse en même temps ; les traits du visage étaient beaux et réguliers. Mais sa gloire principale était sa jambe qui, moulée dans un bas de soie verte, ne souffrait point de rivales. On la montrait solennellement aux ambassadeurs étrangers. D’ailleurs, pour peu qu’on vantât celle de quelque autre femme. Mademoiselle Stewart se tenait « toute prête à le disputer par la démonstration. » « Je crois, commente malignement Hamilton, qu’il ne serait pas difficile, avec un peu d’adresse, de la mettre nue sans qu’elle y fît réflexion. » La réflexion n’était pas le fort de cette belle personne. « Elle avait un caractère d’enfance dans l’humeur qui la faisait rire de tout. » Hormis les poupées, ses goûts étaient ceux d’une fillette de douze à treize ans. La première fois qu’elle vit paraître devant elle le comte d’Arlington, à qui un emplâtre en losange posé sur le nez donnait « quelque chose d’important et de capable, » elle se rappela une plaisanterie de Buckingham et éclata de rire à la figure de cet homme d’un aspect si grave que sur sa mine on l’avait fait ministre.

Aussi, malgré les visites fréquentes que lui rendait le roi, elle faisait moindre figure que Barbara Villiers, par la faveur du roi comtesse de Castlemaine, et tout récemment duchesse de Cleveland, grande, brune, « le nez un peu relevé, les lèvres vermeilles, la gorge belle, » de taille noble et aisée, « les yeux noirs assez fendus, promettant beaucoup, mais moins encore qu’elle ne tenait, » et dont le caractère violent, despotique et passionné, s’il fatiguait quelquefois la longanimité de Charles II, en imposait à sa faiblesse.

Les rivalités de ces nobles dames et leurs passions défrayaient la curiosité de la cour. On se racontait les compétitions furieuses de la Castlemaine et de la Stewart pour monter en premier dans le beau carrosse français de deux mille louis, offert par Grammont au roi. « La Castlemaine était grosse et menaçait d’accoucher avant terme si sa rivale avait la préférence. Mademoiselle Stewart protesta qu’on ne la mettrait jamais en état d’accoucher si on lui refusait. Cette menace l’emporta sur l’autre. » N’est-ce point cette querelle qu’en dernier ressort toutes deux vidèrent à coups de poing ? Quand elles ne se disputaient point la faveur du roi, chacune courait l’aventure pour son compte. La Cleveland trompait Charles II avec Buckingham, ensuite avec Churchill ; la Stewart, avec Richmond ; la Middleton, avec Ranelagh ; Nelly Gwyn et Davis, avec tout le monde.

Chacune avait sa cabale qui non seulement sollicitait les bienfaits du roi, mais tâchait à diriger sa politique. « Il y a dans la cour anglaise, notait l’envoyé du Brandebourg, une effroyable corruption, on n’y trouve rien que des femmes et l’on n’y parle que d’histoires d’amour. » Comminges est stupéfié de leur influence. « Les Anglais, déclare-t-il, sont véritablement les esclaves de leurs femmes et de leurs maîtresses. » Des trois ou quatre cabales qui se partagent la cour, « le roi, qui devrait les dominer toutes, se trouve à la tête de la plus faible. »

Sans doute il ne faut point forcer les couleurs de ce tableau. A Versailles aussi bien qu’à Whitehall, sous le décor extérieur de pompe et de raffinement, il demeurait un fond de barbarie, et qui glanerait parmi les chroniques de la cour de Louis XIV en extrairait sans peine des anecdotes aussi crues que celles qui émaillent les Mémoires d’Angleterre. Volontiers on a exagéré la grossièreté des mœurs anglaises. Assurément Hamilton, Monmouth et Buckingham étaient d’aussi bon ton que les plus grands seigneurs de France. Il n’empêche que l’allure générale des plaisirs de la société n’était point exactement la même des deux côtés de la Manche. De la cour de Charles II à celle de Louis XIV, il y a l’intervalle qui sépare la débauche cynique du premier de la volupté majestueuse de l’autre, celui qu’il y a entre la Castlemaine et Madame de Montespan, entre le théâtre de Molière et la comédie de Wycherley. Et nous ne nous étonnerons point qu’un peu de malaise et d’hésitation semble avoir arrêté d’abord la jeune étrangère, débarquant, sans protecteur attitré, dans une cour où elle se trouvait si dépaysée, où tant de haines envieuses la guettaient, et qui, auprès de Madame Henriette, ne s’était point « entraînée » à boxer contre la Castlemaine.

Une ambitieuse même se fût effrayée de jouer une telle partie A Mademoiselle de Kéroualle, qui gardait encore des scrupules de morale et de religion, un conseil d’ami eût peut-être suffi pour la retenir. Elle trouva celui d’un compatriote, doublement respectable par son âge et sa condition : avec toute sa grâce et tout son esprit, Saint-Evremond l’engageait à devenir la maîtresse de Charles II. Dans le Problème à l’imitation des Espagnols qu’il lui adressa, il lui dit en souriant combien une vertu austère assombrit la vie, combien il est préférable « de se conduire discrètement sans gêner ses inclinations. » « Il y a bien de la peine à passer la vie sans amour... Laissez-vous aller à la douceur des tentations, au lieu d’écouter votre fierté. » Le jour où elle aurait repassé la Manche, la jeune fille ne trouverait en France que le refuge du couvent. « Triste vie, ma pauvre sœur, d’être obligée à pleurer par coutume le péché qu’on n’a pas fait dans le temps que vient l’envie de le faire ! » Ce n’est pas la vertu rigide qu’il faut poursuivre, mais l’art d’accommoder deux choses qui paraissent incompatibles : l’amour et la retenue. « La retenue consiste à n’aimer qu’une personne à la fois : cela est se donner ; on s’abandonne en ayant plusieurs amans : de cette sorte de bien, comme des autres, l’usage est honnête et la dissipation est honteuse. »

A faire « un usage honnête » de son cœur, outre Saint-Evremond, le cœur de Louise de Kéroualle lui-même l’invitait. Autant que quelque pureté morale pouvait s’allier aux fantaisies sensuelles de Charles II, le sentiment qui le poussait vers Mademoiselle de Kéroualle différait de ses entraînemens ordinaires. Sur ses premiers entretiens avec la jeune fille planait le souvenir de cette sœur disparue que tous deux avaient aimée. Ce qui pouvait demeurer de délicat dans l’âme blasée du monarque fut ce qu’il montra d’abord à l’étrangère, qu’eût rebutée l’amant de la Castlemaine. Son cœur la conseilla, comme Saint-Evremond, comme son intérêt, comme son ambition, comme l’enthousiasme qui se leva sous ses pas quand on comprit qu’il pourrait y avoir avantage à être de ses amis.

Dès le mois de novembre 1670, quelques semaines après son arrivée, on la qualifiait de « beauté fameuse. » Dès le même moment, l’ambassadeur de France, Colbert de Croissy, jusque-là fort insoucieux de sa présence, écrit à Louis XIV : « Je crois qu’il est bon de ménager un peu cette dame. » Il note, le 15 décembre, avec quel soin le roi d’Angleterre l’entretient dans la chambre de la reine de préférence à toute autre. C’est qu’à sa curiosité blasée sur les beautés opulentes et les appétits vulgaires des dames anglaises, l’étrangère offrait quelque chose de nouveau, capable de le conquérir d’une manière plus intime et plus durable. Les portraits des peintres les plus célèbres de l’époque, de Lely et de Kneller, de Gascar et de Mignard quelques années plus tard, et de bien d’autres, nous rendent encore sensible le charme doux, pénétrant et gracieux de Louise de Kéroualle. La « belle étrangère, » que s’empressa de célébrer le poète le plus célèbre de l’Angleterre, surprit au premier moment Evelyn par sa physionomie enfantine et naïve. Dryden était plus clairvoyant, qui chantait le pouvoir magique de son sourire et de ses yeux. Si peut-être sa taille, souple et bien faite, la blancheur de sa peau, l’ovale de son visage, ses lèvres finement dessinées, un peu sensuelles, ses mains allongées et tant d’autres grâces physiques qui nous émeuvent encore, n’eussent point supplanté définitivement la Stewart et la Castlemaine, elle avait pour elle ce que jusqu’ici Charles II n’avait nulle part rencontré, un charme particulier de douceur et d’innocence, ce quelque chose d’attendrissant qui quelquefois, plus sûrement que la beauté même, conquiert le cœur des blasés. Et ce charme agissait d’autant plus vivement sur le monarque que la jeune fille savait l’art de le rendre plus sensible, connaissait le pouvoir des larmes succédant au sourire, le talent de se faire désirer en se refusant ou d’exaspérer le désir en semblant près de se donner. Les longs mois qui se passèrent avant que Mademoiselle de Kéroualle cédât à la passion croissante de Charles II nous sont un témoignage précieux du caractère de la jeune fille et de ce qu’offrit de particulier le lien qui devait l’unir au roi d’Angleterre.

N’y eut-il de sa part dans cette prolongation de résistance qu’un raffinement de coquetterie, qu’un marchandage savant de courtisane rouée qui, avant de se livrer, stipule à loisir les conditions de son abandon ? Il paraît vraisemblable, — et les mœurs du temps ne permettent point de s’en indigner, — que Louise de Kéroualle prévoyait bien le terme de ses temporisations et entendait consolider l’établissement sérieux auquel elle aspirait. Nous croyons pourtant qu’il y eut quelque sincérité morale, nous dirions presque quelque solennité, dans les longs préambules de cette union qui fut autre chose que les caprices habituels du galant monarque. Chez cette enfant, Charles II ne trouva point seulement l’image de sa sœur défunte, la langue du seul pays dont il attendît aide et protection, la seule religion dont il espérât le salut. Il trouva quelque chose qu’il n’avait jamais rencontré : des scrupules qui venaient d’une solide éducation morale et religieuse et qui peut-être, au moment de rompre avec les enseignemens qu’elle avait reçus, se réveillèrent plus pressans que Louise de Kéroualle elle-même ne l’avait pressenti. Pour en venir à bout, il fallut plus que les conseils sourians de Saint-Evremond, ceux de l’ambition et de l’intérêt, plus que l’exemple des beautés faciles d’Angleterre et de France, plus que l’empressement amoureux du monarque : il fallut peut-être qu’on lui fît entendre que son sacrifice et son élévation ne seraient pas inutiles à la cause du roi dont elle demeurait la sujette.

Si Louis XIV et son ambassadeur furent en effet entièrement indifférens au voyage en Angleterre de Mademoiselle de Kéroualle ; si, contre la tradition commune, ce sont les Anglais eux-mêmes qui ont attiré chez eux celle qui devait être haïe comme représentant par excellence l’influence française, il est visible que, lorsque son ascendant sur le roi devint manifeste, elle attira l’attention un peu dédaigneuse de Colbert de Croissy, gentilhomme assez âgé, valétudinaire, d’envergure d’esprit médiocre, mais appliqué et consciencieux, qui entrevit qu’il y aurait pour le roi de France quelque parti à tirer de la nouvelle passion du monarque, son allié. Tandis que le comte de Molina, ambassadeur d’Espagne, croyait grandement servir les intérêts de son maître en comblant de présens la Castlemaine, Colbert, plus clairvoyant, notait la diminution de son crédit ; et, tout en demeurant l’intermédiaire des largesses de Louis XIV à la cour, et se conciliant l’amitié du monarque en lui offrant de temps en temps « une petite débauche libre et gaie, » il songeait, d’accord avec Arlington, dont Mademoiselle de Kéroualle ne raillait point l’emplâtre en losange, à faire tourner cette aventure au mieux des intérêts communs du roi de France et du ministère de la Cabale.

Au mois de septembre 1671, un an après son arrivée en Angleterre, Louise résistait encore : « Un petit mal de cœur, » qui la prit à dîner chez Colbert, donna de l’espoir. Colbert aussitôt en avertit Louvois, qui le manda à Louis XIV. Le roi se montra fort surpris que « pareille fortune » fût échue à Mademoiselle de Kéroualle. Mais on s’était trop hâté. Louise fait toujours la précieuse, quoiqu’elle soit logée à Whitehall, qu’elle reçoive tous les jours le roi pendant plusieurs heures, qu’elle le laisse participer de moitié à son jeu. Il faut précipiter les événemens. Colbert et Arlington tombent d’accord qu’il serait très préférable, « pour tous les bons serviteurs du roi, que son inclination se portât sur celle-ci, qui n’a pas d’humeur malfaisante et qui est demoiselle, que pour des comédiennes et bien d’autres petites créatures avec lesquelles nul honnête homme ne pouvait prendre aucune mesure. » Arlington avertit son compère « de conseiller à cette demoiselle de bien ménager les bonnes grâces du roi, de ne lui faire trouver chez elle que plaisir et que joie ; » et Colbert se chargea de venir en aide à Madame Arlington pour lui persuader « de consentir à tout ce que le roi désirerait et qu’il n’y avait point d’autre parti pour elle que celui-là, ou une religion en France. » D’ailleurs, il est certain de sa bonne volonté et ne doute point « que, si elle fait assez de progrès dans l’amitié du roi pour pouvoir être utile à quelque chose au service de Sa Majesté, elle fera son devoir. » De loin, Louis XIV suit toutes les péripéties du complot, et c’est lui-même qui daigne mander, par l’intermédiaire de Louvois, qu’il verra avec plaisir la jeune fille en possession définitive des bonnes grâces de son allié.

C’est à Euston, dans la somptueuse maison d’Arlington, à proximité de Newmarket, que la chute fut consommée, au mois d’octobre 1671. Colbert lui-même y conduisit la jeune fille, plaisanté par Louis XIV de la confiance qu’il inspirait à Charles II. Celui-ci, en séjour à Newmarket, donnait de sa passion des preuves tous les jours plus convaincantes. Sa propre voiture et deux autres équipages allaient à la rencontre de Mademoiselle de Kéroualle, quand le carrosse d’Arlington la menait à Newmarket. Lui-même venait tous les deux jours à Euston. Plusieurs fois, il y passa la nuit. Autour de la nouvelle favorite, ses hôtes, Colbert, la comtesse de Sunderland, tous les complices se congratulaient. On s’accordait pour pronostiquer que, si Louise savait s’y prendre, sa bonne fortune serait longue. Jamais, au dire d’Arlington, le roi n’avait témoigné pareille dévotion pour la Castlemaine, au plus beau temps de sa domination. Il emmenait Mademoiselle de Kéroualle aux courses, témoignait pour elle « toute la complaisance, tous les petits soins et tous les empressemens qu’une grande passion peut inspirer. » Elle y répondait ; le sceptique Colbert lui-même se demandait si cet attachement n’allait pas exclure tous les autres.

De tous les côtés la nouvelle se répandait. Elle soulevait en Angleterre une rage incroyable, un véritable débordement d’injures contre « Madame Carwell, » la courtisane étrangère qui se permettait de supplanter les favorites nationales. A l’envi les pamphlets la décrièrent et rivalisèrent d’obscénité dans les détails de sa chute. A qui sait lire, c’est pourtant l’un d’eux qui permet de soupçonner, chez Louise de Kéroualle, jusque dans la défaillance suprême un dernier effort pour la réhabiliter. On publia que les comtesses d’Arlington et de Sunderland avaient imaginé de déguiser la jeune fille en mariée, et de feindre avec le roi un mariage burlesque, où étaient reproduites les plus grossières coutumes du vieux temps. Qui sait si ces scènes indécentes, dont au surplus Evelyn, un des invités d’Euston, n’avait rien entendu, ne sont pas la défiguration par la malveillance d’une cérémonie secrète par laquelle son entourage aurait calmé les derniers scrupules de la jeune fille ? C’est un autre pamphlétaire encore qui affirme positivement que Charles II épousa sa maîtresse « selon les cérémonies de l’Église anglicane,... acte qui est en quelque façon excusable chez un prince. » Et l’on comprendrait mieux les déclarations ultérieures de la favorite, disant qu’elle eût préféré se couper la gorge plutôt que de paraître déshonorée, et aussi l’espoir singulier qu’elle manifesta quelques mois plus tard et qui scandalisa si fort Colbert de Croissy, quand, parlant des malaises fréquens de la reine, elle laissait voir qu’elle se jugeait capable de lui succéder, comme si quelque promesse secrète lui en eût conféré le droit.

Quoi qu’il en soit, tandis que les moralistes et les candidates évincées s’indignaient à l’envi du triomphe de la Française, tandis que Madame de Sévigné commentait la nouvelle à ses correspondans, Louis XIV envoyait à Madame Arlington un collier de perles de 60 000 livres en reconnaissance du rôle délicat qu’elle avait joué et adressait à la favorite ses félicitations : « J’ai donné bien de la joie à Mademoiselle de Kéroualle, écrit Colbert de Croissy à Louvois le 7 novembre 1671, en l’assurant que Sa Majesté serait très aise qu’elle se maintînt dans les bonnes grâces du Roi. »

Mais saurait-elle s’y maintenir ? Saurait-elle fixer le cœur inconstant du monarque et s’élever au-dessus du troupeau vulgaire des favorites ? Durant les deux années qui suivirent, Louise de Kéroualle allait mettre toute l’énergie de son esprit délié à prouver aux autres, et peut-être à elle-même, qu’elle était autre chose que l’objet éphémère d’un caprice royal. Quelque ascendant qu’elle ait pris immédiatement sur la volonté de Charles II, ce n’est pas du jour au lendemain qu’elle put faire comprendre à la cour et à son allié actuel, l’ambassadeur de France lui-même, le rôle qu’elle aspirait à jouer.

Son influence sur les actes politiques qui suivirent son avènement a sans doute été exagérée. La déclaration de guerre à la Hollande (mars 1672), où l’on a voulu voir son action personnelle, était un événement concerté depuis longtemps entre les deux monarques. Il y avait des années déjà que Charles II avait promis aux Hollandais de se faire craindre d’eux comme l’avait été Cromwell. La diplomatie et l’or du roi de France l’avaient confirmé dans son dessein. Le rôle de la nouvelle favorite se borna à y maintenir cet esprit qui, « emporté par sa légèreté naturelle, ne faisait que voltiger sans arrêt sur les affaires. » De même il n’apparaît pas qu’elle ait été pour beaucoup dans les retards que Charles II apporta à exécuter la clause secrète du traité de Douvres, par laquelle il s’engageait à se faire catholique. Le roi de France avait beau témoigner à son allié son désir de le voir accomplir cet acte décisif, malgré sa bonne volonté, Charles II temporisait, pressentant les inconvéniens d’une pareille démonstration. Il alléguait l’âge avancé du pape, consultait la reine d’Espagne au sujet de sa conversion, demandait au roi de France de lui envoyer un prêtre instruit pour en délibérer avec lui : mais surtout qu’il fût en même temps un chimiste, afin que leurs entretiens pussent avoir une apparence inoffensive aux yeux soupçonneux de son peuple. Il n’y a pas à douter que Mademoiselle de Kéroualle, qui, durant toute sa carrière, s’efforça à la fois de maintenir le roi dans la politique catholique et française et, d’autre part, d’empêcher que les actes d’un zèle maladroit provoquassent un soulèvement national, l’ait engagé de tout son pouvoir à cette réserve. Il fallut reconnaître qu’elle avait raison : « On ne doit plus espérer, écrivit Colbert, que Charles II fasse savoir qu’il est catholique : tout l’abandonnerait. »

L’ambassadeur, toutefois, dédaigneux et peu clairvoyant, se refusait à apprécier à sa valeur le rôle d’une favorite qu’il estimait lui devoir son élévation. En dépit de l’empressement du roi auprès d’elle, il cessait bientôt de croire à un attachement durable. Trois mois après son avènement, il constate avec quelque étonnement qu’elle est « toujours en faveur. » Mais il pressent pour elle qu’elle trouvera une rivale redoutable dans la nouvelle duchesse de Richmond, Mademoiselle Stewart, dont « le grand talent est de savoir bien danser ; » d’ailleurs, opine-t-il. Mademoiselle de Kéroualle « ne sait pas se conduire dans la bonne fortune » et sera dupe de sa maladresse. Diplomate honorable, mais médiocre, Colbert de Croissy était plus médiocre psychologue. L’affaire du mariage du duc d’York allait montrer à la fois le sentiment très juste qu’avait Mademoiselle de Kéroualle du milieu où elle vivait et l’influence réelle dont elle disposait déjà. Devenu veuf en 1671, le duc d’York éprouvait un vif désir de se remarier. Après une jeunesse assez tourmentée, il était devenu dévot et voulait une princesse catholique. Mais, comme il désirait lui demeurer fidèle et que cette fidélité ne fût point trop douloureuse, il fallait qu’elle fût jolie. Le mariage de l’héritier du trône était une affaire d’État. On passa en revue à Londres et à Versailles tous les partis imaginables. La veuve du duc de Northumberland et celle du comte de Falmouth furent écartées ainsi que Mademoiselle de Wurtemberg. Le choix de la France et particulièrement de Louvois se porta d’une manière décidée sur Madame de Guise, « qui a été grosse trois fois en deux ans et dont la naissance, le bien et l’espérance de sa fécondité devaient compenser le peu de beauté. » Colbert de Croissy promit de s’employer en sa faveur par tous les moyens, notamment « par voie de maîtresse et de confesseur. » Mais il trouva de la part de Mademoiselle de Kéroualle une résistance inattendue. Connaissant le caractère têtu du duc d’York, elle comprit que Colbert épuiserait inutilement son génie à tenter de lui faire « désirer Madame la duchesse de Guise. » Elle se rangea du côté de ses répugnances, lui fît un portrait épouvantable de Mme de Guise, et, à la candidate de son ancien protecteur opposa résolument une des demoiselles d’Elbeuf, petites-filles du duc de Bourbon, pauvres, mais jolies, dont elle fit placer les portraits dans sa chambre. Il s’agissait pour elle à la fois de se concilier les bonnes grâces d’une des plus grandes maisons de France et de démontrer à tous les yeux son influence. Elle s’employa donc avec ardeur pour ses protégées, parla à plusieurs reprises en leur faveur à Colbert, réussit à les rendre aimables aux yeux du quinteux duc d’York, qui, après les avoir trouvées trop jeunes, finit par mander à Louis XIV qu’il était disposé à épouser l’une d’elles. Au grand regret de la favorite, il se heurta à une résistance formelle du roi de France, qui, mécontent de la conduite du duc de Lorraine, n’entendait pas que le duc d’York prît femme dans sa maison. Mademoiselle de Kéroualle revint à la charge plusieurs fois avec une telle insistance qu’il y en eut quelque refroidissement entre elle et ses premiers protecteurs Colbert et Arlington. « Ce ministre, écrivait le premier, qui n’aime ni n’estime ladite demoiselle de Kéroualle, lui dit par manière de reproche que les obligations s’oubliaient aussitôt qu’un bon repas. »

Devant la volonté manifeste de son roi, la jeune femme ne s’obstina pas ; mais, si elle renonça à Mesdemoiselles d’Elbeuf, il fallut que, de leur côté, Colbert et Louvois abandonnassent Madame de Guise, qu’elle avait rendue inacceptable. On songea alors à Mademoiselle de Créquy, à Mademoiselle de Neubourg, et de nouveau à Mademoiselle de Wurtemberg. Ce fut encore la favorite qui fit écarter ce dernier parti, montant à tel point l’esprit du duc contre ce mariage que, « pour le faire réussir, il faudrait promettre que la mère se mît dans un couvent et ne vînt jamais en Angleterre, qui sont des conditions très rudes à proposer à une belle-mère. » Enfin, après des tiraillemens infinis, on tomba d’accord sur la princesse de Modène : si Mademoiselle de Kéroualle n’avait pas imposé sa créature, il avait fallu renoncer au choix qu’elle blâmait et obtenir son approbation pour faire une duchesse d’York. Mais, à ce moment, il y avait plusieurs mois déjà que sa situation à la cour d’Angleterre avait pris un caractère officiel et prépondérant : au moment même où Colbert de Croissy s’exaspérait des difficultés qu’elle faisait sur le mariage d’York, il se voyait contraint de servir d’intermédiaire entre les deux monarques pour préparer l’élévation de celle qui était en somme sa rivale.

« Un établissement sérieux, » voilà sans doute ce qu’était venue chercher en Angleterre Mademoiselle de Kéroualle. En possession des faveurs du roi, il s’agissait d’obtenir de lui qu’il en fît une sorte de déclaration publique. La Castlemaine, aujourd’hui dénuée de toute influence, avait été faite duchesse de Cleveland. Mademoiselle de Kéroualle ne saurait se contenter à moins. Dès la fin de 1672, elle chargea Colbert « de demander au roi la permission de se faire naturaliser en Angleterre comme un moyen nécessaire pour pouvoir profiter des dons que le roi d’Angleterre aurait la bonté de lui faire. » Malgré la mauvaise volonté de Colbert, qui négligea pendant plus d’un mois de transmettre sa demande, elle lui fut immédiatement accordée. Le 15 février, Pomponne, qui venait de succéder à Lionne aux Affaires étrangères, expédiait le brevet qui la mettait en état « d’accepter les bienfaits du roi d’Angleterre sans rien perdre des avantages qu’elle peut conserver en France par la naissance. » Les conséquences ne s’en firent pas attendre. Le 25 juillet 1673, l’Angleterre apprenait que Mademoiselle de Kéroualle venait d’être faite duchesse de Portsmouth, baronne de Petersfield et comtesse de Farnham.

Peu de mois après, une autre faveur venait attester que le roi de France, comme le roi d’Angleterre, avait peu de chose à refuser à la nouvelle duchesse. A la mort du duc de Richmond, mari de la belle Stewart, la terre ducale d’Aubigny-sur-Nièvre en Berry, qu’il possédait, venait de faire retour à la France. Charles II, par l’intermédiaire de Colbert, fit prier le roi de France « d’en faire expédier la donation pleine et entière à la duchesse de Portsmouth, en sorte que cette demoiselle puisse non seulement la posséder sa vie durant, mais même en disposer librement. » Colbert, obligé de transmettre ce message au fort des difficultés du mariage d’York, le faisait l’âme ulcérée : « Je vous avoue, écrivait-il à Pomponne, que je la trouve en toutes occasions si mal intentionnée pour le service du roi et de tant d’emportement contre la France, soit qu’elle croie en avoir été et en être encore méprisée, ou que ce soit un pur effet de son caprice, qu’elle ne mérite pas suivant mon sens que Sa Majesté lui fasse aucune grâce. Mais, comme il me paraît que le roi d’Angleterre a toujours beaucoup d’amour et de complaisance pour elle, je laisse à juger à Sa Majesté quel égard elle doit avoir aux prières dudit roi. »

Louis XIV avait trop besoin de Charles II dans la guerre de Hollande pour lui refuser pareille satisfaction. Il essaya seulement de la marchander, proposant de faire don de la terre d’Aubigny au fils que la duchesse avait eu du roi. La favorite en fut blessée. Charles II insista derechef pour que la donation lui fût octroyée sans condition, se faisant fort d’empêcher toute aliénation ultérieure de cette terre en dehors de la descendance royale. Colbert de Croissy suggéra lui-même, à peu de chose près, la transaction à laquelle on s’arrêta. Il fut décidé « que la donation serait faite pour la vie de Madame de Portsmouth. » Après sa mort, elle passerait à tel enfant naturel du roi d’Angleterre qu’il lui plairait de désigner, en réalité au fils que la duchesse avait eu de lui l’année précédente et qui, peu de temps après, allait être fait duc de Richmond.

Afin qu’aucune amertume ne lui fût épargnée, comme l’expédition du brevet se fit avec quelque lenteur, l’ambassadeur de France se vit forcé de la presser lui-même à plusieurs reprises. Enfin il l’obtint et le remit au roi d’Angleterre, qui, tout joyeux, le donna devant lui à sa favorite. Elle daigna se montrer satisfaite, faire assurer le roi de sa reconnaissance, et déclara « qu’elle tâcherait de faire voir en toutes rencontres qu’elle a tous les sentimens qu’une bonne sujette doit avoir. » Duchesse de Portsmouth en Angleterre, duchesse d’Aubigny en France, Louise de Kéroualle affirmait par ce double titre le rôle qu’elle entendait jouer à la cour de Charles II et dans les relations politiques des deux monarques. Voyons par quels moyens, au milieu de quelles difficultés, et avec quel succès, elle sut le tenir.


III

C’est en elle-même que Louise de Kéroualle, devenue duchesse de Portsmouth, trouva les ressources nécessaires pour rendre durable l’étonnante fortune dont elle-même, ainsi que nous l’avons montré, avait été en somme l’artisan principal. Ce que nous avons vu de son caractère permet déjà d’apporter quelques retouches aux portraits que nous ont laissés d’elle ses contemporains. Aux Anglais de l’époque, elle apparut comme la personnification de l’influence catholique et française, comme la courtisane éhontée et avide, incapable de poursuivre un autre objet que son intérêt. L’amour aveugle du roi pour elle, elle ne songe qu’à l’exploiter, et qu’à en trafiquer. Sa domination se confond avec l’époque la plus dégradante de l’histoire d’Angleterre. La postérité a, par la bouche des historiens, ratifié le jugement de ses ennemis.

Nous croyons avoir montré que dans la jeune fille qui pendant douze mois se refusa à l’amour de Charles II, il y avait autre chose qu’une intrigante vulgaire. Ce sont ses ennemis eux-mêmes qui ont noté « son jugement solide, sa pénétration, son heureuse mémoire, son adresse, son esprit vif, mais en même temps si doux, si insinuant et si souple. » Tout ceux qui ont suivi quelques-unes des péripéties de sa carrière y ajouteront une énergie peu commune. Que, de ces dons, elle ait usé souvent pour accroître sa fortune et sa situation personnelle, on ne saurait le nier. Mais il n’est que juste, dans l’espèce d’affaissement moral qui se marque graduellement chez elle, de faire la place de son temps et de son milieu.

Pour se maintenir dans la situation périlleuse qu’elle a conquise, c’est une lutte de tous les instans, opiniâtre et sans cesse renouvelée. L’ennemi le plus redoutable peut-être, c’est d’abord l’humeur changeante et légère du monarque, qui, au moment où il paraît le plus épris d’elle, songe — qui sait ? — à la remplacer, et dans tous les cas est à la merci du caprice de chaque jour. Pour le retenir, il ne suffit pas toujours de ces câlineries, de ces mines et de ces caresses dont, au dire de ses ennemis, la duchesse sait si bien jouer. Avant tout, il faut s’ingénier à le divertir, à renouveler chaque jour ses plaisirs, à rendre attrayans les soupers, le jeu et le théâtre. Il faut le suivre à Whitehall, à Windsor et à Newmarket, monter à cheval et rouler carrosse ou passer les nuits dans l’orgie, selon la fantaisie du moment. Dans cet effort, la duchesse de Portsmouth est trahie par sa santé. En 1674, une maladie éloigne d’elle Charles II pendant quelques semaines. En avril 1676, elle a une fausse couche qui l’épuise pendant plusieurs semaines et dont elle est longue à se relever. Les eaux de Bath la remettent sur pied. Mais les railleries ne l’épargnent point et, bien qu’elle ait meilleur visage et espère se rétablir avec le repos, on note sa maigreur impitoyablement. Quand elle se heurte violemment à l’œil au point d’en être noire plusieurs jours, chacun la plaisante d’avoir voulu se faire les yeux sombres de la Mazarin. L’année suivante, elle paraît mieux. L’ambassadeur de France s’en réjouit. Sa santé a une valeur diplomatique : « Si elle continue à bien se porter, elle a une belle peau et je ne crois pas qu’on puisse être toujours auprès sans en avoir envie. » Mais voici qu’à la fin de 1677 elle tombe gravement malade et demeure six semaines au lit. Imagine-t-on que, dans cet état, elle entreprend, à l’article delà mort, de vouloir réformer la conduite de son amant ? C’est un éclat de rire général, et elle est obligée, à peine convalescente, d’aller disputer sa place à la comédie à sa rivale la plus redoutable, tandis que trois ou quatre autres se disputent d’avance sa succession.

C’est qu’autour d’elle c’était, sans relâche, la surveillance jalouse de toutes celles qui avaient eu part à la faveur du roi ou pouvaient aspirer à la conquérir. Seule, la reine lui savait gré du tact et du respect qu’elle apportait dans leurs relations et lui témoignait à chaque occasion une sympathie résignée, comme celle que Marie-Thérèse finissait par vouer à La Vallière. Mais la duchesse de Cleveland était aux aguets, demeurant attachée au roi par les quatre enfans qu’elle en avait eus, redoutable à cause des succès de sa fille, la comtesse de Sussex. Son fils est fait duc de Grafton en même temps que celui de Madame de Portsmouth reçoit le titre de duc de Richmond : seule, la complaisance du grand trésorier assure la préséance à ce dernier. Elle reçoit des dons et des pensions considérables, en une seule fois 10 000 livres sterling sur les douanes. Sa retraite en France la rendit moins à craindre. Peu de temps après son retour à Londres, la découverte de sa correspondance amoureuse avec Châtillon fut le signal de sa disgrâce définitive.

Plus encombrante est Nell Gwyn, la comédienne, l’ancienne vendeuse d’oranges, dont l’entrain trivial et la verve effrontée divertissent le goût blasé du monarque. Elle appelle Charles II son vieux Rowley ; avec elle, la débauche perd l’apparence du décorum et descend à la crapule. Quoique, pas plus qu’une autre, elle ne fasse fi de l’argent, qu’elle obtienne 40 000 livres par an pour elle et 5 000 pour son fils, couche dans un lit d’argent ciselé et ait des miroirs pour parquet dans sa chambre, elle fait les délices de la populace de Londres, qui quelquefois trouve sa mère ivre-morte dans la rue, et se réjouit de ses saillies familières. Un jour qu’on menace de lapider son carrosse, le prenant pour celui de sa rivale, elle met la tête à la portière et crie : « Vous vous trompez, je suis la maîtresse protestante ! » Car elle ne se cache pas de son métier, prend plaisir au contraire à en faire parade pour humilier cette étrangère qui lui dispute la place. « Elle la morgue, elle lui fait la grimace, elle l’attaque et lui dérobe souvent le roi, elle se vante de ses préférences. » Ses sarcasmes raillent les prétentions de bonne compagnie de la duchesse, ses malaises, ses inquiétudes. Et, pour présager la ruine de sa rivale, elle prend le deuil quand débarque la triomphante Mazarin.

A juste titre, car cette fois le péril est extrême. Tous les ennemis de Madame de Portsmouth sont dans la joie quand la belle Hortense, épouse émancipée du lunatique grand maître de l’artillerie, lasse d’avoir émerveillé le continent de ses aventures, vient, en 1675, en chercher d’autres à Londres, « en habit de cavalier, accompagnée de deux femmes et de cinq hommes, sans compter un petit More qui mange avec elle. » Saint-Evremond, au premier jour, se fait son cavalier servant. Pour établir son prestige sur Charles II, Arlington et Montaigu ne comptent pas seulement sur son incomparable beauté romaine, « dans qui la nature toute pure triomphe avec majesté de tous les artifices des coquettes : » d’avance son cœur n’est-il pas prévenu en faveur de celle dont jadis il a demandé la main ? Ainsi tout le monde lui fait fête. Le comte de Sunderland lui porte les complimens du roi, le duc d’York la reçoit, la duchesse la garde tout le jour près de son lit, la comtesse de Sussex s’intitule son amie intime. La duchesse de Portsmouth se sent cette fois impuissante, et, malgré son courage, elle s’abandonne un moment au désespoir. « J’allai hier, écrit à Louvois l’ambassadeur Courtin, chez Madame de Portsmouth. Elle m’ouvrit son cœur en présence de deux filles qui sont à elle... La maîtresse versait un torrent de larmes. Ses soupirs et ses sanglots coupaient ses paroles. Jamais spectacle ne m’a paru plus triste ni plus touchant. » Quoique le roi gardât envers elle des ménagemens extérieurs, ce n’était un secret pour personne que leurs relations s’étaient fort espacées. Comment se tira-t-elle de cette situation presque désespérée ?

S’il fallait en croire les Mémoires où Madame de Mazarin s’est fait peindre par Saint-Réal, avec les traits qu’elle voulait offrir à la postérité, une scène fort dramatique aurait édifié la favorite sur la vertu spartiate de celle qu’elle croyait être sa rivale et toutes deux se seraient juré une amitié éternelle. La réalité est moins mélodramatique. Nous en trouvons l’expression dans la correspondance diplomatique où l’ambassadeur Courtin, épicurien spirituel et disert, se fait auprès de Louvois le courrier empressé des aventures des dames de la cour. Si Madame de Mazarin était plus belle que la duchesse de Portsmouth, elle le lui cédait de beaucoup, sinon en esprit, du moins en intelligence politique et en persévérance. Propre à réunir autour d’elle une cour de lettrés et à tourner les têtes les plus solides, elle l’était beaucoup moins à conquérir une situation énergiquement défendue et où il était difficile de se maintenir. Tout épris qu’il était de sa charmante personne, Charles II, dans l’état obéré de ses finances, souhaitait que le soin de l’entretenir demeurât à M. le duc de Mazarin. L’économie s’alliait à sa bienveillance naturelle pour le détourner de disgracier la duchesse de Portsmouth. Il lui conserva donc et sa faveur officielle et son attachement, d’autant plus solide qu’à chaque occasion, Madame de Mazarin se compromettait à plaisir, comme si son mari eût été le seul homme qu’elle n’eût pu souffrir, et, à peine Saint-Réal écarté, témoignait publiquement au prince de Monaco, en dépit des conseils de Saint-Evremond, combien elle le trouvait à son goût.

Sans doute Charles II rendit à la belle Italienne la pension qu’à la suite de cet événement il lui avait supprimée dans un moment de mauvaise humeur, mais il la jugea désormais à sa valeur. Exquise à voir et à entendre, Madame de Mazarin était faite pour jouer au volant avec Madame de Sussex, à l’hombre avec Courtin, à la bassette avec le premier venu, pour inspirer des madrigaux à Saint-Évremond et faire passer quelques heures agréables à ses visiteurs : il ne fallait pas lui demander davantage. Charles II eut pour elle l’espèce d’attachement qu’elle méritait, et qui ne comportait nulle influence.

Que la duchesse de Portsmouth ait accepté de bon cœur ce partage humiliant, il est permis d’en douter. Mais, à qui s’était résigné à subir Nelly Gwyn et tant d’autres rivales, les conseils paternels de Courtin persuadèrent facilement de consentir à ce qu’elle ne pouvait empêcher. Au contact de la cour de Charles II, la délicatesse première du sentiment qui avait rapproché Louise de Kéroualle du monarque avait bien dû s’émousser. Sans descendre, comme Madame de Pompadour, à choisir les maîtresses de son amant, la duchesse de Portsmouth accepta qu’il en eût et supporta de bien vivre avec elles.

Entre toutes ces beautés, Courtin, galant quinquagénaire, servait de lien, ravi personnellement de les grouper autour de lui, enchanté, comme ambassadeur, d’apaiser des rivalités qui ne pouvaient qu’être préjudiciables aux intérêts de la France. Auprès de Madame de Mazarin, il était si assidu que Louvois l’en plaisantait ; mais il ne négligeait pas non plus la blanche Middleton, « la plus belle femme d’Angleterre et la plus aimable ; » Madame Beauclerc, « après Madame Middleton, la plus belle femme qui soit en Angleterre ; » Madame Harvey, « qui est la femme d’Angleterre qui hait le plus Madame de Portsmouth ; » Nell Gwyn elle-même dont on admirait en société les jupes en les soulevant l’une après l’autre : « Je n’ai jamais rien vu de si propre ni de plus magnifique. » Le triomphe de sa diplomatie fut de réunir à souper tant de belles personnes qui s’exécraient et de les rapprocher au moins pour quelque temps. « On enferma deux ou trois fois les dames qu’on croyait mal ensemble afin qu’elles pussent se réconcilier. Madame de Mazarin et Madame de Portsmouth sortirent se tenant par la main en sautant et dansant sur les degrés. » Si importante était jugée la bonne entente des deux rivales qui auparavant « n’avaient jamais mangé ensemble, » que Courtin, satisfait de lui-même, manda la nouvelle à la fois à Pomponne et à Louvois (février 1677).

La duchesse de Portsmouth sortait ainsi victorieuse de l’assaut féminin le plus redoutable qu’elle ait eu à soutenir. Ce devait être le dernier. Mais, victorieuse des intrigues féminines, la favorite gardait contre elle toute la haine du peuple anglais, qu’elle avait soulevée au premier jour.

Rarement l’aversion de la France s’éleva en Angleterre à un diapason plus élevé que dans les années qui suivirent 1670. L’évolution des deux pays s’était poursuivie si dispersement qu’ils étaient devenus incapables de se comprendre. En France, la religion politique d’outre-Manche apparaît comme une monstruosité. Comminges écrit : « Si Aristote, qui s’est mêlé de définir jusqu’aux moindres choses de la politique, revenait au monde, il ne saurait trouver des termes pour expliquer ce gouvernement. » « L’humeur farouche et cruelle » des Anglais inspire aux sujets de Louis XIV une sorte de stupeur. Leur roi fait pitié. « C’est un bon métier d’être roi partout, hors en Angleterre, » écrit Bussy-Rabutin au marquis de Trichâteau. Personne n’assurerait qu’il doive mourir de mort naturelle. On s’attend à le voir quelque jour repasser la Manche. « Londres mériterait aussi bien le feu du ciel, que Sodome et Gomorrhe. »

À l’aversion de la France pour le bruyant parlementarisme et le protestantisme anglais, répond, du côté de l’Angleterre, une haine furieuse contre la terre de papisme et de despotisme, dont on sait bien que le souverain entretient des relations à la cour et y fomente des intrigues. De 1660 à 1670, la défiance et la colère sont allées croissant ; la triple alliance de 1668 a suscité un véritable enthousiasme. « C’est, écrit Pepys, la seule bonne chose que le roi ait faite depuis la Restauration. » Le tory Dryden lui-même regarde comme un crime de l’avoir rompue. Ce qu’on a soupçonné du traité de Douvres exaspère l’inquiétude. La guerre de Hollande, de médiocre succès d’ailleurs, n’est point populaire, puisque la France est l’alliée. Le rapprochement visible du roi avec les catholiques, la déclaration d’indulgence de 1672 provoquent une irritation qui va se traduire par le bill du Test, en attendant les persécutions contre les catholiques.

Française et catholique, la duchesse de Portsmouth, dès le jour de son avènement, porte la peine de son origine et de sa religion bien plus que de ce qu’a d’immoral une situation qu’on pardonne si bien à Nell Gwyn. D’un bout à l’autre de son séjour en Angleterre, elle fut en butte à la haine nationale. Le séjour d’Euston lui avait donné l’éveil. L’élévation de l’étrangère au titre de duchesse en provoqua le déchaînement. On se répète, en les exagérant, les honneurs qui lui sont accordés, les fêtes qui accompagnent son intronisation. On se réjouit des détails de procédure qui la retardent. On s’arrache les pamphlets qui présentent sous un jour grotesque ses débats avec Nell Gwyn ; toute absurdité débitée sur son compte trouve des oreilles complaisantes. On se raconte sérieusement qu’aidée de la duchesse de Cleveland, elle a assommé la comédienne à coups de serviette. Aussi longtemps qu’elle sera en Angleterre, la faveur du roi elle-même la protégera difficilement contre les injures. Quand la marquise de Worcester fait arrêter pour son usage la maison que les gens de la duchesse de Portsmouth avaient choisie pour elle, et que celle-ci s’en plaint avec quelque hauteur, l’insolente lui répond « que les titres gagnés à se prostituer n’ont jamais fait impression sur les gens de bon sens, » et lui reproche des amours imaginaires avec le comte de Sault et le duc de Buckingham. Quand elle s’invite à dîner chez une autre grande dame, celle-ci renvoie ses enfans à la campagne et s’assied seule en face d’elle.

Les pamphlétaires qui l’ont outragée à son arrivée en Angleterre ne cessèrent de la maudire jusqu’après son départ. Sur la Carwell, leur verve est intarissable : grimace, que son amour pour le roi ; comédie, que ses larmes. Orgueil, avarice, insolence, lubricité, elle a tous les vices. Sa beauté même ne trouve pas grâce aux yeux de ses ennemis : pour eux, elle est vieille et laide. Aux grossièretés d’André Marwell s’ajoutent les ironies de Waller et les ordures des anonymes. Ses amis mêmes pensent se justifier en la déchirant : ainsi Dryden se vengea de ses Vers à une belle étrangère et Rochester la remercia de l’avoir protégé en écrivant le Miroir de la duchesse de Portsmouth. Vingt-quatre chefs de haute trahison, pas un de moins : voilà de quoi la faire pendre, le jour où la nation ouvrira les yeux aux avertissemens du pamphlétaire !

Qu’y a-t-il de vrai dans toutes ces injures ? A travers tout ce qu’elles ont d’excessif, reconnaissons que la fortune de la duchesse de Portsmouth et la politique qu’elle suivit les expliquent pour une bonne part, si elles ne les justifient pas aux yeux de l’historien impartial.

On se doute que ce n’est pas aux 40 livres sterling de rente que comportait le titre de duchesse, aux 20 livres attachées à celui de comtesse, que faisait allusion la verve exaspérée des pamphlétaires, quand ils dénonçaient à l’envi l’opulence scandaleuse de l’étrangère. La vérité est que, comme la plupart des favorites, elle se préoccupa d’exploiter largement la situation et le fit avec moins de scrupule à mesure qu’elle adopta les mœurs cupides de son entourage. Les 15 000 livres sterling de rente qu’au dire des gens bien renseignés le roi avait commencé par lui allouer ne lui suffirent pas longtemps. Avec le titre de duchesse de Portsmouth, de nouvelles faveurs lui sont accordées. Dans l’immense palais de Whitehall, qu’habite le roi et où logent plus de quatre mille personnes, son appartement de quarante chambres est un des plus splendides. Il regorge d’objets d’art et d’argenterie. « Sa richesse et sa gloire, » au dire d’Evelyn, dépassent infiniment celles de la reine. Des 400 000 livres que Charles II reçoit de la France en 1673, une partie est partagée entre elle et la duchesse de Cleveland. Les présens que le roi lui fait en bijoux ou en argent sont considérables : jusqu’à 10 000 livres en une seule fois. Quand son fils est fait duc de Richmond, sa gouvernante, la comtesse Marshall, est appointée de 2 000 livres. Le roi lui achète Clarendon House et Wimbledon. Le jeu qu’on joue chez elle est infernal, à l’hombre, à la bassette, au trente-et-quarante. A ses dîners, on entend les artistes les plus renommés, et chez elle les fêtes sont continuelles. Quel était son revenu, c’est ce qu’il est impossible de savoir. Sans doute il variait fort, selon l’état de la bourse et du cœur du roi. Il y a des traces de pensions de toute sorte dont nous ne savons si elles furent simultanées ou successives. Ici, c’est 10 000 livres de rente qu’on lui voit assigner sur les licences des marchands de vin ; ailleurs, 8 600 sur l’« excise ; » ailleurs, d’autres sommes sur les revenus de l’Irlande. Il n’empêche qu’à l’occasion elle se trouve gênée par ses pertes de jeu ou quand un de ses intendans lui vole 12 000 jacobus et qu’elle doit engager ses pierreries. Pour augmenter son revenu, on ne saurait douter qu’elle n’ait trafiqué des bonnes grâces du roi et reçu des présens des particuliers. Un courtier, Timothy Hall, fit argent parfois à son profit des pardons signés en faveur des condamnés riches. En somme, sa pension ordinaire passa rapidement de 12 000 à près de 40 000 livres sterling par an. En 1681, elle en encaissa 136 668. Elle était la plus coûteuse de beaucoup des maîtresses du roi. Du 3 juin au 30 décembre 1676, elle touchait 8 773 livres là où Nelly n’en recevait que 2 862 ; l’année suivante, 27 300 contre 5 250 données à « la maîtresse protestante. »

Afin de consolider sa situation, elle associa sa sœur à sa fortune. Mademoiselle Henriette de Kéroualle débarqua à Londres en mai 1674 avec un petit équipage. « Elle n’a rien de si bien, observe Ruvigny, elle est venue seule avec un gentilhomme qui l’était allée prendre à Brest dans un yacht, et, en arrivant, elle a eu une pension de 600 livres sterling. » Avant la fin de l’année, elle épousait le comte de Pembroke, qui n’avait que vingt ans, et plus de 40 000 écus de revenus. Débauché, avare et brutal, il devait d’ailleurs donner plus d’un ennui à sa belle-sœur, et la cassette royale eut à subvenir plus d’une fois aux dépenses de sa femme : elles n’étaient pas médiocres, si nous en jugeons par les notes de toilette que lui présentaient ses fournisseurs en trois mois, et que le hasard nous a conservées.

Madame de Portsmouth ne se contenta pas d’installer sa sœur à Londres ; elle y fit venir également ses parens, le comte et la comtesse de Kéroualle, afin sans doute de montrer qu’elle n’avait pas à rougir de son origine. Ils allèrent loger, non chez leur fille, mais chez sir Richard Browne, beau-père d’Evelyn, leur ami d’ancienne date. Ils firent bonne impression. Le comte de Kéroualle, note Evelyn, « a la tournure militaire et l’air de franchise des Bretons ; sa femme a été très belle et semble d’une vive intelligence. » Ils avaient en outre le mérite, malgré une situation de fortune fort médiocre, de ne point chercher à tirer parti de la faveur de leur fille ; et même, s’il faut regarder comme authentique une lettre que Louis XIV leur aurait adressée, ils ne lui auraient pardonné que sur l’intervention du monarque en personne. D’ailleurs, ils ne prolongèrent pas cette réunion de famille, qui agréait médiocrement à l’ambassadeur de France.

Mais si la nation anglaise en voulait à la duchesse de Portsmouth, ses griefs principaux n’étaient en définitive ni son opulence ni sa famille, c’est avant tout à l’usage qu’elle faisait de sa faveur, à la politique dont elle était la représentante que s’attachait la vindicte publique. Quelle fut cette politique : peut-être peut-on en retrouver le caractère et l’évolution dans l’amoncel-lement disparate des documens où, à travers le tourbillon des intrigues et des passions, les contemporains de la duchesse de Portsmouth ont pourtant dû nous laisser entrevoir quelque chose des mobiles qui la dirigèrent, de l’influence qu’elle exerça, et, tantôt par les voies détournées, ou tantôt plus ouvertement, du but qu’elle poursuivit avec une constante persévérance.


JEAN LEMOINE. — ANDRE LICHTENBERGER.

  1. Archives Nationales, Archives de la Guerre et des Affaires étrangères à Paris. British Museum et Record Office à Londres. — De plus, M. le duc de Richmond a bien voulu nous ouvrir les Archives de Goodwood, si riches en souvenirs de toutes sortes sur la duchesse de Portsmouth, et M. le comte de Maleissye nous donner communication des papiers de Barrillon, ambassadeur de France à Londres. Plusieurs recueils manuscrits des Affaires étrangères et de la bibliothèque d’Aix nous ont fourni d’autre part toute une correspondance inédite échangée entre Louis XIV et la duchesse de Portsmouth de 1679 à 1683.