Louise de Kérouaille, duchesse de Portsmouth/02

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Louise de Kérouaille, duchesse de Portsmouth
Revue des Deux Mondes5e période, tome 14 (p. 358-396).
LOUISE DE KÉROUALLE
DUCHESSE DE PORTSMOUTH

DERNIERE PARTIE[1]

UNE ALLIÉE DE LOUIS XIV

Espionne de la France, Spy of France, telle est l’injure qui, sous des formes diverses, est sans cesse jetée à la face de la duchesse de Portsmouth. C’est la représentante de l’alliance catholique et française, la créature de Louis XIV et de Louvois, que l’on hait, bien plus que la courtisane fastueuse et insolente. « Par sa fine politique, par l’adresse de son esprit, par tous les charmes de sa personne, » elle s’est faite, selon l’Histoire secrète de la duchesse de Portsmouth, maîtresse absolue de l’esprit du roi, elle obtient de lui tout ce qu’elle veut à l’avantage de la France, « beaucoup plus efficacement que n’eussent jamais pu faire tous les ambassadeurs, ni tous les courtisans pensionnaires de Tyrannide (Louis XIV). » En une nuit, la « Dalila française » sait le plier aux desseins les plus funestes à la nation, les plus contraires aux volontés manifestes du « Grand Sénat » (Le Parlement).

Que la duchesse de Portsmouth ait été l’ardente avocate de l’alliance française et soit peu à peu devenue l’intermédiaire attitrée des deux monarques, on ne saurait le contester. Où la haine des pamphlétaires les aveugle, c’est quand ils la représentent comme étant dès le premier jour l’instrument de la politique de Louis XIV et n’agissant que selon les ordres venus de France. Lisez les documens du temps, principalement la correspondance, si intéressante et d’une si haute valeur historique, des ambassadeurs français : ce qui en ressort clairement, c’est que la duchesse de Portsmouth n’a été l’instrument de personne. De même que c’est son énergie, son intelligence, son esprit d’intrigue, si l’on veut, et non l’appui secret de Louis XIV, qui ont commencé sa fortune, c’est sa volonté consciente qui l’a dirigée. On l’a représentée comme recevant le mot d’ordre des ambassadeurs français, qui lui auraient fait payer en services auprès du roi l’appui qu’ils lui donnaient pour se maintenir : l’erreur est complète. Nous avons vu Colbert de Croissy, indifférent d’abord à la nouvelle venue, lui prêter quelque temps son concours, et puis l’abandonner, s’aigrir contre elle, s’indigner de la voir poursuivre la réalisation de desseins très différens de ceux du roi de France. Pas plus que lui, son successeur Ruvigny, vieux gentilhomme protestant, assez piètre connaisseur en matière féminine, ne se rendra compte de toute l’influence dont elle dispose et de l’intérêt qu’il y a à tenir compte de ses avis. Courtin, plus porté vers les dames, est davantage assidu auprès d’elle. Mais, au lieu de la protéger dans les rivalités de la cour, il est à demi conquis par Madame de Mazarin. S’il tient à éviter l’apparence d’une disgrâce de Madame de Portsmouth, c’est parce que cet événement aurait l’aspect d’un échec pour la France. Au fond, le ministère français est tout disposé à la sacrifier, le cas échéant. A la description que lui fait Courtin du désespoir de la duchesse, pressentant sa chute prochaine, Louvois répond brutalement : « La scène de la Signora addolorata a assez diverti Sa Majesté. Je suis sûr qu’elle vous avait fort réjoui le premier »

Le « petit » Barillon lui-même, galant et bien vu des dames, d’ailleurs énergique et intelligent, qui, après Courtin, tiendra l’ambassade jusqu’à la fin du règne et la conservera sous le suivant, n’est pas davantage l’inspirateur continu de la duchesse : il leur arrivera d’intriguer en sens diamétralement opposé.

Par le fait, aussi souvent que chez les ambassadeurs de son roi, la duchesse trouva son appui chez les hommes politiques de l’Angleterre elle-même. Buckingham et Arlington, bien plus que Louis XIV, l’avaient désignée à la faveur de Charles II. D’autres personnages de la cour anglaise seront ses alliés principaux. Son premier soin, dès son arrivée à Londres, avait été de s’y créer des relations. Lorsqu’elle fut en possession de la faveur du roi, elle les multiplia aisément ; à parcourir les correspondances et les journaux de l’époque, on s’émerveille de l’art avec lequel elle sut entretenir des rapports d’amitié non seulement avec les courtisans empressés à complaire à la maîtresse avérée du monarque, avec les seigneurs que leurs idées religieuses ou politiques rapprochaient de la France, mais avec quelques-uns des chefs du parti opposé.

Ses amis les plus constans sont évidemment ceux dont la fortune est liée à la politique catholique et absolutiste vers laquelle penche Charles II. Au premier rang figurent deux de ces gens de justice dont le nom est resté exécré en Angleterre : le grand juge Scroggs et le fameux Jeffreys. De plus hauts personnages, que leur intérêt semblait rattacher à la même cause, se sentent plus indépendans et varient davantage leur attitude. Tel est le duc d’York, dont l’ardeur catholique mal pondérée est quelquefois entravée par la duchesse, et qui s’en venge en intriguant contre elle, en venant annoncer triomphalement à Charles II, devant elle, la séparation de Louis XIV et de Madame de Montespan, en protégeant la Mazarin ; empressé d’ailleurs à se rapprocher de la favorite, quand il se sent menacé par la haine publique et a besoin de la France. Monmouth, le fils naturel de Charles II, ami de la France et commandant les troupes anglaises à son service, fut d’abord des plus chauds partisans de la Française, au point que les faiseurs d’épigrammes signalèrent leur intimité. Il s’en éloigna, quand il put craindre d’être compromis par elle aux yeux de la nation. Ainsi faisait la foule des courtisans, empressés à ses soupers quand elle semblait toute-puissante, tout prêts à l’abandonner quand son étoile pâlissait. Un petit nombre d’hommes politiques suivirent assidûment sa fortune. Tels furent Godolphin et Sunderland. Les plus hostiles, quand ils arrivaient au pouvoir et par leurs fonctions se trouvaient en contact nécessaire avec la favorite, n’échappaient pas toujours à sa séduction. Il y a d’elle des lettres à Williamson et à lord Danby qui montrent avec quel art elle savait à la fois solliciter leur protection sur un ton d’humilité plus ou moins sincère, faire sentir discrètement de quel poids en leur faveur ou contre eux pouvait être son action personnelle, leur donner à choisir entre une alliance au moins provisoire et une hostilité dont peut-être la favorite du monarque ne souffrirait pas les plus dangereux effets. Il n’est pas jusqu’à Guillaume d’Orange qui n’ait dû subir son prestige.

Évoluant avec habileté entre les partis, ou observant d’un œil clairvoyant leurs évolutions, s’alliant tantôt avec les uns et tantôt avec les autres, selon que les vues souvent intéressées des hommes d’Etat étaient en harmonie ou non avec les siennes, la duchesse de Portsmouth suivit une politique qui sans doute s’accordait avec son intérêt personnel, mais qui ne fut pas dépourvue de clairvoyance, et atteste un sentiment très juste du pays et de l’époque où elle vivait.

Elle consistait en somme à soutenir à la cour de Charles II les intérêts de la France et du catholicisme, à resserrer de la manière la plus étroite, par son intermédiaire, les liens des deux monarques, mais en même temps à ménager soigneusement les susceptibilités du peuple anglais, à éviter de heurter de front ses volontés quand elles se manifestaient trop clairement, à empêcher que les sympathies réelles et profondes de Charles II pour la France allassent jusqu’à lui faire compromettre son trône. A tenir cette ligne de conduite, la favorite soulevait contre elle, en Angleterre, d’une manière presque continue, non seulement l’unanimité de l’opinion protestante et parlementaire, mais même le mécontentement de beaucoup de catholiques exaltés, et les difficultés qu’elle eut avec le duc d’York tinrent pour une bonne part aux efforts qu’elle fit pour l’empêcher de compromettre par son zèle catholique intempestif la sécurité du roi en même temps que la sienne.

D’autre part, du côté de la France elle-même, qui aurait dû être son appui le plus solide, elle n’était pas non plus sans éprouver de fréquentes résistances. La politique de Louis XIV à l’égard de l’Angleterre semble avoir été avant tout de l’inutiliser, plutôt que de resserrer avec Charles II des liens de solide amitié. En partie à cause de la connaissance qu’il avait de la haine profonde du peuple anglais pour la France, en partie à cause d’une méfiance secrète que lui inspiraient le caractère indolent et la faiblesse du monarque anglais, Louis XIV fut beaucoup plus porté à tenter de neutraliser le Parlement par le roi et le roi par le Parlement qu’à lier sérieusement partie avec l’héritier des Stuarts. « Avec une dépense bien moindre que celle qu’il fit pour bâtir et décorer Versailles et Marly, il réussit à faire de l’Angleterre, durant près de vingt années, un membre aussi insignifiant du système politique de l’Europe que la république de Saint-Marin. » La constatation de Macaulay est exacte, dans son ensemble, mais l’étude attentive des relations de la France et de l’Angleterre permet de distinguer diverses étapes dans cette diplomatie et d’y reconnaître l’influence de la duchesse de Portsmouth.

Dans une première période qui s’étend jusqu’au traité de Nimègue, Louis XIV, à qui Charles II est uni par le traité secret qui a suivi celui de Douvres, s’efforce, par l’intermédiaire de ses ambassadeurs, de retenir le plus longtemps possible le monarque anglais dans son alliance ; lui distribue des subsides, d’ailleurs fort chichement marchandés, pour éviter les réunions du Parlement ; et arrive, en grande partie par l’ascendant de la duchesse, à conclure la paix de Nimègue sans que l’Angleterre ait sérieusement pris les armes contre lui.

Mais, mécontent des concessions que son ancien allié a dû faire à son peuple, des persécutions contre les catholiques et du mariage d’Orange, Louis XIV revient ensuite à la politique de défiance. Et pendant plusieurs années, malgré les instances de la duchesse de Portsmouth, au lieu de conclure un traité de subsides avec le souverain anglais, il s’efforce de maintenir l’agitation dans le royaume en distribuant de l’argent à l’opposition dynastique, voire même au parti républicain. Le résultat de cette politique, conseillée par Barillon, et qui désole la duchesse, est le rapprochement momentané de celle-ci et du parti whig, le relâchement de son amitié avec la France, la menace de la reconstitution d’une triple alliance entre l’Angleterre, l’Espagne et les Provinces-Unies.

Toutefois Louis XIV reconnaît son erreur. Le traité secret de subsides de mars 1681, qui permet à Charles II de vivre sans Parlement et qui est regardé en général comme le triomphe de la politique française, est beaucoup plus exactement celui de la politique particulière de la duchesse de Portsmouth, qui voit enfin se réaliser l’union intime qu’elle a essayé de consolider depuis son entrée en faveur, qu’elle n’a pu établir définitivement en 1679, à laquelle maintenant elle va présider. C’est elle qui, plus que Barillon lui-même, devient l’intermédiaire attitré et de toute confiance entre les deux monarques jusqu’à la mort de Charles II. Il ne s’élève plus de nuage entre eux. Mieux que les ambassadeurs de Louis XIV, la favorite a compris comment pouvaient s’entendre les intérêts des deux couronnes et la diplomatie française est contrainte de lui donner pleinement raison. Sans prétendre suivre par le menu le détail de son action sur la politique intérieure et étrangère de l’Angleterre, sans surtout pouvoir constater toujours avec précision de quelle manière s’exerça son influence, nous allons voir comment on la trouve mêlée, énergique et consciente, aux conjonctures politiques et diplomatiques les plus délicates de l’époque, et comment parfois, à telle heure de crise, c’est elle qui détermine la solution.


VI

La faculté qui est donnée par le roi de France à la duchesse de Portsmouth de se faire naturaliser Anglaise et le don de la terre ducale d’Aubigny attestent, dès 1673, non seulement le désir de complaire à Charles II, mais celui de récompenser et de stimuler la bonne volonté de la jeune femme. Elle apparaît aux côtés de Charles II aux yeux de tous les officiers français quand les deux flottes alliées se rencontrent sur les côtes d’Angleterre. Mais la même année, malgré les efforts de Colbert de Croissy, voit croître en Angleterre le mouvement d’opinion hostile à la France. La conclusion du mariage du duc d’York avec la princesse de Modène, le soupçon des intrigues secrètes de Charles II avec la cour de France, amènent une reprise de persécutions anticatholiques. Le roi n’ose empêcher le Parlement de se réunir, de blâmer l’alliance française, de refuser les crédits. Le Bill du Test est voté et oblige le duc d’York et lord Clifford, en leur qualité de catholiques, de se démettre de leurs emplois.

Jugeant Colbert insuffisant, méconnaissant encore l’influence de la duchesse, Louis XIV entreprend de nouvelles négociations dans le Parlement anglais par l’intermédiaire du duc de Buckingham, de son envoyé extraordinaire Ruvigny, et du marquis de Sessac. L’échec en est complet, et Ruvigny, successeur de Colbert de Croissy à l’ambassade de Londres, resserre les relations avec Madame de Portsmouth. Mais, malgré sa bonne volonté et tout l’argent qu’il reçoit de France, Charles II a dû faire des concessions à l’opinion publique, renvoyer le ministère de la Cabale, voir quelques-uns de ses membres mis en accusation, conclure la paix avec la Hollande. Il s’en excuse humblement auprès de son allié, et par l’intermédiaire de Ruvigny, et par celui de William Lockart, ambassadeur d’Angleterre en France, chargé d’exprimer à Louis XIV « combien il était affligé d’être contraint de céder à la nécessité de ses affaires et à la violence que lui faisait la Chambre basse, et que rien ne serait capable de l’en consoler que si le roi voulait bien lui faire connaître qu’il compatissait à sa situation et que cette conduite involontaire ne diminuait rien de son amitié pour lui. » Louis XIV le tranquillisait par une lettre affectueuse : s’il fallait renoncer à avoir l’Angleterre pour alliée, il s’agissait d’obtenir au moins sa neutralité et une médiation bienveillante.

Pour maintenir le roi dans ces dispositions, le concours de la duchesse était précieux. Aussi, bien que l’heure de l’entente intime avec elle ne fût pas encore venue et que ses offres de service fussent assez souvent dédaignées, Ruvigny se fait avec empressement l’intermédiaire de diverses demandes qu’elle adresse au roi de France et qui concernent des parens ou des amis qu’elle voudrait voir favoriser, ou, indirectement, son désir d’obtenir le tabouret quand elle viendra à Versailles.

C’est qu’à ce moment son prestige à la cour croissait considérablement. Les conférences secrètes de l’ambassadeur de France avec Charles II, qui jusqu’en 1674 se tenaient dans la chambre à coucher de la reine, vont maintenant avoir lieu chez la duchesse de Portsmouth, représentante attitrée de l’influence française. C’est son ascendant personnel sur lord Danby, le ministre qui succède en 1674 à la Cabale et reçoit le titre de grand trésorier, qui amène cet homme prudent et circonspect à passer d’une hostilité complète à la France à une politique presque bienveillante. Aussi accuse-t-on la favorite de l’avoir pris pour amant. Elle laisse dire et contre-balance auprès du roi et des ministres les doléances des Parlementaires et des Hollandais. A l’ambassadeur des Pays-Bas, Charles II déclare qu’il serait « un grand coquin » s’il oubliait ce qu’il doit à Louis XIV ; à la fin de l’année, il proroge le Parlement et voit sans regret échouer une première fois le mariage du prince d’Orange avec la fille du duc d’York.

Dans toutes ces mesures, les contemporains signalent à l’envi l’action de la duchesse de Portsmouth, depuis le fanatique Burnet jusqu’à Schwerin, le consciencieux ambassadeur de Brandebourg, toujours aux aguets de toutes les nouvelles, empressé à les transmettre à son maître, et qui se plaint que la duchesse maudite ait des agens partout, jusqu’à la cour de Vienne, où ils représentent les affaires d’Angleterre sous le jour qui lui convient.

Malgré les instances de Louis XIV et de nouvelles offres d’argent, il faut bien réunir le Parlement le 23 avril. Travaillé par toutes les influences favorables à la France, il ne vote ni la mise en accusation du ministre ni le rappel des troupes anglaises qui demeurent à la solde de la France. Louis XIV reconnaît officiellement les bons offices de la duchesse en lui offrant des pendans d’oreilles en diamans d’une valeur de 18 000 livres. C’est le présent le plus considérable qui soit envoyé en Angleterre au cours de l’année 1675. « Elle les a reçus, écrit Ruvigny, avec les sentimens d’un grand respect et d’une grande reconnaissance. Elle m’a prié d’assurer Votre Majesté qu’elle n’oubliera rien à faire ni à dire pour son service. » Mais la situation devient chaque jour plus difficile. Débordé par les instances de ses sujets, Charles II se trouve « comme une place assiégée qui ne peut se défendre. » Louis XIV a beau multiplier les instances, stimuler encore le zèle de la duchesse en accordant au petit duc de Richmond de devenir titulaire de la terre d’Aubigny : le Parlement se réunit en octobre 1675, multiplie les votes injurieux pour le roi et hostiles envers son allié.

Charles II se décide à un coup d’audace. Il proroge son Parlement jusqu’au mois de février 1677 et conclut avec Louis XIV un nouveau traité secret qui lui accorde 2 500 000 livres tournois et qu’aucun de ses ministres n’ose signer avec lui, tant ils ont peur de se compromettre. « L’on aura bien de la peine, observe Ruvigny, à s’imaginer qu’un roi soit tellement abandonné de ses sujets que, même parmi ses ministres, il n’en trouve pas un seul en qui il puisse prendre une entière confiance. »

Cette mesure permet à la duchesse et à ses alliés, le lord trésorier et le duc de Lauderdale, de disgracier, au grand scandale de Schwerin, une série d’ennemis de la France. En dépit de la rivalité de Madame de Mazarin, son influence officielle est toujours prépondérante au cours de 1676. Elle personnifie la cause française et Ruvigny écrit aux plénipotentiaires français de Nimègue, sachant le retentissement que ses paroles auront dans le monde diplomatique, que sa santé est meilleure et que le roi est assidu à son jeu et à ses dîners. Courtin, successeur du vieux huguenot, distribue les mêmes assurances, bien que la crise que traverse la favorite puisse faire craindre sa chute et qu’il multiplie ses relations en dehors d’elle. Cette disgrâce serait un désastre pour la France au moment où la haine contre celle-ci atteint un paroxysme inconnu, où l’on manque de jeter à la rivière le résident de Venise, parce qu’on l’a pris pour un Français.

On va s’apercevoir de l’erreur que commet l’ambassadeur français en marchandant les subsides à Charles II et en se refusant à une alliance intime avec la duchesse. C’est en vain que Louis XIV accorde un traité de navigation aux marchands de Londres pour calmer leur irritation et charge Courtin de distribuer 200 000 livres dans le Parlement. Dès sa première séance, le 25 février 1677, « il a passé tout d’une voix, dans la Chambre basse, écrit Courtin, que les Anglais vendront leurs chemises, ce sont les termes dont ils se sont servis, pour la conservation des Pays-Bas. Le bruit ne peut être plus grand. Nous engraissons à force de malédictions. » « La puissance anglaise, note triomphalement Schwerin, dépend du Parlement qui fera tout contre la France, rien contre les alliés. » Mais l’argent prodigué de Louis XIV obtient successivement plusieurs prorogations du Parlement et la conclusion d’un traité de neutralité. Les chroniques scandaleuses du temps représentent la duchesse de Portsmouth grisant le roi d’orgies et de débauches pour le faire accéder aux vœux de Louis XIV. La brillante entrée à Londres de Barillon, successeur de Courtin, donne un nouveau prestige à l’alliance française. À ce moment le concert de la France et de l’Angleterre est de nouveau tel que, selon l’expression dépitée d’un pamphlétaire, « l’harmonie des sphères n’a rien de plus juste et de mieux accordant. » Barillon, le duc de Créquy, et l’archevêque de Reims vont retrouver le roi à Newmark et en tel équipage « que le cortège ressemblait à un autre Parlement, et on eût dit que le roi n’avait prorogé le sien que pour les mieux recevoir. »

Mais la résistance prolongée du roi exaspère la fureur du peuple. Le moment est venu où les pires catastrophes sont à prévoir, s’il s’obstine. La duchesse de Portsmouth comprend elle-même la nécessité de donner quelque satisfaction au sentiment national. Elle ne s’oppose pas à l’arrivée en Angleterre de Guillaume d’Orange, suivant de quelques semaines celle de Barillon. Pourtant elle essaye d’empêcher son mariage avec la fille du duc d’York, et Danby, qui tient à accorder ce gage au parti anti-français, obtient du roi, pour neutraliser son influence, qu’il ne corresponde avec elle que par billets et refuse de la voir jusqu’au moment où tout sera décidé. Une fois l’affaire conclue, elle en donne la nouvelle à Barillon, et puis, attirant chez elle le prince d’Orange, s’efforce d’adoucir son hostilité contre la France, agissant d’autre part sur l’esprit mobile de Charles II pour l’empêcher de se détacher complètement de Louis XIV. Elle ne peut néanmoins l’empêcher de céder au courant, de conclure le 10 janvier 1678 une alliance avec les Pays-Bas et de se préparer à faire la guerre, malgré tous ses vœux en faveur de la paix générale. La harangue de Charles II à l’ouverture du nouveau Parlement « est d’un commis à son maître. » Le duc d’York lui-même est résigné à prendre les armes.

Cependant, grâce à l’habileté de Louis XIV qui sème la défiance dans le Parlement, grâce aux efforts désespérés de la duchesse qui ne cesse de se concerter avec Barillon et lutte toujours, quoique « fort triste et fort abattue » par tant de difficultés, il y a un rapprochement. Le Parlement, malgré sa haine de la France, se défie tellement de son propre roi qu’il n’ose lui donner des subsides pour lever une armée, craignant que celle-ci ne serve qu’à opprimer la nation anglaise. Et il continue à l’attaquer au moment où le monarque tente de se rallier à sa politique. « Je crois qu’ils ont perdu l’esprit et que vous leur avez donné de l’argent, » murmure Charles II, clairvoyant, à l’oreille de Barillon. Aussi le roi, désillusionné, revient-il à la France. Au moment où Madame de Scudéry écrit à Bussy : « On ne doute plus de la guerre avec l’Anglais. On dit même qu’elle est publiée à Londres de jeudi passé ; » au moment où l’on trouve jusque dans l’appartement royal un billet de menaces au monarque rebelle aux vœux de son pays ; où Schwerin mande à son maître : « Le mécontentement de la nation est si grand que je ne puis le décrire ; » Charles II négocie de nouveau avec Louis XIV un traité de subsides qui lui permettra de se passer de son Parlement (27 mai 1678). Pendant ce temps Louis XIV frappe les coups décisifs de la campagne, prend Gand et Ypres. La paix va se conclure avec la Hollande.

Mais la volonté du roi de France de subordonner sa paix particulière à la paix générale, à la restitution à son alliée, la Suède, de toutes les places qui lui ont été enlevées, donne moyen à ses ennemis de redoubler leurs intrigues pour faire échouer la négociation, désappointe profondément Charles II qui conclut un traité avec la Hollande. La guerre va recommencer sur cette question de point d’honneur. Le parti antifrançais s’en réjouit, quand, par un coup de théâtre inattendu, la paix redevient possible par l’intervention de la Suède qui demande elle-même à Louis XIV de ne pas insister. D’où vient ce revirement ? C’est Temple, le négociateur anglais à Nimègue, qui nous l’apprend. Un certain Ducros, moine défroqué, agent de la France en Suède, débarque tout à coup à Nimègue et divulgue partout qu’il est chargé par le roi d’Angleterre d’inviter la France au nom des Suédois à conclure la paix. Et elle le fut effectivement. A son retour en Angleterre, Temple essaya de démêler qui avait autorisé la mission de ce Ducros : « Tout ce que je pus apprendre en cour sur cette affaire fut que ces ordres avaient été expédiés un matin dans une heure de temps, dans l’appartement de la duchesse de Portsmouth, par l’intervention de M. Barillon. » Louise de Kéroualle avait tenu sa parole au roi de France, de n’épargner rien « à faire ni à dire pour son service. »

La paix faite avec la Hollande, l’intervention possible de l’Angleterre écartée, l’Espagne, l’Empire et le Brandebourg sont obligés de céder successivement. C’était le triomphe de Louis XIV. Il était dû à ses armées et à ses diplomates. Au premier rang de ceux-ci, plaçons, avec M. Forneron, « la petite Bretonne qui nous a fait gagner nos Flandres et notre Franche-Comté. »


VII

C’est au moment où la duchesse de Portsmouth peut se croire assurée contre tout retour de fortune ; où Barillon note l’impuissance des cabales formées contre elle par Madame de Mazarin, Madame Hyde, la duchesse d’York ; où il constate qu’elle « paraît en plus grande considération » qu’elle n’était quelques mois auparavant ; où le roi n’a pas de secrets pour elle ; où le premier ministre se sert d’elle pour amener les mesures qu’il n’ose proposer lui-même ; où les courtisans, et au premier plan Sunderland qui va devenir son allié inséparable, l’entourent de leurs adulations, c’est à ce moment-là qu’elle court le plus grand péril, dans la tourmente inattendue, mais très compréhensible qui bouleverse l’Angleterre mécontente de son roi, exaspérée du triomphe de la politique française, toute préparée à tourner contre les catholiques les fureurs qu’elle n’a pu satisfaire par la guerre.

Sans qu’il y eût aucun plan précis formé pour le rétablissement du catholicisme, il était visible qu’un grand nombre des adeptes de la religion romaine nourrissaient en sa faveur les espérances les plus contraires au sentiment national. « Nous avons une grande œuvre à accomplir, écrivait Coleman, secrétaire de la duchesse d’York, rien moins que la conversion des trois royaumes, et par là nous pourrons vaincre peut-être complètement l’hérésie pestilentielle qui a si longtemps dominé dans une grande partie du Nord. » La haine publique était en éveil, guettait les intrigues nouées avec la France, ne demandait qu’à faire explosion. Contre les catholiques on pouvait tout faire croire au peuple, qui quelques années plus tôt tenait Marie de Modène pour la fille aînée du Pape, et apprenait avec terreur le mariage du dauphin de France avec la fille du Grand Turc. Aussi rien n’allait le trouver incrédule dans les dénonciations d’un des plus misérables imposteurs dont l’histoire ait gardé le souvenir : Titus Oates, ancien pasteur baptiste, qui après avoir cherché à exploiter une feinte conversion au catholicisme, imagina avec un succès plus fructueux de dénoncer à l’Angleterre un complot papiste qui aurait eu pour but le meurtre du roi et la restauration de l’idolâtrie abhorrée. Un dangereux intrigant, Shaftesbury, ministre disgracié de Charles II, ambitieux capable de tout pour ressaisir le pouvoir, mit ses soins particuliers à faire accepter l’idée d’un complot à la crédulité publique. La rage et la terreur du peuple anglais ne connurent plus de bornes quand la découverte des lettres de Goleman au Père La Chaise, confesseur de Louis XIV, et l’assassinat de sir Edmundsbury Godfrey, le magistrat devant lequel Gates avait fait sa déposition, donnèrent une apparence moins fantastique aux divagations du misérable. Cinq lords catholiques furent enfermés à la Tour ; deux mille personnes arrêtées. Les milices s’armèrent. Un bill exclut les catholiques des deux Chambres. Un nouvel imposteur, Bedloe, rivalisait avec Gates d’imputations monstrueuses. Coleman porta sa tête sur l’échafaud.

Dans cette explosion de fureur populaire, tout ce qu’il y avait de catholique en Angleterre était directement menacé : au premier plan, la duchesse de Portsmouth, haïe depuis si longtemps et qui pratiquait ouvertement sa religion. Plusieurs des individus impliqués dans le complot étaient accusés ou convaincus d’être ses gens : ainsi un certain John Potter, un certain Philippe Doughty, un certain Fitz Harris, d’autres agens suspects, qu’elle employait à l’occasion. Des paroles violentes s’élevèrent contre elle à la Chambre des Communes. Les pamphlets l’accusèrent d’être l’âme de la conspiration, d’avoir prêté son aide au moins indirecte au meurtre de Godfrey en cachant son cadavre. Le danger semblait imminent. Elle-même prévoyait le moment où il lui faudrait céder à l’orage : « Madame de Portsmouth, écrivit Barillon, m’a parlé comme si elle n’était pas assurée de demeurer ici. » Elle craignait que le Parlement ne la mît directement en cause, qu’il fût impossible de la protéger contre la fureur de la populace, que sa présence ne constituât un danger pour le roi. Elle renvoyait ses domestiques catholiques, songeait à préparer sa retraite en France.

L’heure de la fuite, pourtant, n’avait pas encore sonné. Incapable de résister ouvertement à l’opinion exaspérée, sentant qu’il y perdrait sa couronne, Charles II lui fit des concessions. Tandis qu’il faisait désigner par la reine la duchesse de Portsmouth comme la première des dames catholiques qu’elle était autorisée à conserver auprès d’elle, il éloignait le duc d’York d’Angleterre, se rapprochait de l’opposition, abandonnait Coleman, et se disculpait de toute sympathie catholique en trahissant misérablement lord Strafford, un des gentilshommes les plus honorables du royaume, qu’il offrait en victime à la vindicte publique.

Quelle fut la responsabilité de la duchesse de Portsmouth dans toutes ces lâchetés, on ne saurait le dire avec précision. Mais il y aurait témérité à donner un démenti formel à tel historien anglais, très honorable malgré quelque fanatisme, qui la montre assistant au procès de lord Strafford et distribuant des sourires et des confitures sèches à ses persécuteurs. Elle sentit le besoin de calmer l’opinion excitée contre elle, de donner des gages au Parlement, afin de n’être pas emportée dans cette crise provoquée par la politique intransigeante qu’elle avait toujours blâmée, et s’engagea dans des intrigues tortueuses, qu’elle mena d’ailleurs avec une rare habileté et dont finalement elle sortit triomphante et grandie.

Rien de plus compliqué que l’histoire politique de l’Angleterre depuis la chute de Danby jusqu’au Parlement d’Oxford de 1681. Accusant le lord trésorier de l’avoir trahi, Louis XIV fut la cause indirecte de sa disgrâce en fournissant à Montaigu, ambassadeur de Charles II à Paris, le moyen de prouver les relations secrètes qu’il avait eues avec la France. Indirectement atteinte par le malheur de Danby, la duchesse ne comptait guère que des ennemis dans le gouvernement très composite qui lui succéda et qui avait comme membres principaux Shaftesbury, Temple et Halifax. C’était l’avènement de la faction parlementaire, antifrançaise et anticatholique. Un seul ami dévoué de Madame de Portsmouth, y figurait : le comte de Sunderland, esprit net et pénétrant, doué, au jugé d’un de ses ennemis, du plus grand génie pour les affaires, caractère médiocre d’ailleurs, « changeant de parti comme d’habit. »

Il semble que, malgré le triomphe momentané de l’opposition, la duchesse et lui essayèrent d’abord, une fois de plus, en dépit de la défiance que pouvait leur inspirer le sort de Danby, de resserrer cette alliance intime avec la France qui était le rêve de Madame de Portsmouth, Moyennant un subside de 4 millions de livres par an, payé par Louis XIV à Charles II, le roi, dit la duchesse, renverra son ministère et vivra sans Parlement. BarilIon est l’intermédiaire de ces négociations qui occupent toute l’année 1679 et qui, en cas de succès, vaudront à la favorite un présent de 5 000 pistoles et 10 000 à Sunderland. Mais Louis XIV, mécontent de la persécution anticatholique, de la convocation du Parlement, des concessions faites par Charles II à l’opposition, marchande outrageusement le monarque anglais, lui reproche ses trahisons, offre 500 000 livres par an au lieu des 3 ou 4 millions qui lui sont demandés, et n’arrivant pas à conclure d’entente sur ces bases, plus méfiant que jamais à l’égard de son inconstant allié, se remet, selon le système préconisé par BarilIon, à subventionner l’opposition pour accroître les difficultés intérieures de l’Angleterre et empêcher qu’elle puisse jamais s’unir contre lui (1679).

Très désorientée par cette politique, qui contrecarre la sienne, surprise de trouver parfois Louis XIV allié avec ses pires ennemis, la duchesse de Portsmouth sent la nécessité de se créer d’autres appuis, en partie pour ne pas rester seule si la France l’abandonne, en partie pour montrer à Louis XIV de quel crédit elle dispose, malgré ses dédains. Elle ne cesse pas, en 1679, de personnifier l’alliance française. Le parti protestant demande son éloignement et celui de Sunderland. On la rend responsable de la prorogation du Parlement à la fin de l’année. On se doute des marchandages auxquels elle est mêlée avec la France. L’ancienne amie de la duchesse, la comtesse de Sunderland, qui trahit son mari pour Henry Sidney, son amant, dénonce « l’abominable coquine, qui est prête à trahir l’Angleterre pour quelques livres sterling. » C’est Nelly Gwynn qui devient le champion du parti national et reçoit chez elle le duc de Monmouth. N’empêche que les gens bien informés s’étonnent que la fureur ne soit pas plus grande contre la Française. C’est qu’en ce moment, elle suit une triple intrigue. Sans rompre avec la France ni avec le duc d’York, elle entre en relations suivies avec les deux partis entre lesquels se partage l’opposition anglaise momentanément victorieuse : celui du duc de Monmouth, fils naturel de Charles II, et celui du prince d’Orange.

Du moment en effet où Shaftesbury est arrivé au pouvoir, il a aussitôt voulu se prémunir contre tout retour de fortune en substituant comme héritier au trône, le duc de Monmouth, fils naturel de Charles II, au duc d’York et au prince d’Orange, son gendre, dont le caractère est trop indépendant. Pour y arriver, il patronne devant les Chambres le bill dit d’exclusion qui en apparence ne fait qu’écarter de la succession royale le catholique duc d’York, — qui, en réalité, doit discréditer les Stuarts et la royauté. Mais, d’autre part, la plupart des amis du prince d’Orange se tiennent, avec Halifax, satisfaits de la perspective de le voir succéder au duc d’York ; en partie par attachement pour le prince, en partie par scrupule de la légalité, ils s’opposent violemment à la clause d’exclusion.

Voilà donc l’opposition coupée en deux. La duchesse, dont on sait l’influence sur le roi vieillissant, est en coquetterie avec les deux factions. Une de ses filles de confiance. Madame Wall, professe une passion exclusive pour Monmouth ; les relations de la duchesse avec lui sont si avérées qu’un faussaire peut avec quelque complaisance lui attribuer des lettres qui témoignent de leur entente et sont rédigées de manière à exaspérer l’opinion publique. Mais, d’autre part, elle tâte également le terrain du côté de Guillaume d’Orange. Les lettres et le journal de Henry Sidney, intime ami du prince et ambassadeur d’Angleterre à la Haye, donnent une idée singulière de l’activité de la favorite, surtout quand on les rapproche de la correspondance de Barillon à la même époque.

Tandis que sa maîtresse, la comtesse de Sunderland, ne cesse de le mettre en garde contre la femme perfide dont elle dénonce les intrigues avec la France, Henry Sidney note les velléités de rapprochement de la duchesse du côté du prince qui a été son hôte en 1677 au moment de son mariage. Elle lui fait tenir les messages les plus engageans. Sunderland écrit confidentiellement à Sidney combien elle serait sensible à une dé- marche de la part de Guillaume, à une lettre par exemple ; il fait sentir combien son appui pourrait être précieux. Elle déclare ne pas vouloir faire d’avance, mais elle est toute prête à répondre à celles qui lui seraient adressées. Son amour pour la France, tout sincère qu’il est, ne lui fera pas méconnaître ses devoirs envers l’Angleterre, sa seconde patrie. Barillon, furieux, l’accuse d’avoir préparé, d’accord avec Sunderland, l’alliance entre l’Espagne et l’Angleterre. Chaque occasion lui est bonne pour envoyer un mot gracieux au prince d’Orange. Mais celui-ci, soit par aversion insurmontable, soit par défiance ou par scrupule, ne peut se décider à lui écrire, répond mollement à ses invites, se montre plus disposé à faire des déclarations contre elle qu’à devenir son allié. Au désappointement visible de l’ambassadeur, il tergiverse, hésite à venir en Angleterre, ne se décide que quand il est trop tard.

La duchesse de Portsmouth a déjà pris son parti. Puisque le traité avec Louis XIV n’est toujours pas conclu, puisque Orange se dérobe, elle se rapproche résolument de Monmouth et de Shaftesbury. Quelques-uns croient savoir qu’elle reste en relations secrètes avec le duc d’York. Il est plus probable que chacun d’eux trahit l’autre avec l’espoir, en le sacrifiant, de se sauver soi-même. Dans tous les cas, d’accord avec Sunderland, elle se prononce résolument en faveur de l’exclusion, au grand désarroi du parti orangiste. Quoique les plus clairvoyans se défient de ses pleurnicheries auprès du roi et soupçonnent chez elle des arrière-pensées, la voilà, du jour au lendemain, au scandale de la comtesse de Sunderland, « passée favorite de la Chambre des communes. « Tandis que le duc d’York est éloigné en Écosse, elle acquiert un tel crédit dans le Parlement qu’on n’accorde nulle attention à un inconnu qui parle de faire une adresse au roi pour demander son renvoi. Sa conduite inattendue rend Burnet perplexe. Y eut-il de sa part dissimulation et machiavélisme ? ou au contraire, comme il le crut et comme Barillon lui-même le soupçonna, pensa-t-elle ainsi affermir le trône du roi et peut-être, après Monmouth, en préparer l’accès à son propre fils, le petit duc de Richmond ? Il est difficile de se prononcer. Dans tous les cas, sa politique lui acquit en quelques semaines une popularité qu’elle n’avait jamais eue. On la crut si complètement engagée dans l’opposition qu’après le rejet par les lords du Bill d’exclusion, la dissolution du Parlement et la chute de Sunderland, elle fut considérée comme disgraciée, dénuée à jamais de toute influence auprès du roi, proche d’être renvoyée définitivement : tel était l’avis de Sidney en juin 1681.

Son erreur était complète. Y eut-il jamais divergence réelle de pensée entre Charles II et elle ? Il est possible que non. Ce qui est certain, c’est que la politique d’alliance avec l’opposition ne fut pour la Française qu’un pis aller, mieux peut-être : qu’une ruse, destinée à la fois à assurer sa propre sécurité et à décider Louis XIV à conclure enfin le traité de subsides tant désiré.

Le roi de France se rend compte, en effet, qu’à distribuer de l’argent dans le Parlement, il perd de grosses sommes et que les résultats obtenus ne sont guère satisfaisans. Alors a lieu le rapprochement définitif avec la duchesse. Charles II la réconcilie avec le duc d’York, à quelque point que celui-ci soit outré de ce qu’il appelle sa trahison. Barillon sert d’intermédiaire pour les derniers pourparlers avec la France. Le traité de subsides est conclu, qui permettra à Charles II de gouverner sans les crédits demandés au Parlement.

Au Parlement d’Oxford convoqué en mars 1681, Charles II étale aux yeux de son peuple l’impuissance et les divisions de l’opposition et les velléités séditieuses de Shaftesbury. Il fait arrêter ce dernier et déclare en appeler à la nation tout entière. Le prince d’Orange, débarqué trop tard en Angleterre, est reçu froidement à la cour et se hâte de repasser la Manche. La politique machiavélique de la duchesse triomphe. Elle n’abuse pas du succès, reçoit affablement les orangistes, tâche d’apaiser les dissentimens. Son ami Sunderland, après une disgrâce qui n’a jamais été complète, rentre officiellement au pouvoir. Elle sort triomphante de la crise la plus redoutable qu’elle ait traversée. Elle a montré à la France de quel prix est son concours, et de quelle sûreté son jugement. Sa politique a évincé celle de Barillon. L’événement va achever de lui donner raison. Le régime de l’union intime qu’elle a toujours prêché et auquel elle va présider, régira les rapports des deux monarques jusqu’à la mort de Charles II. L’heure est venue où Louis XIV lui-même va proclamer le triomphe de son alliée à la face de l’Europe.


VIII

Au plus fort de la crise, son crédit n’a pas été ébranlé. En pleine agitation antipapiste, deux courtisans sont disgraciés pour avoir grisé un petit More au service de la duchesse et divulgué les confidences indiscrètes qu’ils lui ont soutirées. Quelques mois plus tard, le poète Dryden, jadis adulateur de la belle étrangère, publie avec lord Mulgrave un Essai sur la satire où elle est cruellement déchirée en compagnie de Scroggs et de Rochester ; le 18 décembre 1679, dans la soirée, il est assailli par trois individus qui le rouent de coups et s’enfuient. Il fut impossible de les retrouver malgré les récompenses promises au dénonciateur. Les journaux ne s’y trompèrent pas et dans cet attentat reconnurent « une vengeance féminine ou papiste. » Dryden, averti, fut plus prudent et dans son Absalon et Achitophel se contenta d’un mot inoffensif sur les amours de David vieillissant et de Bathséba. En 1680, Charles II, malgré ses besoins d’argent, trouve moyen d’accroître les revenus de la favorite. L’année suivante, son fils est nommé grand écuyer. Peu après, c’est son influence qui arrête les procédures contre le comte de Kœnigsmark, accusé d’avoir fait assassiner M. Thynn. C’est dans ses « glorieux appartemens de Whitehall » qu’est donnée, le 11 janvier 1682, une fête splendide en l’honneur des ambassadeurs Mores ; malgré son rigorisme, Evelyn lui-même est ébloui de la somptuosité des festins, de l’éclat dont s’environnent toutes les favorites devant les nobles étrangers qui appellent la bénédiction divine sur la duchesse de Portsmouth et sur le prince, son fils.

Mais c’est le voyage de France, c’est la réception solennelle que Louis XIV fait à la duchesse qui consacrent sa prééminence désormais incontestée. Madame de Portsmouth se sent assez forte pour abandonner l’Angleterre pendant quelques mois. Elle ira les passer en France, sous le prétexte « qu’étant attaquée de la maladie de consomption, » elle a besoin des eaux de Bourbon, en réalité, pour resserrer encore l’amitié des deux monarques et reparaître triomphante dans cette cour où elle a vécu obscure et ignorée.

Elle dédaigne les malédictions dont les pamphlétaires couvrent son départ qui coïncide avec celui de Kœnigsmark ; elle les laisse dire qu’une intrigante et un assassin sont faits pour s’en aller la main dans la main, et souhaiter de ne jamais revoir ce « Joas » et cette « Jézabel. » Accompagnée de son fils, charmant enfant dont la grâce attendrit les libellistes eux-mêmes, et de sa sœur la comtesse de Pembroke, elle s’embarque dans les premiers jours de mars 1682 sur un yacht préparé pour elle à Greenwich et arrive à Paris le 20, dans un équipage splendide : quatre carrosses, marqués aux armes royales, plus de soixante chevaux ; un personnel nombreux, à la livrée du roi, puisque le duc de Richmond est son fils.

Un hôtel somptueux a été retenu pour elle à Paris par les soins de l’ambassadeur Preston qui est à sa dévotion, se fait son courrier, et note ses moindres déplacemens. L’accueil qui lui était réservé à Saint-Cloud fut royal : la pruderie naissante de la cour de France soulignait encore la valeur de cette manifestation. Le duc de Richmond parut charmant et plein d’esprit. La duchesse était de toutes les fêtes et mandait ses triomphes à Charles II qui adressait à Louis XIV « de grands remerciemens sur la réception et les bons traitemens faits à Madame de Portsmouth. » On remarquait la richesse de ses pierreries, estimées plus de 500 000 écus. Louis XIV y ajouta en lui faisant présent d’une paire de pendans d’oreilles de la valeur de 32 000 livres (on exagérait jusqu’à 20 000 écus) ; le jeune duc de Richmond reçut une épée cotée sur le registre des présens royaux 11 951 livres ; une chaîne d’or de 1 500 livres fut offerte à l’écuyer de la duchesse. Elle n’était pas moins splendide dans sa manière d’accueillir les cadeaux, donnant un diamant de 4 000 livres au porteur de l’épée, distribuant aux courriers du roi des bijoux de valeur et une épée enrichie de pierreries. Elle eut à la cour les honneurs du tabouret et, selon l’usage de celles qui l’avaient pour la première fois, paya cent écus d’or. Le roi envoya la saluer. Monsieur se présenta chez elle en personne. Sa visite à Saint-Germain faillit soulever un conflit, les gardes n’ayant pas reçu l’ordre de la laisser entrer. Elle alla voir Madame du Lude, sa compagne de jadis, devenue abbesse de Bellechasse, l’embrassa fort tendrement et s’entretint une heure avec elle. Rien n’est pareil, dit Saint-Simon à l’accueil quelle reçut, « jusque-là, qu’étant allée un jour de grande fête aux Capucins de la rue Saint-Honoré, ces pauvres religieux qui en furent avertis sortirent processionnellement au-devant d’elle et la jetèrent dans une étrange confusion. »

Vers la fin d’avril, elle quitta Saint-Cloud et elle alla passer quelques jours dans sa terre d’Aubigny. Son père était venu la voir à Paris. Elle le retrouva, ainsi que sa mère, dans cette propriété où leurs revers de fortune les avaient obligés à se réfugier. De là, vers le milieu de mai, elle gagna avec sa sœur les eaux de Bourbon où il y avait grand afflux de monde élégant ; elle y fit « une effroyable dépense » et éclipsa par son luxe les plus magnifiques. Ensuite elle repassa par Paris ; lui mandant des nouvelles de Charles II, Preston s’excusait de ne pouvoir lui baiser la main ; en Bretagne, où elle demeura quelques jours, elle négocia, avec d’autres acquisitions, le rachat de la terre de Kéroualle dont ses parens avaient dû se défaire. Puis elle reparut à la cour, où derechef on s’empressa de « fort bien la régaler. » « Elle fut dimanche dans le carrosse de la reine, » note respectueusement la Gazette du 5 juillet ; et elle ajoute : « M. de Croissy-Colbert, son ancien ami, lui donna lundi un magnifique repas. » Les mésintelligences d’autrefois étaient oubliées dans cette apothéose.

Renonçant à faire une nouvelle cure quoiqu’elle eût été peu satisfaite de la première, la duchesse rentra à Londres vers la fin de juillet 1682, moins de cinq mois après son départ. Le bruit des honneurs dont elle avait été l’objet sur le continent avait accru encore son crédit. « Elle paraît, note Barillon, avoir plus de crédit et de considération qu’elle n’a encore eu. Il y a une étroite liaison entre M. le duc d’York et elle. »

C’est qu’elle est enfin arrivée à réaliser le but suprême de son ambition politique et personnelle. Elle a noué avec le roi de France ces relations directes auxquelles elle aspirait depuis si longtemps et qui vont lui permettre de consacrer l’union intime des deux souverains.

Sans doute, il y a longtemps déjà que Louis XIV a prouvé en quelle estime il tenait les services de Madame de Portsmouth. Mais c’est par l’intermédiaire de ses ambassadeurs qu’il lui envoyait l’expression de ses sentimens, qu’il lui faisait tenir les grâces qu’il daignait lui accorder. C’est eux également que la duchesse chargeait de parler, de solliciter, de remercier en son nom. Très circonspecte et craignant de déplaire, elle n’a pas osé, quoique Colbert de Croissy lui-même l’y eût le premier engagée, prendre cette liberté d’écrire personnellement au roi, qui implique un certain degré de familiarité. En réponse à ses bienfaits, elle s’est seulement permis de lui faire tenir quelques témoignages directs de ses sentimens : son portrait en 1675, plus tard deux montres qui lui valurent des remerciemens affectueux de Louis XIV, et donnèrent lieu à une lettre circonstanciée de Louvois. L’une des deux montres n’a jamais bien marché, le roi a cassé l’autre en la remontant. Il ne veut pas les faire réparer à Paris de crainte qu’on ne les abîme. Louvois les renvoie donc à Courtin afin qu’il les fasse raccommoder « par le meilleur maître qu’il y ait » et les réexpédie ensuite par la voie la plus sûre. Mais, recommande Louvois avec une gravité diplomatique, « je dois vous faire observer que Sa Majesté n’étant pas bien aise que l’on sache qu’Elle ait renvoyé ces deux montres, vous ne le direz à personne. « 

Le voyage en France permit à Louis XIV d’apprécier à leur valeur le crédit de la duchesse et son intelligence politique. Lorsqu’elle retourna en Angleterre, elle était désormais admise à correspondre directement avec le monarque et à recevoir directement ses messages. Un assez grand nombre de lettres, inédites jusqu’ici, témoignent de l’empressement de Madame de Portsmouth auprès de son souverain aussi bien que de l’affectueux intérêt qu’il lui portait.

Les premières furent écrites à l’occasion des présens que Louis XIV avait destinés à la duchesse et à son fils. En même temps que ses remerciemens, la favorite apportait au monarque l’assurance de son entier dévouement et, adroitement, avec une modestie affectée, elle l’entretenait des affaires politiques où dorénavant elle entendait jouer le premier rôle. « J’ose me flatter, Sire, écrit-elle, qu’après la faveur que vous m’avez fait de m’accorder votre protection et votre bonne opinion. Votre Majesté m’honorera de ses ordres sur tout ce qui regardera en ce pays ses intérêts, l’assurant que j’y emploierai le peu de talent que Dieu m’a donné avec toute la vivacité et le zèle d’une personne qui n’a pas de plus grande ambition que d’avoir quelque mérite auprès de Votre Majesté. » Elle aura l’œil sur les ministres malintentionnés qui pourraient vouloir ébranler l’amitié des deux rois. C’est pour le bien du monarque français, représente-t-elle, qu’elle a sollicité le pardon de Sunderland, son ami ; elle rassure le roi sur la faveur de Halifax qui peut enhardir les Espagnols. Tout son chagrin est « de ne pouvoir être bonne qu’à de petites choses. » Au moins s’y emploie-t-elle de tout cœur. Des félicitations sur la naissance du duc de Bourgogne terminent cette épître où la politique, la flatterie et le sentiment s’entremêlent avec une rouerie toute féminine, et d’ailleurs dans une orthographe des plus fantaisistes. Louis XIV n’était pas un grammairien exigeant.

En revanche, il avait pour les parfums une horreur qui faillit, un jour, le brouiller avec Madame de Montespan. Or la duchesse de Portsmouth s’était servie de papier parfumé. Elle s’empressa de s’en excuser dans sa lettre suivante. « Je vous en demande humblement pardon. Sire, et de me faire la grâce de croire que ce soit là la seule faute que je commettrai et dont je puisse jamais être coupable envers votre sacrée personne. » Assurément, Louis XIV ne tint pas rigueur à cette correspondante si attentive à ne négliger « aucun soin ni aucune industrie » pour son service et dont le vœu le plus cher était qu’un jour le petit duc de Richmond employât au service du roi de France l’épée qu’il tenait de ses bontés. Ses réponses bienveillantes et affectueuses prodiguent à la duchesse les approbations et les marques de confiance.

Au moment de la mort de Marie-Thérèse, elle fit au roi ses condoléances empressées : « J’avoue, ma cousine, lui répondit-il, que mon affliction est extrême, mais non pas jusques au point de ne pas sentir la part que vous y prenez. » De moindres occasions lui étaient bonnes pour venir assurer le roi de son dévouement. Une chute qu’il fit lui inspira les plus chaleureuses protestations : « Bien que l’accident de ma chute, écrivit Louis XIV, ne m’eût presque point fait de mal, j’aurais été fâché que vous eussiez senti pour moi le peu même que j’ai souffert comme vous le désiriez. Je ne veux de votre souhait que la bonne volonté. Elle me suffit pour vous souhaiter tout le bonheur que vous méritez. »

Ce billet, où la majesté royale se nuance de galanterie, dut combler de joie la duchesse, car, c’est Barillon qui nous l’apprend dans une bien amusante lettre à son maître, elle désirait infiniment ne pas recevoir du roi des lettres « dans le style ordinaire, mais que ce fût en forme de billet et d’une manière qui parût plus confidente. » « Elle montra, devant moi, conte Barillon, il y a quelque temps, au roi d’Angleterre une lettre de Votre Majesté dans laquelle il y avait selon la forme ordinaire : Je prie Dieu, ma cousine, qu’il vous ait en sa sainte et digne garde. Elle lui dit : « Ces sortes de lettres ne me font pas tant de plaisir que si elles ne finissaient pas toutes de la même façon. » Le roi d’Angleterre lui dit en riant : « Je vois bien, Madame, que des lettres d’un autre style vous plairaient davantage... » Et Barillon ajoutait : « Votre Majesté sait que ce n’est pas toujours ce qu’il y a de plus solide dont les dames sont occupées et qu’elles sont souvent plus sensibles à ce qui flatte leur gloire qu’à toute autre chose. » Cet avertissement diplomatique est de juin 1683 et les billets que nous avons cités, d’août et de septembre ; on voit que Louis XIV avait tenu compte des insinuations de son ambassadeur et savait plier sa prose aux intérêts de sa diplomatie.

Quand il ne lui écrivait pas, c’était Barillon qu’il chargeait de lui dire « qu’il avait une confiance entière en elle et voyait qu’il ne pourrait arriver d’inconvénient à ce qui se ferait par son intermédiaire ; qu’il était juste de se rapporter à elle du dedans de la cour et que les mesures qu’elles prendrait ne seraient pas suspectes. » Quand M. de Tilladet, capitaine des Cent Suisses et lieutenant général, fut envoyé en mission auprès de Charles II, il fut chargé de saluer particulièrement la duchesse de Portsmouth. « J’ai été plusieurs fois, écrivit Tilladet à Louis XIV, chez Madame de Portsmouth à qui j’ai fait connaître la considération que Votre Majesté avait pour elle et l’ai assurée qu’en toutes sortes d’occasions, elle lui donnerait des marques de son amitié, ce qu’elle a reçu avec le dernier respect. »

Il allait le lui témoigner de la manière la plus sensible en la tirant d’un singulier embarras où, par une aberration qui étonne chez cette « femme d’entendement, » elle venait de se précipiter elle-même.


IX

Si jadis un sentiment sincère avait pu se joindre aux conseils de l’ambition et de l’intérêt pour jeter Louise de Kéroualle dans les bras de Charles II, il y avait longtemps que les infidélités de son amant et l’influence corruptrice de la vie de cour avaient émoussé ce que pouvait contenir d’amour et de fidélité le cœur de la duchesse de Portsmouth. Avait-elle jusque-là trahi positivement l’attachement que lui gardait le monarque ? En l’absence d’autres témoignages que les vagues imputations de ses ennemis, nous croyons que le sentiment de son intérêt, celui de sa dignité et une certaine froideur qui la caractérisaient purent la protéger contre les galanteries ordinaires de la cour des Stuarts. Mais il était écrit que si même elle avait résisté jusque-là, ce qu’il serait au moins téméraire d’affirmer avec trop d’assurance, elle n’échapperait pas à cette crise sentimentale si souvent observée, où succombent entre trente et trente-cinq ans tant de femmes privées d’amour et qui, au déclin de leur jeunesse, s’y précipitent soudain avec une sorte d’ardeur désespérée.

Il y avait plusieurs années déjà que la duchesse de Portsmouth connaissait Philippe de Vendôme, grand prieur de France. Né en 1655, plus jeune qu’elle de six ans par conséquent, deuxième fils du duc de Vendôme et de Laure Mancini, c’était un seigneur de beau visage et d’esprit distingué. Divers incidens peu honorables pour son courage donnent à penser que son caractère n’était pas à la hauteur de ses manières. Mais il avait tout le don de plaire des Mazarin et la galanterie du Béarnais. A plusieurs reprises déjà, il avait paru à la cour d’Angleterre et s’était montré assidu auprès de la duchesse de Portsmouth. Ses empressemens furent plus remarqués encore pendant le voyage de France : « Dernièrement, note la Gazette, dans une de ses visites en lui disant des honnêtetés, il dit que s’il voulait se marier, il voudrait avoir une femme qui lui ressemblât et elle dit que si elle se mariait elle voudrait avoir un homme fait comme lui. Un seigneur anglais qui était présent prit la parole et leur dit qu’il ne le leur conseillait pas, car ils perdraient chacun leur bénéfice. » Le souvenir du galant prieur ne fut sans doute point le plus désagréable que la duchesse rapporta de la cour de Louis XIV. Il vint la retrouver au Angleterre l’année suivante (1683). L’accueil qu’elle lui fit fut de nature à exciter l’attention universelle.

« Il s’élève quelques nuages, écrit Barillon au roi le 17 juin, sur le sujet de M. le grand prieur et le roi laisse voir quelquefois de la mauvaise humeur et des soupçons, mais cela ne dure pas. » La prudence exigerait que Madame de Portsmouth priât son visiteur de retourner en France. Mais « ceux qui donneraient un tel conseil seraient assurés de déplaire et de n’être pas crus. » Les amis de la favorite s’inquiètent, tout en faisant grand accueil à son ami. Mais Charles II se résigne moins aisément à la destinée qui veut qu’aucune de ses maîtresses ne lui soit fidèle. Il manque d’énergie pour disgracier l’infidèle ou même pour se fâcher contre elle et lui exprimer en face ses volontés. C’est Sunderland qu’il charge d’aller défendre au grand prieur de se présenter chez la duchesse. Celui-ci obéit pendant quatre ou cinq jours et puis retourne chez elle. Alors le roi s’adresse à Barillon : qu’il invite en son nom le grand prieur à quitter sur-le-champ l’Angleterre ! Nouveau refus du galant qui déclare ne vouloir s’en aller que s’il en reçoit l’ordre de la bouche du roi lui-même. Malgré sa répugnance, Charles II se résout à le voir et à lui redire ses volontés. M. de Vendôme fait toujours la sourde oreille ; d’ailleurs ayant eu le malheur de déplaire à Louis XIV, il n’oserait retourner en France, Alors le roi perd patience et envoie M. Grafton, lieutenant de ses gardes, « dire à M. le grand prieur que s’il ne partait pas dans deux jours, il le ferait conduire par ses gardes en paquebot. »

M. de Vendôme essaya encore de tergiverser, faisant proposer au roi par Barillon, sur la prière de Madame de Portsmouth, de se retirer à la campagne, ou offrant de s’en aller moyennant qu’il lui fût permis de revenir quelque temps après. Mais le roi ne se laissa pas toucher et M. de Vendôme dut obéir. « Il partit hier à quatre heures du soir, » écrivit Barillon à Louis XIV, le 21 novembre 1683. Le crédit de la favorite avait obtenu que le complaisant monarque, tout en le renvoyant, intervînt en sa faveur auprès du roi de France, mal satisfait de sa conduite. « Monsieur mon frère, écrivait Charles II, véritablement peu rancuneux, vous trouverez peut-être étrange que dans le temps que le grand prieur a perdu le respect qu’il me devait et que je l’ai obligé de sortir d’Angleterre, je vous écrive en sa faveur, mais pourtant je veux bien le faire et vous prier même de lui pardonner ses fautes à votre égard, de lui permettre encore d’être auprès de vous et de le recevoir favorablement, ne doutant point qu’il ne fasse son devoir pour l’avenir sous un tel maître et qu’il n’y apprenne à se conduire mieux qu’il n’a fait. » Le soulagement des amis de la duchesse de Portsmouth fut grand. Elle même n’en éprouva guère moins. Elle n’avait pas trop tardé à juger à sa valeur le triste personnage auquel elle avait eu la folie de se livrer. Tout son dessein était de tirer « de grands avantages et une grande considération de sa liaison. » Après son départ, la crainte demeurait à la favorite qu’il ne montrât ses lettres et ne la déshonorât par quelque scandale public.

Ce fut Louis XIV en personne qui lui vint en aide. Disgracié en France, le grand prieur s’était réfugié en Hollande. Afin qu’il n’eût plus de prétexte pour retourner en Angleterre et aussi pour être en mesure, le cas échéant, de mettre la main sur lui, Louis XIV lui fit dire par son frère le duc de Vendôme qu’il pouvait reparaître à la cour. « Vous ferez entendre à Madame la duchesse de Portsmouth, écrivait le roi à Barillon, que non seulement j’ai ordonné à Croissy de déclarer au grand prieur, aussitôt qu’il sera arrivé, que s’il lui échappe de dire quelque chose au désavantage de ladite duchesse, il s’attirera mon ressentiment, mais que je m’en suis aussi expliqué de même au duc de Vendôme, en sorte que j’ai lieu de croire qu’il n’arrivera rien qui puisse donner de déplaisir à cette dame. » La volonté du roi était si nette que le grand prieur garda toujours un silence prudent sur son aventure. Elle demeura tellement ignorée que le duc d’Orléans, qui en avait ouï parler, croyait qu’elle concernait non la fameuse duchesse, « mais l’une des petites maîtresses de Charles IL »

Mais Madame de Portsmouth conserva longtemps une appréhension du mal que pouvait lui faire son lamentable amant ; elle s’accrut quand on apprit que le grand prieur demeurait à La Haye et parlait toujours de revenir à Londres. Le roi lui envoya un ordre formel de reparaître à Versailles. « Je ne doute point qu’il n’obéisse au plus tôt, fit-il dire à la duchesse. Néanmoins si, contre mon opinion, il voulait aller à Londres, le roi d’Angleterre peut user de son autorité et le faire arrêter, en sorte que la duchesse de Portsmouth n’en puisse recevoir aucun déplaisir. »

Il ne fut pas nécessaire d’en venir là. Le grand prieur obéit. Ainsi finit cette aventure « dont, écrivait Barillon, Madame de Portsmouth a eu beaucoup d’embarras et dans laquelle la protection de Votre Majesté lui a été d’un grand secours. » Avouons que Louis XIV la lui devait : c’était grâce à elle que la même année le Parlement ne s’était pas réuni et que la France avait pu s’annexer sans opposition le Luxembourg. « Ce gros présent du Luxembourg à la France, » valait bien que Louis XIV veillât à la bonne renommée de son alliée.

Au reste l’affaire du grand prieur n’avait altéré en rien la situation de la duchesse auprès de Charles IL Si l’irritation du roi avait été vive un moment contre son rival, elle ne l’avait pas empêché de finir par intercéder pour lui. Elle ne s’était jamais étendue jusqu’à la favorite. C’est vraisemblablement de cette époque que datent quelques lettres conservées à Goodwood par M. le duc de Richmond, descendant actuel de la duchesse : elles attestent à quel point le monarque était sous son entière domination, combien la reine était peu de chose, même quand il ne s’agissait que d’égards, auprès de celle qu’il appelait « sa chère vie. » « Je ne serai hors de peine, écrit-il de Newmarket, peut-être au moment où la duchesse revenait de France, que lorsque je saurai comment ma chérie est arrivée à Londres. Aussi j’envoie cet exprès avec l’ordre de revenir dès demain pour me dire si vous vous êtes bien reposée après votre voyage. Je ne veux pas vous fatiguer d’une longue lettre : toute fatigue est de trop quand on est souffrant, et je vous prie de ne pas me répondre vous-même, à moins que vous ne soyez tout à fait bien. Tout ce que je veux ajouter, c’est que je me calomnierais moi-même, si je vous disais que je vous aime mieux que tout le reste du monde, car ce serait faire une comparaison là où il n’y en a point qui puisse exprimer toute la passion et toute la tendresse que j’ai pour ma chérie. »

Des bruits de disgrâce pouvaient encore courir, on en inventerait jusqu’à la mort du roi, en précisant même le nom des rivales. La femme à qui le sceptique Charles II écrivait sur ce ton de passion ne pouvait être menacée. Dans les rumeurs fâcheuses qui circulaient, les esprits les plus clairvoyans soupçonnaient des inventions de la favorite elle-même pour endormir l’opinion et justifier ses correspondances avec la France. En réalité, elle est souveraine.

L’ambassadeur de Hollande, ayant un jour plaisanté la familiarité de la duchesse et de Barillon, « Madame de Portsmouth prit tout cela avec beaucoup de hauteur et se plaignit au roi d’un manque de respect à son égard. » Van Beuninghen dut prodiguer les explications et les excuses.

A l’exemple de son époux, la reine elle-même protégeait la favorite. Une de ses filles d’honneur s’étant permis quelques sarcasmes à son adresse, ils furent rapportés à la duchesse qui pleura et se plaignit. La reine infligea une privation de traitement à la demoiselle à la langue trop affilée.

L’échec du complot du Rye-house formé par quelques puritains fanatiques pour assassiner le roi avait rendu à celui-ci toute sa popularité et indirectement fortifié encore la situation de la duchesse. Les principaux chefs du parti whig y furent compromis. Sydney et Russell furent décapités. La duchesse ne fit rien pour les sauver. On assure même qu’elle refusa 100 000 livres du vieux comte de Belfast qui lui demandait qu’elle s’employât en faveur de son fils lord Russell. Elle fit donner les terres confisquées sur milord Grey à son ami Rochester, moyennant un certain chiffre de rentes assurées au petit duc de Richmond. D’ailleurs, en général, elle ne pousse point aux mesures rigoureuses, et les années de sa domination ne sont marquées par aucune tentative contre les lois récentes votées par le Parlement.

Elle a pour elle l’appui dévoué du duc d’York, complètement réconcilié avec elle depuis le malentendu de 1680. Tous deux ont victorieusement défendu contre une accusation de concussion Rochester qui signe les quittances des paiemens de Louis XIV. Godolphin est dans la confidence du traité secret et Sunderland aussi, probablement. Quelquefois un reste de défiance surgit entre ces gens qui, pour la plupart, se sont si souvent trahis mutuellement. Quand la duchesse de Portsmouth annonce à Barillon que Charles II va faire entrer le duc d’York et Rochester dans son conseil secret, l’ambassadeur remarque chez elle une petite crainte que, l’affaire faite, on ait moins besoin d’elle. Louis XIV s’empresse de la rassurer en lui demandant son concours et en lui déclarant de quelle importance il est pour la réussite du projet : « Vous savez, lui écrit-il le 17 juin, à quel point je m’intéresse à la conservation d’une parfaite intelligence entre le roi mon frère et le duc d’York, l’ayant toujours considérée non seulement comme le principal fondement de l’autorité royale en Angleterre, mais aussi comme le lien le plus indissoluble de notre amitié. C’est ce qui me fait vous dire en confidence que j’ai appris avec joie par les lettres du sieur Barillon que le roi mon frère est disposé à donner au duc d’York la satisfaction qu’il lui demande de pouvoir entrer dans le conseil secret, et que vous me ferez plaisir d’y contribuer en tout ce qui peut dépendre de vous, étant bien persuadé que ce bon concert ne peut être qu’avantageux aux affaires du même roi. Vous ne le devez pas être moins de l’estime que j’ai pour vous. » L’intervention de la duchesse ne tardait pas à produire le résultat désiré, et dès le 18 juillet, Louis XIV lui témoignait toute la satisfaction qu’il en éprouvait : « Ma cousine, j’ai vu avec plaisir, par votre lettre du 10 de ce mois, que ce que je vous avais témoigné souhaiter pour l’établissement d’une solide et parfaite union entre la roi de la Grande-Bretagne et le duc d’York ait eu un aussi prompt succès que je le pouvais attendre de vos bonnes intentions et de votre adresse. Je m’assure aussi que les marques éclatantes de la bonne intelligence qu’il y a dans la maison royale d’Angleterre ôtera toute espérance à ceux qui ont formé de si pernicieux desseins contre elle d’y pouvoir réussir, et je serai bien aise que vous continuiez d’employer vos soins à maintenir cette union dont je vous saurai d’autant plus de gré que je la considère comme le fondement de l’amitié que je veux toujours entretenir avec le roi mon frère. »

D’ailleurs tous ont pour la duchesse la plus grande déférence. Quand le duc d’York songe à marier Anne, sa deuxième fille, c’est elle qu’il consulte sur le choix d’un époux. C’est elle qui se charge de savoir l’opinion de Louis XIV sur le prétendant en vue, le prince Georges de Danemark, et qui envoie au roi de France le portrait de la jeune princesse. En retour de ses bons offices, le roi de Danemark lui offre son propre portrait garni de gros diamans : « Ceux qui prétendent s’y connaître disent qu’il vaut 1 500 guinées. »

Quand l’entrée brusque, sans avis préalable, de la flotte française dans la Manche émeut l’opinion politique en Angleterre, c’est la duchesse qui engage Charles II à éviter toute apparence de froissement, afin que nul ne tire argument de cet incident contre l’alliance française. D’accord avec Barillon, elle surveille tous les détails des rapports des deux pays. En une circonstance solennelle, elle se demandait s’il n’y aurait pas lieu pour Louis XIV de faire partir pour l’Angleterre un envoyé spécial. « Vous et moi, lui répond Barillon, la traitant en confrère, nous sommes suffisans pour faire ici tous les complimens nécessaires. » Son crédit à la cour de France est plus grand que ne le soupçonne l’ambassadeur lui-même. Quand Charles II demande que Louis XIV érige la terre d’Aubigny en duché pour Madame de Portsmouth et pour son fils, Barillon, tout en transmettant la demande, laisse voir qu’il y trouve quelque exagération, puisque déjà la favorite a les honneurs qu’ont les duchesses en France. Mais Louis XIV s’empresse de lui donner pleine satisfaction : « J’ai ordonné, répond-il, qu’on fît expédier incessamment les lettres patentes de l’érection de ladite terre d’Aubigny en duché et qu’elles vous soient envoyées au plus tôt. » Charles II fut très satisfait et s’empressa d’annoncer la nouvelle à la duchesse qui en témoigna « une joie excessive. »

Elle est devenue en quelque sorte le ministre des Affaires étrangères de Charles II. Quand elle tombe malade, en 1684, il y a un désarroi général. « La maladie de Madame de Portsmouth, écrit Barillon le 6 novembre, apporte une espèce de surséance à toutes les affaires. Le roi est presque toujours dans sa chambre. » Louis XIV s’informe de sa santé avec sollicitude et se réjouit que rien ne puisse affaiblir son crédit. Afin d’assurer à son fils, sans difficulté, au jour de sa mort la succession des biens qu’elle possède en France, Louis XIV, pour lui faire plaisir, signe des lettres de naturalité au jeune duc de Richmond.

Dans sa splendeur, elle prend plaisir à attirer les artistes autour d’elle. Les peintres les plus célèbres du temps se disputent l’honneur de fixer ses traits dans des portraits qu’on peut encore admirer à Goodwood ou à Londres. Les poètes lui dédient leurs œuvres : Otway, sa Venise sauvée, Lee, sa Sophonisba. « J’offre, dit-il, mes adorations à Votre Grâce qui est la plus belle, aussi bien par l’aspect admirable de son corps, que par les splendeurs immortelles de son âme élevée. » De la magnificence qui l’environnait, on peut se faire une idée par l’inventaire qui nous a été conservé de la garde-robe de sa sœur, très inférieure sans doute à la sienne, et par la description émerveillée qu’a laissée Evelyn de son splendide logement de Whitehall, rebâti à trois reprises selon son caprice et qui devait être brûlé en 1691 avec tout ce qu’il renfermait. Il accompagna un matin le roi dans les appartemens privés de la duchesse, jusque dans son cabinet de toilette où. au saut du lit, ses femmes la peignaient devant le monarque et les courtisans debout autour d’elle. Tandis que le mobilier de la reine ne passe guère en beauté celui de beaucoup de nobles dames, la richesse qui entoure la duchesse est incroyable. On y admire de nouveaux modèles de tapisseries françaises qui, « pour le dessin, la finesse de travail, l’imitation incroyable de la meilleure peinture » dépassent tout ce qu’on a vu. Certaines pièces représentent Versailles, Saint-Germain et d’autres palais du roi de France, avec des chasses, des personnages, des paysages, des oiseaux exotiques, merveilleusement dessinés. Il y a une profusion de cabinets du Japon, de paravens, de pendules, de vases, de guéridons, de candélabres, de bibelots de toute sorte. Une foule de pièces sont en argent massif. Sur les murs sont accrochés quelques-uns des plus beaux tableaux du roi... Au sortir de ces magnificences, Evelyn se ressaisissait et concluait avec sévérité : « Quel contentement peut-on trouver dans les richesses et les splendeurs de ce monde, quand ils sont le prix du vice et du déshonneur ? »

La duchesse n’avait plus longtemps à en jouir.


X

Le dimanche 11 février 1685, Charles II, selon sa coutume, passait la soirée avec Madame de Portsmouth, Madame de Cleveland et Madame de Mazarin. Un artiste français chantait des mélodies amoureuses, tandis que le monarque plaisantait avec les favorites ; une vingtaine de courtisans jouaient à la bassette autour d’une grande table : il n’y avait pas moins de deux mille louis en banque. Dans la journée, le roi ne s’était pas senti bien. Le soir, chez la duchesse, il prit un peu de bouillon, sans plaisir. Le lundi, en se levant, il perdit tout à coup « . la parole et la connaissance » et tomba. « Je l’ai vu, écrit Barillon, son visage m’a paru entièrement défiguré. » On lui prodigua inutilement tous les soins.

Dans le désarroi général, c’est d’abord la duchesse qui s’installe à son chevet et qui lui rend « tous les services par lesquels une femme exprime dans ses derniers momens sa douleur tendre à un mari qu’elle aime. » Le visage du mourant reflète tout l’amour qu’il garde pour elle. Cependant, il faut que Madame de Portsmouth cède la place à d’autres consolateurs. Pendant trois jours, c’est le va-et-vient des médecins et des prêtres anglicans. Le duc d’York, la reine, les plus grands personnages se succèdent auprès du lit d’agonie. Mais le jeudi on avertit Barillon que, selon toute apparence, le roi ne passera pas la journée. Il va s’entretenir avec le duc d’York qui se prépare à lui succéder. De là il passe dans l’appartement de la duchesse de Portsmouth : « Je la trouvai, dit-il, dans une douleur extrême ; les médecins lui avaient ôté toute espérance. Cependant, au lieu de me parler de sa douleur et de la perte qu’elle était sur le point de faire, elle entra dans un petit cabinet et me dit : « Monsieur l’ambassadeur, je m’en vais vous dire le plus grand secret du monde, et il irait de ma tête si on le savait ; le roi d’Angleterre dans le fond de son cœur est catholique, mais il est environné des évêques protestans et personne ne lui dit l’état où il est, ni ne lui parle de Dieu ; je ne puis plus avec bienséance rentrer dans la chambre, outre que la reine y est presque toujours. Monsieur le duc d’York songe à ses affaires et en a trop pour prendre le soin qu’il devrait de la conscience du roi ; allez lui dire que je vous ai conjuré de l’avertir qu’il songe à ce qui se pourra faire pour sauver l’âme du roi. »

Barillon s’empressa d’aller trouver le duc et la reine. Après de longs conciliabules, car on ne pouvait introduire les aumôniers trop connus de la duchesse d’York, on se souvint d’un moine nommé Huddleston qui, à cause du courage qu’il avait montré à Worcester, gardait ses entrées dans le palais. On le déguisa et Chiffinch, le valet de chambre, l’introduisit par un couloir secret. Il reçut la confession du roi et lui donna l’absolution. Grâce à sa favorite, Charles II put mourir dans la paix de la religion qu’il s’était choisie. Le courage, la présence d’esprit et l’abnégation que montra en cet instant la duchesse doivent lui être comptés. Cette femme que les pamphlets du temps accusèrent de n’avoir songé qu’à sa fortune, — des caricatures la montraient s’enfuyant avec ses bijoux loin du lit où mourait le roi, — fut la seule en ces jours de trouble qui fit preuve d’autre chose que d’égoïsme ou d’affolement. Elle trouva sa récompense dans les dernières paroles du roi.

Tandis qu’au grand scandale de Burnet, il ne disait un mot « ni de la reine, ni de son peuple, ni de ses domestiques, ni de la religion, ni de ses dettes, » il bénit à deux reprises le petit duc de Richmond et dans le silence général, ses dernières paroles à son frère furent pour lui recommander « la pauvre Nelly » et surtout la duchesse de Portsmouth, celle en somme qui avait été le seul amour de sa vie de débauche. « Je l’ai toujours aimée, disait-il, je meurs en l’aimant. » « Le roi, continue Burnet, le conjura dans les termes les plus passionnés de prendre soin d’elle et de son fils. » Il expira le vendredi 16 février 1685 à midi.

Comme de juste, on soupçonna un empoisonnement. On assura que les papistes, désireux de voir le duc d’York sur le trône, avaient soudoyé les domestiques de la duchesse. On alla même jusqu’à soutenir plus tard que Madame de Portsmouth aurait révélé les détails du complot. Charles II aurait projeté de convoquer un Parlement et de renvoyer son frère du royaume. La duchesse n’aurait parlé de ses intentions qu’à son confesseur qui, violant le secret de son ministère, aurait poussé à l’assassinat du roi. Il serait oiseux de réfuter de pareilles absurdités. L’état délabré de la santé de Charles II explique suffisamment la crise qui l’emporta.

Sa mort marque la fin du rôle historique de la duchesse de Portsmouth. Sans doute Jacques II, quelques instans après que son frère eut fermé les yeux, alla la voir « et lui donna beaucoup d’assurances de sa protection et de son amitié, » afin qu’elle intercédât auprès de Louis XIV pour lui faire continuer la pension qu’il payait à Charles II. Cela ne l’empêchait pas, peu de jours après, d’oublier que quelques mois auparavant la duchesse, se croyant mourante, le recommandait à toute l’amitié de son frère, d’oublier aussi les dernières promesses qu’il venait de faire à celui-ci, et d’enlever au petit duc de Richmond la charge de grand écuyer qu’il possédait depuis 1681.

Louis XIV se montra moins oublieux des services rendus et, la duchesse lui ayant fait connaître son intention de rentrer en France, il lui écrivait le 26 février : « Je compatis fort à la juste douleur que vous a causée la mort du feu roi de la Grande-Bretagne, et comme je sais que vous n’avez point manqué pendant les dernières années de sa vie à faire tout ce que vous avez cru être le plus convenable au devoir de votre naissance et au bien de mon service, non seulement je veux bien vous accorder la protection que vous me demandez en quelque endroit de mon royaume où vous choisirez votre retraite, mais aussi je serai bien aise de vous faire plaisir aux occasions qui s’en présenteront et de vous témoigner combien vos bonnes intentions et les effets qu’elles ont produits m’ont été agréables. » Et il s’empressait de confirmer cette attitude en intervenant énergiquement en sa faveur auprès de Jacques II, qui changea aussitôt de conduite et donna à la duchesse « beaucoup de marques de confiance et de considération. »

Mais elle sentait qu’elle ne pouvait, sans péril, demeurer en Angleterre. Toutes les anciennes colères contre elle s’étaient réveillées ; avec Sunderland, elle semblait la personnification de cette alliance française si détestée dont la nation appréhendait la continuation. Elle s’attendait à être violemment attaquée dans le prochain Parlement et estimait prudent de prévenir l’orage. Enfin, de la part du nouveau roi, elle éprouvait toutes sortes de mécomptes financiers. « S. M. Britannique, écrivait Barillon, lui a accordé 3 000 pièces de pension pour elle et 2 000 pour le duc de Richmond. Elle a désiré que ces 5 000 pièces fussent pour son fils seul et n’a rien voulu pour elle. Il y a outre cela 2 000 pièces de revenu en fonds de terre de la confiscation de milord Grey qui doivent appartenir à M. de Richmond, mais il faut encore quelques années pour en jouir. Elle a prétendu qu’une affaire d’Irlande qui pouvait monter à 25 ou 30 000 pièces lui devait être conservée, en ayant la promesse du feu roi, mais elle n’a pu l’obtenir. Cela joint au dégoût qu’elle a eu de voir déposséder d’abord le duc de Richmond de sa charge de grand écuyer a fait qu’elle a parlé un peu librement et qu’elle s’est souvent plainte que ses services étaient oubliés. »

Il y avait eu trop souvent divergence de vues entre le duc d’York et elle pour que les moindres froissemens ne prissent rapidement un caractère d’aigreur. Le seul parti raisonnable était celui de la retraite : elle s’y décida ; au moment de son départ, d’ailleurs, Jacques II s’adoucit en sa faveur et lui permit de lui conserver ses appartemens à Whitehall.

Malgré les déceptions dont elle se plaignait, elle rentrait en France avec une fortune considérable. Outre les sommes qu’elle y avait placées à plusieurs reprises (et ce n’avait pas été un des moindres griefs de la nation contre elle, que ces envois de fonds à l’étranger), elle possédait, selon un de ses historiens. 130 000 francs de rente, plus ses terres de France, ses meubles, ses bijoux, les 50 000 francs de rente promis à son fils sur la confiscation de milord Grey, 250 000 francs en or qui lui avaient été comptés immédiatement après la mort du roi.

Elle s’embarqua en août 1685 et se dirigea sur Versailles. La conversion officielle de son fils au catholicisme fut l’acte le plus remarquable qui suivit son retour. Avant qu’elle partît, Jacques II l’avait fortement engagée à l’effectuer. Elle avait promis d’y travailler et, par une adroite flatterie, voulait associer Louis XIV lui-même à cet événement. « Elle suppliera Votre Majesté, écrivait Barillon au roi, quand il sera temps, de vouloir y mettre la dernière main. » Plusieurs lettres prouvent l’intérêt à coup sûr aussi politique que religieux que prenait Louis XIV à cette conversion où il eut Bossuet pour principal collaborateur et qui valut à celui-ci un de ses plus beaux succès oratoires. La cérémonie eut un grand éclat.

Selon le récit de l’abbé Le Dieu, « elle se fit à Fontainebleau, en 1685, un dimanche 21 octobre, à l’issue de la messe du roi, par M. de Meaux, en crosse et en mitre, prêchant sur l’Evangile du jour, Compelle intrare (Matthieu, XXII, 20, et Luc, XIV, 25). La cour fondit en larmes par la considération des miséricordes de Dieu qui appelle à lui ceux qu’il veut. Alors se faisait le grand mouvement de conversion des huguenots ; le roi fut ravi d’entendre expliquer le compelle et d’apprendre l’interprétation de saint Augustin et sa conduite conforme avec celle de toute l’église d’Afrique. Jamais sermon n’eut un pareil effet. Madame la Dauphine, transportée de joie, ne parla d’autre chose pendant son dîner. « Jamais je n’ai ouï parler comme il fait, disait-elle, il me fait un plaisir que je ne puis exprimer, et plus je l’entends, plus je l’admire. »

Versailles et Paris offrirent d’ailleurs au jeune duc de Richmond un accueil des plus sympathiques, dont les chansonniers du temps se firent l’écho :


Ce n’est pas ta mine charmante,
Aimable Milord, qui m’enchante,
Mais ton esprit vif et brillant
Puisé dans le sein de ta mère
Et qui fait que dans cinquante ans
Comme aujourd’hui tu sauras plaire.


La duchesse de Portsmouth survécut à son rôle politique près de cinquante années, puisqu’elle ne mourut qu’en 1734, âgée de quatre-vingt-cinq ans. « Jamais femme, écrit Voltaire, n’a conservé plus longtemps sa beauté. Nous lui avons vu, à l’âge de près de soixante-et-dix ans, une figure encore noble et agréable que les années n’avaient point flétrie. » Elle vécut pendant quelques années à Paris d’une manière assez brillante. Puis ses affaires financières s’embrouillèrent singulièrement, surtout quand ses rentes anglaises cessèrent de lui être payées après l’avènement de Guillaume III. Une démarche qu’elle fit auprès de Lauzun en 1688, lors de la révolution d’Angleterre, pour offrir ses services à la reine détrônée et malheureuse, quelques voyages mi-diplomatiques en Angleterre, ses relations avec quelques grands personnages du temps, ses suppliques continuelles auprès de Louis XIV et de ses ministres, puis auprès de ceux de son successeur afin d’obtenir l’aide royale dans sa misère relative qui finit presque par devenir réelle, sa vie de plus en plus modeste, retirée et bienfaisante dans ses terres de plus en plus appauvries, les ennuis que lui donna son fils redevenu anglican et orangiste, enfin une touchante correspondance d’aïeule avec son petit-fils, voilà la matière de détails biographiques où il n’y a pas lieu de nous arrêter. Jusqu’à la fin de son règne, Louis XIV garda la mémoire de ses services et lui montra de la bonté. Mais peu à peu le silence se faisait autour d’elle, ses amis s’éteignaient ou la négligeaient. Après la mort du roi, elle s’enfonça davantage dans l’oubli général. Sa disparition éveilla à peine un souvenir.


XI

Nous croyons avoir montré qu’elle mérite d’en laisser un dans l’histoire, et qui n’est pas peut-être exactement celui que l’on a coutume de garder d’elle.

Les écrivains anglais, — et nous parlons des plus éminens, — n’ont en effet pas traité la duchesse de Portsmouth d’une manière très différente des pamphlétaires puritains de son temps. En bloc, à l’envi, ils ont flétri la courtisane étrangère avide et impudique qui a vendu l’Angleterre à Louis XIV, qui a mis tout son esprit d’intrigue au service d’une royauté qui déshonorait la nation et d’une religion qu’elle abhorrait. Elle est la personnification du régime des favorites dans ce qu’il a de plus répugnant : son nom est inséparable des hontes du règne de Charles II.

Il pourrait se faire que ce jugement eût quelque chose de trop simpliste et de trop absolu. À l’heure actuelle, les passions politiques et religieuses qui bouleversèrent l’Angleterre au XVIIe siècle sont encore loin d’être totalement abolies. Parmi nombre de ceux qui ont recueilli les dépositions de l’histoire, subsiste quelque chose de l’esprit des juges qui écoutaient Titus Oates. Ce n’est pas une nouveauté de constater que peu de nations ont aussi sincèrement que l’Angleterre confondu la justice avec leur intérêt et identifié l’histoire avec l’apologie de leur développement politique et social. De ce que l’Angleterre parlementaire et protestante est devenue une grande nation, il y a une tendance naturelle chez beaucoup de ses esprits les plus distingués, à juger impossible pour elle toute autre destinée, à présenter comme des héros et des martyrs ceux qui ont travaillé dans le sens de son évolution, à qualifier de traîtres ou de criminels ceux qui ont lutté dans un autre sens. Il convient de juger avec plus d’équité cette époque passionnée du XVIIe siècle, où précisément se débattirent ces questions vitales de l’histoire d’Angleterre, et l’on ne saurait trop louer l’effort de la nouvelle école historique anglaise pour mieux comprendre les âmes, les mobiles et les actes de ce temps. Pour la première fois, il y a quelques années, un jeune historien anglais a tracé le véritable portrait du fameux juge Jeffreys au lieu de la sanglante caricature que l’on se transmettait d’âge en âge. C’est le même M. Irving, le fils de l’illustre tragédien, qui a montré que les défenseurs les plus estimés de la tradition protestante et parlementaire en Angleterre, Shaftesbury, Russell et Sidney, ont été aussi peu scrupuleux dans les moyens, aussi injustes vis-à-vis de leurs adversaires, aussi esclaves de l’esprit de parti, que Charles II, que Sunderland et que Jeffreys lui-même.

Si l’on essaie de juger la duchesse de Portsmouth dans cet esprit d’impartialité, en tenant compte des passions de son temps et du milieu où elle vivait, il y a certainement à retoucher de nombreux traits de son portrait. Demeurant entendu qu’il est blâmable d’être maîtresse royale et qu’il vaut mieux se marier honnêtement dans son village, on reconnaîtra que pour le devenir elle eut toutes les circonstances atténuantes : la pauvreté, l’opinion de ses contemporains sur les amours royales, une longue résistance, l’intérêt de son roi et de sa religion, l’insistance de tout son entourage et peut-être même un sentiment moins violent que celui de La Vallière pour Louis XIV, sincère néanmoins.

Que maîtresse des faveurs du roi, elle en ait usé largement et avec insolence, qu’on lui reproche à bon droit son avidité, le goût de l’intrigue, une certaine dégradation morale, nous n’y contredirons point, faisant seulement observer avec quel soin vindicatif et impitoyable ont été relevées ses moindres faiblesses et que nous ne la connaissons guère que par des ennemis ou des indifférens. Mais, en revanche, ce sont ses actes eux-mêmes qui témoignent des qualités qui la distinguèrent. Parmi les favorites royales dont l’histoire a gardé le souvenir, il n’en est aucune qui ait eu à faire face à autant d’hostilités, qui ait lutté contre des difficultés plus nombreuses et plus diverses, qui en ait triomphé d’une manière plus éclatante et avec moins de secours extérieurs. L’énergie, la persévérance, le courage, le sens diplomatique, la merveilleuse souplesse d’esprit dont elle fit preuve, la classent sans contredit infiniment au-dessus des intrigantes vulgaires.

On l’en séparera davantage encore, si l’on veut bien remarquer qu’il y eut chez elle, ainsi que nous avons tenté de le montrer, quelque chose d’autre que la préoccupation égoïste de se maintenir à la source des honneurs et des richesses, que sa conduite témoigne de vues politiques et réfléchies.

À l’époque où elle arriva au pouvoir, les destinées de l’Angleterre pouvaient encore ne point paraître définitivement orientées vers le protestantisme et le régime parlementaire. Rétabli sur le trône par une réaction anti-puritaine et anti-anarchiste, accueilli avec le plus bruyant enthousiasme, Charles II pouvait apparaître comme le monarque prédestiné à ramener le royaume dans les voies traditionnelles de la monarchie catholique et absolue. Et de fait, contre l’opposition qui revendiquait la tradition protestante et les libertés naturelles, il se forma un parti puissant qui rêva la restauration du catholicisme et probablement l’annihilation du régime parlementaire. La duchesse de Portsmouth essaya de tenir un juste milieu entre ces deux politiques extrêmes et contradictoires. Son but fut, avec l’appui sympathique de la France, de maintenir en Angleterre l’autorité royale au-dessus du Parlement, le régime de la tolérance religieuse contre les exigences du puritanisme, sans cependant attaquer de front les doctrines qui de plus en plus tendaient à prévaloir dans la nation. Il est permis de blâmer cette politique. Il est excessif de taxer de haute trahison et d’infamie celle qui l’a préconisée. Française et catholique, la duchesse de Portsmouth ne pouvait concevoir pour l’Angleterre de destinée plus heureuse que de vivre sous une monarchie indépendante et, sinon catholique, au moins tolérante. On a dit, pour excuser les puritains d’avoir reçu l’or de Louis XIV, qu’ils ne pensaient point trahir la nation puisqu’ils l’employaient à défendre ce qu’ils jugeaient être ses intérêts primordiaux. La même justice doit être rendue à la duchesse de Portsmouth. Sa politique, qui sans doute était conforme à ses intérêts personnels, était la seule qui lui parût répondre à la fois à son idéal politique et religieux et compatible avec l’état moral et intellectuel de l’Angleterre. Elle réussit en somme à maintenir quinze ans le régime que Jacques II allait ruiner en trois années.

Par l’intérêt de son caractère, par l’importance des événements auxquels elle se trouva mêlée, et par la grandeur du rôle qu’elle joua, la duchesse de Portsmouth nous semble donc devoir figurer dans les tout premiers rangs des maîtresses royales dont l’histoire a gardé le souvenir. Sentimentalement inférieure à La Vallière, elle eut un rôle politique que l’autre ne songea jamais à jouer et que d’ailleurs Louis XIV ne toléra chez aucune de ses maîtresses. C’est aux favorites du règne suivant qu’il faut descendre si l’on veut chercher des personnages de comparaison plus exacte. Elle fait songer à une Pompadour moins raffinée et moins spirituelle, mais qui sut faire face à de bien autres difficultés et jouer, somme toute, un rôle plus considérable : elle passa sa vie à disputer en souriant et avec ténacité une partie dont sa vie était l’enjeu. Pendant quinze ans, suivant le mot de Saint-Évremond, « le ruban de soie qui serrait la taille de Mademoiselle de Kéroualle unit la France à l’Angleterre. » Les résultats de cette alliance furent assez grands pour que nous devions quelque impartialité, peut-être nuancée d’indulgence, à celle qui en fut la personnification.

Jean Lemoine. — André Lichtenberger.
  1. Voyez la Revue du 1er mars.