Luc/Chapitre IX

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Ambert & Cie (p. 65-70).
IX

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Luc Aubry est grand maintenant. Il a seize ans passés. Il songe, depuis près de trois années, et travaille à devenir comédien, bien que ses parents, naturellement, et Julien et même Déah Swindor l’en aient dissuadé. En vain ! Luc a possédé ce pouvoir magique d’agir sur un auditoire, il rêve de ressaisir ce pouvoir perdu. Déah quelquefois l’a emmené à son théâtre ; mais elle est absorbée par de continuelles promenades à travers le monde et par des études aux quelles son temps ne suffit pas. Elle est dans l’impossibilité de faire travailler Lucet, et la jalousie, une jalousie enfantine, l’empêche de confier son petit ami à l’un des maîtres de théâtre qui pullulent à Paris.

Mais Luc veut trouver, il trouvera.

Luc a trouvé.

Déah Swindor l’avait pressenti. Lucet va la suivre, se faire, comme elle cabotine, cabotin.

Un jour, Luc Aubry, qui déjà possédait tout Molière, tout Racine et tout Corneille et avait travaillé ardemment le répertoire lui seul à peu près, entra à la salle des Capucines où le vieux père Rolant, ex-sociétaire de la Comédie-Française, dans un cours dominical recrutait ses élèves. Le maître fut séduit par cette jeune figure éveillée et jolie, par l’élégance naturelle de l’attitude et des gestes. Il grommela, dans le bleu ras et gras de son quadruple menton de César obèse, un compliment un peu raide de vieux brûleur de planches, imaginant que les seize ans annoncés par le clair visage de Luc Aubry ne se pouvaient que féliciter d’une telle impression condensée en une telle expression. Ses gros yeux ardoise, veules, à fleur de sa tête d’imperator poussif, s’étaient ragaillardis soudain à voir les jeunes yeux vifs et spirituels du nouvel arrivé.


Rolant, dans ces cours du dimanche, ne livrait pas les secrets de son enseignement. Il se bornait à lire, avec un art parfait, un acte ou une piécette, après quoi ses élèves jouaient quelques scènes classiques. Tous se retrouvaient ensuite, le soir, rue de Navarin chez le vieux professeur. C’est là que Rolant engagea Lucet à l’aller voir après une audition dont l’ex-sociétaire resta émerveillé.


Ce ne fut pas une des moindres surprises du jeune homme, ce cours de déclamation, installé dans un vaste atelier de peintre enfoui sous des verdures assez improbables parmi les masures centenaires en ce coin de Paris. Il fallait traverser, pour arriver à cet atelier, un pont minuscule jeté sur un petit cours d’eau de provenance mystérieuse qui traînait son onde somnolente entre des gazons anémiés et des buis aux âcres senteurs.

L’atelier, le soir où Lucet y fut reçu, était mal éclairé par un lustre de fer forgé suspendu au plafond à l’extrémité d’un long fil, comme une grosse araignée noire dans les pattes de laquelle on aurait planté une demi-douzaine de bougies déliquescentes aux fumeuses mèches taquinées par les courants d’air glissés sous les vitres mal jointes. Les murs étaient tapissés de couronnes en étoffes peintes d’où s’échappaient d’indicibles odeurs de moisi. Des rubans larges et flasques nouaient des palmes d’or faux où des inscriptions dithyrambiques pleuraient sur leurs couleurs passées et poussiéreuses la déchéance des gloires autrefois célébrées.

Le père Rolant s’asseyait au fond, face à la porte d’entrée de plain-pied avec le jardin. Son siège bavait, entre des cordelières déclouées, la mousse sale des crins mal contenus dans une enveloppe exténuée sous la charge du maître. Les élèves étaient tournés vers lui ; les filles à droite, les jeunes hommes à gauche. Le viel acteur faisait exécuter un ensemble de : … rrra… rrre… rrri… rrro… rrru… devant lesquels venaient se placer à tour de rôle toutes les consonnes de l’alphabet. Il exigeait pour chacun de ces gargarismes que l’élève reniflât violemment puis ronflât jusqu’à se remplir la poitrine d’air comme une outre. Après quoi l’expectoration allait sans effort : brrra… brrre… brrri… brrro… brrru… crrra… crrre… crrri… crrro… crrru… drrra… drrre… drrri… drrro… drrru… L’élève reniflait par intervalles, ronflait, expectorait ; et les gargarismes se poursuivaient ainsi, cependant que Rolant s’excusait pour « aller faire de l’eau » dans le jardin et rentrait invariablement sans avoir reboutonné sa culotte. Il s’asseyait sur le fauteuil éventré ; sa panse énorme comprimée entre sa ceinture s’avançait sur ses grosses cuisses en pesant de toutes ses forces ; et les paris s’ouvraient des filles aux jeunes hommes, sur l’imminence de la sortie… C’était la joie de ces soirs mélancoliques où la misère blafarde tombait des murailles et du plafond, des oripeaux décolorés et du lustre fumeux sur les jeunes gens qu’une folle imprévoyance plus qu’une irrésistible vocation poussait vers le théâtre. Joie un peu sale et sournoise, triste aussi, et contenant déjà tout le débraillé de l’envers du théâtre, toute la promiscuité malsaine et lamentable des loges et des coulisses.

Il y avait auprès de Luc Aubry de petits cabotins dont la fatuité surnageait sur le visage glabre, comme une mauvaise huile sur une eau croupie.

Il y avait de petites pécores venues pour compléter une science native de comédienne avec l’intention de s’appliquer surtout au casuel de leur prochain métier. Les mères (?) de ces pécores soupesaient d’avance les profits de ces chiffons aigrelets. Les poches de leurs yeux maternels contenaient du fiel à destination des petits jeunes gens de gauche assez hardis pour jeter leurs regards sur ces pimbêches utilement gardées, — mais ce fiel se faisait miel quand, en sortant du cours, déjà, les vieux messieurs cossus cahotaient leur ataxie sur les talons des jouvencelles à louer.

Le père Rolant après avoir été un vaillant artiste demeurait un excellent homme : avec celles-ci il ne trouvait pas toujours son compte. Elles suivaient son cours à crédit et négligeaient, gueuses une fois établies (!) de solder des mois et même des années d’enseignement…

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Mais Lucet ne se découragea pas. Il eut vite fait de trouver parmi cette gangue le filon précieux dans lequel il tailla et cisela un art dont la délicatesse venait surtout de son habileté de petit ouvrier. Tour à tour il fut Eraste ou Lélie, Dorante ou Valère, Alceste, Britannicus, Hippolyte, Perdican ou même Zanetto, Andrea, Chérubin… Rolant lui faisait étudier ces rôles en dilettante, parce que Lucet, par exemple, offrait dans toute sa grâce le type accompli de Chérubin, espiègle joli dans sa candeur audacieuse, et parce que sa voix était bien trop mélodieuse, et précieuse, et veloutée pour qu’il se fût privé de l’entendre dire ces mots dont flambaient ses beaux yeux pétillants de gamin robuste déjà, gracile encore :

« Cela est vrai, d’honneur ! je ne sais plus ce que je suis ; mais depuis quelque temps je sens ma poitrine agitée ; mon cœur palpite au seul aspect d’une femme, les mots amour et volupté le font tressaillir et le troublent. Enfin le besoin de dire à quelqu’un je vous aime, est devenu pour moi si pressant, que je me le dis tout seul, en courant dans le parc, à ta maîtresse, à toi, aux nuages, au vent qui les emporte avec mes paroles perdues… »

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Rolant ne se faisait aucune illusion ; jamais un directeur de the’âtre ne consentirait à priver sa clientèle des plastiques rondouillardes et des œillades maquillées d’une Chérubin, d’une Zanetto. Il faut au goût normal (!) du public la satiété des croupes chevalines enfermées dans le maillot gris perle de celui-ci, dans les chausses blanches aiguilletées d’azur et d’argent de celui-là, et que des quinquagénaires plusieurs fois veuves fassent déliquescentes et cagneuses pour la plus grande gloire de la tradition et la satisfaction normale (!!) de nos yeux ces fraîches jambettes jolies et fermes d’adolescents amoureux en marche vers la virilité…