Luc/Chapitre VI

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Ambert & Cie (p. 34-39).
VI

Que Mme  Marcelot eût distingué Lucet, cela n’était pas pour le surprendre autrement, mais que la grande Déah Swindor se fût penchée jusqu’à lui, cela passait tous les imaginables triomphes, toutes les joies possibles et cela flattait jusqu’au malaise les rêves de l’enfant. Ce contact avec la célèbre comédienne l’avait exalté au plus haut point, bien davantage encore que le luxe éclatant du sanctuaire où la beauté garde l’anonyme et se généralise dans la splendeur accoutumée des rites. Mais Déah Swindor ! Ah ! Déah Swindor ! le Théâtre, l’Art, la Beauté, l’empire du Talent sur la Foule, le vague besoin d’idéal dont s’ennoblit l’âme, dont le cœur tressaille, dont se grandit notre petitesse !… Toute une vie banale et maussade, sans utilité, muée en un presque sacerdoce ! Avoir la joie de vivre dans la réalité semblable au rêve, et passer sous les bravos les nuits attristées que d’autres passent sous le faix prosaïque de la veille monotone et l’appréhension du médiocre lendemain !…

Et cela pouvait être, cela était !

Luc Aubry avait bien eu un moment la crainte que ses parents ne l’empêchassent d’accepter l’offre de « cette femme » ; mais l’adolescent se faisait peu à peu sérieux et décidé petit homme ; il était d’âge à connaître déjà quelque chose de la vie ; et d’ailleurs sa jeunesse même lui était une sauvegarde contre certains entraînements. «… Et puis quoi, enfin ? cette femme ne l’allait pas manger !… » Ce dernier argument d’une évidence assez nette avancé par M. Aubry, enleva le consentement de sa femme ; l’assurance du mari prévalut contre ses scrupules ; et Lucet obtint de se rendre à l’invitation de la grande Déah.


Luc prit la rue Saint-Lazare, le boulevard Haussmann et l’avenue de Messine pour gagner la rue Murillo où la comédienne habitait un original et coquet hôtel.

Tout le long du chemin il se récapitula les derniers jours. La résistance momentanée de ses parents, puis leur acquiescement le préoccupèrent. Il n’était donc plus un gamin ! Quelle transformation annonçait cette mise en liberté soudaine, ces égards, hommage inconscient rendu à l’état nouveau de son être inquiet, et charmé, et averti de choses, de choses dont le poids léger commençait à peser sur ses jeunes épaules et oppressait doucement sa chair ignorante ! De la nouveauté, à son insu, distillait en lui les troubles, les désirs et les craintes avec des joies et des tristesses, et toutes sortes de choses inexpliquées…

La nervosité soudaine communiquée par ce dîner auquel il était convié lui confirmait la réalité de sensations dont il voulait douter encore malgré l’émoi délicieux de son être. Les moindres manifestations des objets et des gens le touchaient ; il y avait une affinité suraiguë entre elles et lui. Il ne put se rendre compte, ce soir de printemps tiède et enjôleur, d’où venaient les effluves qui l’enveloppaient tout entier, le berçaient dans leurs indicibles remous et prenaient en d’indéfinissables caresses — effervescentes comme la neuve saison chassant hors leurs bourgeons les pâles verdures des platanes — la chair impalpable de son âme, la douce chair émue et remuée de son corps… Il ne sut pas. Mais le long du trottoir où il s’amusait à franchir, sans mettre les pieds dessus, les joints des larges dalles, il voyait aussi la foule, la Foule. Et la foule le subjuguait. Il rêvait, lui aussi, de conquérir et de s’imposer à cette foule laide ou quelconque parmi laquelle se levaient de frêles et délicates silhouettes révélatrices d’âmes délicates et frêles — telles, parmi les graminées innombrables des prés, se dressent au soleil des fleurs sveltes et fragiles…

Il s’amusait aussi à faire un choix rapide parmi les jolies figures des passants ; et comme il n’avait pas encore, bien que l’eussent étonné déjà certains signes, une idée absolue des causes déterminantes de nos préférences, toutes les figures et toutes les formes, pourvu qu’elles fussent élégantes et douces, l’attiraient. Il ne faisait autant dire aucune différence entre les visages juvéniles des femmes, des filles ou des jeunes hommes. La vieillesse seule et la laideur le rebutaient ou ne lui inspiraient qu’un respect dont ses sens aiguise’s n’avaient que faire. Mais un jeune visage et de jeunes yeux !… Dès la rue Saint-Lazare il regarda et vit comme il ne l’avait jamais fait jusqu’alors, soudain acquis à des désirs…

Les femmes en passant le frôlaient. Il avait conscience de la distinction de son habillement auquel sa mère avait présidé. On le regardait à cause aussi de ses yeux très étranges, du triangle impertinent et voluptueux de sa bouche, du velouté caressant de ses joues, et du dessin très pur de son profil. Les femmes, les jeunes filles même le regardaient avec des yeux dont la distraction ignorante cachait mal la science intéressée déjà. Des jeunes gens arrêtaient sur lui des regards curieux dont la fixité le déconcertait. Il lui arriva en se retournant de rencontrer, juste au moment précis où ils se détournaient également vers lui, ces yeux clairs et audacieux…

Quelles communes pensées faisaient agir ces jeunes têtes de concert sous une même impression de beauté, de sympathie, de… Luc ne savait pas. Mais les femmes se gardaient de se retourner. L’insistance de leurs regards était une énigme. Elles supputaient d’avance la valeur future du petit passant. Leurs yeux disaient : Celui-là, dans quatre ans, dans cinq ans !… Puis ils se fermaient et semblaient furtivement retenir quelque douce vision — la sienne tôt disparue ou la leur en fuite vers les abîmes du temps ? — cependant que les ailes frémissantes de leur nez contenaient une impondérable odeur et que leurs lèvres s’ouvraient pour un invisible baiser…

Luc sentait tout cela. Il évitait de poser les pieds, en marchant, sur les joints des larges dalles. Et sa marche était irrégulière.

Des jeunes hommes envahirent la rue du Hâvre. Luc vit qu’ils sortaient du lycée Condorcet. Quelques-uns étaient d’une extrême élégance et leurs vêtements indiquaient leur bien-être. D’autres étaient plus simples et leurs jeunes visages et les formes inachevées de leurs corps étaient beaux comme des fleurs au moment d’éclore. Les uns remontaient dans la direction de la Madeleine ou partaient du côté de la Trinité et de la Chaussée d’Antin ; un plus grand nombre se hâtaient vers la gare. Quelques-uns prirent le même chemin que Lucet, la rue Saint-Lazare, puis le boulevard Haussmann ou le boulevard Malesherbes. Un s’arrêta dans la cour de Rome ; une sale fille l’y attendait. Celui-ci avait une fine tête bouclée. La fille était ignoble ; elle reçut de l’argent que le lycéen prit dans son porte-monnaie, et un petit paquet bleu qu’il sortit de sa serviette… La fille avait l’air très mauvais, elle criait fort ; le jeune homme avait l’air très triste et très suppliant… Lucet ne démêla pas sur le champ la nécessité ni la cause des rapports de cet enfant avec la fille, mais la fille l’écœura… D’autres lycéens marchaient aux côtés de Lucet ; comme Lucet était très beau l’un d’eux le fit remarquer à ses deux compagnons ; tous trois le regardèrent et se parlèrent plus bas. Et Lucet devina que sa présence les préoccupait. Devant l’horrible statue de Shakespeare ils se séparèrent ; un seul remonta l’avenue de Messine. Il avait la grâce souple et onduleuse que disperse la jeunesse en toutes choses, jeunesse des plantes, des fleurs et des petits animaux joueurs, jeunesse du jour à peine vêtu des mousselines légères de l’aurore. De loin il fit encore des signes aux deux autres arrêtés au coin de l’avenue Percier ; ils paraissaient être « de mèche »…

La fine silhouette du lycéen franchit les grilles d’or du parc Monceau et s’effaça au tournant d’une allée dans une albescente floraison d’aubépines.

Comme Luc Aubry pénétrait rue Murillo, la cloche des carmélites de l’avenue de Messine jeta dans l’air embaumé les perles légères d’un fragile Angelus. Son cœur se serra et revint de la joie ressentie en suivant le bel externe de Condorcet aux tristesses de ce cloître dont les murs se pressent sur d’irrémédiables grisailles et n’entendent, hors cet Angelus libéré des barrières claustrales, que lentes psalmodies d’une monotonie décevante.

Le jour faiblissant baignait de douce lumière les façades des hôtels ; et les briques roses, les pierres blanches refouillées, les balustres de fer doré, les grandes baies voilées de fines guipures sous les glaces, les lustres aperçus lourds de cristaux ou de bronze ciselé, tout chantait l’intangible opulence et la joie de vivre, cependant que la cloche épandait dans l’or du jour épuisé la mélancolie de sa prière, le glas des vanités et des mensonges sur la vanité et le mensonge des riches demeures où les ors inutiles, les guipures, les tapisseries somptueuses un jour seront impuissants à conjurer la mort…

Et l’âme puérile de Luc, sans se les avouer, contenait toutes ces choses ; et son âme était douce car la souffrance et la beauté la pénétraient de toutes leurs forces vives…