Luc/Chapitre XVII

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Ambert & Cie (p. 136-146).
XVII

Luc retrouva le lendemain Julien et Jeannine chez Mme  Marcelot. On avait avancé l’heure habituelle du dîner pour que Lucet n’arrivât pas en retard à son théâtre.


En même temps que Julien achevait le portrait de Jeannine, il prodiguait à la jeune fille ses bons conseils de peintre et d’ami ; et ce n’était pas chose bien facile que l’enseignement de son art robuste et fier contraint de s’accomoder aux mièvreries mignonnes et menues de ces amateurs insupportables que sont les belles madames et les ravissantes mademoiselles. N’importe, si le talent de Jeannine restait enfoui dans les brouillards embaumés de poudre à la maréchale et laissait voir sous un fin linon de tremblantes juvénilités grêles et pâles incapables de jamais prendre leur essor, elle, Jeannine, réalisait auprès de Julien tout ce que peut une jeune fille, de grâce le’gère, simple et charmante, ployée sans effort, sans pose, naturellement, aux habitudes un peu bousculantes et brise-tout des garçons. Et cela était un régal pour Julien et le guérissait presque de son incurable, croyait-il, misogynie.

Croyait-il, car Jeannine était seule à l’exclusion des autres femmes à exercer ce mystérieux pouvoir sur le jeune peintre. Encore cette mainmise sur son esprit et sur son cœur prenait-elle surtout sa force dans l’amitié de Lucet pour Nine. Il semblait à la sensibilité morbide de Julien qu’un peu de Luc rejaillît sur la jeune fille et qu’il le pouvait aimer ainsi. Chaque contact des deux enfants développait ce partage impondérable ou cette invisible communion ; et Julien aimait sa jolie Nine à travers les beaux yeux de Lucet.

Aucun détail des choses et des gens n’échappait à sa perspicacité d’artiste ; et son petit ami avait particulièrement le don d’éveiller en lui d’incroyables facultés de voir. Dès que Lucet entra au salon où les pâles lumières luttaient contre la lente décroissance du jour, Julien vit sur la ligne caressante des joues l’ombre bleue dont s’alourdissaient aussi ses paupières battues. Il le fouilla profondément de ses yeux clairs en prenant la main tendue du petit comédien ; et tant de pitié affectueuse se répandait dans le silence de son interrogation que Luc fut sur le point de crier la douleur encore vive et la déception suprême de son émancipation ! Mais Jeannine vint à lui, mains offertes aussi, et dissipa l’acuité passagère de ce souvenir. Et Luc devina sous la pression un peu brusque de ces mains fines, tout ce qu’il y avait de femme en la marche sinueuse et gentille, en les paroles douces, en le corps de Nine, — et l’horreur lui vint de penser que celle-ci, tellement délicate et affinée, était toute semblable à la gouine qui, la veille, avait senti se détacher en elle les pétales de son adolescence déflorée.

… Et Nine avait pour dire : « Monsieur Luc » des intonations de voix charmante où tenait aussi de l’admiration, de la jalousie. Elle disait : « Monsieur Luc » tout bonnement ; mais ces deux mots se prolongeaient au delà, dans le silence qui suit, dans le joli sourire des yeux tellement jolis qu’ils paraissaient contenir la vision pastellisée de Lucet nu dans le collant rose-ambré de son maillot. Et les prunelles malicieuses — et amoureuses — de Nine semblaient, en regardant le jeune homme, se caresser à sa douce image… Nine évidemment se demandait, dans son ignorance curieuse d’être renseignée et de connaître des dessous à peine soupçonnés, à qui pouvaient bien appartenir toutes les choses mignonnes : formes, voix, regards, gestes dont se composait cette merveille d’élégance, ce fin bibelot vivant : Luc Aubry ?

À personne, probablement, pensait-elle ; il est si gosse !

Oh ! celui-là n’était pas dangereux, c’était presque une fille… Même dans sa familiarité grandissante, comme le maître d’hôtel annonçait le dîner, Jeannine eut envie de prendre Luc par la taille, comme elle aurait fait pour une de ses amies, en lui disant : « ma chérie ». Les mots se posèrent sur le bout dé sa petite langue malicieuse et remuante ; mais elle se retint à quatre parce que Julien était là et qu’il ne plaisantait pas, lui. Ce pourquoi du reste, Mme  Marcelot tolérait sous son égide une intimité sans inquiétude.

Et tout l’attrayant problème se posait devant elle, auquel elle craignait de trouver une solution. Elle n’était pas effrayée d’en bouleverser les chiffres, oh ! non, sa réserve n’allait pas jusqu’à vouloir ignorer que tous les jeunes hommes rencontrés à droite, à gauche dans son monde, se vantent d’avoir — quitte à n’en rien faire — une « amie » et en parlent à mots très découverts. Bien qu’elle ignorât encore totalement à quelles extrémités pouvait conduire la simple affirmation de cette possession, elle imaginait des combinaisons très délicates et très délicieuses aussi — comme toutes les choses qu’on lui défendait étant petite, comme toutes celles aussi, aimables et séduisantes, vers quoi sa mère retenait son élan en lui disant :

— Nine, ma chérie, je t’assure que ce n’est pas convenable…

Et Nine s’arrêtait ; mais l’image restait en face d’elle, épanouie et joueuse et impénétrable, de ces mystères qui plus tard…

Luc répondait aux questions de Jeannine, et Mme  Marcelot grondait que sa fille empêchât de dîner le petit comédien et se répandît en tant de questions. Quelques-unes trahissaient une préoccupation si profonde et si troublante que Julien se hâtait d’y répondre pour épargner à Luc l’embarras d’une hésitation qui eût singulièrement aggravé leur audace. Elles paraissaient toutes viser un besoin de s’instruire des choses nobles du théâtre, en réalité elles en frôlaient sans cesse les petits côtés, s’arrêtant par exemple à l’usage des fards, à l’intimité des loges, aux costumes, au tissu du maillot qui épouse chaque soir les courbes exactes du corps et s’incruste aux moindres replis de la chair caressée de son adhérence…

Tous quatre se levèrent de table. Pendant que Mme  Marcelot donnait des ordres au maître d’hôtel et laissait Julien occupé d’un tableau nouvellement acquis, Nine resta un instant seule auprès de Luc. Elle voulut apprendre de lui jusqu’où le corps est enveloppé de ce maillot intriguant, comment, tellement étroit, on y peut pénétrer, comment on l’attache… Des perversités s’affirmaient dans ses yeux candides et enjôleurs ; elle voulait approfondir encore ; elle n’osa cependant désigner avec plus de précision le délicieux ami qui seul exacerbait son désir de savoir et dont la présence la bouleversait :

— Mais alors il faut être tout nu pour le mettre ?…

Au rebours de ce qui se passait à l’église autrefois, ses yeux tendres et naïvement effrontés bravaient les regards de Lucet tandis que Lucet appâli jetait de sa bouche en fleur le « oui » qu’il eût volontiers posé sur les lèvres de Jeannine…

On apporta les journaux du soir. Ceux du matin célébraient magnifiquement le drame sacré représenté la veille chez Déah Swindor. La musique supra-terrestre y recevait son tribut de louanges, aussi la mise en scène d’une perfection telle que Déah seule était capable de la réaliser. Mais de Luc Bruay, point ! Cependant un des attraits de la soirée avait été l’originalité de ce rôle de Iohanam interprété par un possesseur véritable des qualités exigées pour sa création ! Mais X*** traitait, dans son feuilleton anatomique, de la structure hypertrophiée des demoiselles et du suint de leurs aisselles dont les quinquagénaires duvets chatouillent le prurit de son odorat. C’était tout. — Y*** et Z*** en des langages différents se taisaient à peu près entièrement sur l’œuvre dramatique, Y*** racontait ce qu’il eût fait à la place de l’auteur, Z*** parlait de Mélingue, de Frédérick-Lemaître, dans Benvenuto Celtini.

— Tout ça ne nous rajeunit pas ! hasarda Julien ! Lucet découvrit au milieu d’un des graves feuilletons du lundi quelques lignes dans lesquelles on osait féliciter Déah Swindor pour son audace à casser les vieilles formules et les vieux errements : «… Il faut louer sans réserve l’intelligente initiative que vient de prendre Mme  Déah Swindor. Grâces lui soient rendues, nous possédons aujourd’hui sur un théâtre parisien le jeune premier, rara avis, dont la grâce juvénile et — pourquoi M. Luc Bruay ne nous permettrait-il pas de lui dire ? — la beauté distinguée sont une agréable compensation à l’éternelle (oh ! combien) jeunesse que nous infligent les théâtres subventionnés. Verrons-nous quelque jour ce gentil comédien interpréter les amoureux de Molière, aussi Perdican, Sandro, voire Zanetto et Chérubin — et il y aurait là motif à une heureuse innovation ? — C’est ce que l’avenir nous révélera. Nous travaillerons à ce résultat. Dès maintenant il convient de rompre pour ce jeune homme le silence complice d’intérêts inavouables, de craintes trop justifiées enfermés en d’injustes prébendes éternelles aussi comme ceux qui les détiennent. M. Luc Bruay, par sa science du théâtre, par sa jeune élégance, nous a charmés. Nous voulions le dire, voilà qui est fait. »

C’est Jeannine qui a lu cela tout haut, avec quelle émotion dans sa voix à chaque mot ! Et comme elle a marqué les termes qui semblaient traduire sa pensée intérieure : gentil comédien, grâce juvénile, beauté, charme et jeune élégance…

Et Julien rayonnait d’entendre ainsi parler de Luc, de voir enfin se libérer de la tyrannie insupportable des femmes de théâtre et de beuglant un écrivain tel que le signataire de cet article hebdomadaire.

Luc Aubry n’osait s’attarder à cette proposition dont il chérissait la pensée : jouer Zanetto et Chérubin. Il se sentait — et Julien ne l’ignorait pas — capable de mettre tout son cœur, tout son juvénile enthousiasme dans ces deux rôles ! Oui, il se sentait devenir Zanetto en lisant le Passant, Chérubin en lisant le Mariage de Figaro. Les rôles il les savait par cœur ; il avait scruté leurs exquises et profondes tendresses… Mais pourrait-il jamais être l’un ou l’autre ? l’un ou l’autre de ces deux gamins ravissants dont sa joliesse seule déjà, en dehors de son talent précieux, eût magnifié l’image !…

Et Julien affirmait sur le champ que Luc, un jour, serait Chérubin et que cette fraîche figure adolescente ne devait pas à jamais s’enfermer en les attraits exclusivement sexuels d’une fille !

Mme  Marcelot et Jeannine n’entendirent pas les derniers mots. Luc serra les mains de son grand ami et lui dit simplement :

— Vous êtes bien gentil, Julien.

Et Julien tressaillit sous l’affectueuse étreinte de Lucet.


Les bonnes soirées passées là auprès de ces êtres aimables dont les attentions lui étaient également chéries, Jeannine d’un côté, Julien de l’autre, Mme  Marcelot jeune et maternelle, flattée aussi de voir sa maison reprendre la tradition de noble hospitalité offerte aux arts — formaient un entourage dont se délectait le petit comédien, Chérubin, comme s’était plu à le nommer Jeannine trop heureuse de retenir ce nom, trop heureuse que la conversation conduite sur le terrain dramatique et sur le personnage charmant de Beaumarchais lui eût permis de saluer en Luc, dans l’indifférence apparente de ce nom, toutes les qualités de tendresse, de divine sensibilité et de grâce dont est, ce mot délicieux, comme la synthèse et comme l’image vivante : Chérubin…

C’était une opération très délicate et très minutieuse pour Lucet, que le baiser sur la main. Il s’en acquittait avec une aisance riante. Quand il relevait ses jolis yeux sur la personne qu’il venait de gratifier ainsi du contact fleuri de ses lèvres, il trouvait dans les regards, toujours, une adoration ou l’expression douloureuse d’un regret, même quand ces regards se voulaient expressément contenir et ne dévoiler pas leur trouble. Seulement aucuns de ces yeux-là ne s’étaient revêtus, comme ce soir, de la pieuse amitié de Nine ; aucuns de la fraternelle affection de Julien dont le bonsoir très doux contenait aussi un « Chérubin » que l’on eût dit enfermé dans un écrin de caresses et de larmes…

Lucet vite descendit dans la rue, gagna les boulevards par la Chaussée d’Antin et prit l’omnibus qui le conduisit à son théâtre. Et, dans le trajet, le petit protégé bleu et blanc de Figaro vint, de son doux visage, frôler le rêve de Iohanam.


— Monsieur Aubry, monsieur Aubry…

La concierge du théâtre le rejoint dans le couloir mal éclairé à l’extrémité duquel monte tout de suite l’étroit escalier vers la scène…

— Ce sont des lettres pour vous…

Des lettres ? C’est pourtant vrai, des lettres ! Des. Luc en a plein sa main blanche… deux, trois, quatre et cinq ! Cinq ! Il pâlit légèrement. Que lui veut-on ? Qui lui écrit ? On le connaît donc ? Il met les lettres dans sa poche, gravement, craignant, à son émotion, qu’on le prît pour un novice ou qu’on lui reprochât — les bons petits camarades — de poser !

Et son cœur battait fort en refermant sa loge au verrou.

Il lui fallut d’abord se déshabiller et se rafraîchir tout le corps avec sa fine éponge à peine mouillée. Quand il se fut bien séché, le pâle éclat de sa chair l’amusa. Elle était presque blanche ; mais par places des touches à peine roses, aux genoux, aux talons, se venaient poser, dont il suivait l’insensible progression. Il admira l’art du bonnetier qui tissa le maillot — il prit celui écru — dont il cernait ses jambes. Il ne paraissait guère qu’il dissimulât rien de leurs clartés blondes ; le tissu contre la peau ne se différenciait pas. Le maillot était très étroit, il fallait avoir bien soin, comme l’habilleur le recommandait, de mettre d’abord un pied jusqu’à la cheville puis l’autre pied en tendant beaucoup le tissu ; ceci fait, se lever, tirer à soi le maillot sur les mollets, sur les genoux, en enfonçant les jambes à force, puis sur les cuisses, enfin sur les reins et le ventre. S’il est de bonne mesure, il ne prend pas tout d’abord la hauteur totale des jambes et paraît trop court ; il reste alors à se plier sur les reins pour descendre dans les mailles qui se distendent de plus en plus, s’ouvrent et se resserrent sur les formes étroitement épousées sans qu’un pli vienne détruire l’unité parfaite des lignes.

Cette sensation caressante restait nouvelle encore pour Luc. Il se plaisait à en goûter la savoureuse étrangeté ; et cette saveur étrange éveillait des voluptés dans sa chair.


Il y avait cinq lettres. La première d’un mauve un peu soutenu, et très petite. Le dos de l’enveloppe était coupé en diagonale par une patte terminée sous un cachet de cire mauve aux initiales très fines mais dont l’empreinte mal prise les rendait illisibles. Luc déchira l’enveloppe ; il en sortit un fin bristol de même couleur plié en deux feuilles embaumées de quelque chose d’insaisissable, tellement délicat ! Sur toute la longueur des deux feuillets ouverts, une inscription répandait ses quatre lignes, telles qu’un quatrain. Luc sourit en les lisant ; et comme il rencontra ses yeux dans la glace, il se surprit à rougir. Elles formulaient un compliment à l’adolescente beauté de Iohanam, condensé en l’élégance parfaitement obscène d’une phrase qu’on eût dite cueillie dans le tiède azur de Naples parmi les grafitti pompéiens. Un mot avait été brouillé avec intention, facile à reconstituer, qui laissait dans l’impossibilité absolue, suivant qu’on le maintenait ou le supprimait, de déterminer le genre de l’effronté correspondant dont l’écriture était en outre visiblement contrefaite. Luc remit le bristol dans l’enveloppe. Il observa sa juvénile nudité dans la glace. Un insondable mépris envahit tout son être au souvenir de la prostituée immonde à qui il avait livré, la veille, la primeur exquise de cette beauté qu’il se dévoilait à lui-même et que saluait l’obscénité gamine du billet mauve.

La secondre lettre…

La cloche de l’avertisseur résonna plein le théâtre, les couloirs et les escaliers ; un grand coup frappé à la porte de sa loge ne laissa pas à Luc Je temps d’ouvrir la seconde lettre…

Et les harpes, les violes et les cymbales se fondaient, dans l’odeur des fards, en une mélopée vivante et caressante. Luc en fut enlizé comme dans le tissu blond et diaphane qui moulait ses jambes longues et claires dont la vue donnait aux yeux de la joie…