Luc/Chapitre XVI

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Ambert & Cie (p. 127-135).
XVI

Julien après avoir conduit Jeannine et sa mère jusqu’à leur voiture, regagne la scène et le théâtre pour saluer Déah Swindor. Il rencontre Luc, ce Luc charmant momentanément efféminé dans la langueur fatiguée de son joli visage ; efféminé mais homme, mieux, jeune homme par la grâce incomparable de sa mâle assurance. Ce soir toute sa beauté vient de se multiplier par les innombrables regards qui l’ont admiré et déjà se souviennent de lui… Lucet sourit des câlines paroles du jeune peintre ; il l’engagerait bien à monter dans sa loge au quatrième, mais, outre que des amis retiennent Julien, il craint de braver à ce point la clique théâtreuse qui l’entoure. Ce pourquoi aussi Julien ne veut pas attendre Luc, le prendre avec ses amis dans sa Victoria pour le conduire jusqu’à la gare Saint-Lazare.

Julien, Luc et Jeannine s’arrachent tous trois l’un à l’autre et demeurent seuls, prêts à pleurer. Et cependant, qu’il eût été agréable ce bout de causerie, ensemble, dans le confortable équipage ! Tandis que tout seul, comment va s’arranger Lucet ? Comment ? retombé parmi la cohue indifférente des rues…

Dans l’escalier étroit et poussiéreux des loges, de fauves odeurs de chair se mêlent aux cosmétiques criards des femmes ; les figurants et les figurantes empoisonnent le suint ; la chaleur devient insupportable qui fait jaillir par bouffées la sueur au visage, sous les yeux. Lucet une fois déshabillé, se rafraîchit à nouveau tout le corps ; et sa chair s’émeut encore dans la solitude de sa loge surchauffée, et cette solitude, pour la première fois peut-être, lui pèse horriblement. Il se rhabille vite. Et c’est, en descendant, la rencontre des machinistes, des électriciens, un peu gouapes, bons garçons quand même, qui le saluent d’un important et respectueux et flatteur :

— Bonsoir, Monsieur Aubry !

La loge de Déah dégorge son trop plein jusque dans l’escalier qui, de la scène, descend directement devant le concierge jusqu’au couloir de la rue. Luc n’essaie même pas de pénétrer ; seulement, par-dessus des épaules, des voix et de la lumière se meuvent parmi les damas bleu pâle et crème du boudoir… Il passe, gamin, avec son feutre mou, havane, bien campé sur sa tête fine, son « complet » gris foncé et très élégant, très jeune, son col qui prend d’adorable façon sa nuque jolie et soulève son menton au profil rare qu’anime le sourire exquis et impertinent de sa bouche. Dehors les fanatiques attendent Déah Swindor. Luc traverse la haie. Des femmes, des jeunes gens prononcent déjà son nom, défiguré sur l’affiche en Luc Bruay à cause des règlements du Conservatoire. Même, en s’éloignant, il entend que les jeunes gens se chicanent sur son identité : est-ce Iohanam, n’est-ce pas Iohanam ?…

— Sûr que c’est lui ! on dirait une gonzesse tellement qu’il est bath, — clame, renseigné et d’une voix canaille, un semblant de petit ouvrier, vague camelot, ouvreur de portières, ramasseur de mégots, figurant, au bonheur du jour.

Oh ! ce soir paisible où les lumières percent l’obscurité, comme il abandonne Luc à l’indéfinissable solitude de l’esprit, du cœur, de la pensée, de la chair ! Il y a des « femmes » plein les trottoirs… Luc pense à se vautrer ; oui, oui, à se vautrer ; pas à s’amuser, non ; à se vautrer pour reprendre pied sur la terre, pour humilier ses rêves et son corps, pour dissiper l’énervement de cette soirée dans laquelle enfin ! enfin ! le petit enfant de chœur a vu se réaliser quelque chose des désirs qu’il croyait impossibles. Il vient de grandir de partout. Oh ! oui, il y en a des femmes ! plein les trottoirs. Déjà celles de la brasserie à côté du théâtre l’avaient attiré par la violence même du dégoût qu’elles lui inspiraient ! Luc prend sur le boulevard un omnibus de la gare Saint-Lazarre ; il rentre chez ses parents à Nanterre. L’omnibus est complet dessus, il reste une place dedans. Les gens sont affalés sur les banquettes. Pas un ne se doute, dans sa veule demi-somnolence, de ce qu’est le petit voyageur monté à l’instant, ni quelle splendeur il porte en lui et quels exquis tourments de joie deux mille personnes ont éprouve’s par lui. Comme l’apathie de ces visages terreux l’effraie ! Et le crissement ferrailleur de la vieille guimbarde, quel chant d’anonyme et continuelle misère ! Comme ce serait plus raisonnable tout de même de se plier à la monotonie grise de l’existence révélée jusque dans le dégingandé de l’omnibus, dans le sillon blafard des rues et des boulevards, comme ce serait plus raisonnable que de s’exalter dans les cartonnages et les décors du théâtre ! que de s’illuminer à ces feux de paille de la rampe et du succès pour rentrer si précipitamment dans la banalité sotte et bourgeoise de l’existence ! Au moins l’âme n’aurait point à subir de ces oscillations dangereuses qui l’énervent et la déconcertent. Lequel est vrai : l’Art ou la Vie ? Et ne sont-ils pas, l’un, la contradiction incessante de l’autre ? N’est-ce point cabotinisme odieux, en effet, pitrerie, ces sursauts vers un idéal qui font si douloureuses les chutes dans le réel ?

Et toute l’intelligence de Luc se révolte contre le chétif train-train où la jouissance inespérée d’un modeste héritage a plongé pour jamais son père et sa mère retirés dans leur maisonnette de Nanterre. C’est là que Lucet va les rejoindre pour trouver tout uniment la bonhomie du foyer sans aucune envolée vers aucune hauteur. Son père et sa mère n’ont pas assisté à ses débuts ; ils sont terre à terre, et fatigués, et n’ont jamais compris grand’chose à toutes ces « simagrées » qui ne relèvent pas du commerce et leur paraissent entachées d’opprobre. Ils aiment bien trop leur petit Luc pour réprouver sa vie ; ils ne la veulent cependant point admirer. Mais Lucet trouvera quand même, en rentrant, son couvert mis dans la cuisine bien propre et luisante de partout ; son chocolat qu’il aime prendre froid dans une tasse à fleurettes bleues, toujours la même, sa tasse ; il y aura aussi une tranche de jambon, — sa mère refuse le foie gras qu’il aime bien aussi, parce que c’est trop « lourd » le soir — avec une baguette de gruau « de cinq heures », du vin blanc, des confitures et des a petits-beurre ». Quand il aura « soupé » il rentrera dans sa chambrette gentiment claire, il se déshabillera devant son lit bien blanc dont la « couverture » est faite avec un soin particulier ; sa chemise de nuit sera prête ; le livre nouveau acheté la veille sera sur la table de nuit avec la lampe en veilleuse. S’il n’y a pas de livre nouveau, la petite bibliothèque en acajou contient tout Molière, tout Racine, Corneille, Mussett Hugo, Shakespeare et bien d’autres. La chambre est tendue en papier et cretonne crème et rose, elle donne par deux fenêtres sur le jardinet. Il traversera pour y entrer — ça, ça l’ennuie beaucoup — la chambre de ses parents ; son père ronflera, mais sa mère attend son retour et veut être éveillée pour lui parler, pour savoir s’il est content, comment ça s’est passé, lui faire ses petites recommandations, — chère pauvre femme adorée ! — Elle ne comprend guère le théâtre, cette maman attentive et chérie, mais elle comprend divinement l’amour de son Lucet. Elle subit sa tyrannie avec une douceur tremblante et toute prête à plier davantage encore s’il l’exige. Il est tellement joli ! Elle est femme aussi, elle ; elle s’en aperçoit bien qu’il est joli. Dame ! Elle voit que depuis peu Lucet s’énerve ; elle craint l’étroitesse de leur existence trop en désaccord avec la vie opulente de toutes ces personnes dont Luc est obligé de faire sa société… Et dans « ces personnes » il y a les femmes, les « vilaines femmes » capables de faire du mal à son fils si fragile, si tendre, si délicat que sûrement — elle se l’imagine — il n’aurait pas la force de supporter la… ce que… les… il est tellement joli ! et menu ! que pour sûr ses pauvres yeux en seraient meurtris quoi !… Ah ! comme elle comprend bien tout, la maman de Lucet, et comme elle guette, inquiète, apeurée, dans les yeux de son enfant, sans en oser rien dire jamais, le trouble de sa chair acquise enfin aux exigences de ses jeunes désirs…

Aux exigences de ses jeunes désirs…

L’omnibus s’est arrêté, Luc est descendu. Il y a plein de monde dans le hall de la gare, des filles, des filles… Luc ressent dans sa chair tous les énervements de cette soirée ; toutes les excitations montent du tréfonds de son être et l’étourdissent ; il a mal partout. Il se reproche ces retards, puisque tout en lui crie qu’il est temps, qu’il faut, puisque Ryta a voulu de lui ; puisque dans son hésitation elles l’ont déjà frôlé, une, deux, trois, quatre, de la même offre, des mêmes yeux qui fouillaient, en lui parlant, jusque… C’est donc qu’elles veulent de lui aussi celles-là ! Ses bras et ses jambes lui font mal, il a comme un bourdonnement, un vertige dans sa tête et ses jambes ; l’intérieur de ses jambes lui fait mal, il lui faudrait se détendre, se… Après tout il est bien d’âge ; il a été assez raisonnable, s’il avait voulu déjà !… les autres jours… Tant pis ! ce soir il se veut livrer. Le public ce n’est pas assez, ni la musique des mots, ni la grâce des gestes, ni les acclamations ! Tout cela n’aurait pas dû finir ; tant pis ! Il lui faut recevoir encore et donner ! Que par son acquiescement et sa volonté une autre créature déborde de lui, qu’elle soit envahie de son désir… et qu’il soit homme enfin ! enfin !!!

Luc ne refuse pas la dernière offre ; il n’a pas osé reculer tant la fille s’est faite prometteuse. Elle voulait aller prendre un bock, Luc a refusé ; c’est tout de suite qu’il la veut, tout de suite tandis que son désir se cabre en lui… Rue du Rocher ? bon ! rue du Rocher. Dès la porte refermée, dans le vestibule de la maison quelconque et l’escalier obscur, la fille est d’une impudeur révoltante. Il retient ses gestes, arrête ses mains, lui arrache sa bouche ; mais ses mains, sa bouche sont furieusement attachées à l’enfant. Ah ! Luc se voulait vautrer, certes il se vautre ! Il s’étonne de s’être ainsi donné et d’être comblé, violemment comblé, de ce qu’il venait chercher. Il n’est pas un coin de lui-même que déjà la fille n’ait exploré, dans l’escalier, où les caresses infâmes alternent avec les marchandages odieux et les mots ignobles. Et les gestes qu’il voudrait conjurer, grand gosse inexpérimenté, se précisent sur lui, l’enveloppent avec une obscénité effroyable et tenace… Tant pis, il ira jusqu’au bout. Après tout, sa répulsion est ridicule puisqu’il a accepté… D’ailleurs la tension exacerbée de ses sens maintenant surmonte l’indécision de sa volonté… Ils entrent. Une lampe est allumée sur la table d’une pièce ambiguë ; la fille emporte la lumière dans une chambre ; Lucet suit sans parler. Son inexpérience attribue une importance démesurée à cette première rencontre. Les mots se figent dans sa gorge tant la surprise physique l’étreint et se mêle à la surprise qu’une semblable chose soit possible et paraisse si naturelle aux ricanements goguenards et crapuleux de la foule. Cette fille — qui le prend lui plus qu’il ne la prend elle — a sa pareille dans chaque rue, dans chaque maison, à chaque étage presque de ce claque-dents monstrueux et bégueule qu’est Paris ! Et le silence tranquille de la chambre, la violence croissante de la fille, satisfaite enfin, après des méfiances grossièrement visibles, des quinze francs versés écu par écu et cachés aussitôt, ont presque les allures d’un rite obscur dans le mystère d’un temple. La gouine en se déshabillant se multiplie. Lucet la laisse faire stupéfié des choses inconnues que lui révèlent les détours monstrueux et la science de cette femelle… Pas une fois, pas un instant dans la clarté de la chambre aux persiennes closes où se déshabille Lucet, elle n’eut la moindre impression de la beauté parfaite de ce jeune corps, de la finesse exquise de ces membres dont aucun ne reste insensible à ses manœuvres ; elle ignore la pureté admirable des traits adolescents, le râle de la bouche fraîche comme une fleur et savoureuse comme un beau fruit, la tiédeur blanche des mains qui finissent par rechercher sa chair veule et labourent sa peau à chaque caresse nouvelle. Elle s’étonne seulement que le jeune homme dérobe ses lèvres, dans un mouvement d’insurmontable aversion, aux baisers gloutons et faux dont elle le veut couvrir. Mais elle insiste, elle sent que l’enfant est sa proie, maintenant qu’il est nu contre elle et défaille dans ses bras ; elle arrache du lit le couvre-pied de soie, le jette à terre sur le tapis. Dans une étreinte habile, elle saisit Lucet, lui ploie les reins, et tous deux roulent ensemble sur le plancher ; elle maintient le jeune homme sous la pesée enveloppante de son corps… Luc retire encore sa bouche, la louve la lui prend de force… Aussitôt elle sent l’enfant qui ne se débat plus consommer en elle l’œuvre de la chair… Pressée d’en finir, espérant un autre client, ou lasse de se prêter, elle s’arrache au spasme d’un mouvement brutal et canaille ; elle gueule d’une voix rauque et voyou en prenant ostensiblement son bidet de cuivre nickelé sous la toilette :

— Ben vrai ! fallait rud’ment qu’t’en aies envie !…

Elle fait, devant le petit comédien, sa lessive immonde d’un geste dont le cynisme et l’ignominie surpassent tout ce que Lucet pouvait imaginer de honteux et d’insolent dans l’obscène.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Luc se rhabille dans l’escalier, met sa cravate et son faux-col dans sa poche, noue un foulard — le mince foulard de soie que sa maman n’oublie jamais de mettre dans sa poche — autour de son cou, retient ses sanglots pour demander « le cordon » et, dans la rue, se met à pleurer comme un enfant…