Lucette, ou les Progrès du libertinage/02-10

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CHAPITRE X.

À quoi nous réduit le beſoin &
l’habitude.


Lucette, à peine arrivée à Paris, courut dans l’endroit où logeoit Monſieur Lucas ; mais il n’y demeuroit plus depuis long-tems. Sa douleur fut extrême. Elle fit tout ſon poſſible pour le déterrer ; ſes recherches furent inutiles. Que le Lecteur ſe peigne, s’il lui plaît, le chagrin, le déſeſpoir dont notre héroïne fut ſaiſie. Elle perdoit un amant qu’elle adoroit, ſans lequel elle ne pouvoit vivre ; un amant que ſon cœur idolâtroit dès l’enfance : elle pleura, gémit, ſouhaita vingt fois la mort.

On ſe conſole enfin. Le ſentiment de nos douleurs s’émouſſe, on ne les ſent plus ſi vivement. Cette veuve ſe déſeſpere les premiers jours du trépas de ſon époux, elle jette les hauts cris ; huit jours après elle ſe calme, s’apperçoit que le noir lui ſied à merveille, ſonge à plaire, à remplacer le défunt : ſi elle répand quelquefois des pleurs, c’eſt parce qu’elle ſçait qu’ils embelliſſent les femmes. Damis regrette la mort d’un oncle dont il vient d’hériter ; mais dès le lendemain, ſouvent même plutôt, il court au coffre fort, s’informe des biens du pauvre trépaſſé. Lucette parvint à modérer ſon affliction, elle oublia un peu Monſieur Lucas pour s’occuper de ſes intérêts. Elle commença de réfléchir ſur ſa ſituation, ſur ce qu’elle devoit faire.

L’accident qui lui étoit arrivé, que les ſoins du jeune Chirurgien diſſiperent, ſavoient contrainte de dépenſer beaucoup d’argent, & de vendre une grande partie des bijoux qu’elle devoit à la prodigalité de ſes amans. Elle ſe vit ſur le point de manquer de tout. En vain eſpéroit-elle de trouver quelqu’un qui voulût faire la folie de l’entretenir. Il eſt aſſez de gens prodigue de leur fortune aux Laïs modernes ; qui en privent leur famille pour la faire paſſer à ces Beautés commodes, dont l’un partage le cœur avec la Chambre Haute & les Communes : mais notre héroïne avoit perdu la vogue, d’autres Princeſſes étoient de mode. Les tems étoient changés. Ceux qui jadis la comblèrent de richeſſes auroient eu honte de la reconnoître.

En effet, je dois avouer que Lucette eſt devenue bien laide. Elle n’eſt plus digne de l’attention du Lecteur. Ses yeux ſont battus, languiſſans, uſés : elle eſt d’une maigreur affreuſe ; ſon teint jaune & livide ſe ranime à peine par le fard & la céruſe. Lorſqu’elle s’aviſe de ſourire, au lieu de charmer elle révolte ; mille plis divers ſe forment ſur ſon viſage, & la font paroître toute ridée : ſa gorge fait encore ſoulever ſon mouchoir, mais l’art ſeul la ſoutient ; elle retomberoit triſtement ſans un corſet étroit qui la preſſe : c’eſt une fleur épanouie depuis long-tems, ſur laquelle le papillon s’eſt ſouvent repoſé, qu’un ſoleil brûlant a flétrie. La démarche de notre héroïne eſt hardie, effrontée. Elle regarde fixement ; il ſeroit impoſſible de lui faire baiſſer les yeux.

Si je n’avois juré d’être fidèle hiſtorien des actions de Lucette, je cacherois avec ſoin ſes défauts, je diſſimulerois ſes derniers travers ; mais je ſuis ſincère, je dois la peindre au comble du déshonneur, de l’infamie. Si le Lecteur ſe révolte, s’il trouve peu délicat de décrire l’horreur du vice, ce qu’il y a de plus bas, & de conduire mon héroïne juſqu’au ſein de la crapuleuſe débauche, je le prie de ſe reſſouvenir que j’ai entrepris de tracer le tableau des Progrès du Libertinage.

Lucette au déſeſpoir vit la fin de ſes finances, ſans qu’on eût répondu à ſes minauderies. Elle avoit compté que Lucas l’obligeroit, que ſes bienfaits… Vaine eſpérance ! Les beſoins preſſans l’entouroient, la faim la menaçoit déja. Elle avoit différé de prendre un parti, s’imaginant chaque jour que ſes charmes feroient tomber à ſes pieds quelque mortel généreux. Forcée de renoncer à ſon erreur, de ſentir qu’elle n’étoit plus jolie ; elle regretta le tems où un ſeul de ſes regards enchantoit, où l’on couroit auprès d’elle briguer un ſouris, un clin d’œil.

Elle conçut, exécuta un deſſein qui lui parut fort ſage. Elle s’habilla de ſon mieux, rétablit, par le ſecours de ſa toilette, ſes charmes délabrés ; mais l’art & les pinceaux ne purent retracer qu’une foible peinture d’un viſage de vingt ans. Lucette ſe conſulte, applaudit à la démarche qu’elle va faire, la trouve bonne & honnête, & court chez la Mo… Elle demande la Matrone, implore ſa protection, lui fait l’éloge de ſa patience, de ſa douceur, & la conjure de la recevoir dans ſon ſérail.

« Mon Dieu, ma chere, lui répond la Mo… je voudrois vous obliger. Il nous vient plus de filles que nous n’en voulons ; jamais on n’en a tant vu. Le métier ne vaut rien dans ce ſiécle élégant, trop de gens s’en mêlent. Qu’eſt devenu ce tems où l’on rencontroit à peine ſix filles de notre état ? Nos maiſons ſont déſertes, les plaiſirs qu’on y raſſemble ſont répandus par-tout. »

» La femme de l’artiſan, la Petite, la riche Bourgeoiſe, la Dame à livrée, &c. &c. &c. nous font un tort conſidérable ; en nous imitant, elles nous ruinent ; elles arrêtent les chalans, nous remplacent, nous font oublier. Hélas ! quand défendra-t-on, par une bonne Ordonnance, de nous ôter le pain des mains ! Quand enjoindra-t-on à chacun de faire ſon métier ! Puis, l’on devient difficile, délicat ; on ne veut que des morceaux choiſis : les libertins ne viennent chercher chez nous que des tendrons naïfs, innocens ; ils veulent que nous leur en donnions, tandis que les ſages ne ſçauroient en trouver dans le monde ».

Lucette ſupplia tant qu’on lui fit l’honneur de l’agréer, qu’enfin la Mo…ſe rendit à ſes vœux. Pour lui faire faire connoiſſance, elle la conduiſit dans la ſalle, la préſenta à une douzaine de Beautés, qui la parcoururent d’un air malin, & ſe parlèrent à l’oreille. Notre héroïne fut pourtant bien-tôt leur bonne amie. Elles lui apprirent à diſtinguer celui qui paye d’avec ceux qui ne donnent que du plaiſir : on lui fit parcourir les cellules, aſyles du myſtère, où l’on ſacrifie à l’Amour ; on lui en apprit les routes, les iſſues ; elle marqua celle qui devoit lui voir faire l’office de prêtreſſe de Vénus. Ses compagnes lui conſeillerent de ſuivre l’uſage de la Communauté, de ſe choiſir un ami. Lucette les ſupplia de la diſpenſer de cette règle : tout autre que Monſieur Lucas ne pouvoit prétendre de régner ſur ſon cœur.

La Mo… étoit trop ſenſée, connoiſſoit trop ſes intérêts, pour avoir beaucoup de filles comme mon héroïne : la plus âgée de ſes éleves n’avoit tout au plus que dix-huit ans, étoit fraîche, menue, vive, étourdie. Elle ne l’avoit priſe que pour l’employer dans un beſoin preſſant. Elle ſe donnoit bien de garde de l’offrir à un Mouſquetaire ; elle l’obligea de ſe tenir dans ſa chambre, de deſcendre rarement dans la ſalle. La Mo… craignoit que la vue de notre héroïne ne décriât ſa maiſon, qu’on ne prétendît qu’elle n’étoit remplie que de vieux objets, & que ſon deſſein étoit de faire haïr au lieu de faire aimer la volupté. Elle ne donnoit Lucette qu’à un Provincial, ou qu’à des Abbés.

Mais notre héroïne gagna davantage. Son petit emploi lui rendit beaucoup plus que celui des premieres Princeſſes de la maiſon. Celles-ci ſont trop heureuſes lorſque leur cher Sultan les quitte ſans les maltraiter, ſouvent le moindre mot leur attire une demi-douzaine de ſoufflets. Lucette, au contraire, étoit careſſée avec tranſport. Les nouveaux arrivés, admirant tout ſtupidement, croyoient poſſéder un tréſor. Les Petits-collets ne manquoient pas de la qualifier de pluſieurs dons ; ils payoient pour eux & pour leur habit.

Au bout de quelques mois, notre héroïne ſe vit une petite ſomme ; elle en rendit grâce au ciel. La dépendance où il falloit être chez la Mo… & la ſoumiſſion qu’on étoit obligé d’avoir pour ſes volontés, lui déplaiſoient depuis longtems. Elle demanda ſon congé, fit une retraite honorable, & réſolut de travailler pour ſon compte.


Vignette fin de chapitre
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