Lucette, ou les Progrès du libertinage/02-11

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CHAPITRE XI.

Viſite genérale.


Je ne puis m’empêcher de plaindre le ſort de mon héroïne. La voilà donc aſſociée avec ces filles prévenantes qui inondent tout Paris ! Que de déſagrémens, que de ſcènes humiliantes va-t-elle éprouver ! Elle eſt le mépris des libertins mêmes qui la recherchent. Je ſçais qu’il eſt des gens qui prétendent que les Chauves-ſouris de Cythere ſont très-heureuſes. Elles jouiſſent de mille amans, diſent ils, tandis que plus d’une femme, que plus d’un jeune tendron deſire vivement d’en poſſéder un. Tout leur eſt permis. La contrainte eſt bannie loin d’elles. Une grande partie de leur ſexe ſeroit flattée d’avoir leur privilége. Elles appellent ſans honte celui qui leur plaît ; une honnête femme ne peut que ſoupirer en ſecret. Les plaiſirs, la joie les ſuivent ſans ceſſe. On les flatte, on les chérit, on les entraîne de partie en partie, de fête en fête ; elles n’ont qu’à dire un mot pour s’enivrer de cette volupté qui enchante tous les mortels. Leur vie, conſacrée à l’Amour, n’eſt qu’un inſtant délicieux… Mais qu’il eſt triſte d’être ſoumiſe au premier venu ; de paroître gaie, contente, lorſqu’on eſt quelquefois déchiré de chagrin ; de ſourire à un objet mépriſable, dégoûtant ! Qu’il eſt affreux de careſſer quiconque ſe préſente la bourſe à la main ; de s’expoſer aux caprices, à la brutalité ! Oui, les malheureuſes que l’on ſe peint ſi ſatisfaites, ſont dignes de pitié. Il leur eſt impoſſible de goûter toute la douceur du plaiſir ; le ſentiment s’uſe, l’habitude le leur fait perdre. Elles s’efforcent de faire illuſion ; celui qu’elles preſſent dans leurs bras croit les enflammer, & elles le contraignent de jouir à la hâte d’une triſte volupté. Plus d’une infortunée eſt réduite à ce vil métier. Quelle doit être ſa douleur ! Elle fait en vain ſon poſſible pour s’accoutumer à la honte : le remords la déchire ; elle répand ſouvent des pleurs après l’inſtant de ſa défaite. Il en eſt d’autres que le libertinage y conduit ; elles s’abandonnent à la joie, rient, chantent, ſe divertiſſent ; mais elles n’en ſont pas moins malheureuſes.

Lucette ſe logea dans une petite rue, près celle de Saint Honoré. Sa chambre, ſituée au ſixieme étage, reſſembloit à celle de quelques beaux eſprits d’à préſent, qui n’ont que de l’émulation, peu de reſſource, & beaucoup d’ennemis. La muraille étoit à-peu-près couverte d’une tapiſſerie à demi-percée, & trop courte de trois pieds : deux chaiſes invalides témoignoient qu’elles avoient ſervi. Un morceau de miroir pendoit près de la fenêtre. Pour terminer cette riante perſpective, on découvroit dans l’enfoncement une méchante couchette ſans rideau : voilà tout ce qui reſte à Lucette de l’état brillant où elle s’eſt vue.

C’eſt pourtant dans cet humble réduit qu’elle reçoit les viſites dont on l’honore. Une Dame la Reſſource lui accorde ſon amitié & ſes ſervices ; elle va d’une mine diſcrette arrêter les paſſans ; elle annonce une Beauté jeune & novice, nouvellement arrivée de province.

L’agente de notre héroïne lui attira grand nombre de curieux, ou de gens animés d’un autre motif ; ils étoient bien-tôt ſatisfait, & faiſoient place à d’autres : ceux-ci étoient chaſſés par de nouveaux arrivans, qui ſe retiroient à leur tour, en faveur de ceux qui déſiroient leur ſuccéder : ainſi du reſte.

Lucette fut ainſi viſitée par tous les états. Elle ne pouvoit aſſez s’étonner de la prodigieuſe quantité de galans qui venoient la voir chaque jour. Elle auroit douté qu’on fût ſi amateur des filles de ſon eſpèce, ſi elle n’en avoit été témoin elle-même. Notre héroïne connut qu’on ne devoit jamais ſe fier ſur l’apparence, ni ſur les diſcours de bien des gens. Pluſieurs fois elle vit ſe gliſſer dans ſa demeure des particuliers que tout obligeoit à garder une meilleure conduite. Tel qui prêchoit du matin au ſoir la vertu, qui déclamoit contre les dérèglemens du ſiécle, profitoit de l’obſcurité pour s’introduire chez elle.

Un ſoir que Lucette attendoit avec douceur ceux qui ſe fieroient à la parole de Madame la Reſſource, elle entendit un grand bruit dans ſa petite rue. Un homme s’écrioit qu’il ne ſe battroit pas ſans ſujet, qu’il avoit gagné de bon jeu, qu’on avoit rien à lui demander. Non, diſoit un autre en jurant, je me moque de cela, j’ai perdu mon argent, &, par déſeſpoir, je veux que nous nous coupions la gorge. Notre héroïne treſſaillit en entendant parler celui qui étoit ſi preſſé de mettre l’épée à la main : il lui ſembla connoître ſa voix ; elle ſoupira & courut à ſa fenêtre. Elle ne put découvrir clairement les objets ; elle entrevit ſeulement un homme qui en preſſoit fort un autre de lui rendre raiſon. « Mais, diſoit celui-ci, j’ai joué honnêtement : vous me quittez ſans paroître fâché ; vous venez enſuite me guetter au coin de cette rue, Monſieur Lucas… ». Je ne me trompois point, s’écrie notre héroïne ; ah ! ciel ! c’eſt lui ! courons au plutôt… Elle deſcend à la hâte, court, vole, ſe précipite ; on crie à la garde, & quand Lucette eſt en bas, elle ne trouve perſonne. L’approche du guet avoit contraint l’aggreſſeur à prendre la fuite, & l’homme attaqué étoit déja bien loin.

Elle fut déſeſpérée de n’avoir pû joindre ni l’un ni l’autre. Quelquefois elle croyoit s’être trompée. « Mon cher Lucas n’exiſte plus, s’écria-t-elle, ou du moins il eſt éloigné d’ici… C’étoit pourtant ſa voix ; mon cœur en eſt encore ému ; pourroit-il ſe tromper » ? Deux mois ſe paſſerent dans cette agitation. Elle ſe flattoit qu’aucune erreur ne l’avoit abuſée, & dans le même inſtant elle ſe perſuadoit du contraire.

Notre héroïne ſongeoit encore au ſon de cette voix qui l’avoit tant frappée, quand elle entendit monter extrêmement vîte. Non, non, je ne me trompe point, diſoit-on ; ſuivez-moi, c’eſt ici : la partie eſt commencée nous arriverons trop tard. On gratte à la porte de Lucette ; elle ouvre… Ô ciel ! Quelle fut ſa ſurpriſe & ſa joie ! Elle apperçut ſon bon ami, ſon cher Lucas. L’un & l’autre pouſſent un grand cri, ſe ſerrent mutuellement dans leurs bras, répandent des larmes, & ſe regardent long-tems ſans avoir la force de parler. Monſieur Lucas prit enfin la parole. Je ſuis enchanté, s’écria-t-il, de retrouver ma chere maîtreſſe ; j’ai toujours ſongé à vous. Mais excuſez-moi : nous nous ſommes trompés. On nous attend pour une partie de pharaon. Adieu ; je reviendrai bien-tôt : il s’éloigne à ces mots, au grand étonnement de notre héroïne, & diſparoît comme un éclair avec celui qui l’accompagnoit.

Lucette n’avoit pû que jetter les yeux ſur ſon amant ; elle le vit aſſez pour remarquer que ſon habit n’étoit plus galonné ; & qu’il ne paroiſſoit guères à ſon aiſe. Elle l’attendit avec impatience, mais il ne vint que le lendemain au ſoir. Le jeu, lui dit-il, a duré juſqu’à préſent. Je ſuis perdu ſans reſſource, je n’ai plus le ſou. Notre héroïne, ſans lui répondre, l’accabla de careſſes ; Monſieur Lucas y fut ſenſible, & riſqua de la convaincre qu’il s’enflammoit toujours pour elle. Ses premiers tranſports appaiſés, Lucette pria ſon amant de lui apprendre pourquoi ſa fortune étoit ſi changée ; il ſatisfit, en ſoupirant, ſa curioſité.

« Quelques-uns de mes amis, lui dit-il, m’entraînèrent dans ces lieux où l’on donne à jouer, où il eſt permis de ſe ruiner. Je m’ennuyai d’abord ; mais je m’y accoutumai inſenſiblement. Je m’amuſai long-tems des grimaces que je voyois faire aux perdans ; de la joie cachée de ceux qui gagnoient ; de ces eſpeces de Philoſophes qui affectent de ſupporter la perte de ſang froid, & qui vont enſuite s’arracher les cheveux. Je n’allois à l’Académie que pour paſſer un quart-d’heure. J’étois étonné de me ſentir intéreſſé plutôt pour l’un que pour l’autre. Ébranlé par un certain je ne ſçais quoi, je déſirai que celui-ci gagnât, j’étois fâché quand ſon adverſaire faiſoit quelque bon coup. Pourquoi les ſçavans de nos jours, ſans ſe rompre la tête ſur des ſujets inutiles, ne cherchent-ils pas à expliquer cette ſinguliere ſympathie ? L’intérêt vif que je prenois pour un des joueurs, m’engagea de parier en ſa ſaveur. Je n’oſai d’abord riſquer qu’un petit écu, je gagnai, je m’enhardis. On ne réuſſit pas toujours. Je perdis, je me piquai, je doublai ma ſomme. Le bonheur me vint, nouvelles eſpérances, paris encore plus forts, &c. Enfin ſans m’en appercevoir, je me rendis un joueur décidé.

» On doit féliciter celui qui perd au jeu ; il ſe corrige, & n’y revient plus ; celui qui gagne croit toujours avoir le vent en poupe, il s’encourage, & il ſe ruine. Je puis avancer qu’un joueur ne garde pas long-tems ce que la fortune lui envoie ; s’il gagne un louis, il en perdra quatre. Trop de gens, par malheur, éprouvent ce que je dis, & n’en ſont guères plus ſages.

» Je me mis à courir les brelans, les tripots ; tous les jeux étoient bons pour moi, défendus ou non. La Ducheſſe & la Comteſſe s’apperçurent de mon dérangement, ſe plaignirent de ma conduite. Les veilles que je faiſois me maigriſſoient beaucoup, leur donnoient lieu de ſe plaindre de moi. Je n’étois plus ſi empreſſé, ni ſi propre à leur faire la cour. Elles ſe laſſerent de me fournir de l’argent preſque gratis, & me défendirent, comme d’un commun accord, de paroître jamais chez elles. Je me flattai de réparer mes pertes, je croyois que mon mérite enchanteroit d’autres Beautés auſſi généreuſes. Un malheur irréparable m’empêche d’y réuſſir, ne me permet pas d’y ſonger : je fus réduit à la dure néceſſité de vendre mes habits, tout ce qui éblouit les yeux du monde ; & ſur-tout des femmes. Il m’a été impoſſible de ratrapper aſſez d’argent pour me mettre d’une façon honnête. Heureux de n’être pas mort de faim !

» Malgré les revers, malgré l’indigence que j’éprouve, le croiriez-vous, ma chere Lucette ? je ne ſçaurois renoncer au jeu. C’eſt un goût qui me domine : une folie, une ivreſſe, une fureur, a pénétré mon ame. Je ne ſuis content que lorſque je tiens des cartes, tout autre plaiſir m’eſt inſipide. On me rencontre par-tout où l’on joue. Je n’avois pas de quoi dîner hier ; un ami, touché de mes beſoins, m’a prêté un louis ; j’ai couru le jouer, je l’ai perdu, & je n’ai pas encore mangé ».

Lucette s’empreſſa de réparer le long jeûne de Monſieur Lucas. Tandis qu’il dévoroit ſes petites proviſions, elle lui raconta ſes diſgrâces, ſes infortunes ; mais elle lui fit un myſtere de la maladie qu’elle avoit eue.

Notre héroïne fit ſon poſſible pour corriger Lucas de ſa dangereuſe manie. Elle lui remontra qu’un joueur étoit un homme avide du bien des autres ; qu’il ne ſeroit pas étonnant de le voir attaquer les paſſans au détour d’une rue, puiſqu’il s’accoutume à deſirer, à tâcher d’avoir la bourſe de ſon prochain. Elle lui fit enviſager les inquiétudes, les regrets dont il eſt dévoré ; il n’a aucun repos, ſe brûle le ſang, & ne peut ſe flatter de poſſéder la moindre choſe.

Monſieur Lucas goûta ſes raiſons, gémit, ſoupira, & promit avec ſerment de ne plus retomber dans ſes erreurs. Notre héroïne, charmée de l’avoir perſuadé, guéri, partagea avec lui la ſomme légere qu’elle poſſédoit. Lucas, en recevant cette preuve de l’amour de ſa maîtreſſe, tire un jeu de carte de ſa poche, & lui propoſe de jouer. Qu’on s’imagine la ſurpriſe de Lucette. Elle lui demanda ſi c’étoit ainſi qu’il ſe corrigeoit : elle eut beau lui repréſenter qu’il étoit ridicule de vouloir jouer avec quelqu’un qui nous prêtoit de l’argent ; que c’étoit une choſe inouie, qu’on n’avoit peut-être jamais vue. Ses diſcours ne firent aucun effet. Il la pria, la conjura, ſe plaignit du peu de complaiſance qu’on avoit pour lui. Notre héroïne fut contrainte de céder, & de jouer contre celui qu’elle vouloit tirer de la miſere.

Lucette eut le bonheur de gagner. Je ſuis perſuadé que, ſi Monſieur Lucas avoit eu la fortune favorable, il n’auroit rien donné à celle qui l’obligeoit ſi honnêtement. Il ſe déſeſpéra, fit des juremens de Dragon, s’arracha une poignée de cheveux, renverſa la table, & mit les cartes en piéces. Notre héroïne ne ſe ſentoit pas de joie ; elle ſe figuroit qu’une telle aventure ouvriroit les yeux à ſon ami. Il s’écria vingt fois : Que je ſuis malheureux ! & je jouerois encore ! non ; ce qui m’arrive aujourd’hui me prouve que je dois renoncer à l’eſpoir de jamais gagner. Il ſortoit, la rage dans le cœur, quand Lucette le rappella, & le pria d’accepter la même ſomme qu’il venoit de perdre. Monſieur Lucas, ſurpris d’une pareille généroſité, doutoit s’il veilloit. Il embraſſa Lucette avec tranſport ; il lui promit de fuir l’Académie, de ne ſe ſervir de ſes dons que pour vivre, que pour ſatisfaire à ſes beſoins preſſans.

Notre héroïne le crut : mais dès le lendemain il courut chez elle en furieux ; il ne lui reſtoit pas une obole. Que ne me retirois-je plutôt, s’écria-t-il ? Je gagnois cinquante louis : j’ai voulu trop avoir, & je n’ai rien. Lucette ſe laiſſa toucher, lui donna tout ce qu’elle avoit, & deux jours après il fut dans le même embarras. Les exhortations de ſa maîtreſſe, ſa miſere, ſes ſermens, tout fut inutile ; il jouoit le jour & la nuit. Le voyant incorrigible, notre héroïne ne l’abandonna pas : elle partageoit ſoigneuſement avec lui le produit de ſes charmes ; après l’avoir reçu, il couroit auſſi-tôt le perdre : digne emploi d’un argent ſi bien acquis ! Elle pouvoit compter en revanche ſur la valeur de Monſieur Lucas ; il rodoit ſouvent aux environs de chez elle, ſe cachoit quelquefois dans un coin de ſa chambre, prêt de tomber ſur l’inſolent qui auroit mal agi avec la Beauté qu’il protégeoit, qui auroit voulu dérober, ſans rien payer, la ceinture de Vénus.

Je pardonnerois à Lucette de dédaigner Monſieur Lucas, de le mépriſer tout-à-fait. On doit lui ſçavoir gré, & s’étonner de ſa conſtance. Il s’en faut beaucoup que la perſonne actuelle de ſon amant ſoit aimable : il porte un habit dont la couleur eſt aſſez bizarre ; jadis il fut noir, mais la pouſſiere l’a rendu gris ; il eſt uni, poli comme une glace, on pourroit s’y mirer. Il a ſoin de le boutonner, afin de cacher une veſte trop délabrée, & dont, je crois, il manque une partie : ſes manchettes ſont fort longues, & vont de pair avec l’habit : ſes cheveux ſans poudre & mal peignés, font, par leur couleur d’ébène, honte au reſte de ſa parure ; ſa bourſe, qu’il n’attache que tous les huits jours, eſt collée triſtement à ſon dos, & paroît prête à tomber ; les rubans des côtés voltigent çà & là. IL enfonce ſon chapeau ſur ſes yeux ; la corniere de devant eſt plus longue que les autres. Il eſt toujours froid & rêveur. Son regard eſt triſte & fixe ; ſon viſage eſt allongé, pâle & décharné : il marche la tête baſſe, un peu courbée ; les épaules ſerrées, & ſon épée lui bat contre les jambes.

Voilà quel eſt celui que Lucette adore. Elle avoue bien qu’il eſt changé. Elle cherche en vain ſa bonne mine, ſes joues graſſes & vermeilles ; ſa fraîcheur ; ſon embonpoint robuſte ; ſon caractere jovial & franc, ſa gaieté, ſon innocence eſtimable ; rien de tout cela ne ſe préſente : mais elle ne peut ſe défendre de l’aimer.

Dame la Reſſource prétendit en vain modérer l’amour de notre héroïne. Elle lui fit entrevoir les folles dépenſes qu’il lui cauſoit, les déſagrémens qui pouvoient s’enſuivre. La bonne-femme perdit ſon latin. Voyant tous ſes efforts inutiles, elle prit le ſage parti de ſe taire. Pour faire piéce à Monſieur Lucas, & par intérêt, elle redoubla ſes ſoins, & attira un plus grand nombre de viſites à notre héroïne.


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