Lucette, ou les Progrès du libertinage/03-07

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CHAPITRE VII.

Notre Héroïne fait la Chattemitte.


On vit tout-à-coup un grand changement dans Lucette. Elle renonça à la coquetterie, à la parure, aux plaiſirs. Elle ne voulut plus recevoir perſonne, mena une vie retirée, jeûna, fit pénitence. Une pareille métamorphoſe remplit d’étonnement tous ceux qui connoiſſoient notre Héroïne. Les libertins en firent de mauvaiſes plaiſanteries ; les gens crédules crièrent au miracle ; les dévotes firent beaucoup de bruit d’une converſion auſſi ſubite.

Afin que rien ne troublât ſa ſolitude & ſes oraiſons, Lucette abandonna ſon hôtel, & fut demeurer dans un quartier tout oppoſé. La maiſon qu’elle prit, étoit ſimple, annonçoit le ſéjour de la piété, de la pénitence. Tout y reſpiroit l’amour de Dieu, le détachement du monde. Les meubles étoient propres, mais ſans faſte ; commodes, ſans être recherchés. La moindre apparence du luxe étoit banie de chez elle. Mais on y voyoit avec profuſion, de ces tableaux, de ces images, que les ames pieuſes révèrent. Dans chaque chambre, non dans un coin, mais dans l’endroit le plus apparent, étoit un Oratoire. Des livres de dévotion tout ouverts, expoſés à la vue, comme ſans deſſein, témoignoient qu’on les liſoit ſouvent. Enfin, rien n’étoit oublié de ce qui pouvoit atteſter la haute ſageſſe de la Maîtreſſe de la maiſon.

Le voiſinage de Lucette fut bientôt en extaſe. Sa réputation finiroit comme beaume. On la contemploit avec reſpect. Chacun bénit le Ciel d’avoir conduit une femme ſi vénérable dans le quartier. On le croyoit ſanctifié & à l’abri du tonnerre. Elle faiſoit le ſujet des converſations ; on atteſtoit ſon nom ; on la jugeoit digne d’occuper une place dans la Fleur des Saints. Les époux la citoient pour exemple à leur chaſte moitié ; les mères à leurs filles. Si quelque impie avoit oſé médire en Public de notre dévote, on l’auroit mis en pièces. Plus d’une Belle ſe promit de l’imiter ; elles ne croyoient pas de riſquer ſi peu, ou, pour mieux dire, elles ignoroient la douceur de marcher ſur ſes traces.

Eh ! qui auroit pu douter de la vertu de notre Héroïne ? Elle eſt affublée d’une robe noire, dont les manches lui vont juſqu’au bout des doigts ; ſes coiffes ſont de batiſte, elles lui couvrent le viſage, & laiſſent à peine entrevoir le bout de ſon nez. Une eſpèce de guimpe garantit ſa gorge de tout regard profane. Elle met encore par-deſſus tout cela, une large capotte. Un prodigieux chapelet pend à ſes côtés, les reliquaires qui y ſont attachés, font un carillon charmant. Elle marche lentement, la tête baiſſée, les mains jointes contre ſa poitrine. On l’entend marmotter toujours quelques prières entre ſes dents. Si quelqu’un lui parle, elle répond gravement, ſans jamais lever les yeux. On diroit qu’elle fait ſa réſidence ordinaire dans les Égliſes ; elle y reſte des journées entières ; elle les fait retentir du bruit de ſes ſoupirs, & des hèlas qu’elle pouſſe juſqu’au Ciel. Une foule de pauvres l’environne ; elle eſt toujours prête à les combler d’aumônes. En un mot, il eſt impoſſible de faire, avec plus d’art, la Chattemitte.

Le Lecteur veut ſavoir quelle raiſon porte notre Héroïne à ſe contrefaire juſqu’à ce point. Je vais la lui découvrir. Monſeigneur lui remontra tant le tort qu’elle ſe faiſoit, en agiſſant ſans feinte, le mépris qu’on auroit pour elle ; qu’il la fit réſoudre à changer de conduite. Il lui fit enviſager le plaiſir que l’on goûte à paſſer pour tout autre que l’on n’eſt, à mener une vie dévote, pénible en public, gracieuſe en ſecret. « On jouit, lui dit-il, des agrémens attachés à la ſageſſe, des éloges qui lui ſont dûs, ſans être obligé de la ſuivre, ſans en éprouver l’amertume. D’ailleurs, continua-t-il, tu as tellement affiché tes paſſions, qu’il ne m’eſt plus poſſible, en conſcience, de t’honorer de mes viſites. Je t’avertis que ſi tu ne ſuis mes conſeils, je vais être forcé de t’abandonner. Laiſſe-toi diriger par ton meilleur ami. Un peu d’hipocriſie dans ce ſiècle, nous ſied à merveille, nous conduit au bonheur. Si tu adoptes mes idées, tu pourras m’être utile ; je te prouverai que je ne ſuis point ingrat des ſervices que me rendent les Dames ».

Lucette fit quelques réflexions avant de ſe décider : elle comprit l’avantage dont elle jouiroit, & conſentit enfin à tout ce qu’exigeoit Monſeigneur. Il lui découvrit ſes projets, elle les applaudit.

La voilà donc Dévote. Il faut avouer que je ne m’attendois pas à lui voir jouer un ſi ſingulier perſonnage. Elle groſſit le nombre de ces femmes qui ſe prétendent dans le chemin du Ciel, & qui ſe croient les ſeules ſauvées. Elles médiſent ſaintement du prochain ; s’enflâment par un ſaint zèle, juſqu’à le haïr, juſqu’à le déteſter ; elle s’imaginent avoir les meilleures raiſons pour être méchantes, vindicatives, & fauſſes… Elles ont au moins quelques vertus ; & mon Héroïne n’en a que l’apparence. Je ne dois donc pas la placer dans cette claſſe. Elle doit plutôt être miſe au nombre des Bigottes, de ces harpies femelles, qui portent le trouble, la diſcorde, dans la ſociété ; trompent le Ciel & les hommes ; & ſauteroient aux yeux de celui qui croiroit leur zèle apocrif. Ces femmes ſont pourtant charmantes ; elles font tacitement des heureux.

La triſteſſe ſembloit ſuivre notre Héroïne. Elle paroiſſoit privée du commerce des hommes, & ne s’occuper que de la prière ; mais ce n’étoit qu’extérieurement. Loin des regards du Public, elle ſongeoit à tout autre choſe qu’à des Oraiſons. Cette ſévérité répandue ſur ſon viſage, cet air de mortification, diſparoiſſoient bientôt, pour faire place à la joie la plus vive, au tendre ſourire. Ses yeux s’enflâmoient tout-à-coup ; les Grâces quittoient, en ſouriant, leur voile lugubre ; notre Héroïne redevenoit elle-même, c’eſt-à-dire, une péchereſſe trop attrayante.

Monſieur Lucas, irrité contre Lucette, boudoit depuis long-tems, & faiſoit ſes efforts pour l’oublier dans les bras de ſa Marchande de modes. Il ignoroit la plaiſante comédie qu’elle jouoit ; il la croyoit encore dans ſon ſuperbe Hôtel, occupée à augmenter le nombre de ſes ſoupirans. Notre Héroïne lui fit ſavoir ſon changement de demeure, & lui marqua de venir ſouper avec elle, le plus ſouvent qu’il pourroit. Le vuide de ſon cœur, & ſa ſolitude, la firent ſonger à ſon ami ; elle ſentit qu’elle avoit beſoin de ſa compagnie, & qu’il lui falloit quelqu’un pour diſſiper l’ennui d’une vie dévote. Monſieur le Secrétaire voulut faire le petit cruel ; mais tout en réfléchiſſant s’il répondroit aux deſirs de Lucette il ſe trouva chez elle, ſans s’en appercevoir.

Il crut long-tems rêver. Ce qui ſe préſentoit à ſes yeux lui ſembloit un ſonge. Quoi, Lucette, ſi folle, ſi étourdie, eſt devenue la tranquillité même ! elle a donc renoncé à ſes erreurs, à ſes travers ! Ce prodige eſt incroyable. Le pauvre garcon jettoit des yeux ſtupéfaits autour de lui ; la ſurpriſe lui coupoit la parole. Après s’être bien divertie de ſon embaras, Lucette lui découvrit tout le miſtère ; elle lui prouva que tout ce qu’il voyoit, n’étoit qu’un jeu. Ce fut encore un nouveau ſujet d’étonnement pour Lucas. Il s’étoit perſuadé que ſon Amante avoit été inſpirée du Ciel ; qu’elle alloit faire pénitence de ſes péchés. Il admiroit ſa ferveur, ſans être tenté de l’imiter. Convaincu du contraire, il plaiſanta beaucoup de ſa ſimplicité. Il eut lieu de ſe convaincre que les Dévotes ſavent aſſaiſonner les plaiſirs.

Notre Héroïne n’auroit peut-être pas gardé long-tems l’attirail incommode de la bigotterie, ſi ſon miroir ne l’avoit aſſurée qu’il embelliſſoit ſes charmes. Elle conſultoit ſa toilette avec autant de ſoin que lorſqu’elle brilloit dans le monde. L’Art arrangeoit ſa guimpe, ſa longue coîffe. Soyons-en sûr, une Dévote eſt coquette ; ſon amour-propre s’applaudit de ſa parure ; elle s’habille pieuſement avec goût : elle penſe être plutôt vue des hommes que des Anges.


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