Lucette, ou les Progrès du libertinage/03-08

La bibliothèque libre.

CHAPITRE VIII.

La vertu des Femmes tient à peu de
choſe.


Monseigneur agiſſoit en fin renard. Il trouve ſon compte dans l’hypocriſie de notre Héroïne. Elle lui fait naître des occaſions dont il ſçait profiter. Plus d’une gentille poulette tombe ſous ſa patte, qui ſe fût moquée de ſes ruſes, ſans les ſoins officieux de Lucette ; elle veut envain s’envoler, il la pourſuit ; elle ne bat que d’une aîle, il l’attrape ; la pauvre petite devient ſa proie ; & il court en croquer une autre.

C’eſt un dangereux mortel, que l’Abbé Frivolet. On en a vu des preuves non-équivoques. Ce Chapitre va mettre le comble à ſa gloire. Il faut avouer auſſi que mon Héroïne le ſeconde de ſon mieux. Il doit conſerver beaucoup de reconnoiſſance de ſes bontés, en dépit de l’amour-propre. Le motif qui la fait agir eſt tout ſimple. Elle s’appercevoit, quelqu’eſſort qu’elle fît pour n’en rien voir, que ſes charmes périclitoient tous les jours. Le ſens commun lui diſoit que Monſeigneur prendroit impitoyablement congé d’elle ; alors, adieu l’aiſance : car, qui auroit voulu ſe ruiner pour des appas ſur le retour, ou poſtiches, tandis qu’on a preſque gratis, des tendrons jeunes & appétiſſans ? Ce ſiécle-ci eſt fort commode. Il lui falloit donc répondre aux vœux de Frivolet, s’employer à varier ſes plaiſirs. On ne voit que trop de ces beautés, jalouſes d’obliger leur prochain ; après avoir été la complaiſance même, elles engagent les autres à le devenir à leur tour.

Les avantures de mon Héroïne, & ſes voyages, lui avoient ouvert l’eſprit. Elle avoit beſoin d’une grande habileté, d’une fine politique, afin de parvenir à contenter Monſeigneur. Elle montra qu’elle poſſédoit tous les dons requis. Ce qu’elle entreprenoit, étoit capable d’épouvanter la femme la moins timide. Il s’agiſſoit de paroître toujours ſuivre la ſageſſe, & d’égarer inſenſiblement des cœurs, qui ſe prétendiſſent enflâmés du feu divin, qui pouvoient prendre la mouche au moindre mot. Lucette oſa courir les riſques de l’entrepriſe, & eut l’art de rèuſſir. Ce qui enhardit notre Héroïne, c’eſt qu’elle ſavoit que la nature perd rarement ſes droits, & que la chair eſt bien foible.

Les trois quarts des Dévotes de Paris, s’aſſembloient ſouvent chez-elle ; l’envie de s’édifier les y amenoit. Parmi le nombre, il en étoit beaucoup de jolies, dont l’œil fripon, tout-à-la-fois languiſſant & éveillé, dénotoit des combats intérieurs, & les efforts du Malin. La ruſée Lucette les conduiſit dans le piége, leur fit faire faux-bon à l’honneur, qu’elles défendoient depuis long-tems. Frivolet jouiſſoit du fruit de ſes travaux, & achevoit d’ébranler les ames naïves qu’elle rendoit chancelantes. Il eſt à remarquer que mon Héroïne ne s’adreſſoit point à ces Dévotes amphibies, c’eſt-à-dire, à ces femmes qui ſont & pieuſes & libertines, & qui lui promettoient une victoire aiſée. Il eût été trop dangereux de ſe découvrir à leur regard ; elles ſont ordinairement plus difficiles que des Lucrèces. Notre Héroïne n’en vouloit qu’à ces beautés qui font ſonner bien haut leurs vertus, & pour qui le moindre plaiſir eſt un crime. Elle en triomphoit ſans beaucoup de peine ; elle alloit juſques dans les moindres replis de leur ame, chercher, émouvoir la ſenſibilité.

Voici comme elle s’y prenoit ordinairement, pour ſéduire la jeune Dévote qui lui paroiſſoit mériter de l’être. Elle gagnoit d’abord ſa confiance, ſon eſtime. Elle louoit ſes charmes, plaignoit le monde d’en être privé. La flatterie commençoit à dérider le front de la belle ; Lucette s’en appercevoit & prenoit courage. Elle vantoit les plaiſirs des mondains, en feignant de les décrier ; en détailloit les charmes, les agrémens, ſous prétexte d’en montrer l’horreur. Les peintures étoient vives, le cœur de l’innocente s’échauffoit ; ſes joues ſe couvroient d’un vif incarnat, elle ſoupiroit. Lucette, attentive à ſes moindres actions, mettoit d’un côté, tout ce que la volupté a d’affreux ; & de l’autre, tout ce qu’elle a de douceur. Elle faiſoit adroitement pancher la balance du côté des plaiſirs. Enfin, pour frapper le dernier coup, elle adreſſoit ce diſcours à la Dévote émue. « Croyez-vous, ma chère enfant, qu’il faille ſe priver tout-à-fait des amuſemens ? Détrompez-vous ; ils ſont preſque tous honnêtes ; ce n’eſt que l’abus qu’on en fait, qui les rend pernicieux. Eh, que ſeroit-ce de nous, ſi nous vivions dans la langueur, dans l’oubli de nous-mêmes ! Une tendre foibleſſe eſt permiſe ; elle eſt la preuve d’une ame ſenſible ; mais il faut ſuccomber rarement, & avec raiſon. Par exemple, qu’un homme reſpectable vous proteſte qu’il vous aime, l’accuſerez-vous de mentir ? ce ſeroit lui faire trop d’injure. Qu’il exige de vous un aveu, une marque certaine de votre amour, aurez-vous la cruauté de le refuſer ? Eh, que vous en reviendra-t-il ! Rien ; le plaiſir de le déſeſpérer. Sommes-nous ſur la terre, pour haïr ce que l’on chérit généralement ? Si c’étoit un mal de ſe livrer quelquefois aux mouvemens de ſon cœur, le Ciel les étoufferoit en nous. N’allez pas vous imaginer que celles qui affectent le plus d’être ſages, le ſoient dans la réalité. Elles ſuivent avec moins d’ardeur l’ivreſſe de leurs ſens. Enfin, ma chère fille, défaites-vous de vos préjugés. L’amitié que j’ai pour vous, m’engage à vous parler de la ſorte. Nous ne devons nous diſtinguer de la foule des Péchereſſes, que par notre retenue ; elles s’enivrent chaque jour de plaiſir ; nous les goûtons avec modération : c’eſt là ce qu’on appelle ſavoir ſe rendre heureux, & marcher ſur les pas de la Sageſſe ».

Cet indigne diſcours, ſi faux dans ſes principes, ſi ridicule, dont les conſéquences ſont ſi mauvaiſes, étoit regardé comme un Oracle, par les Beautés naïves qui l’écoutoient. Il faut quelquefois ſi peu de choſe pour nous ſéduire. Elles réſiſtoient d’abord à la perſuaſion, s’indignoient qu’on leur parlât ainſi ; mais inſenſiblement, elles le trouvoient ſenſé, prêtoient l’oreille, ne ſavoient que répondre, & deſiroient d’être convaincues. Monſeigneur arrivoit à propos ; Lucette ſe retiroit, en ſuppoſant une affaire preſſée ; il achevoit de perſuader la belle incrédule, & de diſſiper ſes doutes. Je remarquerai que la Dévote qui s’étoit une fois laiſſée tenter, s’abandonnoit bientôt à mille égaremens ; tant il eſt vrai qu’il n’y a que le premier pas qui coûte.

Notre Héroïne ſçait ainſi retirer du bon chemin, plus d’une aimable Agnès, qui fut victime de ſa crédulité. Elle trompe avec art, & ſourit à l’objet qu’elle a deſſein de perdre. Elle careſſe, afin de mieux enfoncer le poignard. Qui pourroit la ſoupçonner d’être auſſi vicieuſe ? On auroit rougi de l’accuſer de la moindre foibleſſe ; les yeux à peine en auroient été crus. Les fréquentes viſites de Monſeigneur, faiſoient briller davantage ſa vertu, donnoient un nouvel éclat à ſa réputation. Qui ſe ſeroit imaginé qu’un autre ſentiment que l’amour de la ſageſſe, le conduiſoit chez notre Héroïne ?

Un jour que Lucette étoit ſeule, il entra en éclatant de rire. Surpriſe des effets de ſa bonne humeur, elle attendit qu’ils ſe fuſſent calmés ; mais elle eut beſoin de toute ſa patience ; les éclats de rire ne finiſſoient point. « Parbleu, » s’écria Frivolet, lorſqu’il fut las de ſe dilater la rate, « l’avanture eſt tout-à-fait comique ; je veux bien te la raconter, tu vas rire auſſi bien que moi ; elle prouve, on ne peut mieux, que la vertu des femmes tient à peu de choſe.

» Tu ſçais que je ſuis un petit fripon dangereux auprès des Dames. Je ſuis sûr de dégotter un Amant en titre, ancien ou moderne, cela m’eſt égal. Pour revenir à mon Hiſtoire ; je m’aviſai, il y a huit jours, d’aller voir la petite Marquiſe de *** ; c’eſt bien la femme la plus ſingulière que je connoiſſe. Elle s’aviſe de pouſſer les grands ſentimens, de vouloir paſſer pour ſage. La folle ! comme ſi c’étoit la mode à préſent. Mais ſon minois eſt des plus gentils ; elle a des yeux qui démentent toujours ſes paroles ; une bouche charmante, des bras merveilleux, une taille à croquer. Je trouvai auprès d’elle, à ſes genoux, je crois, le Comte de ***, cet éternel ſoupirant, qui aſſiége dans les règles une Belle, qui ſeroit anéanti, ſi l’on ſe rendoit avant d’être au bout du roman. Au reſte, c’eſt un brave garçon, qui a le cœur ſur les lèvres. Dès que je parus, il ſe déconcerta, fit la grimace. La petite Marquiſe, qu’il excédoit, ſans doute, ſe ranima, me lorgna, m’agaça, & je devins du dernier mieux avec elle. Le pauvre Comte s’en apperçut, & ſortit déſeſpéré. Le lendemain il vint me voir. Vous me perdez, s’écria-t-il, je ſuis abîmé, noyé. Je le priai de s’expliquer. Il me conta qu’il adoroit la Marquiſe, juſqu’à en être fou ; qu’il ſe conſumoit auprès d’elle, depuis ſix mois, ſans être plus avancé que le premier jour. Je ſuis certain, continua-t-il, que vous allez d’abord emporter la place, car je vous connois, je ſçais que vous n’êtes point ſcrupuleux ; vous allez me faire donner au plutôt mon congé. Je viens vous prier, mon cher Frivolet, d’épargner au moins vos amis ; ne m’enlevez pas cette conquête ; vous n’en n’avez déja que trop. Je lui ai répondu que j’étois fâché qu’il ſe trouvât en concurrence avec moi, & que je ne voyois point qu’il me fallut déſerter de chez la Marquiſe, parce qu’il s’étoit épris pour ſes beaux yeux. Monſieur le Comte s’eſt retiré, ſans avoir la force de parler. J’ai crains qu’il ne fît la folie de prendre de la mort-aux-rats. J’ai continué de voir la Marquiſe ; je lui ai juré que je l’aimois ; dans quatre jours je l’ai convertie. Enfin, hier, elle me donna rendez-vous dans une petite maiſon, près des Boulevards. Je rencontrai par hazard le pauvre Comte, je lui ai tout appris ; j’ai pouſſé la bonté d’ame, juſqu’à lui permettre d’aller à ma place au rendez-vous. Il y a volé, la Marquiſe s’eſt évanouie, a eu des vapeurs, a jetté feu & flâmes contre moi ; puis, enfin, a rendu le Comte heureux. Ils ſont à préſent, les meilleurs amis du monde. Cette hiſtoire n’eſt-elle pas tout-à-fait burleſque ? Elle mérite, ma foi, d’être imprimée ; la poſtérité s’en divertiroit ; elle prouve ma thèſe : la vertu des femmes tient à peu de choſe ».

Lucette s’amuſa beaucoup de l’avanture ; la concluſion de Frivolet ne lui parut que trop certaine ; ſon exemple en atteſtoit la vérité. Combien de Belles, qui liront cet ouvrage, ſont peut-être, ou ſeront bientôt, dans le cas de ne pouvoir la mettre en doute ! S’il ſe trouvoit encore des incrédules, la fin de ce Chapitre, les convaincra tout-à-fait.

Notre Héroïne vit entrer chez elle, quelques jours après le récit de Monſeigneur, une jeune fille de quinze à ſeize ans, belle comme on peint Vénus. Ses yeux étoient baignés de larmes ; elle paroiſſoit plongée dans la plus vive douleur. « Ah ! lui cria-t-elle, en ſe précipitant à ſes genoux, daignez, Madame, avoir pitié d’une malheureuſe que tout perſécute. Recevez-moi auprès de vous ; vos leçons, votre exemple, me feront aimer la vertu, qu’on veut envain me faire haïr. Soyez mon Ange tutélaire ; je me jette dans vos bras. Pourrez-vous apprendre, ſans frémir d’horreur, qu’une mère cherche à porter ſa fille au crime ? Oui, Madame, la mienne me déteſte, m’accable de mauvais traitemens, parceque je rejette avec indignation ſes conſeils pernicieux. Un Grand-Seigneur me trouve à ſon gré ; il offre une groſſe ſomme ſi je veux conſentir à ſes deſirs infâmes ; je mépriſe, comme je dois, un bien acheté par le déshonneur. Ma Mère me preſſe de me rendre aux vœux de mon Amant. Irritée de mes refus, qui devroient l’enchanter, elle trouve chaque jour des prétextes de me tourmenter. J’ai ſupporté avec patience ſes injures, les triſtes effets de ſa haîne. J’offrois au Ciel mes perſécutions mes chagrins ; je le priois de pardonner à une mère ſéduite. Mais, ce matin, elle a pouſſé l’oubli des devoirs les plus ſacrés… j’en rougis de honte… elle a… je ne puis achever… elle a introduit dans ma chambre celui qui voudroit corrompre mon innocence. Épargnez-moi la confuſion de vous détailler cette ſcène d’horreur. Ma vertu m’a ſecourus ; je me ſuis arrachée des bras de mon indigne Amant, & même de ceux de ma mère, qui faiſoit ſes efforts pour m’arrêter. Voilà, Madame, le récit de mes infortunes ; j’accours dans votre maiſon, comme dans un aſile ſacré. Refuſerez-vous de protéger une malheureuſe, qui ne voit perſonne ſur la terre, de plus digne que vous, de la ſecourir, & qui connoiſſe mieux le prix de la ſageſſe ? »

Notre Héroïne ne put s’empêcher de ſourire. Elle aſſura cette fille vertueuſe de ſon amitié, de ſon eſtime. Elle lui permit de reſter dans ſa maiſon tant qu’elle le jugeroit à propos. Trop heureuſe, s’écria-t-elle, de trouver l’occaſion d’obliger les orphelins, & d’être utile à la vertu opprimée !

Qui n’auroit cru que cette beauté ſi farouche, qui réſiſtoit avec tant d’opiniâtreté à des offres brillantes, & aux ſollicitations de ſa mère ; qui n’auroit penſé, dis-je, qu’elle ne devoit jamais faire de faux-pas ? Cependant, trois jours après ſon arrivée chez Lucette, elle eſt moins ſcrupuleuſe, commence à s’étonner de ſa ſimplicité, & de jetter un coup-d’œil à la dérobée, ſur un charmant petit mortel. Cet homme ſi dangéreux & ſi aimable, n’eſt autre choſe que Monſeigneur. Elle s’adoucit, s’humaniſe peu-à-peu, & lui laiſſe prendre ce qu’elle vouloit conſerver toute ſa vie. Elle retourne chez ſa Mère, débaraſſée de ſes préjugés ; fait ſans peine ſa paix avec elle, en lui apprenant qu’elle eſt prête de rendre heureux le Seigneur magnifique qui a daigné l’honorer d’un regard. La bonne femme, charmée de voir ſa fille ſi obéiſſante, la livre à ſon Amant, reçoit la ſomme promiſe, & ſe conſole du deshonneur de ſa chère fille, en comptant les louis qui lui en reviennent.


Vignette fin de chapitre
Vignette fin de chapitre