Lucette, ou les Progrès du libertinage/03-11

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CHAPITRE XI.

Belle union.


Cependant Monſieur Lucas voyoit toujours Lucette. Il ſe déclaroit toujours épris pour ſes beaux yeux, & voloit ſoupirer à ſes genoux, d’amour & de plaiſir. Lucette le recevoit en tout tems avec joie ; elle éprouvoit ſans ceſſe pour lui la même ardeur, & lui donnoit des preuves non équivoques de ſa flâme. Leur amour parut tout-à-coup prendre de nouvelles forces. Ils devinrent inſéparables, ne pouvoient plus ſe quitter un moment qu’avec chagrin. Quand Monſieur le Secrétaire étoit loin de mon Héroïne, il périſſoit d’ennui ; lorſque Lucette étoit privée de ſon cher Lucas, tout l’excédoit, lui paroiſſoit mauſſade. On voyoit l’allégreſſe ſe répandre ſur ſon viſage, ſes yeux ſe ranimer, dès qu’il approchoit d’elle. Jamais la ſympathie n’a uni deux cœurs ſi étroitement. Pourquoi s’aimèrent-ils avec tant de conſtance, d’un amour éternel, qui n’eſt plus de mode ? Parce qu’ils avoient les mêmes penchans, les mêmes foibleſſes, & qu’ils étoient auſſi vicieux l’un que l’autre.

La Marchande de modes qu’avoit eu Monſieur Lucas, l’obligea, par la froideur avec laquelle elle le reçut, à rompre avec elle. Un nouvel amoureux ſe préſentoit ſur les rangs, plus illuſtre & plus en état d’être prodigue que Monſieur le Secrétaire. Elle jugea à propos de lui accorder la préférence. La petite Marchande crut avoir lieu de ſe flatter qu’elle avoit ſongé la première à une rupture ; ainſi, ſa vanité n’eſſuya aucune mortification. Je veux l’avertir pourtant, dût-elle lire cet ouvrage, & en crever de dépit, que ſi elle avoit tardé un ſeul jour à congédier Lucas, il alloit la prier de permettre qu’il ſe retirât. Il ne feignit de l’aimer, que pour faire pièce à Mon Héroïne ; il ne lui juroit l’amour le plus tendre, que par manière de converſation.

Eh ! peut-on partager ſon cœur en deux ? On voltige de Belle en Belle ; on friſe le ſentiment ; on revient toujours à celle de qui l’on eſt véritablement épris, à qui l’on a fait des infidélités paſſagères, de peu de conſéquence. C’eſt ce qu’a fait l’Amant de mon Héroïne ; il retourna vers elle auſſi tendre, auſſi amoureux que jamais ; & c’eſt ainſi que l’on agit tous les jours dans le monde, où l’on doit ſavoir ce que l’on fait.

Les deux perſonnages de cette Hiſtoire, c’eſt-à-dire Lucas & Lucette, ſe mettent une ſingulière fantaiſie dans la tête. Non content de s’adorer, de ſe le répéter ſans ceſſe, de jouir de toutes les douceurs que ſe procurent deux amans bien unis, ils forment le deſſein… le dirai-je ?… de ſe marier. Ils s’imaginent ſans doute que les plaiſirs de l’himen ſont plus piquans que ceux de l’amour. Si telle eſt leur idée, il faut avouer qu’ils ſont encore bien novices.

Je crains que le Lecteur n’aille m’imputer de mettre l’himénée au rang des progrès du libertinage. Je le prie de ne me pas croire capable d’une telle extravagance. Quoique Auteur de Roman, j’oſe me flatter d’avoir le ſens-commun. Je ſçais que le mariage eſt un lien ſacré, utile à l’État & à la Religion. En ſe rangeant ſous ſon joug, on devient ſage, ou l’on paroît du moins vouloir ceſſer d’être libertin. Je ne veux ſeulement que donner à entendre dans ce chapitre, qu’il eſt des gens qui ſe marient à propos de bote. Que pouvoient prétendre mes deux Héros, en s’uniſſant ? Monſieur Lucas n’avoit-il pas tâté de Lucette à ſon gré ? Lucette pouvoit-elle deſirer quelque choſe de nouveau de Monſieur Lucas ? Non. Ils faiſoient donc une inſigne folie de ſe réſoudre à devenir époux : car, & je prie le Lecteur de n’en rien dire, pourquoi ne voit-on guères de mariages ? C’eſt que les Beautés modernes ſe font ſcrupules d’être cruelles à leurs Amans, & que dès qu’on eſt content de part & d’autre, on n’a plus rien à ſouhaiter. Je crois que l’himen, tous ſes avantages à part, fut inventé pour ſatisfaire la paſſion des hommes. Celui que l’Amour a ſçu rendre heureux, eſt donc un prodige, ou de conſtance ou de bêtiſe, de recourir encore à l’himenée ; mais peut-être cherche-t-il par-là, un remède pour éteindre ſon ardeur.

Mes deux Héros ne s’inquiétèrent pas s’ils ſeroient aſſez riches pour nourrir leurs enfans, quel état ils leur feroient prendre. De pareilles bagatelles les occupèrent peu. Ils avoient pourtant lieu d’y ſonger. Leur fortune auroit ſuffi à des gens ſages, rangés ; mais elle leur paroiſſoit très-médiocre. Elle avoit peine, en effet, à ſatisfaire à leurs folles dépenſes. Le goût de la bonne chère, & de tous les plaiſirs, les dominoit. Ils auroient cru tout perdu, s’ils s’étoient privés d’un amuſement, de la moindre fantaiſie. Monſeigneur fit un préſent conſidérable à Lucette, pour lui tenir lieu de dot ; le Marquis de *** donna une groſſe ſomme à Monſieur Lucas, afin de l’indemniſer des frais de la noce ; & tout cela fut bientôt englouti.

Monſieur Lucas écrivit à ſes parens, comme c’eſt la règle. Ils furent étonnés qu’il vécût encore. Lucette fut obligée de ſonger à ſa mère ; elle lui marqua qu’elle vouloit s’unir en légitime nœud, avec Lucas, que le hazard lui avoit fait rencontrer à Paris. Elle la prioit auſſi, ſelon l’uſage, de vouloir bien donner ſon conſentement. La bonne femme penſa mourir d’aiſe, tandis que le Curé du Village lui liſoit la Lettre de ſa fille. Elle courut, en ſautant de joie, apprendre que ſa chère Lucette n’étoit pas morte. Elle lui envoya ſon agrément, ſa bénédiction, & lui fit ſavoir qu’elle ſe préparoit à aller au plutôt l’embraſſer. Mon Héroïne reçut froidement les marques d’amitié de ſa mère, n’y penſa plus, & hâta l’inſtant de ſon mariage.

Il eſt arrivé. Monſieur Lucas, couvert d’un bel habit neuf, & des gants blancs à la main, ſuit, le cœur palpitant de joie, ſa Maîtreſſe à l’autel. Lucette eſt brillante comme un ſoleil ; une couronne de fleurs eſt ſur ſa tête ; elle tient, en guiſe d’éventail, un magnifique bouquet, dont l’odeur parfume, ſon paſſage ; mais quelqu’un obſerva malignement que les roſes étoient fanées. Sa robe reſſemble à celle d’une Princeſſe ; ſon teint n’a pas beſoin des ſecours du fard. Un vif incarnat, colore ſes joues, & les embellit. Les attraits de la pudeur relèvent l’éclat de ſes charmes. J’ai remarqué qu’une jeune Épouſée a le front couvert de rougeur, pendant le premier jour de ſon mariage. Je ſçais bien pourquoi la petite perſonne rougit ; elle n’eſt pas auſſi naïve qu’elle veut le paroître ; elle s’occupe d’avance, de ce qui doit ſe paſſer.

Revenons à nos Perſonnages. La cérémonie commence ; le oui délicieux, & quelquefois fatal, eſt prononcé. Les voilà pour toute la vie enchaînés enſemble. Ils ne pourront plus ſe ſéparer… Quoi, pour toute la vie ! c’eſt bien long ! Ils ſe rendent dans l’endroit préparé pour la fête ; on ſe livre à la joie, on chante, on rit, on danſe ; cela ſe fait ordinairement ; ſans, doute afin d’étourdir les nouveaux mariés, & de les empêcher de faire des réflexions. Comme la coutume eſt de régaler ſes amis le jour de ſes noces, & de ſe montrer prodigue lorſqu’on devroit commencer à ſe rendre économe, mes perſonnages donnent un repas ſomptueux. Ils dépenſent dans un ſoir, ce qui auroit ſuffi à les entretenir dans le cours d’une année. Je vois que l’on conduit nos époux au lit nuptial ; on les contraint de rougir à force de les accabler de propos indécens, de contes plus qu’équivoques, qu’on batiſe du nom de plaiſanteries innocentes ; mais l’uſage le veut ainſi. La Mariée ſe couche, ne ſe fait point enſeigner ce qu’elle doit faire ; l’amour & le deſir ferment les rideaux.

Monſieur Lucas ne trouva rien de nouveau, dans la poſſeſſion de ſon Épouſe. Ce que ſouhaite vainement l’himen, avoit diſparu depuis longtems ; mais c’eſt encore l’uſage dans notre ſiècle : il me paroît qu’on ne l’abolira pas de ſitôt ; il eſt trop commode & trop agréable.


Vignette fin de chapitre
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