Lucette, ou les Progrès du libertinage/03-10
CHAPITRE X.
Le petit Incrédule.
Le Lecteur s’intéreſſe-t-il aſſez à
Monſieur Lucas, pour deſirer de
ſavoir quel eſt ſon ſort ? Il me mortifieroit
extrêmement, ſi mes principaux
perſonnages ne l’occupoient
un peu. Voyons quelles ſont les occupations
de notre Secrétaire. Selon
la coutume des foibles humains, il
donne ſûrement dans de nouveaux
travers. Les vices dont il a été capable,
lui ont frayé un chemin à
de nouvelles erreurs.
La Capitale de la France, & même les Provinces, ſont remplies d’une foule de gens, qu’on appelle Eſprits-forts, ſans doute par ironie, à cauſe de leur foibleſſe. Les uns, penſant ce qu’ils diſent, ſe font gloire de douter de tout ; les autres, affectant d’être plus éclairés que le vulgaire, ſe moquent tout haut des vérités ſacrées qu’ils révèrent tout bas. On diroit que la mode eſt venue de faire l’incrédule. Il eſt du bon ton d’avoir des idées à ſoi, de ſe déclarer un petit Philoſophe, & de chercher à détruire la Religion. Tel, qu’on ſoupçonne à peine de ſavoir lire, eſt un ſavant en incrédulité, qui ne va pas moins s’ériger qu’en Légiſlateur, pour peu que vous l’échauffiez. La manie d’être Impie, Athée, Pyrronien, eſt auſſi commune que la manie d’être Poète, Auteur, Tragédien. On s’emporte, on crie, on clabaude ſans s’entendre ; on fait gémir la raiſon & le bon ſens. Mais c’eſt l’ordinaire, dès qu’on prétend ſapper la Religion, on renverſe tous les principes reçus, la ſaine morale, les loix du bon ordre & de la raiſon ; l’on bouleverſa l’hiſtoire, on obſcurcit les vertus ; mais qu’importe, on ſe diſtingue.
Monſieur Lucas ne pouvoit pas manquer de rencontrer des Eſprits-forts. Il n’entendit rien d’abord à leurs propos. Enſuite, il les trouva extravagans. Las de les écouter ſans rien dire, il voulut ſe mêler de diſcourir, de criailler avec eux. Nos prétendus Philoſophes lui parurent du commencement, dénués de raiſon ; il refuſoit même de les entendre. Peu-à-peu, il s’adoucit, ſe mêloit dans le cercle, ſe hauſſoit ſur ſes pieds, crainte de perdre une parole. Il en vint enfin juſqu’à les approuver, les ſoutint de ſon mieux, & ſe trouva, ſans même s’en douter, un petit Incrédule.
D’abord il ne doutoit que ſur des bagatelles, des minuties ; mais inſenſiblement il fit des progrès dans l’impiété. Il crut entrevoir des erreurs dans les choſes reſpectables ; rien ne lui parut à l’abri de ſes critiques. Il prétendoit pénétrer l’obſcurité des miſtères. Sa raiſon voulut comprendre une Religion établie par un Dieu. Lui, qui ne pouvoit définir le moindre ouvrage de la nature, prétendit ſavoir les choſes les plus relevées. Il oſa interroger le Créateur de l’Univers, le citer à ſon tribunal. Il crut ſe convaincre que les hommes ne ſuivoient qu’une étincelle de clarté, au lieu d’un rayon de lumière, parce que ſes foibles yeux ne pouvoient percer la nuit qui cache la vérité. Il vit des contradictions, des menſonges apparens dans la ſource des vertus, c’eſt-à-dire, dans la Religion, parce que ſon eſprit étoit trop borné, pour comprendre autre choſe que ce qui frappoit ſes ſens.
L’Amant de notre Héroïne fut quelque tems ſans oſer rendre publiques ſes penſées. Il ſe contentoit de lâcher un petit mot, de ricaner, de lever les épaules, lorſqu’on parloit de Religion. Mais il s’enhardit enfin, il leva le maſque de l’impiété. Il argumentoit en forme, contre ceux qui ſe déclaroient bons Chrétiens. Dès que quelqu’un ſe montroit ſimple & crédule, (ce ſont les épithètes qu’il leur donnoit), il les regardoit d’un œil de dédain. Je dois avouer qu’il étoit très-difficile de lui réſiſter. Il avoit la meilleure poitrine du monde, & des poumons excellens. Ceux qui diſputoient avec lui, couroient riſque de devenir ſourds ; peu s’en falloit qu’ils ne fuſſent martires de la bonne cauſe.
Notre Savant moderne donnoit chaque jour dans une nouvelle incrédulité ; ce matin il n’étoit que chancelant, ce ſoir il eſt impie. Aujourd’hui on le voit Déiſte, demain il deviendra Athée ; après quoi Pyrronien ; enſuite Janſéniſte, Moliniſte, &c. &c. C’eſt un Caméléon, qui change vingt fois de couleur. Et tout cela, ſelon lui, c’étoit pour courir après la vérité. Voilà comme ſont tous ceux qui s’aviſant de douter, par air, ou par principe. Ils jouiſſent à peine d’un inſtant de repos ; leur conſcience les tourmente ſans ceſſe, ils ſont plus agités qu’une mer orageuſe. S’ils ſuivoient tout uniment la religion de leurs pères, ils ſeroient heureux ; mais ils préférent le trouble & l’incertitude, aux charmes de la paix de l’ame.
Dans un certain Caſſé, où s’aſſembloient jadis les Beaux eſprits, & qui n’eſt plus que le rendez-vous des Bavards, des gens déſœuvrés, ou des talens poſtiches, Monſieur Lucas eut une terrible diſpute ſur le Déiſme. Son Adverſaire lui parla avec force, lui ferma la bouche par des citations ſavantes. On crut pourtant qu’il étoit vaincu, parce que ſa voix foible avoit peine à ſe faire entendre, au lieu que celle de Lucas faiſoit autant de bruit que le tonnerre, & faiſoit trembler les vîtres. Le reſte de la diſpute fut remis au lendemain. La partie adverſe de notre Secrétaire, ne manqua pas de ſe trouver à l’heure indiquée. Lucas ſe fait long-tems attendre ; il arrive enfin. L’autre veut reprendre où l’on en étoit reſté la veille ; mais l’Amant de notre Héroïne, le prie d’excuſer, & veut l’engager à parler plutôt de l’incertitude où l’on eſt dans ce monde, des moindres vérités. L’honnête homme, à qui il avoit promis de traiter de toute autre choſe, n’eut d’autre parti à prendre, que celui de ſe retirer, en levant les épaules, & en ſe moquant du grand nombre de fous dont fourmille ce ſiècle.
Il arriva un jour une avanture plus comique à Monſieur le Secrétaire, qui peint bien nos petits Incrédules, & ce qu’ils gagnent à s’époumoner. Il livra un furieux combat de gueule, à certain Quidam, qui ſe trouva d’un avis différent du ſien. Il s’agiſſoit, je crois, de ſavoir s’il falloit être Athée ou Pyrronien. On voit que la diſpute étoit fort utile. L’Athée, c’étoit Monſieur Lucas, crioit à pleine tête, & par conſéquent devoit l’emporter. Le Pyrronien tint ferme. Après que l’un & l’autre eurent allégué leurs raiſons, qu’on eut crié, clabaudé, juré, extravagué, on ſe ſépara enfin, au bout de trois grandes heures, chacun ſe flattant d’avoir remporté la victoire. Le hazard fit retrouver quelques jours après, Monſieur Lucas à côté du Pyrronien. Il faiſoit un étalage de ſes doutes. Quoi, Monſieur, s’écria Lucas, vous êtes encore Pyrronien ; je ne vous ai pas fait changer d’avis ! Quoi, s’écria celui-ci, vous êtes encore le même, vous n’avez pas goûté mes raiſons ! Je vous demande excuſe, je croyois vous avoir perſuadé de la vérité de ce que je vous ai dit.