Lucie Hardinge/Chapitre 11

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 23p. 126-137).

CHAPITRE XI.


Va, mon mignon, prends cette clef ; délivre le pâtre ; qu’il vienne ici sur-le-champ. Il faut que je le charge de porter une lettre à mon amie.
Les peines perdues de l’amour.



Je n’essaierai pas d’analyser les sentiments qui me portèrent à quitter les États-Unis. J’avais découvert chez André Drewett des qualités qui le rendaient digne, jusqu’à un certain point, de Lucie, et j’éprouvai combien il est pénible d’être obligé de rendre cette justice à un rival. Cependant je dois ajouter que, dans mes moments plus calmes, quand je réfléchissais que Lucie ne pouvait jamais être ma femme, j’étais bien aise de trouver des qualités aussi précieuses dans celui qui devait être son mari. En même temps je ne pouvais m’ôter de la pensée que la confiance qu’il avait d’être préféré était pour beaucoup dans le bien qu’il disait de moi. Cette supposition était d’autant plus absurde que jamais je n’avais donné à personne sujet de croire que j’eusse quelques prétentions sur la main de Lucie.

Jamais je n’avais vu Marbre déployer autant d’activité que lorsque je lui donnai l’ordre d’appareiller dans l’après-midi. Il embarqua sa mère et sa nièce pour Willow-Cove à bord d’un sloop d’Albany, rassembla l’équipage, et l’Aurore était mouillée au large avant que le soleil fût couché. Suivant toutes les règles établies à bord des bâtiments marchands, j’aurais dû être rendu moi-même à mon poste depuis vingt-quatre heures ; mais il m’en coûtait de m’éloigner du tombeau de Grace, et je différais jusqu’au dernier moment. Cependant il fallut bien prendre mon parti. Neb vint à mon hôtel pendant que je déjeunais, il m’apprit que le bâtiment était mouillé sur une seule ancre, et que le petit hunier était déferlé. Je l’envoyai chercher mes lettres à la poste pendant que je payais ma note. Mes bagages avaient été portés à bord, pendant que l’Aurore était encore amarrée au rivage ; et comme les courses n’étaient pas longues alors dans New-York, Neb fut bientôt de retour, et prêt à charger mon sac de nuit sur ses épaules. Il me remit trois ou quatre lettres, et je me dirigeai vers la Batterie, suivi du nègre fidèle qui avait abandonné de nouveau Chloé et Clawbonny pour suivre ma fortune.

J’envoyai Neb en avant au canot, et je me promenai un moment sous les arbres pour examiner ma correspondance. Deux des lettres portaient le timbre du bureau de poste le plus voisin de Clawbonny ; la troisième était d’Albany ; et la quatrième venait de Washington, et portait le sceau du secrétaire d’état. Surpris de cette circonstance, je commençai par ouvrir cette dernière.

La lettre officielle contenait des dépêches qu’on me priait de remettre à notre consul à Hambourg, port vers lequel je me dirigeais. Il n’y avait aucune difficulté à ce sujet. Une des lettres de Clawbonny était de l’écriture de M. Hardinge, et j’y trouvai d’excellents conseils. Il me parlait de ma sœur, mais c’était avec calme, et avec les espérances qui convenaient à son caractère sacré. Je ne fus pas fâché de voir qu’il ne me conseillait pas de retourner pour le moment à Clawbonny. Lucie était bien, disait-il, et une douce mélancolie prenait graduellement la place de la vive douleur qu’elle avait éprouvée immédiatement après la mort de son amie. « Vous n’avez pu soupçonner, Miles, ajoutait mon tuteur, à quel point la pauvre enfant souffrait ; car elle faisait de grands efforts pour se contenir en votre présence ; mais elle n’a rien de caché pour moi, et elle a passé des heures entières à pleurer dans mes bras. Il n’y a pas une minute de la journée où l’image de votre sœur ne soit présente à sa pensée. Elle ne parle pas souvent de vous ; mais, quand elle le fait, c’est toujours avec le plus tendre intérêt, avec une affection vraiment fraternelle. » — Toujours fraternelle ! Le bon vieillard avait en soin de souligner le mot lui-même.

À mon grand étonnement et à ma grande joie, il y avait aussi une longue lettre de Lucie. Comment n’avais-je pas reconnu sur-le-champ sa jolie petite écriture ! Je me reprochais chaque instant que j’avais perdu sans prendre connaissance de mon trésor. La manière dont l’adresse était mise me fit plaisir. Elle portait : « À Miles Wallingford, Écuyer ; » tandis que les trois autres lettres étaient adressées au capitaine Miles Wallinglord. » Rigoureusement un patron de navire n’a pas plus droit d’être appelé capitaine qu’écuyer. Le commandant d’un vaisseau de guerre est le seul vrai capitaine. D’un autre côté, aucun Américain ne devrait être appelé écuyer, titre qui répond à celui de chevalier, lequel est prohibé à juste titre par la constitution, quoiqu’on s’imagine qu’un magistrat est écuyer ex officio. Il est écuyer comme un membre du congrès est « un honorable, » parce qu’il prend ce titre, et non parce qu’il a droit de le prendre. Que penseriez-vous de Marc-Antoine, écuyer ; de l’écuyer Lucius-Junius-Brutus ; de son excellence Jules-César ? Il faudrait que nous fussions conséquents avec nous-mêmes. Quoi qu’il en soit, cette dénomination d’écuyer s’applique généralement à tous ceux qui ont droit au nom de gentleman, et c’est une simple formule de politesse. Lucie, en l’employant, semblait m’élever à son niveau, et me distinguer de la classe des simples patrons de navire ; c’était ce dont je ne pouvais m’empêcher de lui savoir beaucoup de gré.

Quant à la lettre en elle-même, elle était trop longue pour que je la transcrive ici. Elle était dictée par le sentiment le plus vrai. Elle me conseillait aussi de ne pas revenir à Clawbonny, et c’était le seul passage qui ne me satisfît pas complètement. « Le temps, ajoutait-elle, adoucira la douleur que vous causerait une pareille visite ; et alors vous ne regarderez notre bien-aimée Grace que comme un pur esprit qui nous attend dans le ciel. Il fallait la connaître comme nous la connaissions pour comprendre toutes ses vertus. Mon père m’a parlé du désir qu’elle avait montré de nous voir accepter un souvenir de l’affection qu’elle nous portait. Cette attention touchante n’était pas nécessaire : le peu de cheveux que j’ai d’elle — et j’en ai aussi réservé pour vous, — me sont bien plus précieux que tous les bijoux du monde. Mais enfin, puisqu’il faut se soumettre à une volonté, devenue sacrée pour nous, je désirerais que ce souvenir consistât dans les perles que vous avez données à Grace, à votre retour de la mer Pacifique. Il est bien entendu que je ne veux pas parler du beau collier que vous avez réservé pour celle qui vous sera un jour plus chère qu’aucune de nous, mais des quelques perles que vous lui avez distribuées devant moi à Clawbonny. Elles ont assez de valeur en elles-mêmes pour que les intentions de Grace soient remplies, et je sais que leur plus grand prix à ses yeux était de venir de vous, cher Miles. Je suis sûre que vous ne penserez pas que cette circonstance me les fera paraître moins précieuses. Comme je sais où elles se trouvent, j’irai à Clawbonny pour les prendre moi-même ; ainsi, vous n’avez plus à songer à ce cadeau ; je l’ai reçu, et je vous en décharge, pour peu que vous n’ayez pas d’objection à ma proposition. »

Je ne savais que penser. Dans le temps, j’avais voulu partager les perles entre les deux amies ; mais Lucie avait refusé obstinément, et aujourd’hui elle me demandait ces mêmes perles, dont la valeur était très-inférieure à la somme que Grace avait affectée à l’achat d’un bijou pour son amie. Ce désir de posséder ces perles était difficile à expliquer ; Grace laissait d’autres bijoux qu’elle avait portés encore plus souvent. J’avais eu, je l’avoue, un instant l’idée d’offrir mon collier ; mais un peu de réflexion m’avait démontré que c’était m’exposer évidemment à un nouveau refus, et je n’en avais rien dit. Je ne pouvais qu’acquiescer au désir de Lucie ; mais en même temps je résolus d’y joindre quelque autre cadeau, afin que les intentions de ma sœur fussent complètement remplies.

Quoi qu’il en soit, la lettre de Lucie me causa une joie bien douce. Je me décidai à lui répondre sur-le-champ, et à charger le pilote de ma réponse. Je n’avais pas d’armateur qui pût prendre intérêt aux mouvements de mon bâtiment ; pas de sœur qui pût être inquiète sur mon compte. À qui mes derniers adieux en m’éloignant pouvaient-ils mieux s’adresser qu’à cette amie constante et dévouée ? Car, du moins, je pouvais appeler ainsi Lucie, et c’était comme la planche à laquelle le matelot s’attache dans le naufrage. La quatrième lettre était signée de Jacques Wallingford, et datée d’Albany. Il s’était arrêté un moment dans cette ville en retournant chez lui, et il m’avait écrit quelques lignes pour m’en informer. Au surplus, voici sa lettre :


« Cher Miles,

« Je suis ici, et je suis fâché de voir par les journaux que vous êtes encore . Faites attention, mon camarade, que les sucres se fondront. Il est grand temps de partir. Ce que je dis, c’est pour vous, et non pour moi, car vous savez que j’ai de bonnes garanties. Mais les prix peuvent ne pas se soutenir ; et celui qui arrive le premier est en position d’attendre une hausse, tandis que le dernier venu est obligé de se contenter de ce qui lui est offert.

Surtout, Miles, n’allez pas vous mettre dans la tête de changer en rien votre testament. Les choses sont maintenant arrangées entre nous exactement comme elles doivent l’être, et je hais les changements. Je suis votre héritier, et vous êtes le mien. Votre conseil, Richard Harrison, est un des hommes les plus respectables que je connaisse ; il a toujours eu toute ma confiance, et notre secret ne pouvait être déposé en mains plus sûres.

Adieu, mon garçon ; nous sommes les deux derniers représentants des Wallingford. Que Clawbonny appartienne à l’un ou à l’autre de nous, peu importe. Mais il ne faut pas qu’il soit jamais à aucun autre.

Votre affectionné cousin,
« Jacques Wallingford. »


J’avoue que toute cette sollicitude au sujet de Clawbonny commençait à me peser, et que je regrettais un peu ma précipitation. C’était bien assez d’être patron et armateur, sans avoir voulu encore faire le négociant.

Pendant que le pilote dirigeait l’Aurore dans sa sortie de la baie, je m’occupai de ma correspondance. Je répondis à tout le monde, même au secrétaire d’état, qui, en ce moment, n’était rien moins que James Madison. Je me bornai à lui accuser réception des dépêches, et à promettre de les remettre à mon arrivée. Ma lettre à M. Hardinge fut conçue dans les termes qu’un fils eût employés en écrivant au père le plus vénéré. Je lui demandais la permission de lui envoyer, en souvenir de ma sœur, une collection de livres précieux de théologie, qu’on ne pouvait se procurer qu’en Europe. Tout en le priant de jeter de temps en temps un coup d’œil sur Clawbonny, je me gardai bien de lui parler de l’hypothèque que j’avais eu la faiblesse de consentir, bien convaincu qu’il n’approuverait pas ce que j’avais fait.

La lettre de Jacques Wallingford fut aussi courte que la sienne. Je lui disais que je n’étais pas d’un caractère à revenir légèrement sur ce que j’avais cru devoir faire ; qu’il n’avait donc aucune inquiétude à concevoir au sujet du testament ; que les sucres étaient en bon état, et déjà sur la route de Hambourg, d’où j’espérais, avant peu, lui rendre bon compte de la vente que j’en aurais faite.

À l’égard de Lucie, je fus loin d’être aussi laconique. Au sujet des perles, je lui disais de faire ce qu’elle voulait, en la priant toutefois de choisir en outre, dans ce qui avait appartenu à Grace ; ce qui pouvait lui être le plus agréable ; car elle ne pouvait vouloir que je restasse son débiteur. Il y avait surtout une paire de bracelets sur lesquels j’aurais désiré que son choix se portât. Ma sœur les aimait beaucoup, et ils étaient effectivement très-jolis. Mon père avait acheté les pierres, qui étaient des rubis assez beaux, dans un de ses voyages, et je les avais fait monter pour Grace, qui s’en était parée quelquefois. Cette circonstance pourrait leur donner plus de prix aux yeux de Lucie. Il est vrai que les bracelets renfermaient aussi un peu de mes cheveux ; Grace l’avait exigé ; mais il ne serait pas difficile de les ôter, et la parure n’en serait que plus jolie. Je le faisais entendre dans ma lettre.

Je m’étendis peu sur la mort de ma sœur ; il m’eût été impossible d’en parler longuement sans renouveler toutes mes angoisses ; et nos sentiments étaient trop bien en harmonie sur ce point, pour que Lucie ne comprît pas tout ce que je n’avais pas le courage d’exprimer.

Au sujet du collier, je fus plus hardi que je ne l’aurais cru possible, et l’allusion fut faite dans la partie de la lettre où l’on dit que toute femme dépose sa véritable pensée : le post-scriptum : — « Vous semblez croire, y disais-je, que je réserve le collier pour la personne qui peut devenir ma femme. J’avoue que telle était mon intention dans l’origine ; et c’était pour moi une douce illusion de penser que des perles que j’avais retirées de la mer de mes propres mains, seraient portées un jour par une personne qui me serait si chère. Mais, Lucie, ce n’était qu’une illusion en effet, et elle s’est évanouie. Je ne me marierai jamais. Je sais qu’une pareille déclaration dans la bouche d’un jeune homme de vingt-trois ans fait sourire plus souvent qu’elle ne persuade ; mais je ne parle pas ainsi, sans une profonde conviction. Celle que j’espérai un jour de décider à accepter ma main, quelque amitié qu’elle ait pour moi, n’éprouve pas les sentiments plus tendres que j’aurais été si heureux et si fier d’inspirer. Les circonstances qui nous ont rapprochés l’ont portée sans doute à voir en moi plutôt un frère qu’un amant, et, pendant ce temps, ses affections se concentraient sur un autre. Je ressemble, sous ce rapport du moins, à ma pauvre sœur, et, pas plus qu’elle, je ne changerai. D’une constitution plus forte et plus énergique, je pourrai résister plus longtemps ; mais je sens que je ne saurais aimer deux fois comme j’ai aimé, comme j’aimerai toujours. Mais pourquoi vous ennuyer de ces réflexions ? Je sais que vous n’accepterez jamais le collier, — vous pourtant si empressée à me donner votre dernière pièce d’or, quand je n’avais rien, et j’ai accepté, moi ! Mais enfin n’en parlons plus. Je n’ai pas le droit de vous importuner du récit de mes peines, surtout quand je sais à quel point la perte que nous venons de faire déchire déjà votre cœur. »

J’avouerai qu’en écrivant ces lignes, je croyais faire une sorte de demi-déclaration à Lucie, ou du moins lui en dire assez pour lui laisser entrevoir le véritable état de mon cœur. Ce ne fut qu’une semaine plus tard que, réfléchissant à ce que j’avais écrit, je fus frappé de l’idée qu’il n’y avait pas un mot qui ne pût s’appliquer tout aussi bien à Émilie Merton qu’à Lucie Hardinge. Des circonstances particulières m’avaient placé dans des rapports d’étroite intimité avec la jeune Anglaise, et elles pouvaient avoir produit les résultats dont je parlais. Nous pensions tous qu’Émilie avait donné son cœur à Rupert, qui avait su se faire aimer d’elle pendant mon absence. Lucie avait trop de modestie et de défiance d’elle-même pour ne pas chercher ailleurs qu’en elle-même l’original de mon portrait.

Ces lettres m’occupèrent longtemps. J’aurais voulu prolonger toujours cette conversation intime avec Lucie ; mais des devoirs sérieux me réclamaient, et il fallut bien fermer et cacheter mes dépêches. Quand je remontai sur le pont, les ondulations de l’océan commençaient à se faire sentir, et bientôt nous étions en pleine mer. Je ne pus m’empêcher de regarder Neb en souriant, quand nous pûmes étendre librement nos regards sur cet immense horizon d’eau. Il était sur la vergue du grand hunier, où il s’était rendu pour tirer le boute hors d’une bonnette de perroquet afin d’établir la voile. Avant de quitter sa position, il se redressa et jeta un regard du côté du vent. Ses yeux s’écarquillèrent, ses narines se dilatèrent ; on eût dit un limier qui flairait le gibier, pendant qu’il aspirait de toute la force de ses poumons l’air chargé des exhalaisons toutes particulières à l’Océan. Je doute que dans ce moment Neb pensât en aucune manière à Chloé.

Dès que nous eûmes franchi la barre, je donnai mon paquet au pilote, et il passa dans son canot. Je ne fus pas obligé de diminuer de voiles à cet effet, car la marche du bâtiment n’excédait pas cinq nœuds par heure.

— Voyez-vous là-bas une voile au sud-est ? dit le pilote en nous quittant, et en nous montrant un point blanc sur l’Océan. Méfiez-vous de ce gaillard-là, et passez à bonne distance de lui ; autrement il pourrait vous faire faire connaissance avec Halifax ou avec les Bermudes.

— Halifax ! les Bermudes ! je n’ai ni besoin ni envie d’y aller. Pourquoi craindrais-je cette voile ?

— Pour deux raisons, d’abord à cause de votre cargaison, et ensuite à cause de vos matelots. C’est le bâtiment de Sa Majesté le Leander. Voilà plus d’une semaine qu’il rôde dans ces parages. Les bâtiments qui rentrent disent qu’il agit d’après des ordres nouvellement reçus, et ils nomment plusieurs navires qui ont été vus se dirigeant vers le nord-est après qu’il les avait abordés. Cette nouvelle guerre va sans doute amener de nouveaux troubles sur la côte, et tous les bâtiments destinés à prendre la mer feront bien de se tenir sur leurs gardes.

« Un bâtiment de Sa Majesté ! » C’était une singulière expression dans la bouche d’un Américain pour désigner un souverain quelconque, vingt ans après la proclamation de l’indépendance des États-Unis. Mais elle était généralement employée à cette époque, et elle n’est pas sans se rencontrer encore quelquefois dans nos journaux ; tant il est plus difficile de changer les formes du langage que de faire une révolution ! Malgré cet anachronisme du pilote, je résolus de ne pas négliger son avis. Il courait depuis un mois à New-York certain bruit que les deux grandes nations belligérantes pourraient bien se porter de nouveau aux mêmes extrémités qu’autrefois ; l’Angleterre et la France ayant alors le monopole des mers au point de se croire affranchies en quelque sorte de toute obligation de respecter les vieux principes relatifs aux droits des neutres. Quant aux États-Unis, on n’y parlait qu’économie ; et c’est un mal qui peut produire des conséquences aussi déplorables que le vice opposé, la prodigalité. L’argent payé pour intérêts des sommes dépensées pendant la guerre de 1812 aurait suffi pour entretenir une marine capable de faire respecter nos droits, et par conséquent pour sauver le capital, sans parler des pertes immenses qu’entraîna la suspension du commerce ; mais les démagogues hurlaient à qui mieux mieux, et il est difficile de faire entendre raison aux masses, quand il s’agit de faire un sacrifice actuel pour se procurer des avantages qui ne sont pas immédiats. Il est vrai que, suivant le principe mis en avant par un profond politique de France, la tendance des démocraties étant de se jeter dans les extrêmes, si vous donnez à un peuple le pouvoir, il se taxera jusqu’à ce qu’il ait versé son dernier écu ; mais, quelque vraie que cette théorie puisse être au fond, elle n’est nullement applicable aux bons citoyens de la grande république modèle. C’était déjà un assez grand fléau que cet esprit de sordide économie ; mais ce n’était pas encore le plus terrible de ceux qui nuisaient aux intérêts nationaux. L’esprit de parti s’était mis activement à l’œuvre dans le pays ; et il était presque aussi rare de rencontrer un citoyen qui fût guidé par un sentiment vrai et réfléchi de patriotisme, qu’il le serait de trouver un honnête homme aux galères. Règle générale, la nation était ou anglaise ou française. Les uns juraient par le Premier Consul, les autres par Pitt. Quant aux villes commerçantes, envisagées dans leurs sommités, elles ne faisaient que réfléchir l’opinion anglaise, en l’exagérant encore à cause de la distance. Ceux qui n’avalaient pas de confiance tout ce que les tories anglais s’amusaient à leur servir, prenaient sans sourciller les pilules napoléoniennes. S’il y avait des exceptions, elles étaient en très-petit nombre, et c’était surtout dans la classe des voyageurs, pèlerins qui, en approchant des idoles, avaient reconnu qu’elles avaient été faites par des mains mortelles.

Avec le renouvellement de la guerre, reparut l’usage de presser des matelots sur mer, même à bord de bâtiments neutres ; et tous les navires américains avaient grand soin d’éviter les croiseurs qui pouvaient leur enlever leurs équipages. Quelque étrange que cela puisse paraître, il se trouvait des Américains, parmi les plus influents, qui justifiaient cette prétention des Anglais, quoiqu’elle s’exerçât au détriment des bâtiments de leur propre pays. Quelle cause ne défendrait-on pas, quand on est aveugle ou excité par l’esprit de parti ? Comme il en résultait que tout marin était Anglais, s’il ne pouvait prouver, au milieu de l’océan, à trois cents lieues peut-être de la terre, qu’il était Américain, les officiers de la marine anglaise exerçaient sur des étrangers naviguant sous pavillon étranger une juridiction qui ne serait pas tolérée de la part du lord grand chancelier d’Angleterre lui-même, dans une des rues de Londres ; l’obligation de prouver son innocence, incombant à l’accusé. Il y avait une foule d’autres principes non moins évidents, non moins incontestables, qui étaient violés tous les jours dans l’application de ce système de presse ; mais on n’en voyait pas moins des membres du congrès, des publicistes éminents, soutenir avec ardeur le droit des Anglais. L’esprit de parti est-il donc complètement incompatible avec l’usage de la raison ?

Je puis dire, sans trop de vanité, que j’ai su me tenir constamment en dehors de ces exagérations. Mon père avait été fédéraliste, mais de nombreux voyages en pays étrangers l’avaient considérablement refroidi, et jamais on n’avait cherché à me faire croire que le jour était la nuit dans l’intérêt de tel ou tel parti. Je savais que pour exercer le droit de presse sur des bâtiments étrangers hors des eaux de la Grande-Bretagne, on ne pouvait invoquer d’autre argument que celui de la force ; et quant aux denrées coloniales, et à toutes les chicanes auxquelles pouvait donner lieu leur transport, je pensais que des neutres avaient parfaitement le droit d’acheter à l’une des nations belligérantes pour vendre à une autre, pourvu qu’ils trouvassent leur intérêt à le faire, et à condition de ne violer aucun blocus réel, et de ne transporter rien de ce qu’on appelle contrebande de guerre.

Je n’en résolus pas moins de suivre l’avis du pilote, et de faire tous mes efforts pour me tenir à bonne distance du Leander.

Le Leander était un bâtiment à deux ponts, de cinquante canons, mauvaise espèce de navire ; mais qui pourtant s’était bien comporté au combat d’Aboukir et dans une ou deux occasions assez célèbres. Néanmoins, j’avais la ferme confiance que l’Aurore pourrait lui échapper, toutes choses égales d’ailleurs. Le Leander acquit ensuite une grande célébrité, sur la côte d’Amérique, par suite de la mort d’un matelot tué par un de ses boulets à bord d’un caboteur, à vingt milles de l’endroit où je le voyais alors, événement qui contribua pour sa part au sentiment d’irritation qui amena la guerre de 1812, dont les effets commencent à se montrer dans la politique de la république. Le Leander était bon voilier pour un bâtiment de ce genre, mais l’Aurore était fine voilière entre tous les navires ; et j’avais grande confiance en elle. Il est vrai qu’il avait sur elle l’avantage du vent ; mais il était à une grande distance au sud, et il était possible qu’on vît de son bord quelque objet qu’on ne pouvait distinguer, même de nos barres de perroquet, sur lesquelles Neb était monté pour visiter l’horizon.

Notre plan fut bientôt fait. Le côté méridional de Long-Island inclinant un peu vers le nord-est, je fis présenter le cap à l’est-quart sud-est, ce qui me permit, comme le vent était sud-sud-ouest, de porter toutes nos bonnettes. La terre était en vue à moins de deux lieues de distance.

Une heure à peine s’était écoulée, et nous pouvions être à quatre lieues du phare de Sandy-Hook, lorsque le vaisseau anglais vira tout à coup de bord, et fit force de voiles pour nous couper notre route. En ce moment, il était devant nous juste par notre travers du vent ; position qui ne lui permettait pas de porter des bonnettes des deux côtés ; car, s’il s’était tenu assez au large pour cela, il serait tombé dans notre sillage ; tandis qu’en allant en dépendant pour nous accoster, ses voiles de l’avant étaient abritées par celles de l’arrière, et cela dans un moment où toute notre voilure tirait comme un attelage de chevaux bien dressés. Malgré cet avantage, nous eûmes une après-midi et une nuit laborieuses. Ces vieux bâtiments de cinquante marchent bien vent arrière ; et plus d’une fois je crus que le Leander allait arriver sur nous. Cependant l’Aurore ne s’endormit pas, et à la faveur du vent qui fraîchit encore, quoiqu’en inclinant plus au sud, le lendemain matin j’eus la satisfaction de voir le fort Montauk qui nous restait un peu sous le vent, tandis que le Leander était toujours hors de la portée du canon par mon travers du vent.

J’eus alors une conférence avec Marbre pour décider quelle était la meilleure manœuvre à faire. J’étais assez disposé à laisser le Leander approcher et nous envoyer une embarcation. Qu’avions-nous à craindre ? Hambourg était notre destination, et notre cargaison provenait moitié des îles anglaises, moitié des îles françaises. Mais Marbre ne voulut entendre à aucune proposition de ce genre. Il affirma qu’il saurait bien nous piloter dans toutes les passes possibles, et qu’il ne fallait permettre, à aucun prix, à ce bâtiment de s’approcher de nous.

— Laissez porter sur Montauk, capitaine, s’écria le lieutenant, et que ces Anglais nous suivent, s’ils l’osent. Il y a par là un ou deux récifs sur lesquels je me fais fort de les conduire, si ce jeu leur plaît, et cela pourra les guérir de l’envie de donner la chasse à un yankee.

— Et si je me rends à vos désirs, vous vous engagez, Marbre, à conduire le bâtiment en dedans des bancs ?

— Je le conduirai dans tel port que vous voudrez, à l’est de Block-Island, capitaine. Quoique né natif de New-York, comme cela est établi incontestablement aujourd’hui, c’est dans l’est que j’ai été éduqué, et il y a dans ma peau un pilote côtier qui en vaut bien un autre, je vous en réponds.

Je me rendis, et je gouvernai aussitôt dans la direction indiquée.