Lucie Hardinge/Chapitre 14

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 23p. 161-173).



CHAPITRE XIV.


Premier Gentilhomme. — Patron, dites-moi, quelle sera ma rançon ?
Le Patron. — Mille écus, ou ta tête tombera.
Le Contre-Maître. — Et toi, tu en donneras autant, ou gare à la tienne !

Le roi Henri VI.



Jamais on ne vit de stupeur ni d’indignation pareille à celle dont Marbre fut saisi quand il apprit que l’Aurore allait être envoyée en Angleterre. Rien ne put retenir sa langue dans les bornes de la modération, et des paroles il en serait venu infailliblement aux actions, si je ne lui avais pas répété sans cesse qu’il serait envoyé à bord du Rapide, s’il ne se conduisait pas avec prudence. À mesure qu’on emmenait nos matelots, sa fureur se rallumait, et il en vint jusqu’à me proposer de tomber sur Sennit, et de le jeter par-dessus le bord. Je lui fis comprendre par un regard significatif qu’il n’était pas encore temps. Marbre mit alors un doigt sur sa bouche, cligna de l’œil, et, à partir de ce moment, non-seulement il resta calme, mais il aida même avec empressement à effectuer les divers arrangements que nécessitait l’échange des équipages.

Quand tout fut prêt, nous apprîmes que Sennit devait commander la prise. La croisière touchait à sa fin ; la presse avait été des plus productives ; on n’avait plus besoin de ses services, et on ne fut pas fâché sans doute de trouver cette occasion de se débarrasser d’un officier sorti du peuple, dont les manières vulgaires déplaisaient aux jeunes nobles qui servaient avec lui. On lui donna dix matelots et un aide-master nommé Diggins. Dans des circonstances ordinaires, ce dernier dignitaire aurait pu suffire ; mais c’était la première prise que faisait lord Harry ; elle promettait de grands bénéfices si elle était déclarée valable ; et cette raison, ajoutée à celle que nous venons d’indiquer, avait fait donner le commandement à Sennit.

La chasse du matin, la collation, les divers changements à effectuer, avaient employé une si grande partie de la journée, qu’il était quatre heures quand les deux bâtiments mirent à la voile en même temps ; le Rapide, au plus près du vent, avec deux ris pris aux huniers, comme au moment où nous l’avions vu pour la première fois, pour courir des bordées çà et là, en attendant de nouvelles prises, et l’Aurore, sous des bonnettes, ayant le vent presque en poupe. Quand tout fut prêt, chaque navire partit, dans une direction opposée, du point de l’océan où il était en panne depuis si longtemps, et avec une rapidité qui mit bientôt entre eux une vaste étendue d’eau.

La mortification de me trouver sous les ordres d’un homme comme Sennit m’était presque aussi sensible que la perte de mon bâtiment. Il s’établit dans ma chambre avec l’aide-master, prit également possession de la grand’chambre, et fit tranquillement suspendre son hamac à la place du mien. Comme les caissons étaient fermés avec de bons cadenas, je les laissai faire ; mais je n’en affectai pas moins une grande indignation ; et comme Diggins avait également substitué son lit à la place de celui de Marbre, je dis à Neb de débarrasser un coin dans la cale, et d’y placer nos hamacs. Sennit, en voyant ces préparatifs, s’humanisa un peu. Toutes les provisions étaient sous clef, et il n’aurait pas osé briser les serrures, sans un ordre formel de l’amirauté. Il était donc d’une grande importance pour lui d’être admis à ma table, et il sentit la nécessité de me présenter quelques excuses sur sa conduite cavalière. Il se rejeta sur les usages de la marine, sur les exigences de sa position, et je crus devoir me contenter de ses explications, afin d’éviter une rupture ouverte. Sennit fut laissé en possession de la chambre, et je consentis à y aller prendre mes repas. Le reste du temps, je devais le passer dans la cale. Cet arrangement, qui, de ma part, était prémédité, me fournit les moyens de conférer secrètement avec Marbre, et de faire nos préparatifs pour profiter de la première occasion qui pourrait se présenter de reprendre le bâtiment. À cette époque, ces reprises n’étaient pas rares. Du moment que j’avais appris que l’Aurore devait être envoyée en Angleterre, j’y avais songé ; et je n’avais conservé Marbre auprès de moi que dans cette intention.

Le lecteur se fera facilement une idée de la position du bâtiment, ainsi que des circonstances dans lesquelles nous étions placés. Nous étions à trois cent cinquante-deux milles au sud-ouest du cap Scilly, et le vent soufflant avec force du sud-sud-ouest, il n’y avait pas de temps à perdre, si je voulais effectuer à temps mon projet. La première occasion de parler à Marbre se présenta pendant que nous étions occupés ensemble dans la cale à faire les dispositions qui pouvaient nous permettre d’y habiter

— Que pensez-vous, Moïse, de ce M. Sennit et de ses gens ? demandai-je à voix basse, en m’appuyant sur une barrique d’eau pour rapprocher ma tête de la sienne. Ils n’ont pas l’air de fameux gaillards. Est-ce qu’avec de l’activité et de l’adresse, nous ne pourrions pas en venir à bout ?

Marbre donna à sa figure l’expression la plus fine qu’il put imaginer, cligna de nouveau de l’œil, alla à l’entrée de la cale pour voir si personne n’écoutait ; et, après s’être bien convaincu qu’il n’y avait rien à craindre, il donna enfin un libre cours à ses pensées.

— La même idée fermente ici, dit-il en se frappant le front, et il faudra bien qu’elle produise quelque chose. Ce M. Sennit est un malin compère, et il ne faut pas s’y fier ; mais son aide boit comme un charbonnier. Il suffit de regarder sa face rubiconde pour s’en convaincre. Celui-là, c’est l’eau-de-vie qui nous le livrera. Ensuite je ne conçois pas ou l’on a été chercher ce tas de lourdauds et d’imbéciles qu’ils nous ont envoyés pour manœuvrer l’Aurore. Il faut qu’ils nous aient donné le rebut de leurs matelots.

— Voyez-vous, ces jeunes capitaines de vaisseau si fringants gardent ce qu’ils ont de mieux, dans l’espoir de quelque combat. Les frégates françaises sont, dit-on, assez nombreuses, et ce lord Harry Dermond, malgré son amour pour le sucre et le café, aimerait encore bien mieux rencontrer la Vigilante ou la Diane. Voilà pourquoi il a donné à Sennit ce tas de conscrits ; et puis il suppose que l’Aurore sera à Plymouth dans quarante-huit heures, ce qui arrivera certainement si ce vent persiste.

— On dirait qu’on les a pris parmi les garçons boulangers de Londres. C’est tout au plus s’il y a trois matelots parmi eux, et les pauvres diables seraient beaucoup mieux placés dans un hôpital que sur une vergue.

Il y avait quelque vérité mêlée à beaucoup d’exagération dans ce portrait tracé par Marbre. Sans doute le capitaine du Rapide n’avait pas fait passer ses meilleurs hommes sur notre bord ; mais ils n’étaient pourtant pas tout à fait aussi novices que Marbre, dans son désir de les exterminer, était porté à se l’imaginer. S’il n’y avait parmi eux que trois marins véritables, comme son coup d’œil, prompt et sûr le lui avait révélé, tous avaient été du moins assez longtemps à bord, pour pouvoir se rendre plus ou moins utiles.

— S’il y a quelque chose à faire, repris-je, c’est sur-le-champ qu’il faut l’entreprendre. Nous ne sommes que quatre contre douze ; mais nous sommes vigoureux, et nous aurons l’avantage d’attaquer par surprise.

— Je suis fâché que vous n’ayez pas songé à demander Voorhees, Miles. C’est un gaillard qui en vaut trois à lui tout seul.

— J’y ai pensé, mais c’était s’exposer inutilement à un refus. On peut demander un cuisinier, un domestique comme Neb ; mais demander un ou deux bons marins, c’eût été montrer le bout de l’oreille.

— Peut-être avez-vous raison, et nous devons nous estimer heureux d’être en force comme nous le sommes. Mais que dira la justice s’il nous faut fracasser quelques crânes pour réussir dans notre entreprise ? Les États-Unis ne sont en guerre avec personne, et il ne faudrait pas donner lieu à une accusation de piraterie !

— J’ai fait toutes ces réflexions, Moïse, et je ne vois pas grand sujet de crainte. Certes, on a le droit de recouvrer par la force ce que la force nous a ravi. Si le sang doit couler, ce que j’espère éviter, les tribunaux anglais, nous traiteraient mal, tandis que ceux des États-Unis nous acquitteraient. Et pourtant la loi est la même dans les deux pays ; l’application seule serait différente. Dans tous les cas, je suis prêt à en courir le risque, et je ne veux pas que personne s’unisse à mon sort, sans que je puisse compter sur son cœur comme sur sa main.

— Ma main, la voilà ! s’écria Marbre ; et, quant à mon cœur, vous savez où il se trouve et à qui il appartient. Mais, assez causé pour une première fois. Nous en dirons plus après le souper.

— Bien ! dites toujours un mot à Billings, le cuisinier. Je me charge de Neb, et nous pouvons être tranquilles sur son compte. Quant à l’autre, il sera bon de lui faire quelques promesses.

— Fiez-vous à moi, je connais l’homme, et la négociation ne sera pas difficile.

Marbre et moi nous nous séparâmes alors, et je montai sur le pont pour voir comment les choses s’y passaient. On ne voyait plus dans l’éloignement que le haut de la mâture du Rapide, pendant que l’Aurore continuait sa course, toutes les voiles dehors. Tous les Anglais étaient sur le pont, y compris Sennit. Celui-ci me fit un salut assez poli quand je mis le pied sur le gaillard d’arrière, mais j’évitai d’entrer en conversation avec lui. Mon but était d’examiner à fond ses compagnons, et de tâcher de voir comment on se proposait de les distribuer pendant la nuit. Un seul coup d’œil jeté sur Diggins me convainquit que Marbre l’avait bien jugé. C’était un de ces hommes sur qui les liqueurs fortes ont tout pouvoir, et l’amour de la bouteille avait dû mettre toujours obstacle à son avancement, quoique du reste ce parût être un excellent marin, ce qui se rencontre assez souvent. Je vis que nous en viendrions facilement à bout, puisque nous connaissions son faible. Mais Sennit ne semblait pas devoir être de si bonne composition. Le cognac avait bien aussi laissé quelques traces sur sa figure, mais il avait le sentiment de sa position et de la responsabilité qu’elle entraînait, et il savait se maintenir dans de justes bornes. Il avait plus d’habitude du monde que son compagnon, et son regard se promenait sans cesse de tous les côtés avec une vigilance qui ne laissait pas de m’inquiéter un peu.

Mon désir était de tenter un coup de main, s’il était possible, dans la nuit même, car chaque minute nous rapprochait rapidement de la Manche où les Anglais avaient tant de croiseurs que plus tard nous aurions eu peu de chances de nous échapper, quand même nous fussions parvenus à rentrer en possession de notre bâtiment. Je craignais en outre qu’il ne prît fantaisie à Sennit de faire rester tout le monde sur le pont pendant la nuit, à cause du voisinage de la terre. S’il adoptait ce parti, alors notre position était à peu près désespérée.

— Votre lieutenant semble aimer la bouteille, monsieur Wallingford, me dit Sennit avec enjouement, et dans le désir évident d’établir entre nous des relations encore plus amicales ; voilà dix minutes qu’il est à rôder autour de la cuisine, son pot d’étain à la main, comme une nouvelle recrue qui regrette le thé de « maman ».

Et Sennit, enchanté de cette saillie, se mit à rire. Je l’imitai, sachant bien que Marbre avait adopté cet expédient pour tâcher de parler au cuisinier.

— M. Marbre se met aisément en goguette, répondis-je d’une manière évasive.

— Eh bien ! à le voir, on ne le dirait pas. Il est difficile d’avoir plus complètement la mine d’un vrai loup de mer ; capitaine Wallingford — c’était la première fois que Sennit daignait me donner ce titre —, et c’est pour cela qu’il m’a plu dès le premier moment. J’espère que vous me ferez l’honneur de souper avec nous dans la chambre ; car, à la fumée qui sort de la cuisine, je vois qu’on ne nous fera pas attendre longtemps.

— Après les explications qui ont eu lieu, j’accepte volontiers, Monsieur. Je présume que mon second pourra m’accompagner, comme le vôtre sera aussi de la partie ?

— Sans doute. Vous voudrez bien permettre que M. Marbre remplace Diggins pendant une demi-heure, pour que le pauvre diable puisse manger un morceau. Ce sera à charge de revanche.

Cette demande fut présentée sur le ton de la plaisanterie, comme si Sennit sentait bien ce qu’elle avait d’insolite. Il était assez étrange, en effet, de prier un homme à qui on venait de prendre son bâtiment, d’aider à conduire ce bâtiment dans le port ; mais si c’était une raillerie, elle avait son bon côté, et je fus loin de m’en fâcher.

Neb ne tarda pas à venir annoncer que le souper était servi. Sennit n’avait fait qu’un assez mauvais dîner, à ce qu’il paraissait, et il semblait tout disposé à prendre sa revanche dans cette occasion. Il prit les devants en me disant de le suivre, et témoigna une grande satisfaction de voir que nous allions prendre notre repas ensemble. À strictement parler, les hommes qu’on avait mis sur notre bord n’avaient pas le droit, dans les circonstances ou nous nous trouvions placés, de consommer aucune partie des provisions de l’Aurore, tant qu’un arrêt en bonne forme n’avait pas légitimé la conduite de lord Harry Dermond. Mais j’avais voulu être généreux ; le cuisinier avait reçu des ordres en conséquence, et le repas qui nous fut servi fut très-convenable.

Sennit se mit sur-le-champ à l’œuvre avec ardeur. Quant à moi, sous prétexte de chercher de meilleur sucre que celui qu’on avait mis sur la table, je glissai secrètement à Neb trois bouteilles d’eau-de-vie, en lui disant à l’oreille d’en donner une à l’aide-master, et les deux autres au reste de l’équipage. Cette libéralité pouvait s’expliquer par tant de motifs, tels que le désir de nous concilier leurs bonnes grâces, etc., que je n’avais pas à craindre qu’elle parût suspecte à ceux qui allaient en profiter.

Sennit, Marbre et moi, nous tînmes table pendant une grande heure. Sennit se versait du vin sans scrupule, mais il ne voulut point accepter d’eau-de-vie. Comme je lui en avais vu prendre deux ou trois verres précédemment, je restai convaincu que sa sobriété actuelle lui était dictée par la prudence, et je sentis la nécessité de redoubler de précautions. Enfin le lieutenant parla du « pauvre diable qui se morfondait sur le pont, » et Marbre fut envoyé pour prendre sa place. Dès que Diggins parut dans la chambre, je reconnus que l’eau-de-vie avait déjà fait son effet, et je tremblai que son supérieur ne s’en aperçût. Mais dans ce moment Sennit caressait trop amoureusement les contours d’une bouteille de madère, pour remarquer si le nouveau venu avait bu quelques coups de trop.

Enfin il en fut de ce mémorable souper comme de toutes les choses de ce monde ; il finit, et nous montâmes tous ensemble sur le pont, laissant à Neb et au cuisinier le soin de faire disparaître les restes. Il faisait nuit alors, quoique les étoiles répandissent leur douce clarté sur la surface onduleuse de la mer. Le vent s’était un peu modéré, et la nuit semblait devoir se passer sans grande fatigue pour l’équipage, Diggins ayant fait serrer quelques bonnettes avant de descendre.

Quand des marins arrivent sur le pont, il est rare que la conversation ne subisse pas une interruption, chacun étant occupé a examiner le temps et la position du bâtiment. Sennit et moi, nous nous séparâmes pour faire nos observations à loisir. Marbre rendit le commandement du pont à Diggins, et se promena seul, tandis que Neb et le cuisinier, occupés à relaver la vaisselle, faisaient entendre le cliquetis ordinaire des fourchettes, des couteaux et des assiettes.

— Est-ce que nos hommes ont eu leur souper, monsieur Diggins ? demanda le lieutenant.

— Pas encore, Monsieur. Nous n’avons pas de cuisinier à nous, comme vous savez, et ils ont dû attendre.

— Les gens du roi n’attendent personne. Ordonnez à ce moricaud de les servir sur-le-champ. Pendant ce temps, nous nous occuperons de régler les quarts pour la nuit.

Diggins était évidemment de plus en plus sous l’influence de l’eau-de-vie. Il avait trouvé moyen de cacher la bouteille sur sa personne, et il y faisait en cachette de nombreuses visites. Il donna néanmoins les ordres nécessaires ; les hommes se réunirent sur le gaillard d’arrière, et ils furent répartis en deux quarts de cinq hommes chacun.

— Il est plus de huit heures, dit Sennit quand cette opération fut terminée. Allez tous manger un morceau en bas. Je n’ai besoin ici que de l’homme qui est au gouvernail. Allons, mes enfants, dépêchons-nous. Ce n’est pas ici un bâtiment que l’on puisse laisser sans vigies. En attendant, les Yankees voudront bien nous donner un coup de main.

— De grand cœur, s’écria Marbre, qui était venu au passavant pour observer ces préparatifs. Allons, Neb, sortez de la cuisine, mon garçon, et redevenez pour un moment matelot de l’avant, pendant que John Bull va prendre son souper. Voyez-vous, il est maussade quand il a l’estomac vide, et il faut que nous le nourrissions bien, pour qu’il soit gentil avec nous.

Ces paroles en firent rire quelques-uns, en firent grommeler d’autres ; mais chacun parut disposé à profiter de l’arrangement, et les Anglais descendirent quatre à quatre pour attaquer vivement la marmite. Je m’imaginai que l’intention de Marbre était de fermer brusquement l’écoutille du gaillard d’avant, et de tomber sur les deux officiers et sur l’homme qui était au gouvernail. En laissant un homme de garde près de l’écoutille, nous serions encore en nombre égal, et le succès semblait infaillible. J’étais plus jeune et plus robuste que Sennit, et Marbre eût peloté Diggins comme un enfant. Quant au matelot, Neb au besoin l’aurait envoyé, d’un revers de main, à moitié chemin de la hune d’artimon. Mais il paraît que mon lieutenant avait un autre projet en tête, et il n’est pas bien certain, après tout, que le premier moyen eût réussi ; car un des Anglais remonta presque aussitôt pour manger sur le pont, comprenant sans doute qu’il pouvait y avoir quelque danger à le laisser ainsi dégarni. Il faisait alors suffisamment sombre pour nos desseins, et je commençais à réfléchir sincèrement à la meilleure marche à suivre, quand l’eau bouillonna tout à coup avec fracas près de moi, et Marbre s’écria qu’un homme venait de tomber par-dessus le bord.

Sennit et moi, nous courûmes au passavant sous le vent, et nous aperçûmes encore le chapeau du pauvre diable, qui semblait nager avec énergie, au moment où l’Aurore passait devant lui en soulevant des flots d’écume.

— Tribord la barre ! s’écria Marbre ; tribord la barre ! vite aux bras de misaine, Neb — Vous, cuisinier, halez de ce côté, mon garçon. Capitaine Wallingford, veuillez nous donner un coup de main. — Occupez-vous du canot, monsieur Sennit ; nous nous chargeons des vergues de l’avant.

Tous ces détails avaient été profondément combinés d’avance dans le cerveau de Marbre. Par ce moyen, il sut réunir nos hommes sur le même point et les éloigner du canot. Ces dispositions furent prises si naturellement qu’elles ne pouvaient éveiller aucune défiance. Pour rendre justice à Sennit, je dois reconnaître que, dans cet appel soudain fait à son activité et à son énergie, il se conduisit très-bien. La perte d’un homme était une chose grave à ses yeux, parce que c’étaient deux bras de moins pour le service des manœuvres ; autant valait en sauver un qu’en presser un ; il fut le premier à sauter dans l’embarcation. Au moment où le bâtiment perdait son aire, le canot était prêt, et j’entendis Sennit donner l’ordre de le mettre à l’eau. Quant à nous autres Américains, nous avions bien assez à faire de brasser les vergues de l’avant. Aussitôt après, nous mîmes le grand hunier sur le mât, et nous réussîmes ainsi à ralentir la marche du bâtiment.

Je courus alors à la lisse de couronnement pour m’assurer de l’état des choses. Au moment où j’arrivais à l’arrière, Sennit encourageait ses matelots à nager vigoureusement. Je vis qu’il en avait six avec lui, et sans doute les six meilleurs de son équipage, car ce sont toujours les plus hardis et les plus intrépides qui se mettent en avant en pareil cas. Il n’y avait pas de temps à perdre, et je me retournai pour regarder Marbre. Il était à mon côté, car il me cherchait également. Nous nous éloignâmes de l’homme qui tenait le gouvernail, pour n’être pas entendus.

— À présent, c’est votre tour, Miles, me dit Marbre à l’oreille, en me glissant un pistolet dans la main. Cet aide-master dort tout debout, et nous lui ferons faire ce que nous voudrons. Neb à ses instructions, le cuisinier est prêt à tout. Vous n’avez qu’à dire un mot pour commencer.

— Je ne vois pas la nécessité de verser du sang, répondis-je. Si vous avez l’autre pistolet, ne vous en servez qu’à la dernière extrémité. Nous pouvons en avoir besoin contre le canot.

— Contre le canot ! interrompit Marbre. Et que nous importe le canot à présent ? Non, non, Miles. — Que ce M. Sennit regagne l’Angleterre, sa chère patrie, si bon lui semble. Vous allez voir ce que je vais faire. — Eh ! Diggins ¡ ajouta-t-il, j’aurais besoin d’un palan d’amure ; voulez-vous dire à deux ou trois de vos hommes d’aller le chercher ?

— Entendez-vous, là-bas ? — dit l’aide-master avec une langue épaisse. Descendez vite dans le gaillard d’avant, et apportez le palan à M. Marbre.

Il ne restait à bord que trois Anglais, non compris l’aide-master et le timonier ; de sorte que tous les trois descendirent précipitamment pour exécuter l’ordre qui leur était donné. Marbre ferma tranquillement l’écoutille sur eux, dit au cuisinier de se tenir en vigie sur l’avant, et, se dirigeant vers l’arrière, comme si rien n’était arrivé, il dit avec son calme ordinaire :

— Vous voila redevenu maître de votre bâtiment, capitaine Wallingford.

— Monsieur Diggins, dis-je en m’approchant de l’aide-master, comme ce bâtiment m’appartient, je vais en prendre le commandement, si vous voulez bien. Vous feriez mieux de descendre en bas, et d’y prendre vos aises. Vous y trouverez d’excellente eau-de-vie, et vous pouvez passer une soirée agréable, et vous coucher ensuite quand vous le voudrez.

Diggins, malgré tous ses défauts, n’était pas dépourvu d’une certaine énergie. Il voulut d’abord faire le mutin, et cria à ses gens de venir à son secours ; mais je mis fin à ces simagrées en le saisissant par le collet et en lui faisant descendre l’échelle de l’arrière un peu plus vite qu’il ne l’aurait désiré. Une demi-heure après il était ivre-mort, et ronflait sur le plancher de la chambre.

Il ne restait à s’occuper que du timonier ; c’était un véritable matelot, et un de ces hommes rangés et tranquilles qui se soumettent ordinairement au pouvoir de fait.

— Vous voyez ce qui en est, mon garçon, dis-je en l’abordant ; le bâtiment a changé une seconde fois de maître. Quant à vous, votre conduite décidera de votre sort ; restez au gouvernail, et vous aurez du grog à discrétion ; mais si vous faites la mauvaise tête, vous serez garrotté avant que vous ayez eu le temps de vous reconnaître.

— Bien, bien, Monsieur ! répondit le matelot en portant la main à son chapeau, sans se déranger.

— À présent, monsieur Marbre, continuai-je, il est temps d’avoir l’œil sur le canot, qui trouvera bientôt le noyé, ou renoncera à le sauver. Je conviens que j’aurais voulu pouvoir recouvrer le bâtiment sans que ce pauvre diable eût été jeté par-dessus le bord.

— Par-dessus le bord ! s’écria Marbre en riant ; savez-vous bien que, s’il l’avait fallu, et que la chose eût dépendu de moi, j’aurais jeté en pareil cas toute l’Angleterre à la mer ? mais il n’y a pas eu besoin de tant de cérémonie. Savez-vous bien ce qu’ils sont à chercher là à tâtons ? tout bonnement une défense de chaloupe ayant un bout de corde frappé d’un côté, et de l’autre un morceau de prélart. M. Sennit n’a pas besoin de se dépêcher, car je réponds que son matelot noyé flottera aussi longtemps que son canot.

Le stratagème de Marbre m’était alors expliqué, et j’avoue que je me sentis soulagé d’un grand poids. À part le plaisir que éprouvais à songer que la vie d’aucun homme n’avait dû être sacrifiée, je me disais que, si nous venions à tomber de nouveau au pouvoir des Anglais, ce qui n’était nullement invraisemblable dans la situation où nous étions placés, cette circonstance pouvait être très-importante pour nous. Mais il fallut couper court aux réflexions : j’avais à m’occuper du canot et du bâtiment.

La première mesure fut de carguer les voiles de perroquet ; l’Aurore serait ainsi plus facile à manœuvrer, ce qui était essentiel avec aussi peu de bras que nous en avions à notre disposition, et nous aurions moins de dangers à courir pour la mâture en tenant le plus près. Ensuite je donnai ordre de brasser le plus près possible ; il était temps, car les avirons se faisaient entendre, et j’entrevis le canot qui venait se ranger sous notre hanche du vent. Je dis aussitôt de mettre le vent dans les voiles de l’arrière, et de gouverner près et plein. Les bras furent maintenus le mieux possible par Marbre, Neb et le cuisinier, pendant que j’avais l’œil fixé sur le canot, tout en jetant de temps en temps un regard sur le timonier.

— Oh ! du canot ! criai-je dès que le lieutenant fut assez près pour entendre.

— Eh bien ! oh ! du canot ? Se moque-t-on de nous ? murmura Sennit. Le dos de certaine personne paiera cher ce tour. Le matelot tombé par-dessus bord n’est qu’une maudite poupée faite d’un tronçon de câble, surmonté d’un morceau de prélart. Je soupçonne votre second de cette mauvaise plaisanterie, monsieur Wallingford.

— Il ne s’en défend pas, Monsieur, et s’il se l’est permise, c’était pour reprendre notre bien, et nous remettre en possession de notre bâtiment. L’Aurore est de nouveau sous mon commandement, et avant que je vous permette de revenir à bord, il est bon que nous ayons ensemble une petite explication.

Deux ou trois jurons expressifs, que lâcha le lieutenant, me convainquirent que jusque-là il n’avait pas eu le plus léger soupçon de la vérité. Le canot était alors sous notre poupe, où il avait été amené pour qu’on pût le hisser à bord, pendant que les hommes monteraient à l’aide des palans. Je m’en inquiétais peu, car il m’était facile, en me tenant sur la lisse de couronnement, d’assommer le premier qui tenterait de nous aborder de cette façon. Cependant, pour plus de sûreté, je dis à Neb de prendre la barre, et Marbre emmena le matelot anglais sur l’avant pour aider à haler les boulines et à orienter les voiles. Comme le bâtiment commençait à prendre de l’aire, je jetai à Sennit le bout d’une drisse de bonnette basse, et je criai au matelot de l’avant de lâcher le palan qu’il avait déjà saisi, et de filer au canot une bonne longueur de remorque. Comme Neb avait reçu l’ordre de gouverner au plus près, notre bâtiment prenant de la vitesse, le canot que nous remorquions fut bientôt à une distance suffisante de l’Aurore pour que, des deux côtés, il n’y eût rien à craindre ;

— Vous ne songez pas à nous abandonner ici, sur l’Atlantique, à cinq cents milles de la terre, monsieur Wallingford ? cria Sennit des qu’il eut pris le temps de rassembler ses idées.

— Cela dépend de la manière dont vous vous conduirez, Monsieur. Je ne vous en veux pas, monsieur Sennit, mais je veux mon bâtiment. La nuit s’annonce bien : le vent se modère, et le canot ne courra pas le moindre danger ; nous vous remorquerons, nous vous jetterons une voile de rechange pour vous abriter, et vous aurez la consolation de penser que nous veillerons pour vous, pendant que vous pourrez dormir tout à votre aise.

— Oui, oui, je comprends à présent ; c’est une consolation à l’usage de Job. Quoi qu’il en soit, comme je vois bien que tous les raisonnements du monde n’y feraient rien, nous n’avons rien de mieux à faire que de nous soumettre. Donnez-nous en outre de l’eau et quelques provisions, et, pour l’amour de Dieu, ne nous abandonnez pas à la dérive, sur ce canot, à une pareille distance de la terre.

Je promis à Sennit d’avoir soin de lui, et je lui fis passer la voile avec un sac de biscuit, du bœuf, du porc et un baril d’eau fraîche. Je pris toutes ces précautions avec d’autant plus d’empressement que nous pouvions être obligés d’abandonner le canot, et qu’il fallait au moins laisser à l’équipage le moyen de se sauver. Je dois rendre à Marbre cette justice, qu’il montra beaucoup d’activité à diriger ces arrangements, bien que s’il eût fallu, pour reprendre notre bâtiment, couper le cou à tout équipage, il n’eût pas hésité un instant, et il eût coulé bas la Grande-Bretagne tout entière, s’il n’y avait pas eu d’autre moyen d’arriver au même résultat. Je fus plus humain, et j’éprouvai une douce satisfaction en me revoyant en possession de l’Aurore, après un interrègne de moins de dix heures, sans avoir dû verser une seule goutte de sang.

Dès que toutes ces dispositions furent prises, nous laissâmes le canot rester de l’arrière de presque toute la longueur des drisses de bonnettes ; nous le remorquerions à cette distance avec beaucoup plus de sûreté pour lui comme pour nous : pour lui, parce qu’il courrait moins de danger d’être entraîné sous notre bâtiment ; pour nous, parce qu’ainsi nous n’aurions pas à craindre qu’il prît envie aux Anglais de répondre à notre courtoisie en nous surprenant à notre tour ; à une pareille distance, nous aurions toujours le temps de nous mettre sur nos gardes et de repousser toute tentative d’abordage.