Lucie Hardinge/Chapitre 15

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 23p. 174-186).



CHAPITRE XV.


Le Capitaine. — Quant à ceux dont nous avons fixé la rançon, nous ordonnons que l’un d’eux soit délivré. Ainsi donc que celui-ci parte, et vous, venez avec nous.
Le roi Henri VI. 2ème partie.



À présent que l’Aurore était replacée sous mon commandement, il n’était pas facile de décider ce qu’il fallait en faire. Nous étions précisément à l’entrée des parages occupés par les croiseurs anglais, et c’eût été une folie d’espérer passer au milieu d’eux sans être aperçu. Il est vrai que nous pouvions rencontrer vingt vaisseaux de guerre anglais avant de trouver un autre Rapide pour nous saisir et nous diriger sur Plymouth, si tout avait été dans l’ordre et dans l’état ordinaire ; mais aucun croiseur ne pourrait nous aborder sans demander pourquoi un si grand bâtiment était manœuvré par un si faible équipage. C’était le sujet de la délibération qui s’était établie entre Marbre, qui tenait le gouvernail, et moi. Le cuisinier était en vigie sur le gaillard d’avant ; l’Anglais s’était couché, par mon ordre, au pied du grand mât, de manière à être bien en vue ; et Neb, toujours prêt à dormir quand il n’était pas de service, faisait un somme sur la drome.

— Nous avons repris le bâtiment, Moïse, dis-je en commençant ; la question qui se présente actuellement est celle-ci : que faut-il faire ?

— Le conduire à sa destination, capitaine ; cela va sans dire.

— Oui, cela va sans dire, si la chose est possible ; mais, sans parler de la difficulté qu’il y a pour quatre hommes de manœuvrer un bâtiment de cinq cents tonneaux, la mer, qui est devant nous, est couverte de croiseurs anglais.

— Quant aux quatre hommes, vous pouvez largement les compter pour huit. Oui, je réponds que nous ferons plus de besogne que huit de ces vauriens qu’on ramasse aujourd’hui sur les côtes. Les hommes d’aujourd’hui ne sont que des enfants auprès de ceux qu’on rencontrait quand j’étais jeune, Miles.

— Mais, à votre compte, Neb, le cuisinier et moi, nous ne devons compter que pour trois ; car nous ne sommes pas du temps passé, mais bien d’aujourd’hui. Je sais que nous pouvons faire quelque chose, pourvu qu’il ne survienne pas de bourrasque ; car, alors, à peine serions-nous capables de serrer la voile de perroquet, en laissant un homme au gouvernail et un autre pour laisser tomber les agrès. Non, non, Moïse, en envisageant les choses au mieux, nous sommes à court de bras.

— Oh ! si vous vous mettez à généraliser ainsi, Miles, il faudra bien que je me range de votre avis, mon cher garçon ; mais nous pouvons remonter la Manche, et il y a dix à parier contre un que nous rencontrerons quelque navire yankee qui nous prêtera quelques matelots.

— Dites plutôt qu’il y a vingt à parier contre un que nous rencontrerons les vaisseaux du roi George, qui se feront montrer notre rôle d’équipage, et qui voudront savoir ce que le reste de nos hommes sont devenus.

— Eh bien ! nous leur dirons qu’ils ont été pressés ; ce sont des tours qui leur sont trop familiers pour qu’ils ne trouvent pas la réponse très-raisonnable.

— Il n’est pas un officier qui eût laissé un bâtiment de cette dimension avec quatre hommes seulement pour en prendre soin, quand il n’aurait trouvé à bord que des déserteurs qu’il eût pu réclamer. En pareil cas, il eût du moins envoyé un détachement de ses propres hommes pour conduire le navire dans un port. Non, non, Moïse ; il faut nous tenir à bonne distance des Anglais, ou ils nous conduiront encore à Plymouth.

— Bien obligé ! je connais la cage, vu que j’y suis resté prisonnier pendant la révolution, et je n’ai nulle envie d’y retourner. Pourquoi ne pas nous diriger vers le nord, Miles ? Il doit y avoir peu de croiseurs dans cette direction.

— La route est trop longue, le temps devient trop brumeux, et la côte est trop dangereuse pour nous, Moïse. Nous n’avons à choisir qu’entre deux partis : ou tourner le cap à l’ouest, et tâcher de regagner l’Amérique, en nous fiant à notre étoile pour rencontrer quelque navire des États-Unis qui vienne à notre secours ; ou bien, gouverner à l’est, et chercher quelque port français, Bordeaux ; par exemple, où nous puissions ou vendre notre cargaison, ou recruter quelques matelots et gagner notre lieu de destination.

— Ma foi, tentons le dernier moyen, à tout prix ; avec ce vent-là, nous pourrons être en vue de la terre dans deux ou trois jours, et alors nous moquer de tous les croiseurs du monde. L’idée me sourit, et je suis pour la mettre à exécution. Bordeaux regorge toujours d’Américains ; nous n’aurons qu’à frapper du pied sur le quai, et il en sortira une foule de matelots entre lesquels nous n’aurons qu’à choisir.

Après nous être concertés encore quelque temps ensemble, nous nous arrêtâmes à ce plan et nous nous mîmes sur-le-champ à l’ouvrage. La manœuvre n’avait rien de difficile, et dès qu’elle fut exécutée et que nous eûmes le cap à l’est, j’envoyai le matelot anglais tenir compagnie à Diggins dans la chambre, et nous établîmes des quarts réguliers de deux hommes chacun, se relayant de quatre heures en quatre heures, suivant l’usage. Marbre était dans l’un et moi dans l’autre, comme de raison.

Je dois avouer que je dormis peu cette nuit-là. Deux ou trois fois Sennit essaya de se ranger contre notre arrière, sans aucun doute dans le but de nous surprendre ; mais, chaque fois, il s’éloignait aussitôt de toute la longueur de la remorque, en apercevant la tête de Marbre, ou la mienne, s’élevant au-dessus de la lisse de couronnement. Au point du jour, je fus appelé, et j’examinai l’horizon dans tous les sens, à mesure qu’il s’éclairait et s’élargissait autour de nous. Le point essentiel pour nous était de reconnaître, autant que possible, quels bâtiments pouvaient se trouver à proximité.

Une seule voile était visible ; ce paraissait être un bâtiment assez considérable, courant au plus près, et gouvernant au sud-est. Sans nous écarter de notre direction, ou du moins en inclinant très-peu au sud, il nous serait facile de lui parler. Comme il était évident que ce n’était pas un vaisseau de guerre, mon parti fut pris à l’instant ; je le communiquai à Marbre, qui l’approuva sans restriction. D’abord j’ordonnai à Sennit, qui était éveillé, comme il l’avait été, je crois, pendant toute la nuit, de se haler de l’avant jusqu’à notre bâtiment et de s’emparer d’un des palans du canot. Il obéit d’assez bonne grâce, ne doutant pas sans doute que j’allais le recevoir à bord par suite d’un traité. J’étais aux aguets pour prévenir toute attaque, car un seul homme suffit pour en tenir en respect une douzaine, qui n’ont d’autre moyen d’approcher qu’en montant le long d’un cordage main sur main. Pendant ce temps, Marbre descendait dans la chambre pour voir où en étaient les deux personnages, qui n’avaient fait que ronfler toute la nuit ; un instant après, mon lieutenant reparut, traînant après lui le matelot, qui dormait encore debout. Cet homme reçut l’ordre d’empoigner le palan et de se laisser glisser, par les garants, dans le canot ; comme il n’y avait point à répliquer, et qu’il était beaucoup plus facile de descendre que de monter, cet exploit fut bientôt accompli, et nous nous trouvâmes délivrés d’un de nos ennemis. Sennit voulut alors essayer des remontrances et me faire envisager le danger que courait l’embarcation d’être submergée, notre bâtiment fendant les ondes à raison de cinq ou six nœuds ; mais je savais que les Anglais étaient trop adroits pour se laisser noyer sans nécessité, et qu’ils lâcheraient le palan au moment où ils courraient risque de passer sous notre quille ; il y avait dans cette position de quoi agacer des nerfs un peu susceptibles, j’en conviens ; mais ils réussirent merveilleusement à se tirer d’affaire.

Nous eûmes plus de peine avec Diggins ; le malheureux s’était soûlé si complètement qu’il savait à peine ce dont il s’agissait quand Marbre le secoua pour le réveiller, et il fallut le traîner plutôt que le conduire à la lisse de couronnement ; enfin il y arriva, et bientôt il fut suspendu au palan ; mais il était tellement abasourdi, tellement hébété, qu’il lâcha prise, et tomba dans la mer. Ce plongeon lui fit du bien, j’en suis sûr ; un de ses camarades le saisit par le collet, et parvint à le hisser à bord du canot.

Sennit profita de cet accident pour renouveler ses instances, et supplier qu’on ne chargeât pas davantage l’embarcation.

— Pour l’amour de Dieu, capitaine Wallingford, restons-en là, je vous prie, dit-il du ton le plus aimable et le plus touchant. Vous voyez ce qui en est : nous avons toutes les peines du monde à empêcher le canot de couler bas avec tant d’hommes à bord, et plus de douze fois cette nuit j’ai cru que le bâtiment nous entraînait sous sa quille. Il n’y a rien de plus facile pour vous que de vous assurer de nos personnes, en nous laissant venir à bord un à la fois.

— Je n’ai nulle envie de vous mettre aux fers, monsieur Sennit, et il n’est point nécessaire d’en venir à cette extrémité. Mais tenez bien le palan ; car je vous avertis que nous lâchons tout, et que je vous abandonne à votre sort si vous n’obéissez pas.

Cette menace produisit l’effet désiré. Le reste des matelots furent tirés un à un du gaillard d’avant et envoyés dans le canot. Du biscuit, de la viande cuite, du rhum et de l’eau furent fournis aux Anglais ; et, en cas d’accident, je leur remis une boussole et le quart de cercle de Sennit. Ce dernier instrument lui fut passé sur sa demande même ; car il semblait soupçonner que nous avions le projet de le laisser aller à la dérive au premier moment favorable, ce qui était assez vrai.

Quoique l’embarcation eût alors douze hommes à bord, elle ne courait aucun danger ; car c’était une yole fortement construite, à trois rangs de rames, qui aurait pu contenir vingt hommes au besoin. En même temps le temps promettait d’être favorable ; la brise était juste ce qu’il faut pour un bâtiment qui porte près et plein. La seule chose qui me tourmentât un peu, c’était la pensée que les vents du sud-ouest amènent souvent des brouillards, et que le canot pouvait se perdre. Mais qu’y faire ? Il fallait bien courir quelques risques, et je poursuivis l’exécution de mon plan sans hésiter.

Aussitôt que tous les Anglais furent dans le canot, pourvus des objets les plus nécessaires, nous fûmes plus libres dans nos mouvements, et nous pûmes nous occuper du bâtiment. L’homme placé au gouvernail pouvait avoir l’œil sur l’ennemi, l’Aurore gouvernant comme un bateau de pilote. Neb fut envoyé en haut pour accomplir certaines opérations nécessaires. Les perroquets étant déferlés, les cargues-points furent roidis, et les voiles établies. Je le fis plutôt pour que le vaisseau anglais ne pût concevoir de mauvais soupçons sur notre compte, en voyant un bâtiment courir vent arrière avec si peu de toile, que dans le désir de gagner de l’avant, puisque nous allions déjà assez vite pour être à peu près certains de dépasser le vaisseau, à moins que je ne préférasse changer de direction pour le rejoindre.

Diogène Billings, le cuisinier, eut alors un peu de loisir pour nous servir un déjeuner chaud. Si M. Sennit vivait encore, je pense qu’il me rendrait la justice de dire qu’il ne fut pas oublié. Nous lui envoyâmes de bon café chaud, bien sucré, pour lui et pour son équipage, ainsi qu’une large part du reste de notre repas. Nous lui fîmes passer aussi les voiles régulières du canot, qui était gréé pour porter deux civadières.

Le navire étranger était alors à deux lieues de nous, et il devenait nécessaire d’agir. J’envoyai Marbre en haut pour examiner l’horizon, et il me fit rapport qu’il n’y avait point d’autre voile en vue. C’était d’un heureux présage. Je me rendis à la lisse de couronnement, et hélant le canot, je dis à Sennit de s’approcher assez pour que nous pussions causer facilement. Il obéit.

— Monsieur Sennit, lui dis-je, il faut que nous nous séparions ici. Le bâtiment en vue est anglais, et il vous recueillera. J’ai l’intention de lui parler, et j’aurai soin qu’il sache où vous êtes. En portant à l’est, vous ne pouvez manquer de le rencontrer.

— De grâce, capitaine Wallingford, s’écria Sennit, réfléchissez un peu avant de nous abandonner ici à plus de mille milles de la terre.

— Vous n’êtes qu’à trois cent vingt-six milles des îles Scilly, et guère plus loin du cap Land’s-End, monsieur Sennit, et vous avez le vent le plus favorable. Mais au surplus soyez tranquille, vos compatriotes sont là pour vous conduire au port.

— Oui, à quelqu’une des îles des Indes occidentales ; car si ce bâtiment est anglais, c’est de ce côté qu’il se dirige sans doute. Il nous conduira tout d’une traite à la Jamaïque.

— Eh bien ! vous pourrez du moins revenir tout à votre aise. Rappelez-vous que vous vouliez aussi m’écarter de ma route, ou tout au moins me faire perdre autant de temps. Je n’ai pas plus de goût pour Plymouth que vous n’en paraissez avoir pour la Jamaïque.

— Mais si c’était un navire français ? Maintenant que je l’examine avec attention, il m’en a tout l’air.

— S’il est français, il vous traitera à merveille. Ce sera échanger du bœuf contre de la soupe maigre pendant une semaine ou deux. Ces Français mangent et boivent tout aussi bien que les Anglais.

— Mais, capitaine Wallingford, leurs prisons ? Ce diable de Bonaparte ne consent à aucun échange, et si je mets le pied en France, je suis un homme ruiné !

— Et qu’aurais-je été, s’il vous plaît, si j’avais mis le pied à Plymouth ?

— Songez que nous sommes du même sang après tout, — peuples de la même origine, — tout aussi compatriotes que les habitants des comtés de Kent et de Suffolk. C’est le vieux sang saxon des deux côtés.

— Bien obligé, Monsieur. Je ne contesterai pas la parenté, puisque c’est votre bon plaisir de vous en prévaloir. Je m’étonne toutefois que vous ayez été assez mauvais parent pour ne pas laisser passer le bâtiment d’un cousin sans l’arrêter.

— Que voulez-vous, mon cher Wallingford ? Lord Harry est un noble ; c’est mon commandant. Qu’est-ce qu’un pauvre diable de lieutenant, dont le brevet n’a pas un an de date, pouvait faire contre de pareilles autorités ? Non, non, il doit y avoir plus de bonne intelligence et de camaraderie entre deux garçons, comme vous et moi, qui avons notre chemin à faire dans le monde.

— Parbleu ! vous me rappelez à propos qu’en effet j’ai du chemin à faire. Adieu, monsieur Sennit, au revoir ! — Coupez, Moïse !

Marbre donna un coup de hache sur la remorque, et l’Aurore s’élança en avant, laissant le canot à vingt brasses en arrière. Je ne pouvais plus entendre ce que disait M. Sennit ; mais, à l’énergie de ses gestes, je suis sûr qu’il ne m’appliquait pas les épithètes les plus douces. En moins de dix minutes le canot nous restait de l’arrière de plus d’un mille. D’abord Sennit parut disposé à ne rien faire ; il restait immobile sur l’eau dans une inaction complète ; mais bientôt il se ravisa ; il établit ses deux mâts, et, en moins de vingt minutes, ses voiles étaient déployées, et il faisait tous ses efforts pour se mettre dans les eaux du navire inconnu.

Mon intention avait été d’abord, comme je l’avais dit à Sennit, de parler à ce navire ; mais voyant que le canot ne pouvait guère manquer de le rejoindre, je changeai de projet, et je gouvernai de manière à croiser sa route en avant, à environ un demi-mille de distance. J’arborai le pavillon yankee, et il me montra celui d’Angleterre. S’il eût été français, je ne m’en serais pas inquiété davantage ; car que n’importaient que ceux qui m’avaient capturé fussent prisonniers de guerre ? Ils avaient voulu chercher leur intérêt à mes dépens, et je n’étais pas fâché de leur rendre la pareille.

Nous fîmes alors nos dispositions pour établir des bonnettes, quoiqu’il me semblât que le bâtiment anglais montrait le désir de me parler. Je savais qu’il devait être armé, et je n’avais nulle envie d’acquiescer à sa demande, attendu qu’il pourrait bien lui prendre fantaisie de faire quelques questions au sujet du canot, qu’il ne pouvait tarder à voir. Une fois que je l’aurais dépassé, je ne le craignais pas, et, dans une chasse, j’étais certain que l’Aurore conserverait toujours l’avantage.

Le navire anglais aperçut l’embarcation quand nous restions à environ un mille par son travers sous le vent, ayant des bonnettes basses et de huniers, et gouvernant en plein est, à raison de huit brasses. Ce qui nous l’apprit, c’est qu’il arbora le pavillon yacht au mât de misaine. De ce moment, je n’eus plus aucune inquiétude sur le compte de Sennit et de ses compagnons. Vingt minutes après, nous vîmes le navire coiffer son grand hunier, et, à l’aide des longues-vues, nous distinguâmes clairement le canot qui l’élongeait. Après quelque délai, la yole fut hissée à bord, et le bâtiment éventa son hunier. J’avais quelque curiosité de savoir ce qui se passerait ensuite. Sans doute Sennit engagea le capitaine à nous donner la chasse ; car dès que le navire prit de l’aire, il porta sur nous, toutes voiles dehors. Nous eûmes tout lieu de nous féliciter d’avoir employé nos moments de loisir à faire nous-mêmes de la voile ; car ayant une bonnette basse et deux bonnettes de hunier au moment où la chasse commença, je n’avais pas grande crainte d’être rejoint. Pour plus de sûreté, néanmoins, nous établîmes nos perroquets.

Quand le bâtiment anglais porta sur nous, nous pouvions avoir deux lieues d’avance. Loin de perdre de cette distance, quoiqu’il portât des bonnettes de cacatois, nous l’étendîmes graduellement à trois lieues ; et alors, désespérant de nous rejoindre, le capitaine cargua ses voiles légères, et brassa de nouveau au vent, tournant le dos aux côtes d’Angleterre. J’appris plus tard que Sennit et ses compagnons avaient été débarqués aux Barbades, après une jolie traversée qui n’avait duré que vingt-six jours. Je ne fais aucun doute qu’ils mirent beaucoup plus de temps à revenir. Ce qui est certain, c’est que, six mois après, aucun d’eux n’avait encore reparu en Angleterre. Nous étions enfin les maîtres du bâtiment, quoique avec un équipage très-diminué. Le jour était le temps convenable pour dormir. On se relaya au gouvernail, et ceux qui n’étaient pas de service consacrèrent au sommeil tout le temps que les repas laissaient de libre. Mais à six heures du soir tout le monde était sur le pont : il fallait faire nos dispositions pour la nuit.

Le vent était alors constant et favorable ; aucun bâtiment n’était en vue, et tout annonçait une nuit tranquille. Nous avions fait cent milles dans la journée, et je calculais que la distance jusqu’à Brest, devait être de moins de quatre cents milles. En me rapprochant de la terre, je pourrais choisir entre tous les ports de France, de Cherbourg à Bayonne.

— Eh bien ! Moïse, dis-je à mon vieux camarade quand nous eûmes fini nos observations, tout s’annonce assez bien. Tant que le vent reste où il est, nous n’avons pas à nous plaindre. Si nous parvenons à gagner un port sans encombre, je ne regretterai pas le retard que nous avons éprouvé ; l’honneur que nous avons acquis compense largement quelques pertes d’argent ou quelques avaries. Pour ce qui est de M. Sennit, il doit être à soixante ou à quatre-vingts milles d’ici au sud-ouest, et nous pouvons lui dire : Bon voyage.

— S’il allait rencontrer le Rapide, et raconter ce qui est arrivé, Miles ? C’est une chance que je rumine, et qui me chiffonne malgré moi. Le bâtiment anglais cinglait droit vers le parage ou la frégate est en croisière. Il ne faut pas encore nous presser de chanter victoire.

— Ce risque est si éloigné, que je ne m’en préoccuperai guère. J’ai l’intention de forcer de voiles pour gagner la terre, et ensuite de profiter du premier vent favorable pour me diriger vers un port quelconque. Si vous avez un meilleur avis à ouvrir, je vous engage à vous expliquer.

Marbre m’approuva, quoiqu’il fût évident qu’il ne pût se défendre d’une certaine appréhension. Le lendemain matin, aucun changement n’était survenu, la mer était libre ; et, trois jours après la reprise de l’Aurore, nous avions si bien marché que nous n’étions plus qu’à cent quatre milles au sud-est d’Ouessant. Cependant le vent avait changé, et il était sauté au nord-est. Nous nous mîmes tous à l’ouvrage pour rentrer les bonnettes, et pour brasser au plus près ; opération qui employa bien deux heures. Nous étions si occupés que nous n’avions guère le temps de regarder autour de nous, et ma surprise fut grande quand le cuisinier s’écria : Oh ! une voile. J’étais occupé à orienter convenablement la grande vergue, et levant les yeux je vis un lougre qui s’avançait vers nous, et qui n’était plus qu’à une bonne portée de canon. Je sus ensuite que, nous voyant approcher, le lougre était resté immobile, comme un serpent sous l’herbe, à sec de voiles, et qu’il n’avait commencé la chasse que lorsqu’il nous avait jugés assez près. Il ne me fallut qu’un coup d’œil pour reconnaître plusieurs faits importants. D’abord le lougre était français, il ne pouvait y avoir le plus léger doute à cet égard ; en second lieu, c’était un croiseur ; enfin, dans les circonstances actuelles, il était impossible de lui échapper. Mais pourquoi aurions-nous cherché à éviter ce bâtiment ? Les deux pays étaient en paix : nous venions d’acheter la Louisiane à la France, nous l’avions payée quinze millions de dollars, ce qui non-seulement nous assurait la possession du pays, mais empêchait qu’il ne devînt la proie de John Bull ; on disait que nous étions redevenus les meilleurs amis du monde. Et puis il n’y avait qu’un jour ou deux que l’Aurore s’était tirée des griffes des Anglais ; sans aucun doute le lougre nous donnerait toute l’assistance dont nous pourrions avoir besoin.

— Je parierais mille dollars qu’il est français, Moïse ! m’écriai-je en abaissant ma longue-vue dès que j’eus pu l’examiner avec attention ; en laissant porter de deux quarts, nous ne pouvons manquer de lui parler dans un quart d’heure.

— Français tant que vous voudrez, répondit Marbre ; je ne m’y fierais pas davantage, et je voudrais n’avoir rien à démêler avec toute cette engeance-là. Nous vivons dans un temps de démoralisation, Miles, et la mer n’est couverte que de Van Tassel qui nous grugeront et nous traiteront comme ils ont traité ma pauvre chère âme de mère, et la petite Kitty, les misérables !

— Allons, Moïse ! du sang-froid. Nous n’avons rien de semblable à craindre aujourd’hui. Ce sont des Français, vous dis-je ; notre destination est un port de France ; ils n’hésiteront pas à nous prêter une demi-douzaine de matelots pour nous aider à continuer notre voyage.

— Oui, et à nous prendre la moitié de la cargaison pour droit de sauvetage ! Je connais ces forbans, et vous devriez les connaître aussi, Miles, car il n’y a pas plus de deux ou trois ans que vous avez été leur prisonnier. Hein ? comme c’était amusant !

— Je vous le répète, Moïse, les temps sont changés. Ayez confiance. Laissez porter, Neb — c’est ça — gouvernez sur le mât de misaine du lougre — bien !

Par suite de ces commandements, les deux bâtiments se trouvèrent bientôt bord à bord. En approchant du lougre, nous reconnûmes que c’était un bâtiment solidement construit, et bon voilier, de seize canons, et qui semblait avoir un nombreux équipage. Dès qu’il fut à un demi-mille de distance, il arbora le pavillon tricolore, certain, s’il y avait une prise à faire, que sa proie ne pouvait lui échapper. Nous lui montrâmes le nôtre en retour, nous imaginant qu’il nous traiterait en amis.

— Quel est ce bâtiment ? demanda un officier en assez mauvais anglais, dès qu’il fut à portée de la voix.

L’Aurore, de New-York. — Et puis-je demander le nom de votre lougre ?

Le Polisson, corsaire français. — Quel est votre chargement ?

— Du sucre, du café, avec de la cochenille et quelques autres articles.

— Peste ! — Où allez-vous, Monsieur, s’il vous plaît ?

— À Hambourg.

— Diable ! Vous n’en prenez guère le chemin. Comment vous trouvez-vous donc ici, Monsieur, avec le vent au sud-ouest ?

— Nous allons à Brest, pour y chercher du secours.

— Du secours ? Eh ! vous n’avez qu’à parler ; qui peut vous en offrir mieux que nous ?

Je fus alors invité, en style de corsaire, à mettre un canot en mer, et à me rendre à bord du lougre avec mes papiers. Quand je répondis que je n’avais point de canot, le capitaine français manifesta quelque surprise, mais il envoya sa yole pour me chercher. Le capitaine me reçut en personne, et je vis, du premier coup d’œil, que j’avais affaire à des hommes qui battaient les mers pour chercher de l’or, tout en ayant toujours la crainte de tomber entre les mains des Anglais. Je ne fus pas invité à descendre dans la chambre, trou sale et obscur ; car, à cette époque, rien de plus mal tenu qu’un bâtiment français ; mais on me fit asseoir sur une cage à poules, et on me dit de montrer mes papiers.

Comme tout était en règle, le rôle d’équipage, l’état de la cargaison, les acquits, etc., je vis que M. Gallois n’était pas de très-bonne humeur. Il avait auprès de lui, pour l’aider dans son examen, un homme que je pris pour un déserteur anglais, sans que je pusse en être bien certain, vu le soin qu’il prit de ne jamais parler en ma présence. Après la vérification la plus minutieuse, sans avoir pu découvrir la moindre irrégularité dans mes papiers, ils eurent ensemble une longue conférence secrète. Alors M. Gallois s’approcha de moi et reprit l’entretien.

— Vous n’avez point de canot, Monsieur ? me demanda-t-il.

— Non, Monsieur, je l’ai perdu, il y a trois jours, à une centaine de lieues au sud-ouest.

— Et vos marins ? est-ce que vous les avez perdus aussi, pour en avoir si peu ?

Je vis que je ferais mieux de dire tout de suite toute la vérité ; car, si je devais obtenir quelque secours de ce lougre, tôt ou tard les faits viendraient à être connus. Je fis donc au capitaine français et à son compagnon à la mine anglaise le récit détaillé de tout ce qui s’était passé entre nous et le Rapide. Quand j’eus fini, il y eut une nouvelle conférence entre M. Gallois et son ami. Alors la yole fut de nouveau préparée, et le capitaine du lougre, accompagné de son conseiller intime, se rendit avec moi à bord de l’Aurore. À peine arrivés, il ne leur fut pas difficile de se convaincre de la vérité de mon histoire.

J’avoue que j’espérais recevoir quelques éloges de la part du capitaine, pour la manière dont j’avais su retirer mon bâtiment des mains des Philistins. Il n’en fut rien. Un bon ! expressif s’échappa, il est vrai, une ou deux fois de ses lèvres, mais il était évident qu’il cherchait bien plutôt un prétexte pour nous capturer lui-même, que des raisons pour nous féliciter de notre conduite. L’affaire fut examinée à fond sous toutes ses faces, et les deux amis tinrent à l’écart un nouveau conciliabule.

— Monsieur, me dit enfin M. Gallois, j’en éprouve un profond regret, mais votre bâtiment est de bonne prise[1]. Vous avez été prisonnier des Anglais, les ennemis de la France, et vous ne sauriez vous prendre vous-même. L’Amérique n’est pas en guerre, elle est neutre, comme vous dites très-bien, et les Américains ne peuvent point faire de prise. Je considère votre bâtiment, Monsieur, comme entre les mains des Anglais, et je m’en empare. Mes regrets sont vifs, mais que voulez-vous ? un corsaire doit faire son devoir, tout aussi bien qu’un vaisseau national. Je vous enverrai à Brest, et si vous n’y êtes pas vendu par un décret, je serai trop heureux de vous rendre votre bâtiment. — Allons !

N’était-ce pas là un dénouement de l’affaire merveilleusement trouvé ? Les Anglais m’avaient pris, donc les Français devaient me prendre ! Que répondre à un pareil raisonnement ? Ce fut le commencement de cette longue série d’iniquités dont le commerce américain eut tant à souffrir, en vertu de ce même principe, auquel on donna seulement un peu plus d’extension, et qui fut appliqué avec rigueur, iniquités qui se terminèrent enfin par le blocus de toutes les mers sur le papier.

Je savais que toute remontrance serait inutile avec un corsaire rapace. — Qu’il m’envoie toujours en France, pensai-je en moi-même ; c’est justement où je voulais aller. Une fois là, le ministre peut déclarer la prise illégale, et alors ce sera mon corsaire qui sera dupe de sa courtoisie.

Je présume que M. Gallois envisageait les choses sous un tout autre aspect ; car il montra le plus grand empressement à faire passer sur notre bord dix-sept hommes d’équipage, grands et petits. J’assistai en silence à cette opération, ainsi que Neb et Diogène. Quant à Marbre, il alluma un cigare, et s’assit sur le guindeau, tout prêt à faire explosion à la première occasion qui pourrait se présenter ; mais se contenant néanmoins, dans la crainte d’être renvoyé du bâtiment, s’il laissait percer la moitié de ce qu’il éprouvait. Quoi qu’il en soit, nous restâmes tous les quatre à bord, les Français ne se souciant pas sans doute de recevoir des passagers, lorsqu’ils avaient à peine assez de place pour eux-mêmes.



  1. Les mots en italique sont en français dans l’auteur anglais. (Note du Traducteur.)