Lucie Hardinge/Chapitre 27

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 23p. 301-313).



CHAPITRE XXVII.


Le soleil fatigué se couche dans un ciel d or, la trace brillante qu’a laissée son char, annonce pour demain un jour glorieux.
Shakespeare.



Je fus tout aussi surpris de ma manière d’être à l’égard de Rupert, qu’il put l’être lui-même. Sans doute il l’attribua à mon changement de fortune ; car, au commencement de l’entrevue, il était assez confus, et sa confiance augmenta à mesure qu’il lui semblait que la mienne diminuait. Mais la modération que je montrai devait être attribuée tout entière à Lucie, dont l’influence sur mes sentiments n’avait jamais cessé. Quant à Marbre, il trouva que tout avait été le mieux du monde, et il était enchanté du ton et des manières de Rupert.

— Tout le monde ne peut pas être un bon marin, Miles, dit-il ; car c’est un don qui nous vient naturellement, comme de chanter ou de danser sur la corde. Comme gentleman, Rupert doit être à merveille à terre, quoique ce soit un triste sire sur mer, comme en conviendront tous ceux qui ont navigué avec lui. Le garçon ne manque point d’étoffe, mais ce n’est pas de l’étoffe dont nous sommes faits nous autres. Je suis sûr que ce général Bonaparte, tout empereur qu’il est, ferait le plus triste des patrons de navire, si on le mettait à l’épreuve.

Je ne répondis rien, et nous nous promenâmes jusqu’à la nuit. Je rentrai alors et je me couchai. Le lendemain matin, après déjeuner, j’allais sortir pour me mettre en quête d’un homme de loi, afin de le consulter au sujet de mon assurance, quoique j’eusse peu d’espoir de jamais rien recouvrer, quand on me dit que deux messieurs désiraient me parler. Au premier coup d’œil, je crus que c’étaient encore des éditeurs à la recherche de nouvelles ; mais nous ne fûmes pas plus tôt seuls qu’une de ces personnes me fit connaître le secret de sa mission, avec des formes qui étaient assez bien, quant au suaviter in modo, tandis que le fond ne laissait rien à désirer sous le rapport du fortifer in re. — Je suis confus d’avoir à vous dire, capitaine Wallingford, dit ce personnage, que je suis porteur d’une prise de corps, pour une somme qui exigera une caution très-respectable ; il ne s’agit de rien moins que de soixante mille dollars.

— À merveille, mon vertueux cousin ! murmurai-je, c’est ne pas perdre de temps en vérité. Je conviens, Monsieur, que je dois la moitié de cette somme, s’il est vrai, comme on me le donne à entendre, que mon bien ne se soit vendu que cinq mille dollars. Je présume que c’est à cause de l’obligation que j’ai souscrite que je suis arrêté. Mais pourrais-je savoir à la requête de qui on me poursuit ?

Le second individu intervint alors. Il était, dit-il, le procureur du plaignant, et il n’était venu que dans l’espoir de trouver quelques moyens d’arranger l’affaire à l’amiable. Mon client est M. Thomas Daggett, de Clawbonny, qui est porteur de votre obligation, comme administrateur de la fortune de feu Jacques Wallingford, qui était, je crois, votre parent.

— Feu Jacques Wallingford ! Est-ce que mon cousin serait mort ?

— Il a quitté cette vie il y a huit mois, tout à fait inopinément. Comme il est décédé intestat, M. Daggett, qui est fils de la sœur de sa mère, et principal héritier, a été chargé, comme je vous le disais, de l’administration de ses biens. C’est grand dommage que la loi vous exclue de la succession, vous qui portez le même nom.

— Mon parent m’a donné tout sujet de croire que je serais son héritier ; mon testament en sa faveur était même déposé entre ses mains.

— Nous le savons, Monsieur, et comme on vous a cru mort pendant longtemps, on pensait que vos propres nous reviendraient, du moins en partie, ce qui nous eût épargné la nécessité de faire la démarche pénible à laquelle nous sommes contraints aujourd’hui. Mais qui était mort le premier de vous ou de votre cousin ? C’était un vous le comprendrez sans peine, que nous n’avions, aucun moyen d’établir. Quoi qu’il en soit, le devoir de l’administrateur l’oblige à se mettre en règle sans délai.

— Alors je n’ai point d’autre alternative que de me rendre en prison. Je ne connais personne au monde à qui je puisse demander de me servir de caution pour une somme aussi considérable que celle qu’on réclame.

— J’en suis désolé, capitaine Wallingford, dit M. Meekly le procureur, du ton le plus contrit. Nous allons partir ensemble, peut-être l’affaire pourra-t-elle s’arranger à l’amiable.

— Très-volontiers, Monsieur. Mais, avant de partir, il faut que je règle mon compte ici, et j’ai aussi deux amis à prévenir, qui m’attendent dans le corridor.

Neb était un de ces amis ; car, dans ma position, l’amitié même de mes esclaves m’était précieuse. Ce brave garçon vint me rejoindre avec Moïse, et je leur appris ce qui m’arrivait.

— Arrêté ! s’écria Moïse en dévisageant l’officier du shérif, quoique ce fût un gaillard solide qui ne semblait pas d’un caractère à se laisser intimider aisément ; — arrêté ! Mais, Miles, d’un tour de main jetez-moi ces misérables à la porte ; ou bien, si vous voulez, Neb et moi nous allons les mettre en capilotade.

— Doucement, mon ami ; il faut respecter la loi. N’ayant pas de caution à fournir, je dois aller en prison. Je vous prie, Moïse, de payer ici ce que je dois. Vous donnerez à Neb le petit sac qui contient mes effets, pour qu’il me l’apporte à la prison. Vous, Moïse, vous viendrez me voir de temps en temps, n’est-ce pas ? Mais je vous défends de me suivre en ce moment.

Je sortis alors avec une rapidité qui ne laissa pas, je crois, de causer quelque inquiétude à l’officier de justice. Une fois dans la rue, je ralentis le pas ; le procureur, tout essoufflé, me rejoignit, et nous nous mîmes à causer de la possibilité d’un arrangement, et d’en discuter les bases.

— À vous parler franchement, capitaine, dit M. Meekly, mon client ne s’attend pas à recouvrer jamais l’intégralité de sa créance. Sans doute il a entre les mains des valeurs qui en éteindront une partie ; mais il n’en restera pas moins un reliquat considérable.

— Comme M. Daggett a déjà pour se couvrir des biens qui valent trente-cinq mille dollars, et qui en rapportent au moins deux mille, et qu’il a en outre entre les mains des titres et des obligations pour une valeur de plus de vingt mille dollars, je conçois qu’il lui soit facile de faire le généreux.

— Vous n’avez pas bien saisi l’affaire, mon cher Monsieur. M. Daggett administre Clawbonny, non pas comme héritier, mais comme acquéreur, ou plutôt comme représentant de l’acquéreur ; car c’est un de ses neveux qui s’est porté adjudicataire, et qui lui a donné sa procuration. Le montant de la vente, — cinq mille deux cent cinquante dollars, — a été porté en déduction de votre dette. Si les enchères ne se sont pas élevées plus haut, ce n’est la faute de personne.

— Non, sans doute. Je sais très-bien comment les choses se passent, quand il y a de ces ventes par expropriation forcée, en l’absence du propriétaire. Mais, enfin, quelle est la nature de la proposition que vous comptez me faire ?

— M. Daggett a entendu dire que vous possédiez des perles d’un certain prix, une belle argenterie, sans parler du reste de votre mobilier ; si vous voulez les lui donner en garantie, il suspendra toute poursuite ; en un mot, il vous donnera du temps.

— Et à quelle somme M. Daggett estime-t-il ce mobilier ?

— Comme il veut être généreux, il pense qu’on pourrait convenir d’une somme de quatre mille dollars.

— À merveille ; c’est tout au plus la moitié de la valeur. Eh bien ! Monsieur, si M. Daggett n’a point d’autre proposition à faire, je préfère rester en prison, et voir quel parti je pourrai tirer de ce qui me reste par des ventes partielles et volontaires. Les valeurs qu’il a entre les mains représentent une somme de vingt-deux mille dollars ; ajoutez-y les cinq mille dollars du prix de la vente ; c’est une balance de treize mille dollars dont je reste débiteur, et que je ne conteste pas.

— Nous voici bientôt à la prison, Monsieur ; peut-être la vue des murs…

— N’en parlons plus. Quand M. Daggett voudra faire une proposition raisonnable, il me trouvera disposé à l’écouter. Jusque-là, toute discussion ultérieure est inutile. Ainsi donc, adieu, Monsieur, il n’est pas nécessaire que vous m’accompagniez plus loin.

J’étais décidé à me tenir d’autant plus sur mes gardes, qu’il était évident que j’avais affaire à des fripons. M. Daggett craignait que je ne trouvasse moyen de me défaire de mes biens meubles avant qu’il eût eu le temps d’obtenir un jugement régulier, et il voulait m’effrayer pour conclure avec moi un arrangement plus favorable. C’était une satisfaction que j’étais bien résolu à ne pas lui donner ; et je pris un air d’assurance qui décida bientôt mon compagnon à s’éloigner. Quelques minutes après, la porte de la prison pour dettes se refermait sur moi. J’avais un peu d’argent, et, éprouvant une vive répugnance à être enfermé avec la compagnie que je trouvai réunie dans la grande salle, je parvins à me faire donner une petite chambre assez mal meublée.

Ces préliminaires étaient à peine terminés, que Neb arriva avec mon petit bagage. Le pauvre garçon était tout en larmes, non-seulement à cause de moi, mais à cause du déshonneur et de l’infortune qui semblaient peser sur Clawbonny. Il avait encore à apprendre que la maison ne m’appartenait plus, et je n’avais pas le courage de le lui dire ; car je savais que pour ce cœur simple et aimant, ce serait comme arracher l’âme de son corps. Tous les nègres se considéraient comme faisant partie intégrante de Clawbonny, et il leur semblait qu’ils n’en pouvaient être séparés que par quelque convulsion de la nature. Neb m’apportait une lettre. Elle était cachetée avec de la cire, et portait les armes des Hardinge. Il y avait aussi une enveloppe, et l’adresse était de la main de Rupert. En un mot, tout annonçait qu’on avait pris son temps pour observer toutes les formalités d’usage. Je la lus aussitôt ; en voici la copie textuelle :


Broadway, mercredi matin.


« Cher Wallingford,

« Je viens de penser que le papier ci-inclus pourrait vous être utile, et je me reproche de n’avoir pas songé à vous l’offrir quand je vous ai vu. Je regrette de ne pouvoir vous engager à venir dîner avec nous en famille ; mais mistress Hardinge a du monde, et nous avons des invitations pour tous les autres jours de cette semaine. Je tâcherai d’aller vous voir dès que j’aurai un moment de libre. Lucie vient d’apprendre votre arrivée, et elle est allée écrire un mot à mon père, qui sera charmé d’apprendre que vous êtes encore au nombre des vivants. Le général, qui demeure avec nous, se rappelle à votre souvenir ; il espère que, quand il retournera en Angleterre, ce sera comme votre passager. Adieu, cher Wallingford ; je n’oublierai jamais nos folies d’enfance, qui, j’en suis sûr, vous font encore sourire quelquefois.

« Votre, etc.
Rupert Hardinge. »


Cette lettre contenait un billet de banque de vingt dollars. L’homme à qui j’en avais donné vingt mille m’envoyait dans ma détresse ce généreux présent. Je n’ai pas besoin de dire que je renvoyai à l’instant même le billet par Neb, en me bornant à le remercier froidement. Je pouvais encore me passer de sa charité.

Une heure s’était écoulée depuis le départ de Neb dans de solitaires et pénibles réflexions, quand on vint m’annoncer qu’un monsieur et une dame étaient au parloir, et demandaient à me voir. Le monsieur, me disait-on, avait l’air d’un ecclésiastique. Ce ne pouvait être que M. Hardinge ; et cette dame qui l’accompagnait, serait-ce Lucie ? J’étais trop impatient pour perdre une minute, et je courus au parloir ; c’était bien Lucie et son père. Neb avait vu Chloé, en passant chez Rupert, et Dieu sait tout ce qu’ils avaient eu à se raconter ! M. Hardinge s’apprêtait à sortir pour me chercher ; mais apprenant où j’étais, il n’avait donné à sa fille que le temps de mettre son châle et son chapeau, et il venait avec elle me voir dans ma prison. Je vis du premier coup d’œil que Lucie était livrée à la plus vive agitation ; que, malgré sa pâleur, elle était plus jolie que jamais ; enfin, sous tous les rapports, c’était toujours Lucie.

— Miles, mon cher enfant ! s’écria le bon ministre en me serrant dans ses bras. Que Dieu soit béni de tant de miséricordes ! Tout le monde vous croyait mort ; mais Lucie et moi, nous n’avons jamais voulu croire que nous ne vous reverrions jamais.

Pendant que mon tuteur me tenait toujours étroitement embrassé, je m’aperçus que la chère Lucie pleurait à chaudes larmes, comme si son cœur allait se briser. Alors elle leva la tête et s’efforça de sourire, pour ne point m’affliger davantage. Je saisis la main qu’elle me présentait, et je la baisai mille et mille fois, et la pauvre enfant tremblait de tous ses membres. — Ah ! m’écriai-je ! tous mes malheurs sont oubliés, puisque je vous retrouve ainsi, toujours la même, toujours Lucie Hardinge !

Je savais à peine ce que je disais, ce qui ne m’empêcha pas de remarquer que les joues de Lucie se couvraient de rougeur, et qu’un sourire qui, cette fois, n’avait rien de forcé, venait d’éclore sur ses lèvres. À bien dire, il s’écoula dix à douze minutes pendant lesquelles on eût pu croire qu’aucun de nous n’avait toute sa raison. Lucie riait et pleurait à la fois, et, à travers ses larmes et son sourire, perçait une vive impatience d’apprendre ce qui était arrivé, et comment je pouvais me trouver en prison. Enfin, quand je pus rassembler mes idées, je racontai la manière dont j’avais perdu mon bâtiment, la raison qui avait fait vendre Clawbonny, et le motif présumé de mon arrestation.

— Je suis bien aise du moins que mon cousin Jacques Wallingford ne soit pour rien dans cette affaire, tout en déplorant sa mort. Il m’eût été pénible de penser qu’un parent eût ourdi une trame si noire pour me ruiner.

— Ce que je n’aime point, reprit M. Hardinge, c’est qu’il ait promis de vous nommer son héritier, et qu’il n’en ait rien fait. Quand on promet, on doit tenir. Cela me paraît suspect.

Lucie n’avait pas dit un seul mot pendant tout le temps que j’avais parlé ; son regard limpide attaché sur moi exprimait seul l’intérêt qu’elle éprouvait ; mais dans ce moment elle intervint à son tour.

— Il ne nous intéresse guère à présent, dit-elle, de savoir quel a pu être le motif de M. Jacques Wallingford. J’ai toujours cru, comme Miles, que c’était un homme bizarre, mais loyal. Il pouvait avoir l’intention de remplir sa promesse, quand la mort l’a surpris. Mais, mon cher père, ce dont il faut nous occuper pour le moment, c’est de tirer Miles de ce vilain endroit le plus tôt possible.

— Sans doute, ce cher enfant ; il ne faut pas qu’il passe la nuit ici. Mais comment allons-nous nous y prendre ?

— Je crains, mon cher Monsieur, que votre bonne volonté ne soit stérile. Je ne dois réellement que treize mille dollars ; mais la prise de corps a été décernée sans doute pour la totalité de la créance. Comme, en me faisant arrêter, on n’a eu d’autre but que de me faire consentir à un arrangement qui consommerait ma ruine, il n’est pas probable qu’on se contente d’une caution donnée pour une somme moindre que celle que la loi permet d’exiger. Je ne connais personne qui puisse la fournir pour moi.

— Eh bien ! moi, j’en connais, — Rupert et moi.

L’idée de contracter cette obligation envers Rupert m’était odieuse, et je vis, à l’expression de la figure de Lucie, qu’elle comprenait mes sentiments.

— Je crains, Monsieur, dis-je en serrant vivement la main de M. Hardinge pour le remercier, que vous ne soyez pas assez riche pour cela. L’officier de justice m’a dit qu’il a ordre de se montrer rigide à l’égard de la caution ; et ni vous ni Rupert, ne sauriez répondre sous serment d’une somme de cinquante mille dollars.

— Bon Dieu ! est-ce que cela est nécessaire ?

— On est en droit de l’exiger, et on l’exigera sans doute. Malgré le train que paraît mener Rupert, je ne crois pas qu’il fût disposé à prendre un pareil engagement.

Le front de M. Hardinge s’assombrit, et il s’arrêta un moment avant de répondre.

— Je ne suis pas au courant des affaires de Rupert, dit-il enfin, et Lucie pas plus que moi. J’espère que tout est pour le mieux ; et cependant la pensée qu’il jouait peut-être a quelquefois traversé malgré moi mon esprit. Il a épousé miss Merton ; il a acheté et meublé une des plus belles maisons de New-York, et, comme vous dites, il mène grand train. Quand je lui ai parlé à ce sujet, il m’a demandé si je croyais que les grandes familles anglaises n’eussent rien à donner à leurs enfants quand ils se mariaient ? — Je ne sais ce qui en est, mon cher Miles, mais je m’étais toujours figuré que les Merton n’avaient pour toute ressource que les appointements du colonel.

— Le major Merton, et j’appuyai involontairement sur le grade véritable du digne gentleman, — le major Merton me l’a dit plusieurs fois lui-même.

M. Hardinge poussa un profond soupir, et Lucie devint pâle comme la mort : le bon ministre ne soupçonnait pas le véritable caractère de son fils ; mais il avait ces vagues inquiétudes qu’un père ne peut s’empêcher d’éprouver en pareil cas. Il y aurait eu de l’inhumanité à le tirer de son erreur.

— Vous me connaissez trop bien, mon excellent tuteur, ma bonne Lucie, pour croire que je voudrais vous tromper ; ce que je vais vous dire est pour empêcher que Rupert ne soit jugé trop légèrement. Je sais qu’il a recueilli avant mon départ une somme considérable ; il l’a obtenue légitimement ; je ne dis pas qu’elle soit suffisante pour qu’il puisse toujours tenir le même état de maison, mais elle ne saurait être encore épuisée. Vous n’avez donc pas à craindre qu’il ait cherché des ressources dans le jeu ou par quelque autre voie répréhensible.

— Dieu en soit loué ! s’écria le ministre avec ferveur ; j’avais fini par m’effrayer moi-même avec mes craintes ridicules. Ainsi donc, maître Rupert, vous gagnez de l’argent, et vous ne dites rien ! Eh ! bien, j’aime cette modestie ; Rupert a du talent, Miles, et j’espère qu’un jour ou l’autre il occupera un rang honorable au barreau. Peut-être aurait-il dû attendre pour se marier qu’il eût un état ; mais je me sens tout ragaillardi depuis que je sais qu’il trouve moyen de gagner de l’argent par des voies justes et conformes à l’honneur.

Je n’avais point parlé d’honneur, mais quelle faiblesse est plus respectable que celle qui provient de l’amour paternel ? Quant à Lucie, elle semblait avoir deviné la vérité ; jamais je n’avais vu ses traits, ordinairement si calmes et si doux, prendre une expression d’humiliation si profonde. Pendant un moment, cette expression alla jusqu’à l’angoisse ; toutefois, recouvrant son sang-froid, elle fut la première à ramener la conversation sur le terrain dont elle s’était écartée.

— Pendant ce temps, nous oublions Miles, dit-elle. Il paraîtrait, mon père, qu’il ne vous trouve assez riche, ni vous ni Rupert, pour lui servir de caution : est-ce que je ne puis rien sous ce rapport ?

Lucie parlait avec fermeté et du ton d’une personne qui commençait à croire qu’elle pouvait placer son mot dans les affaires d’argent ; mais une vive rougeur couvrit son front, quand elle se vit obligée de sortir ainsi de son caractère si modeste pour se mettre en avant.

— Mille fois merci, ma bonne Lucie, répondis-je vivement, mais quand vous pourriez devenir ma caution, je ne le souffrirais jamais ; c’est bien assez que vous veniez me visiter ici, sans associer encore votre nom à mes dettes ; mais, en tout cas, une mineure ne saurait s’engager. M. Daggett va me tenir ici quelques semaines ; quand il apprendra que je cherche à vendre mes effets mobiliers, trop peu délicat lui-même pour croire à la délicatesse dans les autres, il craindra que l’argent que je pourrais retirer de cette vente ne lui échappe, et il entrera en arrangement ; une fois en liberté, je puis toujours m’embarquer, sinon comme capitaine, du moins comme second.

— Si nous avions été aussi fiers que vous, Miles, nous n’aurions pas été si longtemps vos hôtes à Clawbonny.

— Ce n’est point de l’orgueil, Lucie, c’est uniquement pour vous empêcher de faire une démarche qui serait inutile et qui pourrait vous exposer à des remarques impertinentes. Non, je vais m’occuper sur-le-champ de la vente de mon mobilier ; c’est le moyen d’amener vite M. Daggett à composition.

— Si une mineure ne peut servir de caution, tout est dit, répondit Lucie ; autrement je vous prouverais, Miles, qu’au besoin je puis être aussi obstinée que vous. Dans tous les cas, en attendant ma majorité, je puis acheter quelques bijoux sans doute ; justement j’ai presque une année de revenus devant moi. Vous voyez, Miles, ajouta-t-elle en rougissant de nouveau, mais avec un charmant sourire, vous voyez que je commence à faire des économies, mais je veux les placer sur-le-champ en achetant vos perles ; je les ai déjà en dépôt, et Dieu sait combien de regards d’envie j’ai jetés sur elles ! Vous les estimiez, je crois, Miles, trois mille dollars, et mon père voudra bien vous compter cette somme pour moi. Envoyez alors chercher l’homme d’affaires de votre persécuteur, car je ne saurais lui donner un autre nom, et offrez-lui de la lui donner à compte sur sa créance, pourvu qu’il accepte mon père pour caution ; si c’est l’espèce d’homme que vous vous imaginez, et ses actes prouvent assez que vous ne vous êtes pas trompé, il acceptera avec empressement.

Quelles ressources ingénieuses Lucie ne trouvait-elle pas dans son amitié pour l’ancien compagnon de son enfance ! Mais je me serais regardé comme le plus coupable des hommes d’abuser ainsi de son bon cœur.

— C’est impossible, Lucie, lui répondis-je, tandis que mes regards exprimaient toute ma reconnaissance ; je ne souffrirai jamais que vous vous dépouilliez ainsi, n’en parlons plus. Laissez-moi ici quelques jours, et M. Daggett sera le premier à me faire des propositions pour me rendre la liberté.

— J’y suis ! s’écria M. Hardinge en sautant en l’air et en saisissant son chapeau ; Lucie, je serai de retour dans un quart d’heure, alors nous emmènerons Miles en triomphe ; oui, oui, le projet est infaillible avec un procureur qui se respecte un peu.

— Pourrais-je savoir en quoi il consiste, mon cher papa ? demanda Lucie en me jetant un regard expressif.

— Le voici. Je vais aller trouver l’évêque, qui ferait tout pour m’obliger, et nous nous rendrons ensemble auprès du procureur pour engager notre parole que Miles comparaîtra devant le tribunal des qu’il en sera requis. J’entrerai en passant chez Richard Harrison pour le consulter.

— C’est une excellente idée, mon cher Monsieur. Richard Harrison peut nous donner un très-bon conseil ; si vous pouviez le prier de venir me voir un moment, je vous en serais reconnaissant. J’allais prendre son avis au sujet de l’assurance quand j’ai été arrêté, et je serais bien aise que ce point fût éclairci.

M. Hardinge m’écouta attentivement ; puis il sortit, après avoir répété qu’il ne tarderait pas à revenir. C’eût été une situation délicate pour beaucoup de jeunes personnes, que de rester ainsi seule avec un prisonnier ; mais Lucie avait trop de confiance en moi pour éprouver le moindre embarras. Quand son père nous quitta, elle semblait plongée dans une profonde rêverie, qui se prolongea quelque temps encore après son départ. J’avais conduit M. Hardinge jusqu’à la porte, et je me promenais lentement en long et en large pour ne point la troubler, quand la chère enfant se leva enfin, vint à moi, prit une de mes mains dans les siennes, et me regarda quelque temps avec anxiété avant de parler.

— Miles, dit-elle enfin, il ne sera plus question de perles ni de mon argent, ni de l’intervention de Rupert, si vous voulez accepter la caution que je puis vous procurer. Je connais une personne qui se contentera de ma parole pour garantie, qui est assez riche pour être acceptée, et qui vous a de grandes obligations, car je le lui ai entendu dire à lui-même ; donnez-moi votre parole que vous ne refuserez pas son appui, quand même ce serait un étranger pour vous ?

— Mais, Lucie, vous vous faites illusion sans doute ; et je suis bien sûr…

— Oh ! vous ne sauriez croire à quel point je commence à m’entendre en affaires ! Si je pouvais vous servir de caution, vous m’accepteriez, n’est-ce pas ? Eh ! bien, promettez-moi d’agréer les services de la personne que je vous enverrai ; nos cœurs se briseraient en pensant que vous restez ici en prison pendant que nous vivons dans l’abondance. Je ne quitterai point votre main que vous ne m’ayez donné votre parole.

— Voilà un regard qui lève tous mes scrupules, Lucie ; je promets tout ce que vous pouvez demander.

L’émotion de la chère enfant était devenue si vive qu’elle fondit en larmes dès que son esprit fut soulagé, et elle se couvrit le visage de ses deux mains. Ce ne fut cependant qu’une impression passagère, et un radieux sourire dissipa bientôt toute trace de chagrin.

— À présent, Miles, je suis sûre que vous ne resterez pas longtemps dans cet horrible lieu ; et une fois dehors, nous aurons le temps de prendre des arrangements convenables. Je ne tarderai plus longtemps à atteindre ma majorité, et vous consentirez bien du moins à ce que je devienne votre créancière à la place de cet odieux M. Daggett.

— Chère Lucie, il n’y a rien que je ne sois disposé à vous devoir, de préférence à toute autre créature au monde, sans en excepter votre respectable et bien-aimé père.

Une expression de vive satisfaction se peignit dans les traits de Lucie ; et je vis encore un de ces sourires inexplicables que j’avais déjà remarqués plusieurs fois se jouer autour de ses lèvres charmantes. Mais tout à coup un air de tristesse se répandit sur sa physionomie, et elle me dit les larmes aux yeux :

— Miles, je crains d’avoir compris votre allusion quand vous avez parlé de Rupert et de sa fortune. Je connaissais trop bien la bonne, l’excellente Grace, pour que rien m’étonne de sa part, et je sais aussi que vous auriez donné jusqu’à votre dernier dollar pour remplir ses intentions. Je m’étonne que cette idée ne me soit pas venue plus tôt, mais il est si pénible de penser mal d’un frère ! Je ne vous fais point de questions, car je vois que vous n’y répondriez pas ; mais je ne pourrais vivre sous l’impression d’une pareille honte, et le jour où j’aurai vingt et un ans il faudra que cette dette sacrée soit acquittée. Je sais que la fortune de Grace montait à plus de vingt mille dollars ; cette somme suffira pour payer tout ce que vous devez, et vous fournira encore les moyens de faire quelque nouvelle entreprise.

— Et quand même ce que vous vous imaginez serait vrai, me croiriez-vous l’âme assez vile pour accepter ?

— Et moi, pourrais-je jamais supporter la pensée qu’un membre de notre famille a votre argent pendant que vous êtes en prison et poursuivi pour dettes ? Non, il n’y a qu’une seule chose qui pourrait m’empêcher de vous restituer la fortune de Grace le jour même de ma majorité, et cette chose, vous la saurez, Miles.

Je vis reparaître alors sur la figure de Lucie ce sourire étrange, dont j’allais lui demander enfin l’explication, quand le bruit des pas de M. Hardinge se fit entendre dans le corridor.

— M. Harrison n’est pas chez lui, s’écria le ministre en entrant : mais je lui ai laissé un mot pour lui dire que son ancienne connaissance, le capitaine Wallingford, avait un besoin pressant de ses services. Il est allé à sa maison de campagne de Greenwich, mais il reviendra dans la journée, et je suis sûr que sa première visite sera pour vous. C’est un de mes vieux camarades de classes, et il sera empressé de m’obliger. À présent, miss Lucie, il est temps que je vous fasse sortir de prison. J’ai vu un certain M. Drewett qui prenait la direction de Wall-Street, et j’ai eu la charité de lui dire que vous ne tarderiez pas à rentrer.

Lucie se leva avec un empressement qui ne me parut que trop significatif ; ses joues se colorèrent de nouveau, et elle entraîna son père avec une sorte de précipitation. Cependant, avant de sortir, la chère enfant trouva moyen de me dire à voix basse : — Rappelez-vous, Miles, que j’ai votre parole. Dans une heure vous serez libre !