Lucie Hardinge/Chapitre 6

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 23p. 66-76).



CHAPITRE VI.


Comme le lis qui dominait autrefois dans la plaine, je vais pencher la tête, et périr !
La reine Christine.



Je ne vis guère Lucie de la soirée. Au moment de la prière, elle vint se joindre à nous, et ses yeux étaient humides quand elle se releva. Elle baisa le front de son père en se retirant, et se tournant vers moi, elle me présenta la main, suivant son habitude constante depuis dix-huit ans, et je la serrai tristement dans les miennes ; mais aucun mot ne fut échangé entre nous, et ce silence n’était que trop éloquent.

Lucie ne parut pas à la prière le lendemain matin. Le déjeuner fut annoncé, et elle ne vint pas davantage. M. Hardinge avait été regarder plus de douze fois à la porte, toujours inutilement. — Miles, mon cher garçon, dit-il enfin, nous n’attendrons pas davantage. Ma fille veut sans doute déjeuner auprès de Grace pour lui tenir compagnie. Mettons-nous à table. Illustration

Nous venions de nous asseoir quand la porte s’ouvrit lentement, et Lucie entra dans l’appartement.

— Bonjour, mon père, dit-elle en passant le bras autour du cou de son père avec un redoublement de tendresse ; bonjour, Miles, ajouta-t-elle en me tendant la main, mais en détournant la figure, comme si elle craignait que je n’y lusse trop clairement les sentiments qui l’agitaient ; Grace a passé une nuit assez calme, et je la trouve un peu moins mal ce matin.

Nous ne répondîmes rien, et le repas s’acheva dans un morne silence. Quelle différence avec nos déjeuners si gais et si heureux d’autrefois ! Mon père avait dérogé à la vénérable coutume américaine de déjeuner, comme on dit, au saut du lit. C’était à neuf heures seulement que la famille se réunissait, lorsque une heure ou deux d’exercice en plein air avait ouvert l’appétit et disposé l’esprit à l’enjouement. On ne nous voyait pas arriver l’un après l’autre en nous frottant les yeux et à moitié endormis, comme si l’objet de la réunion était un devoir et non pas un plaisir. La conversation était animée ; on se livrait librement à toutes ses saillies, et l’on formait ses plans pour la journée. D’aussi heureux moments ne devaient-ils donc plus revenir ? Cette place, vide à côté de nous, devait-elle l’être toujours ?

— Miles, me dit Lucie en se levant de table, d’une voix qui, malgré elle, tremblait d’émotion, venez dans une demi-heure dans la salle de famille. Grace désire vous y voir ce matin, et je n’ai pas eu le courage de la refuser. Elle est faible ; mais elle croit que cette visite lui fera du bien. Soyez exact surtout ; car une trop longue attente pourrait la fatiguer. Adieu, mon père ; quand j’aurai besoin de vous, je vous ferai prévenir.

À ces paroles de triste présage, Lucie nous quitta, et j’éprouvai le besoin d’aller prendre l’air. Je passai cette longue demi-heure à me promener a grands pas, et je rentrai au moment précis. Chloé m’attendait à la porte, et me conduisit en silence à la salle de famille. Elle avait à peine posé la main sur la serrure que Lucie parut à la porte et me fit signe d’entrer. Grace était couchée sur la petite causeuse où nous avions eu notre premier entretien. Elle était pâle et paraissait souffrante ; mais c’était toujours la même expression de céleste beauté. Elle me tendit affectueusement la main, et je la vis jeter un coup d œil du côté de Lucie, comme pour la prier de nous laisser seuls. Quant à moi, je ne pouvais parler ; je m’assis à mon ancienne place, penchai la tête de ma sœur sur mon épaule, et restai ainsi en silence, cherchant à dévorer les larmes qui se pressaient sur mes paupières. Pendant que je m’asseyais, Lucie avait disparu, et la porte s’était refermée.

Je ne sais combien de temps je restai dans cette attitude ; la vie était comme suspendue en moi, et j’étais absorbé dans une seule et douloureuse pensée. Enfin Grace, par un effort pénible, se souleva doucement, et jeta sur moi un regard où se peignait une tendre inquiétude pour moi bien plus que pour elle.

— Mon frère, dit-elle avec fermeté, il faut nous soumettre à la volonté de Dieu. Je suis mal, très-mal ; — je suis brisée ; je sens que je m’affaiblis d’heure en heure. À quoi bon chercher à nous faire illusion ?

Elle semblait attendre une réponse ; mais il se fût agi de ma vie, que je n’aurais pu prononcer une parole. Il y avait quelque chose de tristement solennel dans ce silence prolongé.

— Je vous ai prié de venir, mon cher Miles, ajouta ma sœur, non pas que je croie que le temps presse ; Dieu m’épargnera encore quelque temps, j’en ai la douce confiance, pour adoucir le coup à ceux qui m’aiment ; mais enfin nous devons nous tenir prêts, et il est un sujet, sujet qui me touche le plus au cœur, dont il me tarde de vous parler, pendant qu’il me reste encore un peu de force et de courage. Promettez-moi, mon bon frère, d’être calme, et de m’écouter avec patience.

— Parlez, chère Grace, parlez avec l’abandon et la confiance de nos premières années. Ah ! cet heureux temps ne doit-il donc jamais revenir ?

— Du courage, mon ami ! Dieu ne vous abandonnera pas, si vous lui restez fidèle ; il me soutient, il me console, et ses anges me convient à la félicité céleste. Sans vous et sans Lucie, sans mon excellent tuteur, l’heure du départ serait pour moi un instant de bonheur suprême. Mais ne parlons point de cela à présent. Ce sont mes derniers désirs que je vais vous exprimer ; du calme, Miles, de l’indulgence, quand même ils vous paraîtraient déraisonnables dans le premier moment.

— Vous savez, Grace, que vos désirs seront des ordres pour moi ; n’hésitez pas à me les faire connaître.

— Eh bien donc, pour la dernière fois, occupons-nous des intérêts de ce monde ; jamais plus, je l’espère, je n’y ferai allusion ensuite. Je ne veux conserver d’autre pensée, d’autre sentiment sur la terre, que l’amour que je porte à mes amis. Le ciel me le pardonnera ; car je ferai mes efforts pour que cet amour ne diminue en rien celui que je porte à mon Dieu.

Grace s’arrêta, et je me demandais ce qu’elle pouvait avoir à me dire, quoique je fusse touché jusqu’au fond du cœur de sa résignation angélique à un destin qui, à son âge, devait paraître si cruel.

— Miles, mon frère, reprit-elle en me regardant avec anxiété, nous n’avons pas encore parlé des résultats matériels de votre dernier voyage ; mais j’ai entendu dire que vous avez lieu d’en être satisfait, et que votre fortune s’en est accrue.

— Sous ce rapport je n’ai rien à désirer, et j’ai plus d’argent qu’il ne m’en faudra jamais. Mon navire me suffit, sans même parler de Clawbonny. Oh ! ma sœur, disposez de ce qui est à vous avec une entière liberté. Quant à moi, je n’y prétends rien, et je n’en veux rien avoir. Les legs que vous ferez seront sacrés pour moi, et je les regarderai comme autant de souvenirs de vos touchantes vertus.

Le teint de Grace se colora, elle semblait éprouver une vive satisfaction, quoiqu’elle fût encore agitée d’un tremblement nerveux.

— Vous savez, Miles, que, d’après le testament de notre mère, tout ce que j’ai doit vous appartenir si je viens à mourir avant vingt et un ans. J’en ai vingt à peine, et légalement je ne puis disposer de rien.

— Vos volontés n’en seront pas moins religieusement remplies, chère sœur. Faites-moi connaître vos intentions. Je vais, si vous voulez, les écrire sous votre dictée. Jamais testament revêtu de toutes les formalités de la loi n’aura été plus scrupuleusement exécuté.

— Il n’est point nécessaire, mon cher Miles. J’ai exposé mes désirs dans une lettre qui vous est adressée, et qu’on trouvera dans mes papiers. Mais il ne doit pas y avoir de surprise entre vous et moi, mon frère. Quand vous saurez ce que je désire, prenez le temps de la réflexion, et que votre raison prononce autant que votre excellent cœur.

— Je suis tout aussi prêt à prononcer dans ce moment que je pourrais l’être dans un an. Il me suffit que vous le désiriez, pour que la chose soit faite.

— Merci, mon ami, merci, dit Grace en serrant affectueusement ma main sur son cœur, moins encore de votre adhésion que de l’empressement et de l’effusion avec laquelle vous me l’accordez. Cependant, comme ce que je demande est grave, je ne veux pas me prévaloir d’un premier mouvement. Il faut avant tout que vous connaissiez toute l’étendue de votre promesse.

— Qu’il soit en mon pouvoir de l’accomplir, je n’ai pas besoin d’en savoir davantage.

— J’ai besoin, moi, de vous donner des explications plus complètes. M. Hardinge a géré notre petite fortune avec tant d’économie, il a fait en même temps quelques placements si avantageux, que je me trouve beaucoup plus riche que je ne l’avais supposé. En renonçant à ce qui m’appartient, vous faites un sacrifice plus considérable que vous ne croyez peut-être. Les sommes accumulées s’élèvent à plus de vingt-deux mille dollars.

— Ah ! ma sœur, donnez un libre cours à vos intentions généreuses. Si votre argent ne vous suffisait pas, prenez, prenez du mien. Vous ne sauriez me donner une plus grande preuve d’amitié.

— Miles, dit Grace vivement agitée, ne parlez pas ainsi, ou je n’aurais plus le courage qui m’est nécessaire. Il faut que je me hâte, car je sens que plus tard je n’oserais jamais revenir sur ce sujet. D’abord, je vous prie d’acheter un bijou, de la valeur de cinq cents dollars, et de l’offrir à Lucie comme un souvenir de son amie. Donnez aussi mille dollars à M. Hardinge, pour qu’il les distribue aux pauvres. Lorsque vous aurez fait ensuite des présents convenables aux esclaves, je calcule qu’il restera intacte une somme de vingt mille dollars.

— Et qu’en ferai-je, ma sœur ? demandai-je, voyant qu’elle hésitait à poursuivre.

— Cette somme, mon bon frère, je voudrais qu’elle fût remise à Rupert. Vous savez qu’il est absolument sans fortune, et il a les goûts et les habitudes de l’opulence. Le peu que je lui laisserai ne le rendra pas riche ; mais du moins il ne se trouvera pas dans le besoin. Lucie y ajoutera sans doute, quand elle aura la disposition de ses biens ; et l’avenir pourra être pour eux tous plus heureux que le passé.

Ma sœur parlait avec une grande volubilité, et elle fut obligée de s’arrêter pour reprendre haleine. Quant à moi, le lecteur concevra plus aisément les sensations qui m’agitaient, que je ne puis les exprimer. La nécessité où j’étais de n’élever aucune objection, jointe à l’intensité de ma douleur, me plongeait dans un état confus d’irritation, d’angoisses, de stupeur, qu’il me serait impossible d’analyser. Toute l’exquise tendresse de la femme se manifestait jusqu’au dernier moment ; elle s’occupait d’assurer l’existence du misérable qui avait tari en elle la source même de la vie, en foulant aux pieds toutes ses affections ; et elle lui léguait, avec son dernier soupir, tout ce qu’elle possédait au monde, pour fournir aux besoins de son égoïsme et de sa vanité.

— Je sais que ce projet doit vous paraître étrange, Miles, reprit Grace en voyant que j’étais anéanti ; mais autrement je ne puis mourir en paix avec moi-même. S’il ne possède pas quelque assurance positive de mon pardon, ma mort le rendra malheureux, et je veux qu’il comprenne qu’il a non-seulement mon pardon, mais mes prières. Et puis, Émilie et lui n’ont rien, je le crains, et ils peuvent traîner une existence misérable, faute de ce peu d’argent qu’il est en mon pouvoir de leur donner. Lucie, dès qu’elle le pourra, ne les oubliera pas non plus de son côté, j’en suis sûre, et tous ceux qui resteront après moi pourront se réunir autour de ma tombe pour prier pour celle qui y sera déposée.

— Ange ! m’écriai-je ; c’en est trop ! Pouvez-vous supposer que Rupert acceptera cet argent !

Quelque dégradé que fût Rupert à mes yeux, je ne pouvais me décider à penser qu’il pousserait la bassesse jusqu’à recevoir un présent venu d’une pareille source, et dans un semblable motif. Grace en jugeait autrement ; et loin de voir rien de déshonorant dans l’acceptation de Rupert, cet acte que le reste du monde eût flétri avec indignation, ne paraissait à ses yeux, à travers le prisme de son amour, que comme une déférence aimable aux dernières volontés de celle qui l’avait tant aimé.

— Comment pourrait-il refuser un don qui vient de moi, lorsque c’est du tombeau que je le lui offrirai ? reprit la chère enthousiaste ; il saura qu’il en est redevable à notre ancienne affection ; car il m’a aimée, Miles, il m’a aimée plus que vous n’avez jamais pu m’aimer vous-même, mon bon frère, malgré toute l’ardeur de votre attachement.

— Au nom du ciel, Grace, m’écriai-je, incapable de me contenir plus longtemps, c’est une affreuse méprise ! Rupert est incapable d’aimer personne d’autre que lui-même, il n’a jamais été digne d’occuper la moindre place dans un cœur si vrai et si dévoué !

Ces paroles m’échappèrent sous l’impulsion d’un sentiment qu’il me fut impossible de maîtriser ; à peine étaient-elles proférées, que je le regrettai amèrement. Grace me regarda d’un air suppliant, devint pâle comme la mort, et fut prise d’un tremblement convulsif, comme si cette frêle organisation allait se dissoudre. Je la pris dans mes bras, j’implorai mon pardon, je lui promis d’être plus maître de moi à l’avenir, et je lui renouvelai de la manière la plus solennelle l’assurance d’exécuter ses intentions à la lettre. Il fallait que je visse ma sœur dans un état si déplorable pour trouver dans mon cœur le courage de ne point me rétracter. Je me dois à moi-même de déclarer qu’il n’entrait aucune considération d’intérêt dans la répugnance involontaire que j’éprouvais à faciliter un pareil arrangement. Il m’en coûtait de penser que le frère de Lucie, qu’un homme qui avait été si longtemps mon ami, pût tomber à ce point de dégradation et d’avilissement. Après tout, il n’était pas impossible qu’il ouvrît les yeux, et qu’il reculât devant cette sorte de sacrilège, et c’était un cas qu’il fallait bien prévoir.

— On pourrait hésiter à accepter votre argent, chère sœur, lui dis-je ; et, dans ce cas, je voudrais savoir ce que j’aurai à faire.

— J’aime à croire qu’il n’en sera rien, répondit Grace, qui conserva jusqu’au dernier moment son aveuglement sur le véritable caractère de Rupert ; s’il n’a pu commander à ses affections, il ne m’en portera pas moins toujours une sincère amitié ; et il recevra ce souvenir comme vous en accepteriez un de la chère Lucie, ajouta-t-elle, un triste sourire animant cette physionomie angélique à laquelle j’ai fait si souvent allusion : vous ne voudriez pas repousser la dernière prière de Lucie, n’est-ce pas ? pourquoi Rupert rejetterait-il la mienne ?

Pauvre Grace ! que m’aurait servi de chercher à lui faire sentir la différence énorme qui se trouvait dans nos positions respectives ! Je me bornai à répéter encore une fois que ses intentions seraient remplies. Elle me mit alors entre les mains une lettre non cachetée, adressée à Rupert, qu’elle me pria de lire quand je serais seul, et que je devais lui donner en même temps que le legs.

— Que je repose encore un peu sur votre poitrine, Miles, dit Grace en penchant la tête, épuisée par les efforts qu’elle avait dû faire ; il y a longtemps que je ne me suis sentie aussi heureuse que dans ce moment ; cependant ma faiblesse croissante m’avertit que mon heure approche. Mon ami, vous n’avez qu’à vous rappeler tout ce que notre sainte mère vous a appris dans l’enfance, et vous ne me pleurerez point. Si je pouvais vous voir uni à une personne qui vous comprît et qui appréciât votre mérite, je mourrais contente, mais vous resterez seul, pauvre frère ; et, pendant quelque temps du moins, vous me regretterez.

— Toujours, Grace, tant que je vivrai ! murmurai-je presque à son oreille.

Ma sœur était si épuisée qu’elle resta immobile pendant un quart d’heure ; seulement elle me serrait la main de temps en temps ; et, dans ses ardentes prières au ciel, je distinguais quelques paroles où mon nom était mêlé. Ce peu de repos lui ayant fait du bien, ma sœur voulut reprendre la conversation ; je l’engageai à ne pas se fatiguer davantage, mais elle répondit en me jetant un ineffable sourire :

— Miles, vos pensées se reportent-elles quelquefois à ces images de l’avenir, si douces pour l’âme fidèle, où nous voyons que nous nous retrouverons un jour, dans un état de félicité plus complète que toutes celles que nous pouvons goûter ici-bas ?

— Nous autres marins, nous nous livrons peu à ces sortes de pensées ; mais je sens tout ce qu’elles renferment de consolant.

— Souvenez-vous, mon cher frère, que les bienheureux seuls jouiront de cette réunion si précieuse ; tandis que pour les maudits ce sera un poids de plus ajouté au fardeau de leurs misères.

Il est des moments sacrés où les idées religieuses se saisissent de notre âme avec une puissance toute particulière, et j’en éprouvais en ce moment l’influence. Il était si doux de penser que je reverrais ma sœur sous la forme où je l’avais vue et aimée si longtemps ! Mais Grace s’animait encore ; je craignis pour elle une nouvelle fatigue, et je lui proposai d’appeler Lucie, afin qu’on pût la transporter dans sa chambre ; car j’avais découvert par un mot échappé à Chloé qu’il avait fallu la porter pour qu’elle pût venir à la salle de famille. Grace me le permit ; mais en attendant que Chloé répondît à l’appel de la sonnette, elle continua à me parler.

— Je ne vous ai pas demandé, Miles, de cacher au monde mes dernières dispositions ; vous avez trop de délicatesse pour que cette précaution fût nécessaire ; mais je vous prie même de n’en parler ni à M. Hardinge ni à Lucie. Ils pourraient élever quelque objection, et il vaut mieux éviter des discussions inutiles. Lucie a toujours eu des scrupules exagérés au sujet de l’argent. Jamais, lorsqu’elle était pauvre, malgré l’intimité profonde dans laquelle nous vivions, je n’ai pu lui faire accepter la moindre bagatelle. Elle refusait même ces petits présents que des amis sont dans l’habitude de se faire, parce que, disait-elle, elle n’avait pas le moyen de les rendre. Je me rappelai les six pièces d’or que la chère enfant m’avait forcé d’accepter lors de mon premier départ, et je l’en bénis de nouveau dans le fond de mon cœur.

— Et vous n’en aviez pour elle ni moins d’affection, ni moins d’estime, Grace ? Mais ne répondez pas. Cette conversation prolongée doit vous fatiguer.

— Nullement, Miles. Maintenant que toutes les explications pénibles ont eu lieu, je parle sans efforts et sans souffrances. J’ai de longs, de bien longs entretiens avec ma chère Lucie, qui m’écoute avec plus de patience que vous, mon frère.

Je savais que cette remarque ne s’appliquait qu’à son désir de parler de ses espérances d’une autre vie, et je ne la pris point pour un reproche. Cependant, comme elle paraissait calme, et qu’elle éprouvait un soulagement évident à parler du ciel, je la laissai faire, et elle continua pendant quelque temps à m’entretenir sur le même ton.

— Embrassez-moi, Miles, dit-elle enfin quand elle entendit Chloé approcher ; ne demandez pas à me revoir aujourd’hui, car j’ai beaucoup d’arrangements à faire avec Lucie ; demain je compte sur une longue visite. Dieu vous accorde sa bénédiction, mon frère bien-aimé, et vous ait toujours en sa sainte garde !

Je quittai l’appartement, et en traversant le long corridor qui conduisait à mon cabinet, je trouvai Lucie à la porte. Elle avait les yeux rouges, et elle entra avec moi.

— Comment l’avez-vous trouvée, Miles ? demanda la chère enfant, dont la voix tremblante annonçait tout ce qu’elle craignait.

— Il n’y a plus d’illusion possible, Lucie ; Dieu va la rappeler à lui.

Les sentiments qui avaient été si longtemps comprimés en présence de Grace éclatèrent avec violence, et je sanglotai comme un enfant.

Combien Lucie se montra tendre et dévouée dans cet instant cruel ! Elle ne dit presque rien ; seulement je crus l’entendre murmurer : — Pauvres Miles ! — bon ami ! quel coup ce doit être pour un frère ! — Dieu le lui adoucira ! — et d’autres expressions semblables. Elle prit une de mes mains, et la serra vivement dans les siennes ; elle l’y garda pendant quelques minutes. Elle m’observait comme la mère observe son enfant malade quand il est assoupi. Quand je pus repasser dans mon esprit toutes les circonstances de ces scènes déchirantes, il me parut alors que Lucie avait oublié complètement sa propre douleur, pour ne songer qu’à me consoler. La chère enfant obéissait ainsi à l’instinct de sa nature ; car elle ne vivait en quelque sorte que hors d’elle-même et dans ceux qu’elle aimait. Lucie laissa complètement de côté cette réserve que les années et un plus grand usage du monde avaient mise dans ses manières, et elle se conduisit envers moi avec cette familiarité innocente qui avait marqué nos rapports jusqu’à mon premier départ à bord de la Crisis. J’étais trop agité dans le moment pour faire attention à ce qui se passait ; mais je me rappelle qu’avant de me quitter pour retourner auprès de Grace, elle pencha la tête sur mon front, et baisa mes cheveux. Trois ans plus tôt, avant ses relations avec Drewett, c’eût été le front ou la joue qui eût reçu ce précieux baiser.

Je fus longtemps avant de pouvoir reprendre quelque empire sur moi-même. Quand je fus calmé, j’ouvris la lettre de ma sœur à Rupert, comme elle m’en avait prié, et je la lus trois fois de suite, sans même m’arrêter pour réfléchir. Elle était conçue en ces termes :


« Cher Rupert,


« Quand vous lirez cette lettre, Dieu, dans les décrets impénétrables de sa sagesse infinie, aura jugé à propos de me rappeler à lui. Que cette perte apparente ne vous affecte en aucune manière, mon ami ; car je sens humblement que le grand sacrifice du Sauveur ne sera pas perdu pour moi. Je n’aurais pu être heureuse dans cette vie, Rupert, et c’est une grande merci que je sois transportée si jeune dans un monde meilleur. Il m’en coûte de me séparer de votre excellent père, de vous-même, de notre bien-aimée Lucie, et du meilleur des frères. C’est le dernier tribut que je paie à la nature, et j’espère qu’il me sera pardonné, à cause du motif. J’ai la ferme confiance que l’exemple de ma mort ne sera pas inutile à mes amis.

« C’est à ce point de vue seulement que je vous prie, cher Rupert, de vous la rappeler quelquefois. Sous tous les autres rapports, ne pensez plus à moi. On ne peut commander à ses affections, et rien au monde n’eût pu me décider à devenir votre femme sans posséder tout votre cœur. Je prie chaque jour, presque à chaque heure — une larme était tombée évidemment sur cet endroit de la lettre — pour vous et pour Émilie. Soyez heureux ensemble ; elle est aimable ; elle a des talents qu’on ne pouvait acquérir à Clawbonny, et qui contribueront à l’agrément de votre intérieur. Pour que vous pensiez quelquefois à moi — ici la pauvre Grace se contredisait sans s’en apercevoir — Miles vous remettra le legs que je vous ai fait. Acceptez-le dans les sentiments qui me portent à vous l’offrir. Je voudrais qu’il fût plus considérable ; mais vous ne considérerez que l’intention. Tout faible qu’il est, j’espère qu’il suffira pour lever les obstacles qui pourraient retarder votre mariage, et le cœur de Lucie fera bientôt le reste.

« Adieu, Rupert ; je ne dis pas : adieu, Émilie ; car je pense que cette lettre, ainsi que le motif qui l’a dictée, restera un secret entre vous et moi, et mon frère ; mais je souhaite à votre future femme tout le bonheur que cette terre peut procurer, et une fin aussi pleine de consolations et d’espérances que celle qu’attend à chaque instant votre affectionnée

Grace Wallingford.


Oh ! femmes ! femmes ! que vous êtes admirables quand vous êtes abandonnées à l’impulsion presque divine de votre noble nature ! Pourquoi faut-il quelquefois que des passions mauvaises viennent étouffer les germes si précieux déposés dans vos âmes, et qu’un contact trop étroit avec le monde ternisse toute votre beauté morale !