Lucien Leuwen (ed. Martineau)/Chapitre 68

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Volume IIIp. 408-420).


CHAPITRE LXVIII[1]


Après la mort subite de M. Leuwen, Lucien revint à Paris. Il passa une heure avec sa mère, et ensuite alla au comptoir. Le chef de bureau, M. Reffre, homme sage à cheveux blancs couronnés dans les affaires, lui dit, même avant de parler de la mort du chef :

— Monsieur, j’ai à vous parler de vos affaires ; mais, s’il vous plaît, nous passerons dans votre chambre.

À peine arrivés :

— Vous êtes un homme, et un brave homme. Préparez-vous à tout ce qu’il y a de pis. Me permettez-vous de parler librement ?

— Je vous en prie, mon cher monsieur Reffre. Dites-moi nettement tout ce qu’il y a de pis.

— Il faut faire banqueroute.

— Grand Dieu ! Combien doit-on ?

— Juste autant qu’on a. Si vous ne faites pas banqueroute, il ne vous reste rien.

— Y a-t-il moyen de ne pas faire banqueroute ?

— Sans doute, mais il ne vous restera pas peut-être cent mille écus, et encore il faudra cinq ou six ans pour opérer la rentrée de cette somme.

— Attendez-moi un instant, je vais parler à ma mère.

— Monsieur, madame votre mère n’est pas dans les affaires. Peut-être ne faudrait-il pas prononcer le mot de banqueroute aussi nettement. Vous pouvez payer soixante pour cent, et il vous reste une honnête aisance. M. votre père était aimé de tout le haut commerce, il n’est pas de petit boutiquier auquel il n’ait prêté une ou deux fois en sa vie une couple de billets de mille francs. Vous aurez votre concordat signé à soixante pour cent avant trois jours, même avant la vérification du grand livre. Et, ajouta M. Reffre en baissant la voix, les affaires des dix-neuf derniers jours sont portées à un livre à part que j’enferme tous les soirs. Nous avons pour 1.900.000 francs de sucre, et sans ce livre on ne saurait où les prendre.

« Et cet homme est parfaitement honnête », pensa Lucien.

M. Reffre, le voyant pensif, ajouta :

— M. Lucien a un peu perdu l’habitude du comptoir depuis qu’il est dans les honneurs, il attache peut-être à ce mot banqueroute la fausse idée qu’on en a dans le monde. M. Van Peters, que vous aimiez tant, avait fait banqueroute à New York, et cela l’avait si peu déshonoré que nos plus belles affaires sont avec New York et toute l’Amérique du Nord.

« Une place va me devenir nécessaire », pensait Lucien.

M. Reffre, croyant le décider, ajouta :

« Vous pourriez offrir quarante pour cent ; j’ai tout arrangé dans ce sens. Si quelque créancier de mauvaise humeur veut nous forcer la main, vous le réduirez à trente-cinq pour cent. Mais, suivant moi, quarante pour cent serait manquer à la probité. Offrez soixante, et madame Leuwen n’est pas obligée de mettre à bas son carrosse. Madame Leuwen sans voiture ! Il n’est pas un de nous à qui ce spectacle ne perçât le cœur. Il n’est pas un de nous à qui monsieur votre père n’ait donné en cadeau plus du montant de ses appointements. »

Lucien se taisait encore et cherchait à voir s’il était possible de cacher cet événement à sa mère.

— Il n’est pas un de nous qui ne soit décidé à tout faire pour qu’il reste à madame votre mère et à vous une somme ronde de 600.000 francs ; et d’ailleurs, ajouta Reffre (et ses sourcils noirs se dressèrent sur ses petits yeux), quand aucun de ces messieurs ne le voudrait, je le veux, moi qui suis leur chef, et, fussent-ils des traîtres, vous aurez 600.000 francs, aussi sûr que si vous les teniez, outre le mobilier, l’argenterie, etc.

— Attendez-moi, monsieur, dit Lucien.

Ce détail de mobilier, d’argenterie, lui fit horreur. Il se vit s’occupant d’avance à partager un vol.

Il revint à M. Reffre après un gros quart d’heure ; il avait employé dix minutes à préparer l’esprit de sa mère. Elle avait, comme lui, horreur de la banqueroute, et avait offert le sacrifice de sa dot, montant à 150.000 francs, ne demandant qu’une pension viagère de 1.200 francs pour elle et 1.200 francs pour son fils.

M. Reffre fut atterré de la résolution de payer intégralement tous les créanciers. Il supplia Lucien de réfléchir vingt-quatre heures.

— C’est justement, mon cher Reffre, la seule et unique chose que je ne puisse pas vous accorder.

— Eh bien ! monsieur Lucien, au moins ne dites mot de notre conversation. Ce secret est entre madame votre mère, vous et moi. Ces messieurs[2] ne font tout au plus qu’entrevoir des difficultés.

— À demain, mon cher Reffre. Ma mère et moi ne vous regardons pas moins comme notre meilleur ami.

Le lendemain, M. Reffre répéta ses offres, il suppliait Lucien de consentir à la banqueroute en donnant quatre-vingt-dix pour cent aux créanciers. Le surlendemain, après un nouveau refus, M. Reffre dit à Lucien :

— Vous pouvez tirer bon parti du nom de la maison. Sous la condition de payer toutes les dettes, dont voici l’état complet, dit-il en montrant une feuille de papier grand aigle chargée de chiffres, avec condition de payer intégralement les dettes et l’abandon de toutes les créances de la maison, vous pourrez vendre le nom de la maison 50.000 écus peut-être. Je vous engage à prendre des informations sous le sceau du secret. En attendant, moi qui vous parle, Jean-Pierre Reffre, et M. Gavardin (c’était le caissier), nous vous offrons 100.000 francs comptant, avec recours contre nous pour toutes sortes de dettes de feu M. Leuwen, notre honoré patron, même ce qu’il peut devoir à son tailleur et à son sellier.

— Votre proposition me plaît fort. J’aime mieux avoir affaire à vous, brave et honnête ami, pour 100.000 francs, que de recevoir 150.000 francs de tout [autre], qui n’aurait peut-être pas la même vénération pour l’honneur de mon père. Je ne vous demande qu’une chose : donnez un intérêt à M. Coffe.

— Je vous répondrai avec franchise. Travailler avec Monsieur Coffe m’ôte tout appétit à dîner. C’est un parfait honnête homme, mais sa vue me cire[3]. Mais il ne sera pas dit que la maison Reffre et Gavardin refuse une proposition faite par un Leuwen. Notre prix d’achat pour la cession complète sera 100.000 francs comptant, 1.200 francs de pension viagère pour madame, autant pour vous, monsieur, tout le mobilier, vaisselle, chevaux, voiture, etc., sauf un portrait de notre sieur Leuwen et un autre de notre sieur Van Peters, à votre choix. Tout cela est porté dans le projet d’acte que voici, et sur lequel je vous engage à consulter un homme que tout Paris vénère et que le commerce ne doit nommer qu’avec vénération : Monsieur Laffitte. Je vais y ajouter, dit Monsieur Reffre en s’approchant de la table, une pension viagère de 600 francs pour Monsieur Coffe. »

Toute l’affaire fut traitée avec cette rondeur. Leuwen consulta les amis de son père, dont plusieurs, poussés à bout, le blâmèrent de ne pas faire banqueroute avec soixante pour cent aux créanciers.

— Qu’allez-vous devenir, une fois dans la misère ? lui disait-on. Personne ne voudra vous recevoir.

Leuwen et sa mère n’avaient pas eu une seconde d’incertitude. Le contrat fut signé avec MM. Reffre et Gavardin, qui donnèrent 4.000 francs de pension viagère à madame Leuwen parce qu’un autre commis offrait cette augmentation. Du reste, le contrat fut signé avec les clauses indiquées ci-dessus. Ces messieurs payèrent 100.000 francs comptant, et le même jour madame Leuwen mit en vente ses chevaux, ses voitures et sa vaisselle d’argent. Son fils ne s’opposa à rien ; il lui avait déclaré que pour rien au monde il ne prendrait autre chose que sa pension viagère de 1.200 francs et 20.000 francs de capital.

Pendant ces transactions, Lucien vit fort peu de monde. Quelque ferme qu’il fût dans sa ruine, les commisérations du vulgaire l’eussent impatienté.

Il reconnut bientôt l’effet des calomnies répandues par les agents de M. le comte de Beausobre. Le public crut que ce grand changement n’avait nullement altéré la tranquillité de Lucien, parce qu’il était saint-simonien au fond, et que, si cette religion lui manquait, au besoin il en créerait une autre.

Lucien fut bien étonné de recevoir une lettre de madame Grandet, qui était à une maison de campagne près de Saint-Germain, et qui lui assignait un rendez-vous à Versailles, rue de Savoie, n° 62. Lucien avait grande envie de s’excuser, mais enfin il se dit :

« J’ai assez de torts envers cette femme, sacrifions encore une heure. »

Lucien trouva une femme perdue d’amour et ayant à grand-peine la force de parler raison. Elle mit une adresse vraiment remarquable à lui faire, avec toute la délicatesse possible, la scabreuse proposition que voici : elle le suppliait d’accepter d’elle une pension de 12.000 francs, et ne lui demandait que de venir la voir, en tout bien tout honneur, quatre fois la semaine.

— Je vivrai les autres jours en vous attendant.

Lucien vit que s’il répondait comme il le devait il allait provoquer une scène violente. Il fit entendre que, pour certaines raisons, cet arrangement ne pouvait commencer que dans six mois, et qu’il se réservait de répondre par écrit dans vingt-quatre heures. Malgré toute sa prudence, cette ennuyeuse visite ne finit pas sans larmes, et elle dura deux heures et un quart.

Pendant ce temps, Lucien suivait une négociation bien différente avec le vieux maréchal ministre de la Guerre, qui, toujours à la veille de perdre sa place depuis quatre mois, était encore ministre de la Guerre. Quelques jours avant la course à Versailles, Lucien avait vu entrer chez lui un des officiers du maréchal qui, de la part du vieux ministre, l’avait engagé à se trouver le lendemain au ministère de la Guerre, à six heures et demie du matin.

Lucien alla à ce rendez-vous, encore tout endormi. Il trouva le vieux maréchal qui avait l’apparence d’un curé de campagne malade.

— Eh bien ! jeune homme, lui dit le vieux général d’un air grognon, sic transit gloria mundi ! Encore un de ruiné. Grand Dieu ! on ne sait que faire de son argent ! Il n’y a de sûr que les terres, mais les fermiers ne paient jamais. Est-il vrai que vous n’avez pas voulu faire banqueroute, et que vous avez vendu votre fonds 100.000 francs ?

— Très vrai, monsieur le maréchal.

— J’ai connu votre père, et pendant que je suis encore dans cette galère, je veux demander pour vous à Sa Majesté une place de six à huit mille francs. Où la voulez-vous ?

— Loin de Paris.

— Ah ! je vois : vous voulez être préfet. Mais je ne veux rien devoir à ce polisson de de Vaize. Ainsi, pas de ça, Larirette. (Ceci fut dit en chantant.)

— Je ne pensais pas à une préfecture. Hors de France, voulais-je dire.

— Il faut parler net entre amis. Diable ! je ne suis pas ici pour vous faire de la diplomatie. Donc, secrétaire d’ambassade ?

— Je n’ai pas de titre pour être premier ; je ne sais pas le métier. Attaché est trop peu : j’ai 1.200 francs de rente.

— Je ne vous ferai ni premier, ni dernier, mais second. Monsieur le chevalier Leuwen, maître des requêtes, lieutenant de cavalerie, a des titres. Écrivez-moi demain si vous voulez ou non être second.

Et le maréchal le congédia de la main, en disant :

— Honneur !

Le lendemain, Lucien, qui pour la forme avait consulté sa mère, écrivit qu’il acceptait.

En revenant de Versailles, il trouva un mot de l’aide de camp du maréchal qui l’engageait à se rendre au ministère, le même soir, à neuf heures. Lucien n’attendit pas. Le maréchal lui dit :

— J’ai demandé pour vous à Sa Majesté la place de second secrétaire d’ambassade à Capel. Vous aurez, si le roi signe, 4.000 francs d’appointements, et de plus une pension de 4.000 francs pour les services rendus par feu votre père, sans lequel ma loi sur… ne passait pas. Je ne vous dirai pas que cette pension est solide comme du marbre, mais enfin cela durera bien quatre ou cinq ans, et dans quatre ou cinq ans, si vous servez votre ambassadeur comme vous avez servi de Vaize et si vous cachez vos principes jacobins (c’est le roi qui m’a dit que vous étiez jacobin ; c’est un beau métier, et qui vous rapportera gros ;) enfin, bref, si vous êtes adroit, avant que la pension de 4.000 francs ne soit supprimée vous aurez accroché six ou huit mille francs d’appointements. C’est plus que n’a un colonel. Sur quoi, bonne chance. Adieu. J’ai payé ma dette, ne me demandez jamais rien, et ne m’écrivez pas.

Comme Leuwen s’en allait :

— Si vous ne recevez rien de la rue Neuve-des-Capucines d’ici à huit jours, revenez à neuf heures du soir. Dites au portier en sortant que vous reviendrez dans huit jours. Bonsoir. Adieu.

Rien ne retenait Lucien à Paris, il désirait n’y reparaître que lorsque sa ruine serait oubliée.

— Quoi ! vous qui pouviez espérer tant de millions ! lui disaient tous les nigauds qu’il rencontrait au foyer de l’Opéra.

Et plusieurs de ces gens-là le saluaient de façon à lui dire : « Ne nous parlons pas. »

Sa mère montra une force de caractère et un esprit du meilleur goût ; jamais une plainte. Elle eût pu garder son magnifique appartement dix-huit mois encore. Avant le départ de Lucien, elle s’était établie dans un appartement de quatre pièces au troisième étage, sur le boulevard. Elle annonça à un petit nombre d’amis qu’elle leur offrirait du thé tous les vendredis, et que pendant son deuil sa porte serait fermée tous les autres jours.

Le huitième jour après la dernière entrevue avec le maréchal, Lucien se demandait s’il devait se présenter ou attendre encore, quand on lui apporta un grand paquet adressé à Monsieur le chevalier Leuwen, second secrétaire d’ambassade à [Capel]. Lucien sortit à l’instant pour aller chez le brodeur commander un petit uniforme ; il vit le ministre, reçut un quartier d’avance de ses appointements, étudia au ministère la correspondance de l’ambassade de Capel, moins les lettres secrètes. Tout le monde lui parla d’acheter une voiture, et trois jours après avoir reçu avis de sa nomination il partit bravement par la malle-poste. Il avait résisté héroïquement à l’idée de se rendre à son poste par Nancy, Bâle et Milan.

Il s’arrêta deux jours, avec délices, sur le lac de Genève et visita les lieux que la Nouvelle Héloïse a rendus célèbres ; il trouva chez un paysan de Clarens un lit brodé qui avait appartenu à madame de Warens.

À la sécheresse d’âme qui le gênait à Paris, pays si peu fait pour y recevoir des compliments de condoléances, avait succédé une mélancolie tendre : il s’éloignait de Nancy peut-être pour toujours.

Cette tristesse ouvrit son âme au sentiment des arts. Il vit, avec plus de plaisir qu’il n’appartient de le faire à un ignorant, Milan, Saronno, la Chartreuse de Pavie, etc. Bologne, Florence le jetèrent dans un état d’attendrissement et de sensibilité aux moindres petites choses qui lui eût causé bien des remords trois ans auparavant.

Enfin, en arrivant à son poste, à Capel, il eut besoin de se sermonner pour prendre envers les gens qu’il allait voir le degré de sécheresse convenable.


FIN DU TROISIÈME ET DERNIER VOLUME
  1. 226 Ruine de Lucien.
  2. Les Commis.
  3. Me porte malheur.