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Lucien Leuwen (ed. Martineau)/Chapitre 9

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Volume Ip. 177-194).

CHAPITRE IX


Le lendemain, de fort bonne heure, le docteur Du Poirier, cette âme sans repos, frappa à la porte de Lucien ; il entrait dans ses projets d’éviter la présence de Bilars ; il comptait employer des arguments qu’il était bien aise de ne communiquer qu’à un seul interlocuteur à la fois ; il fallait rester maître de les nier au besoin.

« Si je cesse d’avoir les raisonnements d’un coquin, se dit Lucien en voyant Du Poirier, ce coquin-là va me mépriser. » Le docteur voulait le séduire, il étala devant ce jeune homme, privé de société et mourant probablement d’ennui, le nom des maisons de bonne compagnie et des jolies femmes de Nancy.

« Ah ! coquin, se dit Lucien, je te devine. »

— Ce qui m’intéresse surtout, mon cher monsieur, dit-il de l’air terne d’un marchand qui perd, ce qui m’intéresse surtout, ce sont vos projets de réforme dans le Code civil et pour les partages ; cela peut avoir des conséquences pour mes intérêts ! car je ne suis pas sans avoir quelques arpents au soleil. (C’était avec délices que Lucien empruntait au docteur les façons de parler de la province.) Vous voudriez donc qu’à la mort du père de famille il n’y eût pas de partage égal entre frères ?

— Certainement, monsieur ; ou nous allons tomber dans les horreurs de la démocratie. Un homme d’esprit devra, sous peine de mort, faire la cour au marchand d’allumettes, son voisin. Nos familles nobles et distinguées, l’espoir de la France, les seules qui aient des sentiments généreux et des idées élevées, vivent à la campagne en ce moment et font beaucoup d’enfants ; devrons-nous voir leur fortune divisée, morcelée entre tous ces enfants ? Alors ils n’ont plus le loisir d’acquérir des sentiments distingués, de s’élever à de hautes pensées ; ils ne rêvent qu’à l’argent, ils deviennent de vils prolétaires, comme le fils de l’imprimeur leur voisin. Mais, d’un autre côté, que ferons-nous des fils cadets, et comment les placer sous-lieutenants dans l’armée, après le vol qu’on a laissé prendre à ces maudits sous-officiers ?

Mais c’est une question à traiter plus tard, une question secondaire ; vous ne pouvez revenir à la monarchie qu’en organisant fortement l’Église, qu’en ayant un prêtre au moins pour contenir cent paysans, dont vos lois absurdes ont fait des anarchistes. Je placerai donc dans l’Église au moins un des fils de tout bon gentilhomme, comme l’Angleterre nous en donne l’exemple.

Je dis que, même parmi la canaille, le partage ne doit pas être égal. Si vous n’arrêtez le mal, bientôt tous vos paysans sauront lire ; alors se présenteront, gardez-vous d’en douter, des écrivains incendiaires ; tout sera mis en discussion, et vous n’aurez bientôt plus aucun principe sacré. Il faut donc commencer par établir, sous prétexte des convenances de la bonne culture, que jamais la terre ne pourra être divisée en morceaux de moins d’un arpent…

Prenons pour exemple ce que nous connaissons ; car c’est là toujours la marche la plus sûre. Voyons de près les intérêts des familles nobles de Nancy.

« Ah ! coquin, » pensa Lucien.

Bientôt le docteur en fut à lui répéter que madame de Sauve-d’Hocquincourt était la femme la plus séduisante de la ville ; qu’il était impossible d’avoir plus d’esprit que madame de Puylaurens, qui avait brillé jadis dans la société de madame de Duras, à Paris. Puis le docteur ajouta, d’un air bien plus sérieux, que madame de Chasteller était un fort bon parti, et il se mit à détailler tous ses biens.

— Mon cher docteur, si j’étais d’humeur mariante, mon père a mieux que cela pour moi ; il est tel parti à Paris qui est aussi riche que toutes ces dames prises ensemble.

— Mais vous oubliez une petite circonstance, dit le docteur avec un sourire de supériorité : la naissance.

— Certainement elle a son prix, répliqua Lucien d’un air calculateur. Une jeune personne qui porte le nom de Montmorency ou de La Trémouille, dans ma position cela peut bien équivaloir à cent, même à deux cent mille francs. Si j’avais moi-même un nom susceptible de paraître noble, un grand nom chez ma femme pourrait même s’évaluer à cent mille écus. Mais, mon cher docteur, votre noblesse de province est inconnue à trente lieues du pays qu’elle habite.

— Comment, monsieur, reprit le docteur avec une sorte d’indignation, madame de Commercy, cousine de l’empereur d’Autriche, qui descend des anciens souverains de Lorraine ?

— Absolument, mon cher docteur, comme M. de Gontran ou M. de Berval, qui n’existent pas. Paris ne connaît la noblesse de province que par les discours ridicules des trois cents députés de M. de Villèle. Je ne songe nullement au mariage ; j’aimerais mieux pour le moment la prison. Si je pensais autrement, mon père me déterrerait quelque banquière hollandaise enchantée de venir régner dans le salon de ma mère, et fort empressée d’acheter cet avantage avec un million ou deux, ou même trois.

Lucien était vraiment drôle pendant qu’il regardait le docteur en prononçant ces derniers mots.

Le son de ce mot million produisit un effet marqué dans la physionomie du docteur. « Il n’est pas assez impassible pour être bon politique, » se dit Lucien. Jamais le docteur n’avait rencontré de jeune homme élevé au milieu d’une grande fortune et absolument sans hypocrisie ; il commençait à être étonné de Lucien et à l’admirer.

Le docteur avait infiniment d’esprit, mais il n’avait jamais vu Paris ; autrement il eût vu l’affectation ; Lucien n’était pas homme à pouvoir tromper un coquin de cette force ; notre sous-lieutenant n’était rien moins qu’un comédien consommé ; il n’avait que de l’aisance et du feu.

Le docteur, comme tous les gens qui font profession de jésuitisme, s’exagérait Paris ; il le voyait peuplé d’athées furibonds comme Diderot, ou ironiques comme Voltaire, et de pères jésuites fort puissants faisant bâtir des séminaires plus grands que des casernes. Il s’exagéra de même ce qu’il croyait de Lucien ; il le crut absolument sans cœur. « De tels propos ne s’apprennent pas, » se dit le docteur. Et il commença à estimer notre héros. « Si ce garçon-là avait passé quatre ans dans un régiment et fait deux voyages à Prague ou à Vienne, il vaudrait mieux que nos d’Antin ou nos Roller. Du moins, quand nous sommes entre nous, il ne ferait pas de pathos. »

Après trois semaines de retraite forcée, rendue moins ennuyeuse par la présence presque continue du docteur, Lucien fit sa première sortie, et ce fut pour aller chez la directrice de la poste, la bonne mademoiselle Prichard, dévote célèbre. Là, il s’assit sous prétexte de fatigue, il entra en conversation d’un air sage et discret, et enfin s’abonna à la Quotidienne, à la Gazette, à la Mode, etc. La bonne maîtresse de poste regardait avec vénération ce jeune homme en uniforme et fort élégant, qui prenait un si grand nombre d’abonnements et à de tels journaux.

Lucien avait compris que dans un régiment juste milieu tous les rôles valaient mieux que celui de républicain, c’est-à-dire d’homme qui se bat pour un gouvernement qui n’a pas d’appointements à donner. Plusieurs honorables députés ne comprennent pas à la lettre un tel degré d’absurdité et trouvent cela immoral[1].

« Il est trop évident, se disait Lucien, que si je reste homme raisonnable, je ne trouverai pas ici un pauvre petit salon pour passer la soirée. D’après les dires du docteur, ces gens-ci m’ont l’air à la fois trop fous et trop bêtes pour comprendre la raison. Ils ne sortent pas du superlatif dans leurs discours. Il est aussi trop plat d’être juste milieu, comme le colonel Malher, et d’attendre tous les matins, par la poste, l’annonce de la platitude qu’il faudra prêcher pendant les vingt-quatre heures. Républicain, je viens de me battre pour prouver que je ne le suis pas ; il ne me reste d’autre mascarade que celle d’ami des privilèges et de la religion qui les soutient.

« C’est le rôle indiqué par la fortune de mon père. À moins de beaucoup d’esprit, d’un esprit étonnant comme le sien, où est l’homme riche qui ne soit pas conservateur ? On m’objectera la nudité de mon nom bourgeois. Je répondrai en faisant allusion au nombre et à la qualité de mes chevaux. Dans le fait, le peu de distinction dont je jouis ici ne vient-il pas uniquement de mon cheval ? Et encore, non pas parce qu’il est bon, mais parce qu’il est cher. Le colonel Malher de Saint-Mégrin me pourchasse ; parbleu ! je vais essayer de me battre à coups de bonne compagnie.

« Ce docteur me sera probablement fort utile ; il m’a tout l’air de ces gens qui s’attachent aux privilégiés avec l’office de penser pour eux, comme MM. N. N… à Paris. Ce fut jadis le rôle de Cicéron auprès des patriciens de Rome, étiolés et amoindris par un siècle d’aristocratie heureuse. Il serait bien plaisant qu’au fond ce docteur amusant ne crût pas plus à Henri V qu’à Dieu le père. »

La sévère vertu de M. Gauthier eut peut-être proposé des objections graves à ce parti pris si gaiement ; mais M. Gauthier était un peu comme ces femmes honnêtes qui disent du mal des actrices ; il n’amusait pas, tout en parlant d’êtres qui passent pour fort amusants.

Le soir du jour où Lucien avait fait connaissance avec mademoiselle Prichard, le docteur se trouvait chez lui ; il prêchait sur les ouvriers du ton d’un Juvénal furieux ; il parlait de leur misère fort réelle qui, exaspérée par les pamphlets jacobins, doit renverser Louis-Philippe. Tout à coup, le docteur s’arrêta au milieu d’une phrase commencée, comme cinq heures sonnaient, et se leva.

— Qu’avez-vous donc, docteur ? dit Lucien, fort surpris.

— C’est le moment du salut, répondit le bon docteur d’une voix tranquille, en baissant pieusement ses petits yeux et quittant en un clin d’œil le ton d’un Juvénal furieux, déclamant contre la cour des Tuileries.

Lucien éclata de rire. Désolé de ce qui lui arrivait, il entreprit de faire des excuses au docteur ; mais le fou rire l’emporta de nouveau, les larmes lui vinrent aux yeux ; et enfin il pleurait tout à fait à force de rire, en répétant au docteur :

— De grâce, monsieur, où allez-vous ? je ne vous ai pas bien entendu.

— Au salut, à la chapelle des Pénitents ; et le docteur lui expliqua gravement et doctement cette cérémonie religieuse, avec une voix pieuse, contrite, à peine articulée, qui faisait un étrange contraste avec la voix criarde, hardie et perçante qui lui était si naturelle.

« Ceci est divin, se dit Lucien, en cherchant à prolonger l’explication et à cacher le rire intérieur qui le suffoquait. Cet homme est mon bienfaiteur, sans lui je tombais dans le marasme. Il faut cependant que je trouve quelque chose à lui dire, ou il se piquera. »

— Que dirait-on de moi, cher docteur, si je vous accompagnais ?

— Rien ne vous ferait plus d’honneur, répondit tranquillement le docteur sans se fâcher le moins du monde du rire fou. Mais je dois, en conscience, m’opposer à cette seconde sortie, comme je l’ai fait à la première ; l’air frais du soir peut ramener l’inflammation, et, si nous arrivons à offenser l’artère, il faut songer au grand voyage.

— N’avez-vous pas d’autre objection ?

— Vous vous exposerez à des plaisanteries voltairiennes de la part de messieurs vos camarades.

— Bah ! je ne les crains pas ; ils sont trop courtisans pour cela. Le colonel nous a dit à l’ordre, le premier samedi après notre arrivée et d’un air significatif, qu’il allait à la messe.

— Et toutefois neuf de messieurs vos camarades ont encore manqué à ce devoir dimanche dernier. Mais, au fait, que vous importent les plaisanteries ? On sait dans Nancy comment vous savez les réprimer. Et d’ailleurs votre sage conduite a déjà porté ses fruits.

Pas plus tard qu’hier, comme on prétendait, chez M. le marquis de Pontlevé, que vous étiez un pilier du cabinet littéraire de ce polisson de Schmidt, madame de Chasteller a daigné prendre la parole pour vous justifier. Sa femme de chambre, qui passe sa vie aux fenêtres, sur la rue de la Pompe, lui a dit que c’était bien à tort que le colonel Malher de Saint-Mégrin vous avait fait une scène sur cet article ; que jamais elle ne vous avait remarqué dans cette boutique, et qu’à vous voir passer sur votre beau cheval de mille écus, avec votre air élégant et soigné, vous aviez l’air de tout… excusez le propos, plus juste qu’élégant, d’une femme de chambre… Et le docteur hésitait.

— Allons, allons, cher docteur, je ne n’offense que de ce qui peut me nuire.

— Eh bien, puisque vous le voulez : vous aviez l’air de tout autre chose que d’un manant de républicain.

— Je vous avouerai, monsieur, reprit Lucien d’un grand sérieux, que je ne puis me faire à l’idée d’aller lire dans une boutique. Ce dernier mot fut lancé avec bonheur ; un homme né du faubourg Saint-Germain n’eût pas mieux dit. D’ici à peu de jours, continua Lucien, je pourrai vous offrir le petit nombre de journaux dont un honnête homme peut avouer la lecture.

— Je le sais, monsieur, je le sais, reprit le docteur avec un petit air de satisfaction provinciale ; mademoiselle la directrice de la poste, qui pense bien, nous a dit ce matin que nous posséderions bientôt une cinquième Quotidienne dans Nancy.

« Ceci est trop fort, pensa Lucien. Cette figure hétéroclite se moquerait-elle de moi ? » Ces mots cinquième Quotidienne avait été dits avec un accent contrit, bien fait pour inquiéter la vanité de notre héros.

En ceci comme en bien d’autres choses, Lucien était jeune, c’est-à-dire, injuste. Fort de ses loyales intentions, il croyait tout voir, et n’avait pas encore vu le quart des choses de la vie. Comment aurait-il su que ces petits coups de pinceau sont aussi nécessaires à l’hypocrisie de province qu’ils seraient ridicules à Paris ? et, comme c’est apparemment en province que vivait le docteur, il avait toute raison de parler le langage de son pays.

« Je vais voir bientôt si cet homme se moque de moi, » pensa Lucien. Il appela son domestique pour attacher les élégants rubans noirs qui fermaient la manche droite de son habit, et suivit le docteur au salut. Cette cérémonie pieuse avait lieu aux Pénitents, jolie petite église très proprement blanchie à la chaux, et sans autre ornement que quelques confessionnaux en bois de noyer bien luisant. « Ceci est une maison pauvre, mais d’un goût très pur, » pensa Lucien. Il s’aperçut bien vite qu’il n’y trouvait là que la très bonne compagnie du pays. (Toute la bourgeoisie de l’Est de la France est patriote.)

Lucien vit le bedeau offrir un sou à une femme du peuple point mal mise, qui, voyant une église ouverte, fit mine d’entrer.

— Passez, la mère, dit le bedeau, ceci est une chapelle particulière.

L’offre était évidemment une insulte ; la petite bourgeoise rougit jusqu’au blanc des yeux, et laissa tomber le sou ; le bedeau regarda s’il était vu et remit le sou dans sa poche.

« Toutes ces femmes qui m’entourent et le peu d’hommes qui les accompagnent ont une physionomie parfaitement convenable, se dit Lucien ; le docteur ne se moque pas plus de moi que de tout le monde ; c’est tout ce que je puis prétendre. Sa vanité une fois rassurée, Lucien s’amusa infiniment. C’est ici comme à Paris, se disait-il, la noblesse se figure que la religion rend les hommes plus faciles à gouverner. Et mon père dit que c’est la haine qu’on avait pour les prêtres qui a fait tomber Charles X ! En me montrant pieux, je vais me faire noble. »

Il vit que tout le monde avait un livre. « Ce n’est pas tout d’être venu ici, il faut y être comme tout le monde » ; il eut recours au docteur. Aussitôt celui-ci quitta sa place et alla demander un livre à madame la comtesse de Commercy, qui en avait plusieurs portés dans un sac de velours par sa demoiselle de compagnie. Le docteur revint avec un petit in-quarto superbe et expliqua à Lucien les armes qui chamarraient cette reliure magnifique. Un coin de l’écusson était occupé par l’aigle de la maison de Habsbourg. Madame la comtesse de Commercy appartenait, en effet, à la maison de Lorraine, mais à une branche aînée, injustement dépossédée et, par une conséquence peu claire, se croyait plus noble que l’empereur d’Autriche. En écoutant ces belles choses, Lucien, persuadé qu’on le regardait et craignant par-dessus tout le rire fou, étudiait attentivement les alérions de Lorraine, frappés sur la couverture avec des fers à froid.

Vers la fin de l’office, Lucien, dont la chaise touchait presque à celle du docteur, s’aperçut que, sans être indiscret, il pouvait faire voir qu’il entendait la conversation qu’avaient avec lui cinq ou six dames ou demoiselles, toutes d’un âge mûr. Ces dames s’adressaient au bon docteur, comme elles l’appelaient ; mais il était plus qu’évident que tout l’édifice du dialogue était élevé en l’honneur du brillant uniforme dont la présence dans l’église des Pénitents faisait événement ce soir-là.

— C’est ce jeune officier millionnaire qui s’est battu il y a quinze jours, disait à voix basse une dame placée à trois pas du docteur ; il paraît qu’il pense bien.

— Mais on le disait blessé à mort ! répliqua sa voisine.

— Le bon docteur l’a sauvé des portes du tombeau, ajouta une troisième.

— Ne le disait-on pas républicain et que son colonel avait cherché à le faire périr par un duel ?

— Vous voyez bien que non, reprit la première, avec un air de supériorité marquée. Vous voyez bien que non ; il est des nôtres.

À quoi la seconde dame répliqua avec aigreur :

— Vous avez beau dire, ma chère ; on m’a assuré qu’il est proche parent de Robespierre, qui était d’Amiens : Leuwen est un nom du Nord.

Lucien se voyait le héros de la conversation ; notre héros ne résista point à ce bonheur ; il y avait plusieurs mois que rien de semblable ne lui était arrivé. « J’occupe trop ces provinciaux, pensa-t-il, pour que tôt ou tard le docteur ne me présente pas à ces dames, qui me font l’honneur de me croire de la famille de feu M. de Robespierre. Je passerai mes soirées à entendre dans un salon les mêmes choses que je viens d’entendre ici, et mon père aura de la considération pour moi, je serai aussi avancé que Mellinet. Avec ces figures respectables, on peut se livrer à toutes les idées qui passent par la tête ; il n’y a pas de ridicule à craindre en ce pays ; jamais ils ne se moqueront de ce qui flatte leur manie. » À ce moment, il était question d’une souscription[2] en faveur du célèbre Cochin, qui, deux ou trois fois par an, montre un talent du premier ordre et sauve le parti du ridicule. Comme tous les hommes profondément occupés d’une grande pensée, et qui ont du génie, M. Cochin pouvait être obligé de vendre ses terres.

— Je donnerais bien la pièce d’or, disait une des figures singulières qui entouraient le docteur (Lucien apprit, en sortant, que c’était madame la marquise de Marcilly) ; mais ce M. Cochin, après tout, n’est pas (n’est pas noble). Je ne porte sur moi que de l’or, et je prie le bon docteur d’envoyer sa servante chez moi demain, après la messe de huit heures et demie, je remettrai quelque argent.

— Votre nom, madame la marquise, répondit le docteur d’un air comblé, commencera justement la page quatorze de mon grand registre à dos élastique, que j’ai reçu, ou plutôt que nous avons reçu en cadeau de nos amis de Paris.

« Je suis ici comme M. Jabalot à Versailles : Je fais mes farces, » se dit Lucien animé par le succès ; tous les yeux étaient, en effet, arrêtés sur son uniforme. Nous ferons remarquer, pour la justification de notre héros, que, depuis son départ de Paris, il ne s’était pas trouvé dans un salon ; et vivre sans conversation piquante est-ce une vie heureuse ?

— Et moi, ajouta-t-il tout haut, j’oserai prier M. Du Poirier de m’inscrire pour quarante francs. Mais j’aurais l’ambition de voir mon nom figurer immédiatement après celui de madame la marquise ; cela me portera bonheur.

— Bien, fort bien, jeune homme, s’écria Du Poirier d’un air paterne et prophétique.

« Si mes camarades savent ceci, se dit Lucien, gare au deuxième duel ; les épithètes de cafard vont pleuvoir sur moi. Mais comment le sauraient-ils ? ils ne voient pas ce monde-ci ; tout au plus le colonel par ses espions ; et, ma foi, tant mieux : cafard vaut mieux que républicain. »

Vers la fin du service, le cœur de Lucien eut un grand sacrifice à faire ; malgré un pantalon blanc de la plus exquise fraîcheur, il fallut se mettre à deux genoux sur la pierre sale de la chapelle des Pénitents.

  1. Historique.
  2. Allusion à la souscription du parti légitimiste en faveur de M. Berryer fils (Note de R. Colomb.)