Lucienne/I/VII

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Calmann Lévy (p. 80-94).

VII


Aussitôt qu’elle put s’échapper, Lucienne feignit de monter dans sa chambre ; puis elle redescendit. Elle traversa une cour de l’hôtel, et poussa une barrière qui s’ouvrait du côté de la falaise.

Elle gravit la pente raide en courant tout d’une haleine.

Arrivée au sommet, elle appuya ses deux mains sur son cœur, qui battait avec violence, et aspira longuement l’air libre et frais des hauteurs.

Le soleil se couchait. Une moitié de son disque, pareil à une braise, était encore visible sur la mer ; mais elle s’enfonçait rapidement. Le pourpre du ciel se fondait au zénith dans des teintes lilas et vert pâle d’une fluidité exquise, puis se mêlait à un azur presque insensible, qui s’affirmait peu à peu et s’assombrissait en se rapprochant de l’autre horizon. Les pentes des vallons semblaient revêtues de velours foncé, tandis que les sommets gardaient encore la fraîcheur vive de leur verdure. Elles se découpaient vigoureusement sur le ciel léger.

Lucienne avait enveloppé sa tête d’un voile de cachemire blanc ; les bouts de ce voile flottaient autour d’elle. Elle songea que cette blancheur pouvait la faire remarquer d’en bas, et elle s’étendit sur l’herbe. Mais lorsqu’elle vit venir Adrien, elle se leva et marcha vers lui.

Il lui prit les mains, et la regarda un instant avec tant de douceur, que la crainte qui glaçait le sang de Lucienne s’évanouit comme la gelée au soleil.

— Vous avez deviné, n’est-ce pas ? lui dit-il, vous savez ce que je veux vous dire ?

— Moi ? non, je n’ai rien deviné, dit la jeune fille, d’une voix si faible qu’il l’entendait à peine.

— Vous feignez de ne pas me comprendre, Lucienne ; vous voulez m’entendre dire que je vous aime.

— Vous m’aimez ! vous !

— De toute mon âme, et depuis longtemps. Vraiment, ne le saviez-vous pas ?

— Comment l’aurais-je su ? vous avez toujours été avec moi plein de froideur, vous sembliez me fuir plutôt que me chercher. J’ai cru, au contraire, que je vous inspirais de l’aversion.

— Me reprocherez-vous ma réserve et mon respect, Lucienne ? L’amour qui m’envahissait était trop grand et trop profond pour que je consentisse à le gaspiller en galanteries vulgaires. Et puis, je l’avoue, au commencement je luttais contre lui. Bien des choses en vous m’inquiétaient, je ne voulais pas vous vouer toute ma vie sans réflexion ; j’étais sévère pour moi-même ; je faisais taire l’ardeur de la jeunesse, j’écartais de mes yeux l’éblouissement que me causait votre beauté, et j’étudiais froidement votre caractère et votre cœur. J’ai vu bientôt que l’indulgence et la faiblesse de votre oncle étaient seules responsables de quelques bizarreries de manières que vous aviez contractées et qui choquaient ma rigidité bourgeoise. Ces ombres légères disparaîtront au souffle de l’amour. J’ai compris votre cœur passionné et bon ; je crois vous connaître aujourd’hui, Lucienne, et je cède avec bonheur à mon amour.

Lucienne semblait foudroyée ; ses oreilles lui tintaient, ses dents claquaient. Des flots de paroles se pressaient sur ses lèvres ; mais elle demeurait muette.

Adrien la fit asseoir sur l’herbe et s’assit à côté d’elle.

— Écoutez, chère bien-aimée, dit-il, je n’ai que vingt-quatre ans, mais je suis plus sérieux qu’on ne l’est d’ordinaire à mon âge, et je puis déjà, sans regret, fixer ma vie à jamais. Ma nature, un peu farouche, m’a tenu assez éloigné des femmes. Je n’en ai jamais aimé aucune ; vous êtes la première aimée, vous serez la seule. Voulez-vous être ma femme, Lucienne ? Je vous jure de vous rendre heureuse tant que je vivrai.

— Ah ! je vous en conjure, ne me parlez pas ainsi ! s’écria Lucienne en cachant son visage dans ses mains.

— Je ne vous demande pas de me répondre tout de suite, sans avoir réfléchi ; mais dites-moi au

moins si votre cœur est libre, si tous n’avez jamais aimé.

— Oh ! jamais ! jamais ! dit-elle avec une vivacité extraordinaire.

— Alors vous m’aimez, n’est-ce pas ? Oh ! vos yeux me l’ont dit ; sans cela je n’aurais pas osé vous parler si tôt. Je les sentais toujours peser sur moi, ces yeux terribles. Je ne les regardais pas, mais ils me bouleversaient, ils me brûlaient. Bien souvent je m’enfuyais pour ne pas vous laisser voir mon émotion.

— Pardon ! pardon ! dit Lucienne, je ne vous regarderai plus.

— Pourquoi ? me serais-je trompé à l’expression de vos regards ? Pourtant je ne suis pas fat, j’ai voulu me convaincre avant de croire. Bien souvent je me suis éloigné de vous, pour voir si vous viendriez à moi ; et toujours vous êtes venue, attirée comme par un aimant. Était-ce donc pour vous jouer de moi ?

Lucienne tourna la tête vers lui et le regarda un instant en silence.

— Je ne puis pourtant pas lui dire que je ne l’aime pas ! murmura-t-elle.

Tout à coup elle se leva.

— Je vous aime, Adrien ! s’écria-t-elle ; je vous aime follement, comme on n’a jamais aimé ! je vous adore !

Puis elle s’enfuit. Mais Adrien la rejoignit.

Prenez mon bras, mademoiselle, dit-il d’une voix tremblante ; la nuit est obscure, il n’est pas prudent de marcher seule.

Ils descendirent la falaise silencieusement. Arrivés à la cour de l’hôtel, ils se séparèrent.

— Donnez-moi votre main, ma fiancée, dit Adrien.

Elle lui laissa prendre sa main glacée ; il la baisa longuement, puis s’éloigna.

Lucienne s’élança dans sa chambre et s’enferma à double tour. Elle se jeta à genoux devant son lit et cacha sa figure dans les plis des draps.

— Ah ! je suis folle ! s’écria-t-elle, folle de bonheur ! folle d’épouvante !

Elle resta longtemps ainsi, comme ensevelie. Puis elle se mit à baiser sa propre main, celle où il avait appuyé ses lèvres.

— Ah ! il est à moi ! Il m’aime ! Est-ce bien possible ? se disait-elle en secouant ses larmes.

Elle alla s’asseoir devant son miroir.

— C’est bien moi. Je ne rêve pas. C’est moi qu’il aime. C’est pour moi qu’il est si beau. Ses yeux pâles, si fiers et si doux, son front, ses lèvres sévères, c’est à moi. Mon regard ne pourra pas s’arracher de lui maintenant. Il m’aime moi ! J’en deviens folle.

Elle courut à sa toilette et mouilla d’eau son front brillant ; mais, après avoir fait quelques tours dans la chambre, elle revint à son miroir, et reprit son ardente rêverie.

— Comme sa voix vibrait solennelle et tendre ! Il me semble qu’elle tremble encore à mon oreille. Il me parlait gravement, comme à celle qu’on veut aimer et respecter toujours.

Soudain, elle devint toute pâle.

— Du respect ! à moi ! … Mais c’est de la démence ! Et je l’ai laissé parler, et je n’ai pas arrêté sur ses lèvres ces mots qui n’étaient pas faits pour moi ! Oh ! j’ai joué une infâme comédie. Ce n’est pas à moi qu’il donnait son amour, c’est à une chaste jeune fille qu’il pourrait épouser. Cet amour, que j’ai dérobé un instant, il me faudra le rendre.

Elle éclata en sanglots.

— Mon Dieu ! mon Dieu qu’est-ce que je vais devenir ? Je l’aime tant.

Bientôt elle se redressa.

— Mais, puisqu’il ne sait rien, à quoi bon me désoler ? Si je deviens ce que je parais être, je serai bien la femme qu’il aime. Ma vie passée sera effacée ; pour lui elle n’aura jamais existé. Je n’ai pas le droit de m’éloigner de lui, puisqu’il m’aime. Il serait malheureux sans moi. Je ne peux pas le rendre malheureux. Oh ! comme je vais l’aimer ! je lui ferai une vie de paradis.

Elle frappa de la main un coup violent sur la table.

— Oui ! je défie qui que ce soit de l’aimer autant que je l’aimerai ! Je ne suis pas une petite fille ignorante et timide. Sans avoir jamais éprouvé de tendresse, j’ai vu palpiter l’amour auprès de moi. Cette passion, je saurai la nourrir, la vivifier ; et jamais la flamme ne s’éteindra sur l’autel. Oui, je n’existe que depuis aujourd’hui. L’amour me rachète. Toutes les anciennes infamies sont consumées par l’amour. Adrien, je serai ta femme, et notre existence à deux sera le ciel.

À ce moment, on heurta doucement à la porte.

— C’est moi, Lucienne, dit la voix de M. Provot.

Lucienne bondit sur ses pieds. Un voile de feu passa devant ses yeux, elle laissa échapper un cri sourd pareil à un râle.

— Ah ! je faisais un rêve bien doux, mais le réveil est terrible, se dit-elle. Voilà la réalité : M. Provot, mon amant, qui frappe, parce qu’il a le droit d’entrer. Je voulais être la femme d’Adrien, moi ! Mais tout ce que j’ai, tout ce que je suis appartient à ce vieillard. Les robes qui me parent, la teinture de mes cheveux, le dîner que je mange, c’est à lui. C’est lui qui payera la note de l’hôtel. Pauvre Adrien, je te réservais les restes de cet être ridicule. Je voulais que ton baiser essuyât sur ma bouche les horribles baisers de cet homme ! Je savais bien que je devenais folle.

— Voyons, Lucienne, ne fais pas semblant de dormir, dit la voix de M. Provot, ouvre-moi.

— Avant celui-ci, c’était aussi un vieillard qui pouvait frapper à ma porte. Il était plus vieux encore, mais plus riche ; il avait une santé très-faible ; mais je n’ai pas eu de chance : il n’est pas mort.

M. Provot frappa plus fort.

— Avant lui, c’était un journaliste sans talent, plein d’orgueil et de fiel. Je crus qu’il ferait mon éloge dans son journal, mais il ne parla jamais de moi. Un jour il me battit, et je le quittai.

— Voyons, te moques-tu de moi ? dit la voix de M. Provot, c’est ridicule !

Chaque coup frappé à sa porte semblait évoquer pour elle une des infamies de sa vie passée.

— Le directeur d’un petit théâtre avait précédé le journaliste. C’était le premier, celui-là ; il me fit débuter à son théâtre ; mais c’était un malhonnête homme, il fit banqueroute et me reprit les bijoux qu’il m’avait donnés. Mon Dieu ! je n’ai pas vingt ans, et quelle liste longue et lamentable, hélas !

— Bonsoir, ma chère, dit M, Provot, je ne veux pas faire de scandale ici, mais tu me le paieras.

Lucienne se promenait à grands pas dans sa chambre.

— J’avais perdu l’esprit. J’étais comme ces oiseaux qui cachent leur tête sous leur aile et s’imaginent qu’on ne les voit plus. Je croyais que tous ces gens-là allaient cesser d’exister ; qu’ils ne me connaîtraient plus, parce que je ne veux plus les connaître ; que je pourrais, passant dans la rue, arrêter sur leurs lèvres leur sourire familier ! Tous les cabotins, mes camarades, et toutes les bonnes amies qui m’entraînaient dans leurs folies ou partageaient les miennes, ils auraient oublié mon visage ! Et tout Paris qui m’appelle par mon nom ! Ô Adrien, pardonne-moi d’avoir un instant rêvé d’être ta femme !

Elle prit sa tête dans ses mains ; elle s’enfonça les ongles dans le front.

Tout à coup elle dit à voix haute :

— Voyons, je vais me tuer.

Elle fit un geste joyeux et comme triomphant.

— C’est cela ! c’est cela ! je ne peux pas vivre à présent. Non, je ne peux pas, c’est impossible. Il me semble que ma tête est dans une fournaise. Qu’est-ce que je ferais dans la vie ? Rien du tout… Et puis je ne veux pas. Je n’ai pas la force de souffrir, moi ; je ne suis pas habituée à cela. Mourir, c’est très-simple. On meurt, et le chagrin meurt aussi. C’est pourquoi je me tue.

Elle réfléchit et chercha un moment.

— J’ai un canif, je vais m’ouvrir les veines. D’abord aux pieds, puis aux bras. Ce n’est pas difficile. Tout mon sang coulera. Je deviendrai très-pâle, très-faible, et je mourrai sans souffrir.

Elle chercha parmi ses objets de toilette, prit un canif et l’ouvrit.

— Il coupe très-bien, c’est cela, dit-elle.

Elle posa le canif sur la table.

— Je vais écrire à Adrien, pensa-t-elle. Je lui dirai qui je suis. Comme je serai morte quand il lira ma lettre, il me pardonnera. Oui, je vais lui écrire longuement. Je lui expliquerai tout ce que j’ai souffert cette nuit ; toute ma honte, tout mon repentir ; tout mon amour aussi. Il comprendra. Il se souviendra de moi sans mépris, peut-être avec regret.

Elle ouvrit son buvard. La lettre qu’elle avait écrite pour Jenny au « jeune inconnu » lui apparut. Un sourire triste crispa ses lèvres.

— Bientôt, se dit-elle, cette amie si confiante et si tendre n’aura plus pour moi que du dédain et de l’horreur.

Elle prit une feuille blanche et commença à écrire, d’une main tremblante :

« Je suis une misérable, indigne de vous ; je vous ai lâchement trompé. Mais je vous ai aimé, et je meurs… »

Elle n’alla pas plus loin, et, jetant sa tête sur ses bras, elle pleura à chaudes larmes.

Minuit venait de sonner. Le silence régnait dans tout l’hôtel. Au dehors, on entendait le bruit sourd de la mer.

Tout à coup, un éclair passa dans les yeux de Lucienne, et elle éclata de rire.

— Ah çà, j’ai le délire ! s’écria-t-elle d’une voix vibrante. Qu’est-ce qui me prend ? Je ne suis pas une honnête femme ? Eh bien, tant mieux ! Me marier, pleurer, mourir, pourquoi faire ? Lorsque le bonheur est là devant moi, et que je n’ai qu’à le prendre ! Je suis jolie, il est jeune. Je vais lui dire tout simplement qu’il s’est trompé sur ma position, mais non sur mon amour ; que je suis à lui ; qu’il peut faire de moi tout ce qu’il voudra. Et nous nous enfuirons ensemble ; nous irons en Italie, à Venise. Quel bonheur ce sera d’être emportés, l’un près de l’autre, à travers un pays superbe, que nous ne regarderons même pas ! Quand il ne m’aimera plus, il me laissera. Alors je serai libre de me tuer si je veux. Qu’avais-je donc à me désoler ainsi ?

Elle se regarda dans son miroir.

— Jamais mes yeux n’ont en un tel éclat, se dit-elle. Ces secousses, ces émotions m’ont rendue plus belle. Je voudrais qu’il me vît ainsi… Eh bien, pourquoi ne me verrait-il pas ? À quoi bon prolonger plus longtemps cette situation fausse ? Puisque je suis décidée à lui dire la vérité, pourquoi attendre ? L’heure est propice à une telle confidence. Je vais aller le trouver dans sa chambre, et tout lui dire. Comme il va être étonné ! Attristé peut-être ! Bah ! je saurai bien faire cesser sa tristesse. Voyons, il faut se mettre sous les armes d’abord.

Avec une impatience fébrile, elle ouvrit une de ses malles, et, après avoir cherché quelques instants, elle prit un ravissant peignoir de batiste et de dentelle et le jeta sur son lit. Puis elle ôta sa robe, déroula sa magnifique chevelure d’or, et l’éparpilla sur ses épaules. À l’aide d’un crayon d’argent, elle fonça un peu ses sourcils et le bord de ses yeux, mit du pose sur ses lèvres, enroula à son cou un collier de perles, s’inonda de parfums, puis enfila le peignoir et glissa ses petits pieds dans des pantoufles de velours, qui ne faisaient aucun bruit en se posant sur le parquet.

— S’il ne m’aimait déjà, il m’aimerait dans un instant, dit-elle en se mirant.

Elle ouvrit la porte.

Le cri de la serrure la fit reculer.

— Suis-je bête ! fit-elle.

Elle avança la tête hors de la porte : il n’y avait rien qu’une vague obscurité et un silence profond.

Elle sortit sans lumière et referma sa porte.

Sa chambre s’ouvrait sur un très-long corridor, et n’avait pour vis-à-vis que la muraille, le bâtiment étant peu profond. Lucienne gagna cette muraille pour passer le plus loin possible des chambres et courir moins de chances d’être entendue. Elle s’avança lentement, retenant son souffle.

La première porte après la sienne était celle d’une chambre inhabitée ; puis venait celle de M. Provot ; ensuite c’était l’appartement de madame Després et de Jenny. La chambre d’Adrien était la dernière. Elle faisait face à une porte vitrée ouvrant sur une sorte de galerie couverte qui reliait deux corps de logis.

Lucienne marchait avec mille précautions ; mais son long peignoir, traînant sur la natte qui recouvrait le plancher, produisait un susurrement presque indistinct, qu’elle trouvait formidable. Elle atteignit la porte vitrée.

Le clair de lune qui traversait les vitres éclairait très-vivement l’extrémité du corridor. Elle avança d’un pas. La lueur tomba sur elle ; ce qui lui fit une impression de gêne, presque de honte. Cependant elle s’approcha de la chambre d’Adrien.

— Il est là, se dit-elle, il dort.

Elle appuya son oreille contre la porte.

— Je voudrais entendre le bruit de sa respiration ; mais mon cœur bat trop Tort, je ne puis rien saisir. Ah ! cher Adrien, tu ne te doutes pas que je suis près de toi et que dans un instant je serai dans tes bras.

La lumière de la lune posait une étoile sur la clef restée en dehors.

— On dirait qu’il m’attendait, murmura-t-elle. Je vais entrer sans bruit. J’allumerai la lumière pour qu’il me voie, et je l’éveillerai. Que lui dirai-je d’abord ? Je t’aime ! Puis je lui expliquerai qui je suis. Je lui ferai comprendre qu’il ne doit pas m’aimer gravement et avec respect, mais gaiement et tout de suite, comme on aime les femmes que l’on méprise. — Oh ! non ! non ! pas cela. Je ne pourrai jamais lui dire cela. Il ne m’aimera plus s’il me méprise ! Je crois le voir ; ses sourcils s’abaisseront sur ses yeux si doux, qui deviendront terribles ; il crispera sa lèvre dédaigneusement ; il me repoussera… Allons donc ! reprit-elle en haussant les épaules, est-ce qu’on me repousse, moi ?

Elle posa sa main sur la clef. Mais elle se rejeta vivement en arrière comme si elle eût touché un reptile.

— Non ! non ! non ! je ne peux pas, dit-elle. J’aime mieux ma souffrance, j’aime mieux en mourir. Je ne veux pas qu’il m’aime comme les autres m’ont aimée.

Elle se laissa tomber à genoux près de la porte et appuya sa tête à la muraille.

— Je suis perdue ! pensait-elle. C’est fini ! je ne peux pas être sa femme et je ne veux pas lui dire qui je suis. Que vais-je devenir ? Sans lui, rien ; il n’y a plus rien ; le monde devient noir. Les jours passeraient longtemps, longtemps, toujours plus lourds, plus douloureux ; c’est impossible. J’aime mieux qu’on me tue. Je ne peux pas souffrir ainsi, je n’ai jamais souffert, je ne sais pas. Je pleure, et les larmes ne me soulagent pas. J’étouffe ; il me semble que mon cœur emplit toute ma poitrine. — Ah ! il faut que j’entre, il faut qu’il me console ; sur sa poitrine loyale, je serai à l’abri, je ne souffrirai plus. Je suis à bout de forces. Personne ne m’assiste, personne ne me conseille… Personne ! personne ! répéta-t-elle tout haut.

L’éclat de sa voix lui fit peur. Il lui sembla qu’il avait éveillé un léger bruit. Elle se releva vivement et prêta l’oreille.

Elle entendit le frottement d’une allumette contre une boiserie, puis un pétillement. Bientôt une porte s’ouvrit, et Jenny parut une lumière à la main.

— Comment ! c’est toi Qu’est-ce que tu fais là ?’dit-elle ; il me semblait bien avoir entendu ta voix. Est-ce que tu es malade ? Tu es toute pâle, tu as l’air d’un fantôme.

— Ah ! merci, merci ! Tu me sauves ! s’écria Lucienne en se jetant dans les bras de Jenny.

Elle l’embrassa si violemment que la jeune fille eut peur.

— Est ce qu’elle serait somnambule ? se dit-elle !

— Vois-tu, murmurait Lucienne, j’avais d’affreux cauchemars, j’étais toute tremblante de peur, mais c’est passé.

Elle ne se rendit pas compte comment Jenny la ramena dans sa chambre et la fit se recoucher. Accablée par toutes ces émotions, elle s’endormit lourdement.