Lucienne/I/VI

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Calmann Lévy (p. 58-79).


VI


Au dîner, Lucienne était plus gaie que de coutume. Elle ne se ressentait nullement de son plongeon et ne voulut pas renoncer à une représentation qui avait lieu le soir au Casino et dont on parlait depuis une semaine.

Les acteurs engagés par M. Duplanchet étaient arrivés quelques jours auparavant. Ils composaient la troupe en déroute d’un petit théâtre de province qui venait de faire faillite. Le directeur du casino de F…, maître du grand hôtel des Bains de la Plage, avait profité de cette occasion pour les avoir presque pour rien ; il les logeait au-dessus des écuries et les nourrissait des restes de la table d’hôte, il leur attribuait de plus une petite part des recettes illusoires qu’on aurait pu encaisser ; mais les pauvres diables, qui avaient traversé bien des jours amers, étaient heureux d’avoir l’abri et la pâture. Il leur semblait avoir atteint un port dans lequel ils pouvaient se reposer et reprendre des forces pour de nouvelles luttes.

Ils dînaient, dans la grande salle du restaurant, à une table spéciale, où ils venaient s’asseoir lorsque les étrangers de la table d’hôte en étaient au rôti, et on leur servait les plats déjà froids.

Les convives de M. Duplanchet, qui s’étaient augmentés récemment d’une nombreuse famille américaine, observaient avec curiosité les malheureux acteurs très-gênés dans leur piteuse toilette, parlant bas et riant discrètement.

L’étoile de la troupe était une femme d’une quarantaine d’années, pâle, d’une figure assez distinguée, mais marquée de la petite vérole. Née tragédienne, les hasards de la scène avaient modifié sa vocation, et elle remplissait les rôles d’ingénue, de mère noble ou de grande coquette, selon les besoins du directeur. Résignée et douce, sans orgueil, elle se disait cependant que, si une occasion — qui n’était jamais venue — lui eût permis de se faire entendre à Paris, elle eût été appréciée. On l’appelait Héléna Richard. Elle était grosse de sept mois.

Son mari, plus jeune qu’elle, l’avait épousée par amour ; ils réunissaient leur misère et s’aidaient mutuellement à la supporter ; mais l’enfant qui leur venait créait pour eux un souci nouveau. Hippolyte Richard était grand, maigre, osseux ; sa barbe rude, soigneusement rasée, bleuissait son menton et ses joues creuses. Il avait un tempérament de comique ; mais il jouait aussi les jeunes premiers et les traîtres. La troupe n’étant pas nombreuse, il fallait se multiplier.

Une grosse petite femme blonde, aux cheveux tout ébouriffés et qui semblaient poussiéreux, tenait les rôles de soubrette ou de grande dame indifféremment ; elle pouvait aussi chanter une petite romance dans les intermèdes ; elle s’appelait Marie Lepot. Ce nom était pour ses camarades une source inépuisable de plaisanteries ; elle vivait maritalement avec le père noble de la troupe, Bernard Chanoine. C’était un homme grand, gras et bonasse, malgré la brutalité de ses manières et les vibrations féroces de sa fois de basse. Il avait été, en Amérique, engagé avec d’autres par un imprésario qui les avait plantés là et laissés dans le pétrin. Bernard Chanoine en avait vu de toutes les couleurs, et, pour se consoler dans les mauvais pas, il avait coutume de dire : « C’était encore pis que cela en Amérique ! » Ce voyage lamentable était l’événement capital de sa vie, et il en racontait volontiers les péripéties. Le dernier membre de l’association était un petit être fluet, à figure de belette, que l’on avait surnommé Panurge, parce qu’il ressemblait à une illustration de ce personnage qui avait été longtemps collée à la vitrine d’un libraire, en face du théâtre, dans une ville où ils jouaient. En effet, ses cheveux longs et bouffants, sous la casquette sans visière qui semblait trop petite pour sa tête, sa vareuse courte, son pantalon vert bouteille très-collant, lui donnaient assez l’aspect d’une figure du moyen âge.

Aucun déboire ne pouvait tuer l’espérance dans cet esprit naïf et ardent. Sur une illusion qui s’écroulait il installait une chimère qu’il nourrissait de rêves dorés, jusqu’au jour où elle mourait d’inanition ; mais elle avait fait des petits, lesquels, forts et bien constitués, devaient tenir tout ce qu’avait promis leur mère. Rien ne le rebutait, rien n’ébranlait sa foi dans la destinée, et, perdu dans ses rêves d’avenir, il sentait à peine les rigueurs de la vie présente.

La jour où nous le trouvons assis à la table de M. Duplanchet, Panurge était perplexe ; ses grands yeux jaunes se fixaient en s’écarquillant sur la pointe de son long nez un peu rouge du bout dans sa pâleur d’anémique.

— Mon cher, disait-il à Hippolyte Richard, je ne sais pas du tout comment je vais m’en tirer, si ces deux engagements m’arrivent à la fois. Naturellement j’opte pour Paris, mais que va penser de moi le directeur du théâtre de Lyon ? il va me prendre pour un fantoche.

— Dame ! à moins de te couper en deux, dit Hippolyte d’un air narquois.

— Laisse donc ! dit Marie Lepot, les directeurs n’ont jamais répondu aux nombreuses pétitions que tu leur adresses. Ceux-là ne vont pas faire exception à la règle.

— Je suis sûr que si, dit Panurge en secouant son abondante chevelure. Les autres ne m’ont pas répondu parce qu’ils étaient absents ; ou bien mes lettres ne sont pas parvenues.

— Les employés de la poste connaissent son écriture et ils confisquent tes missives pour avoir des autographes, dit Hippolyte.

Tous éclatèrent de rire.

— Chut ! chut ! dit Héiéna Richard, nous allons scandaliser les bourgeois.

— Soyons très-distingués, dit Chanoine de sa voix profonde, tâchons de ressembler à des notaires.

Lucienne regardait souvent le groupe des acteurs. N’étaient-ils pas des frères pour elle ? leurs toilettes râpées, leurs visages flétris, sur lesquels la fatigue et la misère avaient tracé des plis amers, lui faisaient mal à voir.

Ils buvaient du cidre. Lucienne se pencha vers l’oreille de M. Provot et lui parla bas. Celui-ci appela le garçon et lui dit quelques mots à l’oreille. Le garçon fit un signe d’intelligence et s’éloigna.

Peu après, une bouteille de champagne faisait son apparition sur la table des comédiens.

— C’est M. Duplanchet qui nous fait cette gracieuseté ? demanda Marie Lepot.

— Non, dit le garçon à demi-voix. Une personne qui ne veut pas être connue, et qui vous applaudira tout à l’heure, offre ce Champagne aux dames.

— Nous le boirons à la santé de l’inconnu, dit Héléna.

Le bouchon sauta. Jenny poussa un petit cri.

— Sont-ils incroyables, ces bohêmes ! dit tout bas madame Després, ils n’ont pas de semelles à leurs souliers, et ils boivent du Champagne.

Le soir, la grande salle du casino resplendissait ; les girandoles se miraient dans les dorures, dans les glaces, dans le parquet archi-ciré. On avait rangé des chaises et des bancs devant la petite scène, qui s’ouvrait sur une des faces de la salle et était voilée par une toile rouge et jaune beaucoup plus large que haute.

L’orchestre, composé d’un piano à queue de Pleyel, d’un cornet à piston et d’un trombone, était placé au pied de la scène, un peu à droite, pour ne pas gêner les spectateurs. On joua l’ouverture de Zampa. Les musiciens soufflaient dans le cuivre en reployant le menton, en gonflant leurs joues empourprées et, sous leurs sourcils relevés, roulaient de gros yeux bleus qui semblaient sortir de la tête. Le piano était tenu par l’organiste de la paroisse. Les sons purs de l’instrument contrastaient bizarrement avec les couacs et les mugissements des cuivres.

Lorsque le pianiste jouait seul, et que ses acolytes s’essuyaient le front et vidaient en les secouant leurs instruments, c’était un repos délicieux pour les auditeurs. Mais lorsque le trombone se déchaînait, tous les épigastres étaient secoués d’une vibration douloureuse et les dames en riant se bouchaient les oreilles.

Les chaises étaient presque toutes occupées. Une représentation est chose si rare dans cette ville qui ne possède pas de théâtre, que toutes les bourgeoises et tous les petits commerçants avaient retenu des places. Ils étaient arrivés de bonne heure pour être devant. Il y avait madame Dumont et son fils, petit crevé de province, élégiaque et naïf ; madame Heurtebise, la boulangère, imperturbable devant les sourires moqueurs qu’elle soulevait sur son passage, très-parée et le nez incandescent ; les trois demoiselles Lenoir, qui tenaient une librairie sur la place du Marché ; le docteur Dartoc, très-brun, les pommettes rouges, bien mis, empressé auprès des dames et gémissant sans cesse sur la vie de province ; les employés du télégraphe ; la femme du maire, le maire lui-même ; toute la société de la ville enfin. Les étrangers s’étaient peu dérangés, l’hôtel du Chariot-d’Or, l’hôtel du grand-Cerf n’avaient envoyé personne. On était venu de chez M. Duplanchet parce que c’était tout près. La famille américaine nouvellement arrivée, composée du père, de la mère, de deux filles et de trois garçons, tous ornés de mentons très-longs, était rangée sur une seule ligne, les enfants parlant très-haut dans la langue maternelle.

Lucienne était un peu en arrière, mais elle avait Adrien à côté d’elle, et elle n’eût pas donné sa place pour le fauteuil du président de la République.

Quelque chose était survenu entre eux qui avait rompu la glace. Ils se parlaient à demi-voix de choses insignifiantes, pour le plaisir de se parler tout bas. Une fois, Lucienne l’appela : « Mon sauveur ! »

— Est-ce un reproche encore ? demanda Adrien.

— Peut-être.

— Vous vouliez vous noyer ?

— Qui sait ? Pourquoi ne pas mourir lorsque la vie n’est pas telle qu’on la voudrait ?

Adrien la regarda, puis lui saisit la main à travers les dentelles du manteau qu’elle avait laissé glisser de son épaule, et la serra vivement.

— Enfant ! dit-il.

La toile se levait. On jouait un vieux vaudeville qui fit beaucoup rire. Les acteurs furent trouvés excellents ; on les rappela.

— Les pauvres diables, ils ont beaucoup plus de talent que moi ! se disait Lucienne ; mais j’ai la jambe bien faite et une jolie frimousse, j’ai tout de suite réussi.

On chanta une petite opérette, une paysannerie où parut un Normand en bonnet de colon, et on termina par une pantomime.

Cette soirée laissa dans l’esprit de Lucienne comme une traînée lumineuse. Jamais une première représentation aux Bouffes ou aux Variétés, tandis que, triomphante dans sa loge et dans sa toilette audacieuse, elle recueillait les hommages muets des lorgnettes braquées sur elle, ne lui avait causé un tel plaisir. Qu’étaient les bavardages des gommeux empressés autour d’elle, et même ceux des journalistes soi-disant spirituels, à côté des quelques mots échangés avec ce jeune homme obscur, aux mœurs bourgeoises et simples, mais qui commençait à être tout pour elle ?

Elle avait cru lire entre les paroles, dans le regard, dans l’inflexion de la voix, l’aveu d’un Sentiment à l’existence duquel sa vie était désormais suspendue. Cependant, à mesure que cette soirée s’éloignait d’elle, le doute rentrait dans son esprit ; rien ne venait confirmer les suppositions qu’elle avait faites. Adrien avait repris sa réserve ordinaire ; peut-être s’était-elle méprise à ce mouvement de sympathie. Il lui avait serré la main, cependant ; mais ce pouvait être par simple galanterie, et comme contraint par la phrase trop transparente qu’elle lui avait dite.

Elle retomba dans ses angoisses. Au milieu de ses colères contre lui, l’idée qu’il avait au cœur un autre amour lui revenait, et consolait son amour-propre tout en la faisant souffrir ; mais elle voulait triompher. Elle passait des heures à sa toilette, reprenant des robes trop fastueuses, qui faisaient l’admiration de Jenny.

Une grande amitié liait à présent les deux jeunes filles ; elles se tutoyaient. Lucienne ne quittait plus la sœur, pour être plus souvent auprès du frère. Le lieu où elles se réunissaient de préférence était le grand salon du Casino. Désert pendant la journée, les volets fermés y entretenaient une fraîcheur et un demi-jour très-agréables. Madame Després n’y venait jamais, parce qu’elle n’y voyait pas clair pour sa tapisserie, et M. Provot restait avec elle sous la tente de la terrasse.

— Nous sommes là entre enfants, disait Jenny.

Le piano résonnait dans la salle vide ; elles pataugeaient à travers la sonate de Mozart, qu’elles écorchaient impitoyablement. Quelquefois elles recommençaient et essayaient de compter. Souvent Lucienne chantait. Sa voix fraîche, trop faible au théâtre, était charmante dans un salon ; c’était un moyen de séduction, elle l’essayait sur Adrien. Seulement, elle ne savait que des chansons de café-concert et des fragments d’opérettes en vogue. Elle sentait bien que ce n’était pas cela qu’il aurait fallu, mais elle n’était pas assez musicienne pour apprendre quelque chose toute seule ; elle chantait donc la Timbale d’argent, la Femme à barbe, et autres chefs-d’œuvre.

Un jour, Adrien, qui lisait à demi couché sur un divan du grand salon, se leva brusquement.

— Pourquoi chantez-vous cela, mademoiselle ? dit-il le sourcil froncé. Un pareil refrain sur vos lèvres fait songer à ce conte de fée dans lequel des souris rouges et des crapauds sortent de la bouche d’une princesse.

— Est-il malhonnête ! s’écria Jenny, qui écoutait la chanson de toutes ses oreilles.

— Je ne chanterai plus, dit Lucienne en baissant la tête et en laissant retomber ses mains.

— Que tu es bête, dit Jenny ; est-ce que tu vas te laisser faire la loi par monsieur mon frère ?

— Pardonnez-moi ce mouvement brutal, mademoiselle, dit Adrien ému en voyant des larmes dans les yeux de Lucienne. Votre voix a un charme extrême, mais je voudrais que ce qu’elle dit ne gâte point ce qu’elle chante.

Indiquez-moi ce que je dois chanter, répondit Lucienne.

Il lui parla des mélodies de Schubert.

Le jour même, elle envoya une dépêche à un éditeur de musique ; le lendemain, elle eut le cahier de mélodies. Mais laquelle choisir et comment l’apprendre ? Elle alla trouver l’organiste, M. Martel. C’était un petit homme gras, aux mains courtes, à l’aspect monacal, très-myope, qui, au piano, se penchait sur la musique en faisant saillir ses coudes. Lucienne lui tendit le cahier et le pria de la mettre en état de chanter, en s’accompagnant, la plus jolie de ces mélodies. Il ne connaissait que la Sérénade ; il la lui désigna sans hésiter, et l’on se mit au travail.

Huit jours plus tard, Adrien, qui lisait un livre de droit dans un petit salon voisin de la grande salle du casino, entendit la voix claire de Lucienne attaquer avec douceur et expression la Sérénade de Schubert. Il se leva et courut vers la jeune femme, qui acheva le morceau d’une voix un peu tremblante mais sans se tromper.

— Que vous êtes charmante ! lui dit-il ; au lieu de m’en vouloir de ma brutalité, vous avez suivi mon conseil, et maintenant ce sont des perles et des diamants qui tombent de vos lèvres.

— Vous êtes content ? dit Lucienne en levant les yeux vers lui.

Il lui prit les deux mains, et, sans parler, la regarda longuement dans les yeux.

Ce regard faisait courir une flamme joyeuse dans le sang de Lucienne. Son cœur battait si fort que le souffle lui manquait ; elle avait envie de crier, de se jeter dans les bras du jeune homme ; mais elle restait immobile sur le tabouret du piano, comme fascinée.

En ce moment, Jenny entra brusquement, très-rouge et très-agitée.

— Maman te demande, dit-elle à son frère. — Tu sais, ce n’est pas vrai, continua-t-elle en parlant à Lucienne quand Adrien se fut éloigné, mais j’ai quelque chose à te dire.

— Quoi donc ?

— Oh ! une confidence, quelque chose d’extraordinaire. Devine…

— Comment veux-tu ? …

— J’ai un amoureux.

— Es-tu folle ? s’écria Lucienne très-effrayée.

— Est-ce que tu vas me faire de la morale ? Alors je ne dis plus rien. C’est très-gentil d’avoir un amoureux, je veux dire quelqu’un qui vous aime ! Toutes mes amies, à la pension, disent qu’elles en ont un, ou même deux. Est-ce que tu n’en as pas, toi ? Oh ! si ! tu es trop jolie ! Je parle pour la demi-douzaine. Tu sais, maman me croit très-niaise ; mais je ne le suis pas tant que ça. Elle s’imagine que je n’ai pas lu de romans ; elle se trompe. Malviua, la femme de chambre, m’en a prêté ; je volais des bouts de bougie, et je lisais, le soir, dans mon lit.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Lucienne.

Jenny éclata de rire.

— Tu es impayable, dit-elle : je ne t’aurais pas crue si pimbêche. Si tu te mets du côté des parents, et si tu as l’intention de rapporter, dis-le, je ne te raconterai pas mon histoire.

— Comment peux-tu avoir une pareille idée ? reprit Lucienne s’efforçant d’être calme. Voyons, qui est-ce, ton amoureux ?

— Oh ! je n’en sais rien… On ne va pas si vite !

— Ah ! … fit Lucienne qui respira.

— Voilà ! j’ai trouvé une lettre, dans ma chambre, sur mon oreiller. Heureusement que je suis entrée seule. Maman m’avait envoyé chercher un fichu de laine parce qu’elle avait froid. Et j’ai trouvé cette lettre. Tiens, mon nom est dessus : « Mademoiselle Jenny Després. » Et comme ça sent bon !

— Voyons, lis-moi le poulet, dit Lucienne.

Jenny déplia la lettre et lut.

« Mademoiselle !

» Comme l’étoile du marin, vous vous levez dans ma nuit noire… »

— Oh ! oh !

— Tu ne trouves pas ça joli ?

— Continue.

« Mais vous ne brillez pas pour moi seul, hélas ! Tout le monde vous contemple et vous adore. Votre cour, je le gage, doit faire envie à celle de plus d’une Majesté… »

— Comme il se trompe ! dit Jenny, en s’interrompant ; il compose ma cour à lui tout seul.

Elle reprit :

« …Vous trouverez, j’imagine, bien hardi qu’un jeune inconnu ose ainsi dévoiler son cœur devant vos grands yeux de reine… »

— C’est un royaliste, décidément ! dit Lucienne.

— Mais non, c’est un marin, dit Jenny, tu vas voir :

« Je pousse ce cri de détresse pour être sauvé du naufrage. Je me fie à mon étoile. Dans quelques semaines un navire m’emportera, pour toujours peut-être. Ah ! si au moins je sentais sur mon cœur un mot de vous !. Vous allez décider de mon sort. Dans deux jours, je saurai, par votre silence ou par votre réponse, si vous vous raillez de moi ou si j’ai droit à votre pitié ! Écrivez, poste restante, à F., aux initiales M. D. Que votre volonté s’accomplisse ! »

— Voilà ! ce n’est pas trop mal tourné, n’est-ce pas ? dit Jenny, en reployant la lettre.

— Tu ne vas pas répondre à cet imbécile, j’espère ! dit Lucienne.

— Comment ! ne pas lui répondre ! Mais alors il ne m’écrira plus, et je n’aurai qu’une lettre à montrer à mes amies après les vacances. Et puis, d’abord, ajouta-t-elle gravement, qui te dit que je ne l’aime pas ?

— Comment ! l’aimer ! tu sais donc qui c’est ?

— Non, mais ça ne fait rien, dit Jenny, je le vois. Il est pèle, avec de grands yeux languissants et une petite moustache retroussée.

— Et s’il n’était pas tel que tu l’imagines, dit Lucienne en riant.

— C’est impossible ! Mais à la rigueur, je modifierais un peu mon idéal.

— Es-tu enfant ! Et que vas-tu lui répondre, voyons ?

— Je vais lui donner un rendez-vous.

— En vérité ! Et où cela ?

— À l’église, dimanche, pendant la grand’messe.

— Et alors… ?

— Alors, je le regarderai, et je verrai s’il me plaît.

— Et puis ?

— S’il me plaît, je lui demanderai de m’écrire encore, pour tâcher de mieux connaître son esprit et son caractère.

— Et si ses lettres, comme sa personne, répondent à ton rêve, reprit Lucienne en devenant tout à coup sérieuse ; si tu crois qu’il t’aime vraiment ; si tu sens que toi aussi tu l’aimes… que feras-tu ? dis-moi, que feras-tu ?

— Eh ! c’est bien simple, reprit Jenny en regardant Lucienne avec surprise ; je dirai tout à maman. Alors il demandera ma main.

— C’est vrai ; moi, je ne songeais pas à cela, dit Lucienne en pâlissant un peu.

— Que croyais-tu donc ? Je ne veux pas me faire enlever, je suppose !

— Mais, Jenny, si ta mère refusait son consentement ?

— Je tâcherais de l’oublier, dit Jenny en soupirant.

— Et si tu ne pouvais pas ?

— J’attendrais ma majorité.

— C’est juste. L’idée d’oublier la famille et le monde, pour courir dans les bras d’un homme qu’elle aimerait, ne peut même pas venir à une jeune fille pure et bien élevée.

— Mais c’est bien sûr ! Perds-tu la tête ? dit Jenny ; croîs-tu que je serais assez folle pour me faire chasser de la société, et pour devenir ce que maman appelle « une fille perdue ? »

Elle prononça ces mots avec un tel accent de mépris que Lucienne se sentit le cœur traversé comme d’un coup de poignard.

Jenny ne pouvait rester bien longtemps sérieuse ; elle reprit son air mutin.

— Allons, viens vite, dit-elle à Lucienne, nous écrirons dans ta chambre ; nous serons plus tranquilles.

Lucienne ferma le piano, prit son cahier de mélodies et suivit Jenny.

— Passons derrière le Casino, pour ne pas rencontrer mon frère qui me gronderait de l’avoir attrapé, dit la jeune fille en ouvrant une porte qui donnait sur les coulisses du théâtre.

Dans la chambre de Lucienne, elles s’enfermèrent à clef.

— As-tu du papier à lettre ? demanda Jenny.

— Oui, répondit Lucienne en ouvrant un buvard en cuir de Russie.

— Mais il est marqué à ton chiffre. Un fameux chiffre même ! il tient la moitié de la feuille.

— J’en ai sans marque, dit Lucienne ; mais tu n’as pas songé à une chose : « si ce jeune inconnu », comme il se nomme, ne te plaît pas, il aura entre les mains des lettres de toi qui pourront te compromettre.

— Je ne signerai pas.

— Mais ton écriture ? écoute, laisse-moi écrire à ta place.

— Eh ! alors, c’est toi qui te compromettrais, et sans aucun avantage.

— Oh ! moi, je ne risque rien, je suis trop gâtée ! dit Lucienne avec un triste sourire. Et puis, comme ce n’est pas à moi que ce monsieur a écrit, je pourrai toujours dire que je me suis moquée de lui.

— Eh bien, écris,

— Nous allons être très-brèves et très-sèches, dit Lucienne en trempant la plume dans l’encre.

— Ne le maltraite pas trop.

— Plus on rudoie les hommes, plus ils vous aiment.

— Vraiment ? Alors, rudoyons-le, dit Jenny, le front penché sur la feuille blanche.

Lucienne écrivit :

« Pour qu’on sache si son audace mérite un éclat de rire ou un sourire d’indulgence, que le jeune inconnu ose se montrer en plein jour ; qu’il soit, dimanche, près du bénitier, à la sortie de la messe.

» S’il n’est pas beau comme Apollon lui-même, on lui conseille de ne pas sortir de l’ombre. »

— Très-bien ! s’écria Jenny ; maintenant l’adresse ; puis j’irai jeter la lettre dans la boîte de l’hôtel.

— Pas tant d’empressement ! dit Lucienne en refermant le buvard sur la lettre, il te donne deux jours pour prononcer son arrêt, ne te précipite pas ainsi sur la boîte aux lettres ; ce serait manquer de dignité. Fais-le un peu languir, ne réponds qu’au dernier moment.

— Décidément, tu es très-forte ! dit Jenny en regardant son amie avec admiration.

— N’est-ce pas ? dit Lucienne avec un pli amer des lèvres. Maintenant va retrouver ta mère, continua-t-elle, elle pourrait s’étonner de cette longue absence.

— Tu ne viens pas ?

— Non, Je vais me recoiffer pour le dîner.

— La coquette ! toujours à sa toilette ! dit Jenny en embrassant Lucienne. Et tu veux me faire croire que tu n’as pas d’amoureux !

Elle s’enfuit, puis rouvrit la porte.

— Tu sais, dit-elle, en menaçant Lucienne du doigt, ce que tu ne veux pas avouer, je le devine. Je le découvrirai, ton amoureux, et je crois que je brûle.

Lorsqu’elle fut seule, Lucienne se jeta sur le canapé et se mit à réfléchir.

— J’ai bien fait, se dit-elle, de ne pas contrarier cette chère innocente enfant, et de me faire sa complice. Sans cela elle se fût cachée de moi et eût agi seule avec l’étourderie de son âge. Comme cela, si quelque chose de fâcheux résulte de cette niaise aventure, c’est sur moi que le blâme retombera. Et qu’importe une tache de plus sur une étoffe déjà souillée !

Elle se leva et s’accouda à la fenêtre. Elle regarda la mer éblouissante sous le soleil qui commençait à descendre.

Sa pensée avait changé de direction. Elle revoyait le regard d’Adrien tombant sur elle et l’enveloppant d’un frisson singulier. Une colombe amoureuse du faucon qui la tient palpitante d’effroi sous sa serre, lui semblait une image exacte de ce qu’elle avait éprouvé.

Mais pourquoi était-elle ainsi ? Jusqu’à ce jour elle s’était considérée comme très-supérieure aux hommes. Puisqu’ils payaient très-cher le plaisir d’être maltraités par elle et d’obéir à ses moindres caprices, et qu’elle ne trouvait aucun agrément à leur société, c’est qu’elle valait quelque chose et qu’eux ne valaient rien ; tel était le raisonnement instinctif qu’elle s’était fait. Mais sa conviction chancelait. Elle avait obéi avec empressement à un avis donné brutalement par un homme qui ne se souciait pas beaucoup d’elle, il lui avait jeté pour récompense un regard dont le souvenir seul la bouleversait.

— Ah ! j’aime, j’aime ! murmura-t-elle. C’est fini, je suis prise comme dans un filet de feu ; je n’échapperai pas.

On commençait à revenir de la plage. Des groupes passaient en causant, en riant. Elle se pencha pour voir arriver Adrien.

Des voitures filaient rapidement. Max Dumont passa à cheval ; il avait des hottes, un feutre, une ceinture de flanelle, une cravache dont il cinglait la croupe de sa lourde monture, plus habituée à la paisible charrue qu’au galop furieux qu’on voulait lui faire prendre. Un grand garçon maigre, au nez mélancolique, juché sur un vélocipède, arriva comme un éclair et dépassa le cheval. M. Provot apparut le premier à l’angle du restaurant, qui fait un coude à quelques pas de la grande porte de l’hôtel. Jenny venait ensuite, appuyant sa tête sur l’épaule de sa mère.

— Tu as donc fait quelque mauvais tour que tu me câlines comme cela ? disait madame Després en caressant les cheveux de Jenny.

Adrien marchait le dernier. Il leva les yeux vers Lucienne et lui sourit.

Elle porta la main à sa bouche pour lui envoyer un baiser… Mais elle se souvint qu’elle était maintenant une jeune fille très-convenable ; et elle se retira vivement de la fenêtre.

Quand la cloche du dîner tinta et que Lucienne sortit de sa chambre, Adrien sortit au même moment de la sienne. Il l’attendit.

— Mademoiselle, lui dit-il lorsqu’elle fut près de lui, je voudrais vous parler, vous parler à vous seule quelques instants, ce soir. Le voulez-vous ?

— Mon Dieu ! me parler, à moi ! ce soir ! balbutia Lucienne toute troublée.

— Tenez, là tout près, sur la falaise — après le dîner — quand tout le monde sera au salon. Est-ce convenu ?

— Oui, ce soir, sur la falaise, murmura Lucienne qui le regardait avec des yeux égarés.

— Chut ! voici votre oncle, dit Adrien en s’éloignant. À ce soir.

M. Provot sortait de sa chambre. Lucienne prit son bras ; elle ne pouvait pas se tenir debout.

— Il sait tout, se disait-elle pendant le dîner ; il connaît ma véritable position, il va me prier de partir sans esclandre et de cesser d’abuser ainsi la bonne foi de sa famille. — Mais non, reprenait-elle un instant plus tard, il m’a souri si doucement tout à l’heure ! Il veut peut-être me dire qu’il m’aime.

Cependant, elle se souvenait de l’expression grave du jeune homme en lui demandant ce rendez-vous, et de nouveau l’inquiétude lui serrait le cœur.

Elle le regardait pour tâcher de lire dans ses yeux, mais il était impénétrable.

Elle était au supplice. Il lui fut impossible de manger. Ne voulant pas cependant qu’on la crût malade et qu’on s’occupât d’elle, elle se forçait à avaler des morceaux qui l’étranglaient. Elle finit par dire qu’elle s’était bourrée de gâteaux dans la journée.

Le dîner s’acheva enfin ; les comédiens arrivèrent. Marie Lepot avait fait des frais de toilette ; elle portait une robe vert-pomme un peu passée, avec des dentelles blanches ; les Américains parurent trouver cela joli.