Lucienne/II/V

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Calmann Lévy (p. 249-254).

V


La réaction prévue par M. Lemercier ne tarda pas à se manifester. Tout le monde connut bientôt la mésaventure du docteur Dartoc. On s’écria que c’était un méchant homme, qu’il avait comploté la perte d’une innocente, qu’il méritait bien ce qui arrivait, et qu’il fallait à l’avenir se défier de lui. La semonce qu’il avait dû subir chez la modiste fit rejaillir sur lui un certain ridicule ; il surprenait des sourires moqueurs ; sur son passage on lui décochait des phrases ironiques ; si bien qu’il s’enferma chez lui pendant plusieurs jours se disant malade, et qu’il songea sérieusement à donner sa démission et à quitter la ville.

Lucienne était vengée.

Les commandes abondaient ; on venait chez la jeune modiste, beaucoup par curiosité, pour lui parler, pour la voir. Mais le prétexte était toujours l’achat d’un chapeau ou d’une coiffure.

— Vous êtes vraiment mon bon génie, disait Lucienne à M. Lemercier ; vous avez écarté tous les nuages sombres qui s’amassaient au-dessus de ma tête ; le ciel est redevenu bleu, et voici que je gagne de l’argent.

Le vieillard étudiait l’esprit de sa nouvelle amie, et s’apercevait qu’il était peu cultivé, mais très-ouvert et très-fin. Il existait de nombreuses lacunes dans son instruction. Elle avait beaucoup lu ; mais c’était surtout les plus médiocres productions de la littérature moderne.

— Mon enfant, lui dit-il un jour, vous êtes destinée à vivre dans le monde ; votre ambition est de devenir la compagne d’un homme distingué, et vous ne devez pas être inférieure à lui. Il est inutile d’arracher de votre esprit toutes les herbes folles qui y poussaient à foison si vous ne semez rien à la place. Je vous l’ai dit, j’ai une idée. Tandis que vous ne songez qu’à détruire, je songe moi à réédifier. J’ai beaucoup vu, beaucoup appris. Voulez-vous que je vous donne un peu de ce que je sais, sans vous fatiguer, tout en causant ?

— Comment ! vous prendriez vraiment cette peine ! vous feriez encore cela pour moi ! s’écria Lucienne, en fixant sur lui un regard brillant de joie.

— N’a-t-on pas plaisir à voir fleurir une plante que l’on cultive ? dit-il ; je suis oisif et seul, je ferai pour vous ce que j’eusse fait pour ma fille.

— Votre fille ! me permettez-vous alors de vous appeler : père ? Un mot que je n’ai jamais dit à personne.

— Ce nom sera une caresse pour mon oreille, qui l’entend prononcer trop rarement, dit le vieillard. Mais vous aurez un frère, ma fille ; car j’ai un fils, un loyal et brave garçon, un homme de cœur, presque un héros. Je suis fier de lui, je l’avoue ; je l’aime comme on aime un fils unique. Mais, hélas ! la mer me le prend ; il est lieutenant de vaisseau dans la marine militaire. Il s’appelle Stéphane, ajouta-t-il avec une intonation touchante.

— Pauvre père ! dit Lucienne. Je comprends maintenant pourquoi votre front s’assombrit lorsque le vent se déchaîne et bouleverse l’Océan ; pourquoi, les jours qui suivent une tempête, le journal tremble dans votre main, lorsque vous le consultez.

— Que voulez-vous ? on est lâche lorsqu’il s’agit de l’être cher. Moi qui riais au nez du cyclone et maudissais les temps calmes, je redoute pour lui les plus faibles grains.

— Vous ne le voyez donc jamais, ce fils bien-aimé ?

— Si je ne le voyais jamais, la vie ne serait pas possible, s’écria le vieux marin. Il a des congés, et c’est toujours auprès de son père qu’il vient les passer. Je l’ai eu deux jours l’été dernier ; dans un mois je le verrai. Vous le verrez aussi ; vous l’aimerez, j’en suis sûr. En ce moment il est sur les côtes d’Afrique, ce cher Stéphane.

Et il se laissait aller à parler longuement du fils absent, il racontait ses exploits, les combats dans lesquels il s’était signalé, comment il avait mérité la croix d’honneur qui décorait déjà sa poitrine, bien qu’il n’eût pas trente ans. Il disait combien de fois il s’était exposé pour secourir ses semblables, de quelle façon il avait sauvé son navire en jetant à la mer un baril de poudre prêt à s’enflammer.

— Tous les marins sont braves, et, pour se distinguer parmi eux, il faut être d’une intrépidité folle et posséder un sang-froid extrême et une promptitude prodigieuse de jugement dans le danger, dit-il en terminant. C’est ainsi qu’est mon fils, et, au milieu de l’orgueil qu’il m’inspire, il me désespère par le peu de cas qu’il fait de sa vie.

— Vous devez bien souffrir, en effet, disait Lucienne ; et quelle force d’âme vous montrez cependant ! Si l’homme que j’aime était ainsi exposé, je ne pourrais pas supporter l’angoisse qui me dévorerait, je deviendrais bientôt folle.

— Il y a toujours moyen de s’arranger avec la destinée, dit le vieillard ; je suis armé contre elle. Si mon fils meurt, je ne lui survivrai pas, voilà tout.

Lucienne n’objecta rien.

— En effet, pensait-elle, la mort est un refuge contre la douleur.

Bientôt, comme il l’avait annoncé les causeries de M. Lemercier devinrent des enseignements. Il raconta à Lucienne l’histoire du monde, la vie des héros. Il avait été aux Indes, au Japon, en Cochinchine ; il lui décrivit les pays qu’il avait vus, leurs mœurs, leurs religions, leurs légendes. Quelquefois il apportait une carte pour lui faire mieux comprendre la configuration d’un pays, ou bien un herbier contenant une collection des plus curieuses plantes des tropiques. De la botanique, on passait à la zoologie. Lucienne écoutait son maître avec une attention passionnée. Il avait une façon si vive et si nette de lui présenter les choses, il variait si bien ses leçons et les rendait si attrayantes que son élève n’éprouvait aucune fatigue et n’oubliait rien cependant de ce qu’il lui avait enseigné.

— Vous serez vraiment le père de mon intelligence, lui disait Lucienne, qui éprouvait pour lui une profonde tendresse.

Elle avait repris ses promenades le long de la mer, mais le charme attaché à ces lieux si souvent visités commençait à s’amoindrir. Lucienne nourrissait un désir ardent et secret qu’elle ne songeait pas à réaliser, qu’elle n’osait même pas avouer à son protecteur, c’était de voir un seul instant la maison où habitait Adrien. Elle souffrait de ne savoir pas, à travers ses continuelles rêveries, dans quel milieu se l’imaginer.

Il était pourtant bien près d’elle, et un voyage à Rouen pour une affaire de commerce n’avait rien d’invraisemblable. Elle se glisserait à la nuit tombante dans la rue qu’il habitait ; elle verrait sa maison, elle en graverait chaque détail dans sa mémoire. Les fenêtres s’éclaireraient, une ombre peut-être passerait derrière un rideau… Et quel trésor de souvenirs elle rapporterait.

Lucienne chassait cette pensée qui revenait toujours.

Une fois, M. Lemercier lui dit :

— Êtes-vous musicienne ?

— Un peu, dit la jeune fille, j’avais une assez jolie voix.

— Alors, il nous Faut un piano ici ; si vous trouvez ce luxe excessif, vous direz que c’est moi qui l’exige. On sait que vous êtes orpheline et que vous n’avez pas toujours été obligée de travailler ; il est donc tout naturel que vous ayez appris un peu de musique. Il ne faut rien perdre des choses acquises, mais les perfectionner, au contraire. Nous écrirons à Rouen pour louer un piano.

— Si j’y allais ? dit Lucienne vivement.

— À Rouen ?

Alors elle avoua son désir au vieux marin.

— Ma foi ! vous avez bien gagné cette petite récompense, dit-il. Allez, mais soyez prudente.

— Ah ! cher père, comme je vous aime ! s’écria Lucienne en lui sautant au cou.