Lucienne/II/VI

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 255-260).

VI


Dès le lendemain, Lucienne s’envola vers Rouen. Elle se sentait vraiment plus légère qu’un oiseau en courant à la gare de F…, le long des quais, sur la boue durcie par la gelée. Elle était comme un voyageur dans le désert apercevant le source où il va se rafraîchir.

Sans la permission que lui avait accordée son protecteur, elle n’eût pas osé accomplir ce voyage. Elle n’avait plus rien de son ancien caractère : impérieuse autrefois et pleine de caprices, elle devenait timide, craintive, plus féminine que par le passé ; et, depuis que M. Lemercier avait conçu pour elle cette paternelle affection, sa volonté s’assouplissait de plus en plus et se courbait devant celle du vieillard.

— Qu’il est bon de m’avoir permis cette joie ! se disait-elle ; comme il comprend bien les faiblesses d’un jeune cœur !

Elle arriva à Rouen vers quatre heures, et se rendit d’abord chez le facteur de pianos, dont elle avait l’adresse. Lorsqu’elle sortit de la maison, après y être restée quelques instants à peine, il faisait presque nuit, on allumait déjà les becs de gaz. Lucienne ne connaissait pas la ville ; après avoir erré quelque temps au hasard, elle demanda son chemin à une paysanne qui poussait une petite voiture à bras, le long du trottoir.

— Tout dret et puis à gauche, lui répondit-on.

La jeune fille se hâta, et atteignit bientôt la rivière. Elle suivit le cours Boïeldieu, en prenant le trottoir du côté de la Seine, plus obscur et plus solitaire ; elle passa devant la Bourse, devant l’hôtel d’Angleterre, et fut bientôt en face de la maison qu’elle cherchait.

C’était un petit hôtel en pierre, à toit d’ardoises, haut de trois étages. De riches moulures encadraient les fenêtres et la porte en chêne sculpté, à deux battants, comme une porte de salon ; elle était ornée de ferrures polies qui luisaient à la lumière d’un réverbère voisin. Lucienne compta cinq fenêtres de façade ; celles du rez-de-chaussée étaient grillées ; il y avait un sous-sol qui, dans ce moment, était vivement éclairé. Le reste de la maison était obscur, à l’exception de deux fenêtres du premier étage, d’où s’échappait une lueur douce à travers les stores baissés.

La jeune modiste, pelotonnée sur un banc, sans prendre garde au froid ni aux quelques flocons de neige qui commençaient à tomber, regardait de tous ses yeux. C’était donc là qu’il vivait, il entrait et sortait pas cette porte, il s’accoudait à ces balcons ! Lucienne se sentait jalouse des pierres de la maison. Pourtant ce toit ne devait-il pas l’abriter un jour, lorsqu’elle serait la femme d’Adrien ? L’hôtel appartenait à madame Després, et le jeune homme avait souvent dit à sa fiancée qu’après son mariage il ne voulait pas quitter sa mère.

Bientôt la porte s’ouvrit, et une jeune bonne sortit en courant. Lucienne surprit quelque chose de l’intérieur : un vestibule éclairé par une lanterne ronde en verre dépoli.

— Si je voulais, cependant, se disait Lucienne, si je sonnais à cette porte, avec quelle joie on m’accueillerait ! car, dans cette maison où je ne suis jamais entrée, on pense à moi, on me désire, on m’appelle. Ah ! quel courage il faut pour ne pas te répondre, pour te laisser souffrir, cher bien-aimé ! Mais je n’ai pas encore mérité ton amour ; ma place est bien là, à ta porte, dans l’ombre, comme une mendiante qui dévore des yeux la richesse qu’elle ambitionne.

La jeune bonne revint, apportant une salade qu’elle avait été prendre chez la fruitière. La porte se referma avec un bruit sourd.

Alors Lucienne envia celle bonne, elle songea aux histoires de femmes déguisées en page et se mettant, sans être reconnues, au service de leur amant. Si elle avait pu vivre ainsi près de lui, sans qu’il s’en doutât, l’entourant de soins et de tendresses discrètes !

Elle laissait passer le temps, ne pouvant pas se détacher de ce lieu, regardant la maison, les arbres, la rue, imprégnant de ce tableau pour ne plus jamais l’oublier.

Tout à coup elle trembla de tous ses membres, et se cramponna d’un mouvement nerveux au dossier du banc de bois. Adrien s’avançait lentement, nettement éclairé par les lumières des boutiques. Il avait un portefeuille sous le bras.

Lucienne fit un mouvement pour courir à sa rencontre ; mais elle s’arrêta, et, les mains jointes, retenant son souffle, elle le regarda avec adoration.

Il marchait la tête baissée, les regards fixés au sol. De temps en temps il s’arrêtait, comme quelqu’un de préoccupé qui oublie où il est et ce qu’il fait.

— Il est triste, il souffre, se disait Lucienne. S’il pensait tout haut, mon nom serait sur ses lèvres.

Il était arrivé à la porte de sa maison, il sonna deux coups. Lucienne entendit vibrer le timbre. La porte s’ouvrit, puis se referma sur lui.

— Ah ! c’est horrible ! se dit-elle, si près de lui, et si loin ! Il ne devine donc pas que je suis là.

Une autre fenêtre du premier étage s’éclaira, le store n’était pas baissé. La jeune fille vit un valet de chambre qui portait une lampe ; puis Adrien entra ôtant ses gants. Il allait et venait par la chambre, il s’approcha de la fenêtre et y resta un certain temps, regardant l’obscurité, comme si un attrait mystérieux l’eût retenu là. Lucienne voyait très-nettement sa silhouette se découper sur la lumière intérieure, ses épaules larges et élégantes, sa tête fine aux cheveux touffus. Une fois, il se tourna à demi pour répondre à quelqu’un, et elle aperçut très-distinctement son beau profil. Elle était dans le ravissement. Mais Adrien s’en alla. Le domestique ouvrit la fenêtre et fit tomber le store ; puis un rideau s’abaissa sur la fenêtre refermée.

Lucienne poussa un profond soupir. Le froid commençait à l’engourdir un peu ; elle se leva et traversa la rue. Elle toucha les murs de la maison, mit un baiser sur le bouton de la porte où la main d’Adrien s’était posée un instant auparavant. Elle ramassa une petite pierre sur le seuil ; puis curieusement regarda dans la cuisine par une vitre entr’ouverte. La cuisinière surveillait ses casseroles. La jeune bonne s’en allait, portant une pile d’assiettes. Un gros chat blanc dormait sur une chaise.

Tout à coup, une horloge voisine sonna dix heures.

Lucienne poussa un petit cri, étonnée qu’il fût si tard ; et elle s’enfuit, envoyant un baiser du bout de ses doigts à cette maison bien-aimée.

Elle dut courir jusqu’à la gare pour ne pas manquer le train. La neige tombait à gros flocons ; la jeune fille était toute blanche, mais se secouait gaiement, tout en hâtant sa course. Une minute plus tard, et le train partait sans elle.

— Père m’aurait grondée, se dit-elle, en se blottissant dans le coin du wagon.

M. Lemercier attendait Lucienne à la gare de F…

— Comment ! vous êtes là par un temps pareil ! s’écria Lucienne d’un ton de doux reproche.

— Crois-tu que j’aurais pu dormir, sans savoir s’il n’était rien arrivé de fâcheux à mon enfant ? dit-il en la tutoyant pour la première fois.

Le son de sa voix avait quelque chose de joyeux comme une fanfare.

— Qu’avez-vous, mon père ? dit Lucienne. Vos yeux resplendissent de bonheur.

— Ce que j’ai ? Stéphane arrive dans trois jours !