Lucile de Chateaubriand, ses contes, ses poèmes, ses lettres/Au vicomte de Chateaubriand

La bibliothèque libre.
LETTRES

AU

VTE DE CHATEAUBRIAND

I
Le 4 octobre (1803).

J’avais commencé l’autre jour une lettre pour toi ; je viens de la chercher inutilement ; je t’y parlais de madame de Beaumont, et je me plaignais de son silence à mon égard. Mon ami, quelle triste et étrange vie je mène depuis quelques mois ! Aussi ces paroles du prophète me reviennent sans cesse à l’esprit : Le Seigneur vous couronnera de maux, et vous jettera comme une balle. Mais laissons mes peines et parlons de tes inquiétudes. Je ne puis me les persuader fondées : je vois toujours madame de Beaumont pleine de vie et de jeunesse, et presque immatérielle ; rien de funeste ne peut, à son sujet, me tomber dans le cœur. Le Ciel, qui connaît nos sentiments pour elle, nous la conservera sans doute.

Mon ami, nous ne la perdrons point ; il me semble que j’en ai au dedans de moi la certitude. Je me plais à penser que, lorsque tu recevras cette lettre, tes soucis seront dissipés. Dis-lui de ma part tout le véritable et tendre intérêt que je prends à elle ; dis-lui que son souvenir est pour moi une des plus belles choses de ce monde. Tiens ta promesse, et ne manque pas de m’en donner le plus possible des nouvelles. Mon Dieu ! quel long espace de temps il va s’écouler avant que je ne reçoive une réponse à cette lettre ! Que l’éloignement est quelque chose de cruel ! D’où vient que tu me parles de ton retour en France ? Tu cherches à me flatter, tu me trompes. Au milieu de toutes mes peines, il s’élève en moi une douce pensée, celle de ton amitié, celle que je suis dans ton souvenir telle qu’il a plu à Dieu de me former.

Mon ami, je ne garde plus sur la terre de sûr asile pour moi que ton cœur ; je suis étrangère et inconnue pour tout le reste. Adieu, mon pauvre frère ! te reverrai-je ? cette idée ne s’offre pas à moi d’une manière bien distincte. Si tu me revois, je crains que tu ne me retrouves qu’entièrement insensée. Adieu, toi à qui je dois tant, adieu, félicité sans mélange ! O souvenirs de mes beaux jours, ne pouvez-vous donc éclairer un peu maintenant mes tristes heures ?

Je ne suis pas de ceux qui épuisent toute leur douleur dans l’instant de la séparation ; chaque jour ajoute au chagrin que je ressens de ton absence, et serais-tu cent ans à Rome que tu ne viendrais pas à bout de ce chagrin. Pour me faire illusion sur ton éloignement, il ne se passe pas de jour où je ne lise quelques feuilles de ton ouvrage ; je fais tous mes efforts pour croire t’entendre. L’amitié que j’ai pour toi est bien naturelle : dès notre enfance, tu as été mon défenseur et mon ami ; jamais tu ne m’as coûté une larme, et jamais tu n’as fait un ami sans qu’il ne soit devenu le mien. Mon aimable frère, le ciel, qui se plaît à se jouer de toutes mes autres félicités, veut que je trouve mon bonheur tout en toi, que je me confie à ton cœur. Donne-moi vite des nouvelles de madame de Beaumont. Adresse-moi tes lettres chez mademoiselle Lamotte, quoique je ne sache pas quel espace de temps j’y pourrai rester. Depuis notre dernière séparation, je suis toujours, à l’égard de ma demeure, comme un sable mouvant qui me manque sous les pieds : il est bien vrai que pour quiconque ne me connaît pas, je dois paraître inexplicable ; cependant je ne varie que de forme, car le fond

reste constamment le même.
II
17 janvier (1804).

Je me reposais de mon bonheur sur toi et sur madame de Beaumont, je me sauvais dans votre idée de mon ennui et de mes chagrins ; toute mon occupation était de vous aimer. J’ai fait cette nuit de longues réflexions sur ton caractère et ta manière d’être. Comme toi et moi nous sommes toujours voisins, il faut, je crois, du temps pour me connaître, tant il y a diverses pensées dans ma tête ! tant ma timidité et mon espèce de faiblesse extérieure sont en opposition avec ma force intérieure ! En voilà trop sur moi. Mon illustre frère, reçois le plus tendre remercîment de toutes les complaisances que tu n’as cessé de me donner. Voilà la dernière lettre de moi que tu recevras le matin. J’ai beau te faire part de mes idées, elles n’en restent pas

moins tout entières en moi.
III

Me crois-tu sérieusement, mon ami, à l’abri de quelque impertinence de monsieur Chênedollé ? Je suis bien décidée à ne point l’inviter à continuer ses visites ; je me résigne à ce que celle de mardi soit la dernière. Je ne veux point gêner sa politesse. Je ferme pour toujours le livre de ma destinée, et je le scelle du sceau de la raison ; je n’en consulterai pas plus les pages, maintenant, sur les bagatelles que sur les choses importantes de la vie. Je renonce à toutes mes folles idées : je ne veux m’occuper ni me chagriner de celles des autres ; je me livrerai à corps perdu à tous les événements de mon passage dans ce monde. Quelle pitié que l’attention que je me porte ! Dieu ne peut plus m’affliger qu’en toi. Je le remercie du précieux, bon et cher présent, qu’il m’a fait en ta personne et d’avoir conservé ma vie sans tache : voilà tous mes trésors. Je pourrais prendre, pour emblème de ma vie, la lune dans un nuage, avec cette devise : Souvent obscurcie, jamais ternie. Adieu, mon ami. Tu seras peut-être étonné de mon langage, depuis hier matin. Depuis t’avoir vu, mon cœur s’est relevé vers Dieu, et je l’ai placé tout entier au pied de la croix, sa seule et véritable place.

IV
Ce jeudi.

Bonjour, mon ami. De quelle couleur sont tes idées ce matin ? Pour moi, je me rappelle que la seule personne qui put me soulager quand je craignais pour la vie de madame de Farcy, fut celle qui me dit : — Mais il est dans l’ordre des choses possibles que vous mourriez avant elle. Pouvait-on frapper plus juste ? Il n’est rien de tel, mon ami, que l’idée de la mort pour nous débarrasser de l’avenir. Je me hâte de te débarrasser de moi ce matin, car je me sens trop en train de dire de belles choses. Bonjour, mon

pauvre frère. Tiens-toi en joie.
V

Lorsque madame de Farcy existait, toujours près d’elle, je ne m’étais pas aperçue du besoin d’être en société de pensées avec quelqu’un. Je possédais ce bien sans m’en douter. Mais depuis que nous avons perdu cette amie, et les circonstances m’ayant séparée de toi, je connus le supplice de ne pouvoir jamais délasser et renouveler son esprit dans la conversation de quelqu’un ; je sens que mes idées me font mal lorsque je ne puis m’en débarrasser ; cela tient sûrement à ma mauvaise organisation. Cependant, je suis assez contente depuis hier de mon courage. Je ne fais nulle attention à mon chagrin, et à l’espèce de défaillance intérieure que j’éprouve. Je me suis délaissée. Continue à être toujours aimable envers moi : ce sera humanité ces jours-ci. Bonjour, mon ami. À

tantôt, j’espère.
VI

Sois tranquille, mon ami, ma santé se rétablit à vue d’œil. Je me demande souvent pourquoi j’apporte tant de soins à l’étayer. Je suis comme un insensé qui édifierait une fortune au milieu d’un désert. Adieu, mon pauvre frère.

VII

Comme ce soir je souffre beaucoup de la tête, je viens tout simplement, au hasard, de t’écrire quelques pensées de Fénelon pour remplir mon engagement. « On est bien à l’étroit quand on se renferme au dedans de soi. Au contraire, on est bien au large quand on sort de cette prison pour entrer dans l’immensité de Dieu. Nous retrouverons bientôt ce que nous avons perdu. Nous en approchons tous les jours à grands pas. Encore un peu, et il n’y aura plus de quoi pleurer. C’est nous qui mourons : ce que nous aimons vit et ne mourra point. »

« Vous vous donnez des forces trompeuses, telle que la fièvre ardente en donne au malade. On voit en vous, depuis quelques jours, un mouvement convulsif pour montrer du courage et de la gaieté avec un fonds d’agonie. »

Voilà tout ce que ma tête et ma mauvaise plume me permettent de t’écrire ce soir. Si tu veux, je recommencerai demain et t’en conterai peut-être davantage. Bonsoir, mon ami. Je ne cesserai point de te dire que mon cœur se prosterne devant celui de Fénelon, dont la tendresse me semble si profonde et la vertu si élevée.

Bonjour, mon ami. Je te dis à mon réveil mille tendresses et te donne cent bénédictions. Je me porte bien ce matin et suis inquiète si tu pourras me lire et si ces pensées de Fénelon te paraîtront bien choisies. Je crains que mon

cœur ne s’en soit trop mêlé.
VIII

Pourrais-tu penser que je m’occupe follement depuis hier à te corriger ? Les Blossac m’ont confié dans le plus grand secret une romance de toi. Comme je ne trouve pas que dans cette romance tu aies tiré parti de tes idées, je m’amuse à essayer de les rendre dans toute leur valeur. Peut-on pousser l’audace plus loin ? Pardonnez, grand homme, et ressouvenez-vous que je suis ta sœur, qu’il m’est un peu permis d’abuser de vos richesses.

IX
Saint-Michel.

Je ne te dirai plus : ne viens plus me voir, parce que n’ayant plus désormais que quelques jours à passer à Paris, je sens que ta présence m’est essentielle. Ne me viens voir tantôt qu’à quatre heures ; je compte être dehors jusqu’à ce moment. Mon ami, j’ai dans la tête mille idées contradictoires de choses qui me semblent exister et n’exister pas, qui ont pour moi l'effet d’objets qui ne s’offriraient que dans une glace, dont on ne pourrait, par conséquent, s’assurer, quoiqu’on les vît distinctement. Je ne veux plus m’occuper de tout cela ; de ce moment-ci, je m’abandonne. Je n’ai pas comme toi la ressource de changer de rive ; mais je sens le courage de n’attacher nulle importance aux personnes et aux choses de mon rivage et de me fixer entièrement, irrévocablement, dans l’auteur de toute justice et de toute vérité. Il n’y a qu’un déplaisir auquel je crains de mourir difficilement, c’est de heurter en passant, sans le vouloir, la destinée de quelque autre, non pas dans l’intérêt qu’on pourrait prendre à moi ; je ne suis pas assez folle pour cela.

X
Saint-Michel.

Mon ami, jamais le son de ta voix ne m’a fait tant de plaisir que lorsque je l’entendis hier dans mon escalier. Mes idées, alors, cherchaient à surmonter mon courage. Je fus saisie d’aise de te sentir si près de moi ; tu parus et tout mon intérieur rentra dans l’ordre. J’éprouve quelquefois une grande répugnance de cœur à boire mon calice. Comment ce cœur, qui est un si petit espace, peut-il renfermer tant d’existence et tant de chagrins ? Je suis bien mécontente de moi, bien mécontente. Mes affaires et mes idées m’entraînent, je ne m’occupe presque plus de Dieu et je me borne à lui dire cent fois par jour : Seigneur, hâtez-vous de m’exaucer, car mon esprit tombe dans la défaillance.

XI

Mon frère, ne te fatigue ni de mes lettres ni de ma présence ; pense que bientôt tu seras pour toujours délivré de mes importunités. Ma vie jette sa dernière clarté, lampe qui s’est consumée dans les ténèbres d’une longue nuit, et qui voit naître l’aurore où elle va mourir. Veuille, mon frère, donner un seul coup d’œil sur les premiers moments de notre existence ; rappelle-toi que souvent nous avons été assis sur les mêmes genoux, et pressés ensemble tous deux sur le même sein ; que déjà tu donnais des larmes aux miennes, que dès les premiers jours de ta vie tu as protégé, défendu ma frêle existence, que nos jeux nous réunissaient et que j’ai partagé tes premières études. Je ne te parlerai point de notre adolescence, de l’innocence de nos pensées et de nos joies, et du besoin mutuel de nous voir sans cesse. Si je te retrace le passé, je t’avoue ingénuement, mon frère, que c’est pour me faire revivre davantage dans ton cœur. Lorsque tu partis pour la seconde fois de France, tu remis ta femme entre mes mains, tu me fis promettre de ne m’en point séparer. Fidèle à ce cher engagement, j’ai tendu volontairement mes mains aux fers et je suis entrée dans ces lieux destinés aux seules victimes vouées à la mort. Dans ces demeures, je n’ai eu d’inquiétude que sur ton sort ; sans cesse j’interrogeais sur toi les pressentiments de mon cœur. Lorsque j’eus recouvré la liberté au milieu des maux qui vinrent m’accabler. la seule pensée de notre réunion m’a soutenue. Aujourd’hui que je perds sans retour l’espoir de couler ma carrière auprès de toi, souffre mes chagrins. Je me résignerai à ma destinée, et ce n’est que parce que je dispute encore avec elle, que j’éprouve de si cruels déchirements ; mais quand je me serai soumise à mon sort… et quel sort ! Où sont mes amis, mes protecteurs, et mes richesses ? À qui importe mon existence, cette existence délaissée de tous, et qui pèse tout entière sur elle-même ? Mon Dieu ! n’est-ce pas assez pour ma faiblesse de mes maux présents, sans y joindre encore l’effroi de l’avenir ? Pardon, trop cher ami, je me résignerai ; je m’endormirai d’un sommeil de mort sur ma destinée. Mais pendant le peu de jours que j’ai affaire dans cette ville, laisse-moi chercher en toi mes dernières consolations ; laisse-moi croire que ma présence t’est douce. Crois que parmi les cœurs qui t’aiment, aucun n’approche de la sincérité et de la tendresse de mon impuissante amitié pour toi. Remplis ma mémoire de souvenirs agréables qui prolongent auprès de toi mon existence. Hier, lorsque tu me parlas d’aller chez toi, tu me semblais inquiet et sérieux, tandis que tes paroles étaient affectueuses. Quoi, mon frère, serai-je aussi pour toi un sujet d’éloignement et d’ennui ? Tu sais que ce n’est pas moi qui t’ai proposé l’aimable distraction d’aller te voir, que je t’ai promis de ne point en abuser ; mais si tu as changé d’avis, que ne me l’as-tu dit avec franchise ? Je n’ai point de courage contre tes politesses. Autrefois, tu me distinguais un peu plus de la foule commune et me rendais plus de justice. Puisque tu comptes sur moi aujourd’hui, j’irai tantôt à onze heures. Nous arrangerons ensemble ce qui te conviendra le mieux pour l’avenir. Je t’ai écrit, certaine que je n’aurai pas le courage de te dire un seul mot de ce que contient cette lettre.