Lucrezia Floriani/Chapitre 08
VIII.
Salvator Albani était cependant un grand dormeur. Comme tous les hommes dispos, robustes, actifs et insouciants, il mangeait comme quatre, se fatiguait tout le jour, et ne se faisait pas prier pour s’endormir aussi vite que le prince, à qui des habitudes régulières et une petite santé imposaient l’obligation de ne pas veiller.
Si par hasard pourtant, depuis qu’ils étaient en voyage tête à tête, Salvator prolongeait un peu sa soirée, il ne manquait point d’aller deux ou trois fois s’assurer que son enfant (comme il l’appelait) dormait tranquillement. Il avait l’instinct paternel, et quoiqu’il n’eût que quatre ou cinq ans de plus que Karol, il le soignait comme il eût fait pour un fils, tant il avait besoin de servir et d’aider aux êtres plus faibles que lui. En cela, il avait quelque ressemblance avec la Floriani, et pouvait apprécier mieux que personne l’amour profond qu’elle portait à sa progéniture.
Malgré tout, Salvator oublia, cette fois, sa sollicitude accoutumée, et la Floriani, qui ne savait pas à quels ménagements et à quels soins le prince était habitué de sa part, ne lui fit pas songer à le rejoindre.
— Ton ami nous a déjà quittés, lui dit-elle après que Célio eut rempli son message. Il paraît souffrant. Comment l’appelles-tu ? Depuis quand voyagez-vous ensemble ? On dirait qu’il a du chagrin ?…
Quand Salvator eut répondu à toutes ces questions :
— Pauvre enfant ! reprit la Floriani, il m’intéresse. C’est beau d’aimer ainsi sa mère et de la pleurer si longtemps ! Sa figure et ses manières m’ont été au cœur. Ah ! si mon pauvre Célio me perdait, il serait bien à plaindre ! Qui l’aimerait comme moi ?
— Il faut adorer ses enfants et vivre pour eux comme tu le fais, dit Salvator ; mais il ne faut pas trop les habituer à vivre pour eux-mêmes ou pour la tendre mère qui se consacre à eux. Il y a des dangers et des inconvénients graves à ne pas donner à leur esprit tout le développement dont il est susceptible, et mon ami en est un exemple : c’est un être adorable, mais malheureux.
— Comment cela ? pourquoi ? explique-moi cela ? Quand il s’agit d’enfants, de caractères, d’éducation, je suis toujours prête à écouter et à réfléchir.
— Oh ! mon ami est un étrange caractère, et je ne saurais te le définir ; mais, en deux mots, je te dirai qu’il prend tout avec excès, l’affection et l’éloignement, le bonheur et la peine.
— Eh bien, c’est une nature d’artiste.
— Tu l’as dit ; mais on ne l’a pas assez développé dans ce sens ; il a une passion vive, mais trop générale pour l’art. Il est exclusif dans ses goûts, mais il n’est pas dominé par une spécialité qui l’occupe et le contraigne à se distraire de la vie réelle.
— Eh bien, c’est une nature de femme.
— Oui ; mais pas comme la tienne, ma Floriani. Quoiqu’il soit capable d’autant de passion, de dévouement, de délicatesse, d’enthousiasme, que la femme la plus tendre…
— En ce cas, il est bien à plaindre, car il cherchera toute sa vie sans trouver un cœur qui lui réponde parfaitement.
— Ah ! c’est que tu n’as pas bien cherché, Lucrezia ; si tu voulais, tu trouverais sans aller bien loin !
— Parle-moi de ton ami…
— Non, ce n’est pas de lui, c’est de moi que je te parle.
— J’entends bien, je te répondrai tout à l’heure ; mais je n’aime pas à changer de propos à chaque instant. Réponds-moi d’abord : pourquoi dis-tu qu’il est si différent de moi, ton ami, malgré les rapports que tu prétends établir ?
— C’est qu’il y a mille nuances dans ton esprit et qu’il n’y en a pas dans le sien. Le travail, les enfants, l’amitié, la campagne, les fleurs, la musique, tout ce qui est bon et beau, tu le sens si vivement que tu peux toujours te distraire et te consoler.
— C’est vrai. Et lui ?
— Il aime tout cela par rapport à l’être qu’il aime, mais rien de tout cela par soi-même. L’objet de son amour mort ou absent, rien n’existe plus pour lui. Le désespoir et l’ennui l’accablent, et son âme n’a pas assez de vigueur pour recommencer la vie à cause d’un nouvel amour.
— C’est beau, cela ! dit la Floriani saisie d’une naïve admiration. Si j’avais rencontré une âme pareille quand j’ai aimé pour la première fois, je n’aurais eu qu’un amour dans ma vie.
— Tu me fais peur, Lucrezia. Est-ce que tu vas aimer mon petit prince ?
— Je n’aime pas les princes, répondit-elle d’un air ingénu. Je n’ai jamais pu aimer que de pauvres diables. D’ailleurs, ton petit prince serait mon fils !
— Folle que tu es ! tu as trente ans, et il en a vingt-quatre !
— Ah ! J’aurais cru qu’il n’en avait que seize ou dix-huit ; il a l’air d’un adolescent ! Et quant à moi, je me sens si vieille et si sage, que je me figure que j’en ai cinquante.
— C’est égal, je ne suis pas tranquille ; il faut que j’emmène mon prince demain.
— Tu peux être fort tranquille, Salvator, je n’aurai plus d’amour. Tiens, dit-elle en lui prenant la main et en la plaçant sur son cœur, il y a là une pierre désormais. Mais non, ajouta-t-elle en plaçant la main de Salvator sur son front, l’amour des enfants et la charité habitent encore dans le cœur ; mais le principal siège de l’amour est là, vois-tu, dans la tête, et ma tête est pétrifiée. Je sais qu’on le place dans les sens ; ce n’est pas vrai pour les femmes intelligentes. Il suit chez elles une marche progressive ; il s’empare du cerveau d’abord, il frappe à la porte de l’imagination. Sans cette clef d’or, il n’entre point. Quand il s’en est rendu maître, il descend dans les entrailles, il s’insinue dans toutes nos facultés, et nous aimons alors l’homme qui nous domine comme un Dieu, comme un enfant, comme un frère, comme un mari, comme tout ce que la femme peut aimer. Il excite et subjugue toutes nos fibres vitales, j’en conviens, et les sens y jouent un grand rôle à leur tour. Mais la femme qui peut connaître le plaisir sans l’enthousiasme est une brute, et je te déclare que l’enthousiasme est mort en moi. J’ai eu trop de déceptions, j’ai trop d’expérience, et par-dessus tout cela, je suis trop fatiguée. Tu sais comme je me suis dégoûtée du théâtre tout à coup, par lassitude, quoique je fusse dans toute ma force physique. Mon imagination était rassasiée, épuisée. Je ne trouvais plus dans le répertoire universel un seul rôle qui me parût vrai, et quand j’essayais d’en faire un à mon gré, je m’apercevais, après l’avoir joué une seule fois, que je n’avais pas rendu mon sentiment en l’écrivant. Je ne le disais pas bien, parce qu’il n’était pas bon, ce rôle, et je n’étais pas dupe de moi-même quand le public essayait de me tromper en applaudissant. Eh bien, je suis arrivée au même point pour l’amour : j’ai usé trop vite les cordes de l’illusion.
« L’amour est un prisme, continua la Floriani. C’est un soleil que nous portons au front et par lequel notre être intérieur s’illumine. Qu’il s’éteigne, et tout retombe dans la nuit ! Maintenant, je vois la vie et les hommes tels qu’ils sont. Je ne peux plus aimer que par charité ; c’est ce que j’ai fait pour Vandoni, mon dernier amant. Je n’avais plus d’enthousiasme, j’étais reconnaissante de son affection, touchée de sa souffrance, je me dévouais ; je n’étais pas heureuse, je n’avais pas même d’ivresse. C’était une immolation perpétuelle, insensée, contre nature. Tout à coup, cette situation me fit horreur, je me trouvai avilie. Je ne pus supporter le reproche de mes amours passés, parce que, de tous ces amours où je m’étais jetée naïvement et aveuglément, aucun ne me paraissait aussi coupable que celui que j’essayais de faire durer en dépit de moi-même… Oh ! que de choses j’aurais à vous dire là-dessus, mon ami ! mais vous êtes encore trop jeune, vous ne me comprendriez pas.
— Parle ! parle ! s’écria Salvator, qui était devenu pensif ; et, retenant fortement la main de Lucrezia dans la sienne : Fais que je te connaisse bien, lui dit-il, afin que je continue à t’aimer comme ma sœur, ou que j’aie le courage de t’aimer autrement. Vois, je suis calme, parce que je suis attentif.
— Aime-moi comme ta sœur, et non autrement, reprit-elle ; car moi je ne puis voir en toi qu’un frère. C’est ainsi que j’aimais Vandoni, et depuis des années. Je l’avais connu au théâtre, où il ne brillait pas par son talent, mais où il se rendait utile par son activité, son dévouement et sa bonté. Un soir… à la campagne, près de Milan, un beau soir d’été, comme celui-ci ! il me faisait raconter l’histoire de ma rupture avec le chanteur Tealdo Soavi, le père de ma chère petite Béatrice. Celui-là, je l’avais aimé avec passion ; mais c’était une âme lâche et perverse. Il prétendait vouloir m’épouser, et il était marié ! Je ne tenais point au mariage ; mais, à la vérité, je ne pus apprendre sans horreur qu’il savait mentir si longtemps et si habilement. Je fus amère et emportée dans mes reproches ; il me quitta au moment où j’allais devenir mère. Je n’aurais pas eu le courage de le chasser, mais j’eus celui de ne pas le rappeler.
« Béatrice n’avait encore qu’un an lorsque le pauvre Vandoni, qui s’était fait mon serviteur, mon cavalier-servant, mon âme damnée, et qui m’aimait depuis bien longtemps sans oser me le dire, en écoutant le récit de mes chagrins, se jeta à mes pieds : — « Aime-moi, me dit-il, et je te consolerai de tout. Je réparerai, j’effacerai tout le mal qu’on t’a fait. Je sais bien que tu n’auras pas de passion pour moi ; mais cède à la mienne, et peut-être que l’amour qui me consume se communiquera à ton cœur. D’ailleurs, avec ton amitié et ta confiance, je serai encore le plus heureux, le plus reconnaissant des hommes. »
« Je résistai longtemps. J’avais tant d’amitié pour lui, en effet, que l’amour m’était impossible. Je voulus l’éloigner ; il voulut sérieusement se tuer. J’essayai de vivre chastement près de lui ; il devint comme fou. Je cédai ; je crus que je commettais un inceste, tant j’eus de honte, de douleur et de larmes, au lieu d’ivresse, dans ses bras.
« Ses transports pourtant m’attendrirent, et, pendant quelque temps, j’eus avec lui une existence assez douce. Mais il avait compté que son exaltation serait à la fin partagée. Quand il vit qu’il s’était trompé et que je n’étais pour lui qu’une compagne douce et dévouée, il n’eut pas la modestie de se dire que je le connaissais trop pour avoir de l’enthousiasme, et que, plus je le connaîtrais, moins l’enthousiasme pourrait venir. Il était jeune, beau, plein de cœur ; il ne manquait ni d’esprit ni d’instruction ; il ne concevait pas qu’il ne pût exercer sur moi aucun prestige… Ni toi non plus, peut-être, Salvator ? Je vais te dire pourquoi il n’en exerçait point.
« Ce n’est pas au mérite de l’être aimé qu’il faut mesurer la puissance de l’amour que nous éprouvons. L’amour vit de sa propre flamme pendant un certain temps, et même il s’allume en nous sans consulter notre expérience et notre raison. Ce que je te dis là est banal dans l’exemple, et tous les jours on voit des êtres sublimes ne rencontrer qu’ingratitude et trahison, tandis que des âmes perverses ou misérables inspirent des passions violentes et tenaces.
« On le voit, on le constate et l’on s’en étonne toujours, parce qu’on n’en recherche pas la cause, parce que l’amour est un sentiment de nature mystérieuse, que tout le monde subit sans le comprendre. Ce sujet est si profond qu’il est effrayant d’y penser, et pourtant, ne pourrait-on essayer sérieusement ce qui n’a été qu’aperçu d’une manière vague ? Ne pourrait-on l’étudier, l’analyser, le comprendre et le connaître jusqu’à un certain point, ce sentiment délicieux et terrible, le plus grand que l’espèce humaine ressente, celui auquel nul ne se soustrait, et qui, pourtant, prend autant de formes et d’aspects différents qu’il existe d’individualités sur la terre ? Ne pourrait-on du moins saisir son essence métaphysique, découvrir la loi de son idéal, et savoir ensuite, en s’interrogeant soi-même, si c’est un amour noble et juste, ou bien un amour funeste et insensé qu’on porte en soi ?
— Voilà de grandes préoccupations, Lucrezia ! dit Salvator, et, puisque tu en es à ce point de méditation, je vois bien que tu n’es plus sous l’empire des passions.
— Ce ne serait pas une raison, reprit-elle. On peut éprouver de grandes émotions et s’en rendre compte. C’est peut-être un malheur ; mais j’ai cette faculté, je l’ai toujours eue ; et, au milieu des plus grands orages de ma jeunesse, ma pensée se dévorait elle-même pour voir clair dans la tempête qui la bouleversait ; je ne conçois même pas que, dans la passion, on ait une autre contention d’esprit que celle-là. Je sais bien qu’elle n’aboutit pas ; que, plus on cherche à voir clair en soi, plus la vue se trouble ; mais cela vient, comme je te l’ai dit, de ce que la loi de l’amour n’est pas connue, et de ce que le catéchisme de nos affections est encore à faire.
— Ainsi, dit Salvator, tu as beaucoup cherché, toi, et tu n’as pas trouvé le mot de l’énigme !
— Non, mais je pressens quelque chose, c’est qu’il est dans l’Évangile.
— L’amour dont nous parlons ici n’est pas dans l’Évangile, ma pauvre amie. Jésus l’a proscrit, il l’a ignoré. Celui qu’il nous enseigne s’étend à l’humanité collective, et ne se concentre pas sur un seul être.
— Je n’en sais rien, répondit-elle ; mais il me semble que tout ce que Jésus a dit et pensé n’est pas assez compris dans l’Évangile, et je jurerais qu’il n’était pas aussi ignorant sur l’amour qu’on veut bien le dire. Qu’il ait vécu vierge, je le veux bien, il n’en a que mieux saisi le côté métaphysique de l’amour. Qu’il soit Dieu, je le veux bien encore ; je vois alors, dans son incarnation, un mariage avec la matière, une alliance avec la femme, qui ne me laisse pas de doutes sur la pensée divine. Ne te moque donc pas de moi quand je te dis que Jésus a mieux compris l’amour que qui que ce soit ; remarque bien sa conduite avec la femme adultère, avec la Samaritaine, avec Marthe et Marie, avec Madeleine ; sa parabole des ouvriers de la douzième heure, si sublime et si profonde ! Tout ce qu’il fait, tout ce qu’il dit, tout ce qu’il pense, tend à nous montrer l’amour plus grand dans sa cause que dans son objet, faisant bon marché de l’imperfection des êtres, et s’excitant à être d’autant plus vaste et plus ardent que l’humanité est plus coupable, plus faible et moins digne de ce généreux amour.
— Oui, tu fais là la peinture de la charité chrétienne.
— Eh bien, l’amour, le grand, le véritable amour, n’est-il pas la charité chrétienne appliquée et comme concentrée sur un seul être ?
— Utopie ! l’amour est le plus égoïste des sentiments, le plus inconciliable avec la charité chrétienne.
— L’amour, tel que vous l’avez fait, misérables hommes ! s’écria la Lucrezia avec feu ; mais l’amour que Dieu nous avait donné, celui qui, de son sein, aurait dû passer, pur et brûlant, dans le nôtre, celui que je comprends, moi, que j’ai rêvé, que j’ai cherché, que j’ai cru saisir et posséder quelquefois dans ma vie (hélas ! le temps de faire un rêve et de s’éveiller en sursaut), celui pourtant auquel je crois comme à une religion, bien que j’en sois peut-être le seul adepte et que je sois morte à la peine de le poursuivre… celui-là est calqué sur l’amour que Jésus-Christ a ressenti et manifesté pour les hommes. C’est un reflet de la charité divine, il obéit aux mêmes lois ; il est calme, doux, et juste avec les justes. Il n’est inquiet, ardent, impétueux, passionné en un mot, que pour les pécheurs. Quand tu verras deux époux, excellents l’un pour l’autre, s’aimer d’une manière paisible, tendre et fidèle, dis que c’est de l’amitié ; mais quand tu te sentiras, toi, noble et honnête homme, violemment épris d’une misérable courtisane, sois certain que ce sera de l’amour, et n’en rougis pas ! C’est ainsi que le Christ a chéri ceux qui l’ont sacrifié !
« C’est ainsi que, moi, j’ai aimé Tealdo Soavi. Je le savais bien égoïste, vaniteux, ambitieux, ingrat, mais j’en étais folle ! Quand je le connus infâme, je le maudis, mais je l’aimais encore. Je l’ai pleuré avec une amertume si âcre que, depuis ce temps-là, j’ai perdu la faculté d’aimer un autre homme. J’ai paru vite consolée, et, maintenant, je le suis certainement ; mais le coup a été si violent, la blessure si profonde, que je n’aimerai plus ! »
La Floriani essuya une larme qui coulait lentement sur sa joue pâle et calme. Sa figure n’exprimait aucune irritation, mais sa tranquillité avait quelque chose d’effrayant.