Lucrezia Floriani/Chapitre 09

La bibliothèque libre.
Lucrezia Floriani
◄  VIII.
X.  ►

IX.

— Ainsi, c’est à cause d’un scélérat que tu n’as pu aimer un honnête homme ? dit Salvator ému : tu es une étrange femme, Lucrezia !

— Et quel besoin cet homme avait-il de mon amour ? reprit-elle. N’était-il pas assez heureux par lui-même, de se sentir juste, bien organisé, sage, en paix avec sa conscience et avec les autres ? Il demandait mon amitié pour récompense d’une bonne vie et d’un long dévouement. Il l’eut, et ne voulut pas s’en contenter. Il demanda de la passion ; il lui fallait de l’inquiétude, des tourments. Il ne dépendait pas de moi d’être malheureuse à cause de lui. Il ne put me pardonner de vouloir le rendre heureux.

— Voilà bien des paradoxes, mon amie, j’en suis épouvanté ! Tu dis de fort belles choses, mais si l’on voulait te résumer, ce serait difficile. L’amour, dis-tu, est généreux, sublime et divin. Le Christ lui-même nous l’a enseigné indirectement en nous enseignant la charité. C’est la compassion poussée jusqu’à l’emportement, le dévouement jusqu’au délire. Cela, par conséquent, n’entre que dans les grands cœurs. Alors les grands cœurs sont condamnés à l’enfer dès cette vie, puisqu’ils ne brûlent de ce feu sacré que pour les méchants et les ingrats.

— Mais cela est certain ! s’écria la Floriani, l’énigme de la vie n’a pas d’autre mot : sacrifice, torture et lassitude. Voilà pour la jeunesse, pour la force de l’âge et pour la vieillesse.

— Et les justes ne connaîtront pas le bonheur d’être aimés, par conséquent ?

— Non, tant que le monde ne changera pas, et avec lui le cœur humain. Si Jésus revient dans d’autres temps, comme il l’a promis, il donnera, j’espère, de plus douces lois à une nouvelle race d’hommes ; mais aussi cette race vaudra mieux que nous.

— Ainsi, point d’amour partagé, point d’ivresse pure pour nos générations ?

— Non, non, trois fois non !

— Tu me fais peur, âme désespérée !

— C’est que tu veux voir le bonheur dans l’amour : il n’y est point. Le bonheur, c’est le calme, c’est l’amitié ; l’amour, c’est la tempête, c’est le combat.

— Eh bien ! moi, je vais te définir un autre amour : l’amitié, par conséquent le calme, uni à la volupté ; c’est-à-dire, la jouissance, le bonheur.

— Oui, c’est là l’idéal du mariage. Je ne le connais pas, bien que je l’aie rêvé et poursuivi.

— Et de ce que tu l’ignores, tu le nies ?

— Salvator, as-tu jamais rencontré deux amants ou deux époux qui s’aimassent absolument de la même manière, avec autant de force ou de calme l’un que l’autre ?

— Je ne sais pas… je ne crois pas !

— Moi, je suis bien sûre que non. Dès que la passion s’empare de l’un des deux (et c’est inévitable !) l’autre s’attiédit, la souffrance arrive, et le bonheur est troublé, sinon perdu. Dans la jeunesse, on cherche à s’aimer, dans l’âge fait, on s’aime en se torturant, dans l’âge mûr, on s’aime, mais l’amour est parti !

— Eh bien, dans l’âge mûr, tu te marieras, je le vois ; tu feras un mariage de raison, de douce sympathie, et tu vivras heureuse par l’amitié conjugale. C’est là ton rêve, n’est-ce pas ?

— Non, Salvator, l’âge mûr est venu pour moi. Mon cœur a cinquante ans, mon cerveau en a le double, et je ne crois pas que l’avenir me rajeunisse. Il aurait fallu n’aimer qu’un seul homme, traverser avec lui toutes les vicissitudes, souffrir avec lui, pour lui, et lui conserver le dévouement angélique que le Christ nous a enseigné. Cette vertu aurait pu alors compter sur sa récompense. La vieillesse serait venue tout guérir, et je me serais endormie doucement auprès du compagnon de ma vie, sûre d’avoir accompli mon devoir jusqu’au bout, et de lui avoir consacré un dévouement utile.

— Que ne l’as-tu fait ? Tu avais tant pardonné à ton premier amant ! Quand je t’ai connue, tu semblais résolue à pardonner éternellement au second !

— J’ai manqué de patience, la foi m’a abandonnée ; j’ai obéi à la faiblesse de la nature humaine, au découragement, à la folle espérance d’être heureuse par un autre. Je me suis trompée. Les hommes ne peuvent nous savoir gré de l’héroïsme que nous avons eu pour d’autres que pour eux ; ils nous en font un crime et un reproche, au contraire, et plus nous nous sommes dévouées avant de les connaître, plus ils nous jugent incapables de nous dévouer pour eux.

— N’est-ce pas vrai ?

— Cela devient vrai après un certain nombre d’erreurs et d’entraînements. L’âme s’épuise, l’imagination se glace, le courage s’en va, les forces nous abandonnent. C’est là où j’en suis ! Si je disais maintenant à un homme que je suis capable d’aimer, je mentirais effrontément.

— Ah ! tu n’as jamais été coquette, ma pauvre Floriani, et je vois que tu ne pourrais devenir galante !

— Tu me plains donc à cause de cela ?

— Je me plains, moi ! car, malgré tout ce que tu me dis là, et peut-être à cause de cela même, je me sens éperdument amoureux de toi.

— En ce cas, bon soir, mon bon Salvator, tu partiras demain.

— Tu le veux ? Ah ! si tu pouvais le vouloir !

— Qu’est-ce à dire ?

— Que je resterais malgré toi, et que j’aurais de l’espoir.

— Tu t’imaginerais que je te crains ? Tu n’étais pas fat, et tu l’es devenu.

— Non, je ne suis pas devenu fat ; mais je ne sais pourquoi tu veux me faire croire que tu es devenue invulnérable. N’as-tu jamais eu de caprices ?

— Jamais !

— Ah ! par exemple !

— Écoute, j’ai eu des entraînements violents, aveugles, coupables ! je ne le nie pas ; mais ce n’étaient pas des caprices. On appelle ainsi une intrigue de plaisir qui dure huit jours…… Mais il y a aussi des passions de huit jours !…

— Il y a même des passions d’une heure ! s’écria Salvator avec emportement.

— Oui, répondit-elle, des illusions si soudaines et si puissantes qu’elles font place à l’aversion et à l’épouvante en se dissipant. Les passions les plus courtes ont pu être les mieux senties ; on les pleure et on en rougit toute la vie.

— Pourquoi donc en rougir si elles sont sincères ? On peut être bien sûr au moins que celles-là sont partagées.

— On n’en est pas plus sûr que des autres.

— Ce qui est spontané, irrésistible, est légitime et de droit divin.

— Le droit du plus fort n’est pas le droit divin, répondit la Floriani en se dégageant des bras de Salvator. Mon ami, pourquoi viens-tu m’outrager dans ma demeure ? Je n’ai pas d’enthousiasme pour toi.

— Lucrèce ! Lucrèce ! tu ne te tuerais pas demain matin ?

— Lucrèce eut tort de se tuer. Sextus ne l’avait point possédée ! Celui-là même qui a surpris les sens d’une femme n’a pas été son amant.

— Ah ! tu as raison, ma chère Floriani, dit Salvator en se mettant à ses genoux. Veux-tu me pardonner ?

— Oui, sans doute, dit-elle en souriant. Nous sommes seuls et il est minuit. Je n’ai pas d’amant, et je t’ai reçu. Ce qui se passe en toi n’est pas ta faute, mais la mienne. Il faudra donc que je renonce, pendant dix ans encore, à voir mes amis ! c’est triste.

— Oh ! ma chère Floriani, vous pleurez, je vous ai offensée !

— Non, pas offensée. Ma vie n’a pas été assez chaste pour que j’aie le droit de m’offenser d’un désir exprimé brutalement.

— Ne parle pas ainsi, je te respecte et je t’adore.

— C’est impossible. Tu es homme et tu es jeune, voilà tout.

— Foule-moi aux pieds, mais ne dis pas que je n’ai que des sens auprès de toi. Mon cœur est ému, ma tête exaltée, et ton refus, loin de m’irriter, augmente encore mon respect et mon affection. Oublie que je t’ai fait de la peine. Mon Dieu ! comme te voilà pâle et triste ! Malheureux fou que je suis, j’ai réveillé le souvenir de toutes tes douleurs ! Ah ! tu pleures, tu pleures amèrement ! Tu me donnes envie de me tuer, tant je me méprise !

— Pardonne-toi, comme je te pardonne, dit la Floriani avec douceur, en se levant et en lui tendant la main. J’ai tort de m’affecter d’un hasard que j’aurais dû prévoir. J’en aurais ri autrefois ! Si j’en pleure aujourd’hui, c’est que je croyais être déjà entrée pour toujours dans une vie de calme et de dignité. Mais il n’y a pas assez longtemps que j’ai rompu avec la faiblesse et la folie pour qu’on me croie sage et forte. Ces entretiens sur l’amour, ces épanchements, ces confidences entre un homme et une femme, la nuit, sont dangereux, et si tu as eu de mauvaises pensées, tout le tort en est à mon imprudence. Mais ne prenons pas cela trop au sérieux, dit-elle en essuyant ses yeux et en souriant à son ami avec une admirable mansuétude. Je dois accepter cette mortification en expiation de mes fautes passées, quoique je n’en aie jamais commis de ce genre. Peut-être aurais-je mieux fait d’être galante que d’être passionnée ! Je n’aurais nui qu’à moi-même, au lieu que ma passion a brisé d’autres cœurs que le mien. Mais que veux-tu, Salvator ? Je n’étais pas née pour les mœurs philosophiques, comme on les appelait autrefois… ni toi non plus, mon ami, tu vaux mieux que cela. Ah ! par respect pour toi-même, ne demande pas aux femmes du plaisir sans amour ! autrement, tu cesseras d’être jeune avant d’être vieux, et c’est la pire de toutes les existences morales.

— Lucrezia, tu es un ange, dit Salvator ; je t’ai outragée, et tu me parles comme une mère à son fils… Laisse-moi embrasser tes pieds, je ne suis plus digne d’embrasser ton front. Je ne l’oserai plus jamais, je crois !

— Viens embrasser des fronts plus purs, lui dit-elle en passant son bras sous celui de Salvator. Viens dans ma chambre.

— Dans ta chambre ! dit-il tout tremblant.

— Oui, dans ma chambre, reprit-elle avec un rire franc où il ne restait plus aucune amertume ; et, lui faisant traverser un boudoir, elle l’entraîna dans une pièce tendue de blanc, où quatre petits lits couleur de rose entouraient une sorte de hamac piqué suspendu par des cordons de soie. Les quatre enfants de la Floriani reposaient dans ce sanctuaire et formaient comme un rempart autour de sa couche volante.

— J’étais très-voluptueuse pour mon sommeil autrefois, lui dit-elle, et j’avais de la peine à me réveiller dans la nuit pour soigner mes enfants après les fatigues du théâtre et du monde. Depuis que je goûte le bonheur de vivre pour eux et avec eux, à toutes les heures du jour et de la nuit, je me suis faite à des habitudes plus vigilantes ; je perche comme un oiseau sur la branche à côté de son nid, et mes enfants ne font pas un mouvement que je n’entende et que je ne surveille. Tu vois ! pour deux heures que je les ai quittés, j’ai été punie, j’ai eu du chagrin. Si je m’étais couchée à dix heures avec eux, comme de coutume, je ne me serais pas souvenue du passé…… Ah ! le passé, c’est mon ennemi !

— Ton passé, ton présent, ton avenir sont adorables, Lucrezia, et je donnerais toute ma vie pour avoir été toi un seul jour. J’en serais fier, et ce jour ferait l’orgueil et le bonheur de ma mémoire. Adieu ! nous partirons, mon ami et moi, à la pointe du jour. Permets que j’embrasse tous tes enfants, et donne-moi ta bénédiction. Elle me sanctifiera, et quand nous nous reverrons, je serai digne de toi.

Quand Salvator Albani entra dans sa chambre, il était près d’une heure du matin. Il y pénétra avec précaution, et s’approcha de son lit sur la pointe du pied, dans la crainte de réveiller son ami, dont le silence et l’immobilité lui faisaient croire qu’il dormait.

Cependant, avant d’éteindre sa lumière, le jeune comte alla doucement, selon son habitude, entr’ouvrir un peu le rideau du prince, afin de s’assurer qu’il dormait paisiblement. Il fut surpris de lui voir les yeux ouverts et fixés sur lui, comme s’il interrogeait tous ses mouvements.

— Tu ne dors pas, mon bon Karol ? Je t’ai éveillé, lui dit-il.

— Je n’ai pas dormi, répondit le prince d’un ton où perçait une sorte de tristesse et de reproche. J’étais inquiet de toi.

— Inquiet ! dit Salvator, feignant de ne pas comprendre : sommes-nous dans un repaire de brigands ? Tu oublies que nous avons fait halte dans une bonne villa, chez des personnes amies.

— Nous avons fait halte ! dit Karol avec un soupir étrange : c’est ce que je craignais !

— Oh ! oh ! ton pressentiment n’est pas dissipé ? Eh bien, tu en seras bientôt délivré. La halte ne sera pas longue. Je vais me jeter pendant deux heures sur mon lit, et nous partirons encore avant le lever du soleil.

— Se retrouver et se quitter ainsi ! reprit le prince en s’agitant sur son chevet avec angoisse : c’est étrange… c’est affreux !

— Comment ! comment ! que dis-tu là ? Tu désires que nous restions !

— Non, certes, pas pour moi ; mais pour toi, je suis effrayé d’une telle facilité de séparation, après une telle facilité de rapprochement.

— Voyons, mon bon Karol, tu divagues, s’écria Salvator en s’efforçant de rire ; je comprends tes soupçons et tes accusations un peu hasardées… un peu dures… Tu t’imagines que je sors d’un tête-à-tête enivrant, et que, satisfait d’une agréable et facile aventure, je m’apprête à partir sans saluer la compagnie, sans regrets, sans amour, en un mot ? Grand merci !

— Salvator, je n’ai rien dit de tout cela ; tu me fais parler pour me chercher querelle.

— Non, non, ne nous querellons pas ; ce n’est pas le moment, dormons. Bonsoir !

Et en gagnant son lit, où il se jeta avec un peu d’humeur, Salvator murmura entre ses dents : Comme tu y vas, toi ! Que ces gens vertueux sont donc charitables ! Ah ! ah ! c’est très-plaisant, cela !

Mais il ne riait pas de bien bon cœur. Il sentait qu’il était coupable, et que si la Floriani eût voulu être aussi folle que lui, l’accusation du prince n’eût porté que trop juste.