Lucrezia Floriani/Chapitre 14

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Lucrezia Floriani
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XIV.


J’espère, lecteur, que tu sais d’avance ce qui va se passer dans ce chapitre, et que rien de tout ce qui est arrivé jusqu’ici, dans le cours monotone de cette histoire, ne t’a causé le plus léger étonnement. Je voudrais être auprès de toi quand tu approches du dénouement de chaque phase d’un roman quelconque, et, d’après tes prévisions je saurais si l’œuvre est dans le chemin de la logique et de la vérité ; je me méfie beaucoup d’un dénouement impossible à prévoir pour tout autre que pour l’auteur parce qu’il n’y a pas plusieurs partis à prendre pour des caractères donnés. Il n’y en a qu’un, et si personne ne s’en doute, c’est que les caractères sont faux et impossibles.

Tu me diras peut-être que voilà le prince Karol se livrant à une explosion de sentiment et à un abandon de passion bien en dehors des habitudes que je t’ai révélées de lui jusqu’ici. Mais non, tu ne me feras pas une observation aussi niaise ; car je te renverrais encore à toi-même et je te demanderais si, en matière d’amour, ce qui nous semble le plus opposé à nos goûts et à nos facultés n’est pas précisément ce que nous embrassons avec le plus d’ardeur ; et si, dans ces cas-là, l’impossible n’est pas justement l’inévitable.

Vraiment, la vie, telle qu’elle se passe sous nos yeux, est bien assez folle et assez fantasque, le cœur humain, tel que Dieu l’a fait, est bien assez mobile et assez inconséquent ; il y a, dans le cours naturel des choses, bien assez de désordres, de cataclysmes, d’orages, de désastres et d’imprévu, pour qu’il soit inutile de se torturer la cervelle à inventer des faits étranges et des caractères d’exception. Il suffirait de raconter. Et puis, qu’est-ce que les caractères exceptionnels que le roman va toujours chercher pour surprendre et intéresser le public ? Est-ce que nous ne sommes pas tous des exceptions par rapport aux autres, dans le détail infini de nos organisations ? Si certaines lois communes font de l’humanité un seul être, n’y a-t-il pas, dans l’analyse de cette grande synthèse, autant d’êtres distincts et dissemblables que nous sommes d’individualités ? La Genèse nous dit que Dieu fit l’homme d’un peu de terre et d’eau, pour nous montrer que la même matière élémentaire servit à notre formation. Mais, dans la combinaison des parties constituantes de cette matière, reste la diversité éternelle et infinie, et, de là, ces deux feuilles identiques impossibles à rencontrer dans le règne végétal, ces deux cœurs identiques inutiles à rêver dans la race humaine. Sachons donc bien ce lieu commun : que chacun de nous est un monde inconnu à ses semblables, et pourrait raconter de soi une histoire ressemblant à celle de tout le monde, semblable à celle de personne.

Le roman n’a pas autre chose à faire que de raconter fidèlement une de ces histoires personnelles, et de la rendre aussi claire que possible ; qu’on y ajoute beaucoup de faits extérieurs, qu’on y mêle beaucoup d’individualités diverses, je le veux bien : mais c’est compliquer beaucoup la besogne sans beaucoup de profit pour notre instruction morale. Et puis, c’est très-fatigant pour le lecteur, qui est paresseux ! Réjouis-toi donc, paresseux de lecteur, de trouver aujourd’hui un auteur plus paresseux que toi.

Tu pressens déjà que la Floriani, en faisant la transaction, s’engageait plus qu’elle ne pensait, et qu’un amour maternel platonique, et pourtant passionné, ne pouvait durer éternellement entre un homme de vingt-quatre ans et une femme de trente, beaux tous les deux, et tous deux enthousiastes et avides de tendresse. Cela dura six semaines, peut-être deux mois, avec une sérénité angélique de part et d’autre, et ce fut, il faut bien le dire, le plus beau temps de leur amour. Puis vint l’orage, et c’est dans l’âme du jeune homme qu’il s’alluma d’abord ; puis vinrent quelques heures d’ivresse, où, pour tous deux, le ciel sembla descendre sur la terre. Mais quand la félicité humaine est arrivée à son apogée, elle touche à sa fin. L’inexorable loi qui préside à notre destinée l’a réglé ainsi, et la plus folle des sagesses serait celle qui exhorterait l’homme à se développer pour le bonheur absolu, sans lui dire que ce bonheur doit être dans sa vie le passage d’un éclair, et qu’il faut s’arranger pour végéter le reste du temps, assez satisfait d’une espérance ou d’un souvenir. Il en est de la vie comme du roman : pour qu’elle fût complète, il faudrait mourir le lendemain de certains jours. Pour que le roman flatte l’imagination, on le termine ordinairement le jour de l’hyménée ; c’est-à-dire qu’on aspire, pendant un nombre plus ou moins savant de volumes, à voir luire un rayon, dont aucun art ne peut exprimer l’éclat et la beauté, et que le lecteur colore à sa guise, car c’est là que l’auteur renonce à peindre et lui souhaite le bonsoir.

Eh bien ! pour essayer un peu de sortir du chemin tracé, nous ne fermerons pas le livre à cette page fatale. Nous nous arrêterons un instant au sommet de cette pente que nous avons vu gravir, et nous la redescendrons dans un second volume, que le lecteur est dispensé de lire s’il n’aime pas les histoires tristes et les vérités chagrines.

Te voilà bien averti, cher lecteur, tu sais tout ce qui doit arriver désormais. Je poursuis, arrête-toi là si tu veux. Tu connais la synthèse de ces deux existences qui se sont rapprochées des deux bouts opposés de l’horizon social. Le détail me regarde, et si tu ne t’en soucies point, laisse-moi l’écrire en paix. Crois-tu donc que l’on soit toujours forcé de penser à toi, et que l’on n’écrive jamais pour soi-même, en se donnant le plaisir de t’oublier ? Tu n’es guère embarrassé de le rendre, et alors nous sommes quittes.

En renonçant à l’amour, en cherchant la retraite, la Floriani s’était trompée de date dans sa vie. Il est bien certain qu’elle s’était persuadé, dans ce moment-là, que le calme de la vieillesse, auquel elle aspirait, était venu, par miracle, lui apporter ses bienfaits avant le temps. Les quinze années de passion et de tourments qu’elle venait de fournir lui semblaient si lourdes et si cruelles qu’elle se flattait de se les faire compter doubles par le Dispensateur suprême de nos épreuves. Mais l’implacable destinée n’était pas satisfaite. Pour s’être trompée dans ses choix, pour avoir donné une affection sublime à des êtres qui lui plaisaient sans le mériter, pour n’avoir pas su aimer ceux qui le méritaient sans lui plaire, pour avoir trop aimé ceux que Jésus-Christ a voulu racheter, et n’avoir pas cherché la quiétude, la sécurité et le triomphe paisible des élus, de ces insupportables justes, qui du haut de leurs chaises d’or, narguent les misères et les souffrances de l’humanité, la pauvre pécheresse devait expier encore les malheurs passés par de nouveaux malheurs. Faites-vous sœur de charité, allez ramasser les membres épars sur le champ de bataille, et chasser les mouches immondes des plaies du moribond abandonné ; vous serez emportée par un boulet, ou traitée comme une vivandière par le vainqueur brutal. Mais vivez avec les parfaits, n’aimez que les beaux, les riches, les sages, les heureux de ce monde, parfumez votre âme délicate dans une atmosphère éthérée ; soyez comme une fleur dans son jardin, comme la princesse Lucie dans son nuage, et vous serez canonisée.

La Floriani se faisait donc de grandes illusions, en s’imaginant qu’elle en serait quitte à si bon marché, et que, désormais, elle pourrait vivre pour ses enfants, pour son vieux père, et pour elle-même. Un cœur qui a passé par d’aussi terribles maladies que celles dont elle sortait à peine n’est pas guéri par quelques mois de repos et de solitude. Cette solitude même et cette inaction ne sont peut-être pas ce qui lui convient. La transition s’était faite trop brusquement, et, en acceptant sa guérison comme un fait accompli, la bonne Lucrezia n’avait pas assez veillé sur elle-même. Lorsqu’au lieu de cet amour exigeant et personnel qui avait fait tout le mal de sa vie, le noble et romanesque prince de Roswald lui offrit un dévouement absolu, un respect digne d’une sainte, et qu’il accepta même avec transport le vœu d’une amitié chaste de sa part, elle se crut sauvée. Était-il permis à une femme chargée de tant de fautes de s’abuser à ce point, et de s’imaginer bonnement que la Providence allait la récompenser de ses erreurs au lieu de l’en punir ? Non, cela n’était point permis, et pourtant la Lucrezia s’en accommoda avec sa naïveté habituelle.


Le prince Karol de Roswald.

Elle y trouva d’abord un bonheur extrême, des joies sans mélange. Karol était si dominé, si soumis, il s’était abjuré si complétement, il subissait une telle fascination, qu’un mot, un regard, une innocente caresse, le jetaient dans une ivresse inappréciable. Il y avait à la surface de son être une pureté angélique, et les âcres passions qui fermentaient inconnues et oisives encore au fond de son âme, ne s’éveillèrent pas tout de suite. Il n’avait jamais brûlé du feu de l’amour, il n’avait jamais senti battre contre son cœur le cœur d’une femme, et les premières émotions de ce genre furent pour lui plus vives et plus profondes qu’elles ne le sont chez un adolescent aux prises avec le premier éveil des sens.

Il y avait longtemps déjà que ces désirs germaient en lui sans qu’il voulût s’en rendre compte. Il les avait trompés à l’aide de la poésie et de ce religieux sentiment pour une fiancée, dont il avait à peine senti la main effleurer la sienne. Ses rêves arrivaient donc tout frais, tout craintifs et tout palpitants à la réalité. Il avait encore les terreurs d’un enfant et déjà l’énergie d’un homme. Ce mélange de pudeur et d’emportement lui donnait un charme irrésistible que la Floriani n’avait encore jamais rencontré. Aussi, chaque jour l’enflamma-t-il d’une sympathie, d’une admiration, et enfin d’un enthousiasme dont elle ne mesura pas les progrès.

Toujours téméraire par bravoure, et insouciante pour elle-même à cause de ceux qu’elle aimait, elle ne vit pas venir l’orage. Pouvait-elle croire autre chose que ce qu’il lui disait, et s’inquiéter d’un avenir qui semblait devoir être la continuation indéfinie de cet amour céleste ?

Il se trompait lui-même en trompant sa maîtresse, ce doux et terrible enfant, qui, tout vaincu et tout dévoré par la passion, n’y croyait pas encore, qui avait vécu d’illusions et se fiait à la puissance des mots sans apprécier les nuances d’idées et de faits qu’ils représentent. Quand il avait appelé la Floriani ma mère, quand il avait pressé le bord de son vêtement contre ses lèvres ardentes, quand il avait dit en s’endormant : « plutôt mourir que de la profaner dans ma pensée, » il se jugeait plus fort que la nature humaine, et méprisait encore la tempête qui grondait dans son sein.

Et elle, l’aveugle enfant, car c’était un enfant encore plus ingénu et plus crédule que Karol, cette femme que, dans la langue reçue, on aurait bien pu appeler une femme perdue ; elle croyait à ce calme qui lui semblait si beau, si neuf, si salutaire. Elle l’éprouvait en elle-même, parce que la lassitude et le dégoût avaient calmé son sang, et la préservaient d’un entraînement subit.



C’était la Floriani. (Page 38.)

Et, dans cette confiance réciproque, si absolue et si sincère, que la présence de Salvator ne les gênait point, et que leurs chastes baisers craignaient à peine les regards des enfants, chaque jour pourtant creusait un abîme. Karol n’existait plus par lui-même. Sa race, sa croyance, sa mère, sa fiancée, ses instincts, ses goûts et ses relations, il avait tout perdu de vue. Il ne respirait que par le souffle de la Floriani, il ne respirait pas et ne voyait pas, il ne comprenait ni ne pensait, quand elle ne se mettait pas entre lui et le monde extérieur. L’ivresse était si complète qu’il ne pouvait plus faire un pas de lui-même dans la vie. L’avenir ne lui pesait pas plus que le passé. L’idée de se séparer d’elle n’avait aucun sens pour lui. Il semblait que cet être diaphane et fragile se fût consumé et absorbé dans le foyer de l’amour.

Peu à peu pourtant la flamme se dégagea des nuages de parfums qui la voilaient. L’éclair traversa le ciel, la voix de la passion retentit comme un cri de détresse, comme une question de vie ou de mort. Un insensible abandon de toute crainte et de toute prudence avait amené jour par jour l’imminente défaite de cette suprême raison dont se piquait la Floriani. Un invincible attrait, une progression de voluptés délicates et dévorantes, les délices d’une ivresse inconnue et souveraine avaient endormi et anéanti une à une les saintes terreurs de Karol, et cette victoire des sens, qu’il avait cru devoir être avilissante pour tous deux, donna à son amour une exaltation et une intensité nouvelles.

Il avait passé sa vie à se battre en duel au nom de l’esprit contre la matière, il avait vu dans la sanctification du mariage et dans l’union bénie de deux virginités, la seule réhabilitation possible de cet acte qui n’était divin selon lui que parce qu’il était nécessaire. Il avait cru longtemps que demander la révélation de l’amour à une femme prodigue de ce bienfait, ou seulement à une femme qui ne lui en apporterait pas les prémices, serait pour lui une chute sans remède et sans pardon à ses propres yeux. Il fut fort surpris de se sentir inondé de tant de joie que sa conscience était muette ; et quand il interrogea cette conscience, il la trouva ivre. Elle lui répondit qu’elle n’avait rien eu à démêler avec son péché, qu’elle se sentait légère, qu’elle ne savait pourquoi il avait toujours voulu l’empêcher de faire cause commune avec son cœur, enfin qu’elle avait soif de voluptés nouvelles, et qu’elle lui parlerait morale et sagesse quand elle serait rassasiée.

La Floriani, qui n’avait jamais fait ces distinctions métaphysiques entre ses penchants et ses intérêts personnels, et qui n’avait renoncé à l’amour que parce que le sien avait causé le malheur d’autrui, se sentit très-calme et très-fière lorsque, l’illusion de son amant se communiquant à elle, elle crut qu’il était pour toujours le plus heureux des hommes. Elle ne regretta pas seulement son beau rêve de force et de vieillesse anticipée ; son orgueil ne lui fit pas de reproches, et elle ne pleura point sur sa chute. Toujours naïve et confiante, elle ne répondit aux craintes de Salvator qu’en lui demandant si Karol se repentait et se trouvait à plaindre. Et comme la félicité de Karol touchait aux nues en ce moment, comme Salvator lui-même en était stupéfait d’étonnement, de jalousie et d’admiration, il ne trouva rien à répondre.

Il souffrit passablement de l’aventure, lui, ce brave comte Albani, qui n’eût pas senti ce bonheur avec la même puissance que son jeune ami, mais qui ne l’eût pas fait expier si cruellement par la suite. Il en fut si agité qu’il en perdit le sommeil, et presque l’appétit et la gaieté. Mais son âme était si belle et son amitié si loyale, qu’il remporta la victoire. Il remercia la Floriani avec effusion, d’avoir, sinon guéri à jamais l’esprit et le cœur de Karol (ce qu’il ne croyait pas possible dans de telles conditions), du moins de l’avoir initié à un bonheur que nulle autre femme ne lui eût jamais fait connaître. Puis, prétextant des affaires indispensables à Venise, il partit sans vouloir faire avec eux aucun plan d’avenir. « Je reviendrai dans quinze jours, leur dit-il, et vous me direz alors ce que vous aurez résolu. »

Le fait est qu’il ne pouvait supporter plus longtemps le spectacle d’un bonheur qu’il approuvait et qu’il encourageait cependant de toute son âme. Il se mit en route sans leur dire qu’il allait chercher des distractions philosophiques auprès d’une certaine danseuse, qui lui avait fait un signe à Milan, dans la coulisse du théâtre de la Scala.

« Je n’aurais jamais cru, se disait-il, chemin faisant, que mon jeune puritain mordrait au fruit défendu avec cette violence et cet oubli du passé. Cette Floriani est donc un être plus enchanteur que le serpent, car Adam pleura aussitôt sa faute, et Karol fait gloire de la sienne, au contraire !… Allons ! veuille le ciel que cela dure, et qu’à mon retour je ne le trouve pas honteux et désespéré ! »

Tu sauras bientôt ce qu’il en advint, lecteur, si tu ne le sais déjà, et si tu ne préfères rester entre la porte du ciel et celle de l’enfer.