Lucrezia Floriani/Chapitre 15

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Lucrezia Floriani
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XV.

Malgré l’affection que le prince portait au comte, malgré la reconnaissance que lui inspiraient son dévouement, ses tendres soins, et l’espèce de sanction qu’il venait de donner à son bonheur, le bonheur est si égoïste, que Karol vit partir Albani avec une sorte de joie. La présence d’un ami gêne toujours un peu les continuels épanchements d’une âme enivrée, et bien que le prince eût mis beaucoup d’abandon à proclamer devant Salvator la force de sa passion, il n’en est pas moins vrai qu’il était un peu mécontent quand il ne le voyait pas accueillir avec une confiance absolue la conviction où il était que ce bonheur devait durer toujours et n’être troublé par aucun nuage.

Une âme moins pure et moins loyale que la sienne eût été humiliée, peut-être, de se montrer si différente d’elle-même devant un ami qui pouvait comparer le présent avec le passé, et l’accuser d’inconséquence, ou seulement sourire de son entraînement subit, comme il avait souri auparavant de sa réserve exagérée. Mais si Karol avait certaines petitesses d’esprit, ce n’étaient jamais des petitesses mesquines, et l’on eût pu dire que c’étaient plutôt des puérilités charmantes. Lui aussi avait ses naïvetés moins frappantes, moins complètes que celles de la Floriani ; mais plus fines et réellement intéressantes par leur contraste avec le fond de son caractère. Ainsi, il ne niait pas qu’il eût été rigoriste dans le passé, et qu’il fût aveuglé dans le présent ; mais il lui était impossible de l’avouer. Il ne s’en souvenait pas, et ne se rendait presque pas compte de sa transformation. Il persistait à croire qu’il haïssait les emportements d’un esprit sans règle et sans retenue, et si on lui eût parlé d’une autre femme, toute semblable à la Floriani par sa conduite et ses aventures, mais n’ayant pas en elle ce charme mystérieux qu’il subissait, il en eût détourné ses regards avec effroi et aversion. Enfin, il avait littéralement sur les yeux ce bandeau que les poètes antiques, ces maîtres dans l’art de symboliser les passions, ont placé sur ceux de Cupidon. Son esprit n’avait point changé, mais son cœur et son imagination paraient l’idole de toutes les vertus qu’il souhaitait d’adorer.

La Floriani s’habitua facilement, comme on peut croire, à recevoir un culte dont elle n’avait jamais eu l’idée. Certes, elle avait été aimée, et elle avait aimé aussi très-ardemment. Mais les organisations aussi exquises que celle de Karol sont bien rares, et elle n’en avait point rencontré. Ainsi qu’elle l’avait dit à Salvator, elle n’avait aimé que de pauvres diables, c’est-à-dire des hommes sans nom, sans fortune et sans gloire. Une fierté craintive lui avait toujours fait repousser l’hommage des gens haut placés dans le monde. Tout ce qui eût pu ressembler à une liaison fondée sur un intérêt personnel de fortune, de succès ou de vanité, l’avait toujours trouvée défiante et presque hautaine. Avec l’excessive bienveillance de son caractère, ce soin de fuir et de repousser les grands seigneurs ou les grands artistes avait été bizarre en apparence ; mais c’était, en effet, une conséquence de son caractère indépendant et brave, peut-être aussi de cet instinct maternel qu’elle portait dans tout. L’idée d’être protégée lui était insupportable ; elle préférait être dominée par les travers d’un amant sans délicatesse que de subir la discipline majestueuse d’un pédagogue parfumé. Au fond, c’était toujours elle qui avait protégé et réhabilité, sauvé ou tenté de sauver les hommes qu’elle avait chéris. Gourmandant leurs vices avec tendresse, réparant leurs fautes avec dévouement, elle avait failli faire des dieux de ces simples mortels. Mais elle s’était sacrifiée trop complétement pour réussir. Depuis le Christ, mis en croix pour avoir trop aimé, jusqu’à nos jours, c’est l’histoire de tous les dévouements. Celui qui se les impose en est l’inévitable victime, et comme la Lucrezia n’était, après tout, qu’une femme, elle n’avait pas poussé la patience jusqu’à mourir. D’ailleurs, elle avait logé trop d’amours à la fois dans son âme, c’est-à-dire qu’elle avait voulu être la mère de ses amants sans cesser d’être celle de ses enfants, et ces deux affections, toujours aux prises l’une contre l’autre, avaient dû résoudre leur combat par l’extinction de la moins obstinée. Les enfants l’avaient emporté toujours, et, pour parler par métaphore, les amants, pris aux Enfants-Trouvés de la civilisation, avaient dû y retourner tôt ou tard.

Il en résulta qu’elle fut haïe et maudite souvent, par ces hommes qui lui devaient tout, et qui, après avoir été gâtés par elle, ne purent comprendre qu’elle se reprenait, lorsqu’elle était lasse et découragée. Ils l’accusèrent d’être capricieuse, impitoyable, folle dans sa précipitation à se livrer et à se retirer, et ce dernier grief était un peu fondé. La Floriani ne doit donc pas te sembler bien parfaite, cher lecteur, et mon intention n’a jamais été de te montrer en elle l’être divin que rêvait Karol. C’est un personnage humain que j’analyse ici sous tes yeux, avec ses grands instincts et sa faiblesse d’exécution, ses vastes entreprises et ses moyens bornés ou erronés.

Beaucoup d’hommes charmants pensèrent que la Floriani était une impertinente, une personne distraite, fantasque et sans jugement, parce qu’elle n’accueillait pas leurs fadeurs. Avait-elle le droit de se faire respecter de ces gens-là, elle qui choisissait si mal les objets de sa préférence, et qui rompait bientôt avec eux pour choisir plus mal encore ?

Elle eut donc des ennemis et ne s’en aperçut pas beaucoup ayant plus d’amis encore, et comptant pour rien ce qu’on disait d’elle, quand son cœur était préoccupé par tant de vives affections. Mais elle ne s’en habitua pas moins à regarder les grands seigneurs et les personnages privilégiés comme ses ennemis naturels. Elle était restée fille du peuple jusqu’à la moelle des os, au milieu de sa carrière de reine de théâtre ; et, tout en acquérant l’usage du monde, elle conserva contre le monde un fond d’orgueil un peu sauvage. Elle savait y porter une grande distinction de manières, et quand elle jouait la comédie, ou quand elle écrivait pour le théâtre, on eût dit qu’elle était née sur le trône. Mais elle ne pouvait souffrir qu’on supposât qu’elle devait cet air noble et ce langage élevé à la fréquentation des gens titrés. Elle sentait bien qu’elle puisait sa noblesse dans son propre sentiment des hautes convenances de l’art, dans son instinct de la véritable élégance, et dans la fierté innée de son esprit. Elle riait aux éclats, lorsqu’un marquis à figure basse et à tournure absurde venait lui dire, dans sa loge, que ce qu’on admirait le plus en elle, c’est qu’elle eût deviné la bonne compagnie. Un jour qu’une grande dame (laquelle avait malheureusement la voix rauque, les mains violettes et le menton barbu), lui faisait compliment sur ses airs de duchesse, elle lui répondait d’un ton pénétré : « Quand on a des modèles comme Votre Seigneurie sous les yeux, on ne peut pas se tromper sur ce qui convient à un rôle noble. » Mais quand la grande dame fut sortie, la comédienne éclata de rire avec ses camarades. Pauvre duchesse, qui avait cru lui faire beaucoup de plaisir et d’honneur avec ses éloges !

Toutes ces digressions sont là pour vous dire qu’il ne fallait pas moins qu’un miracle pour que la railleuse et fière plébéienne se prit d’engouement et de tendresse pour un prince. On a vu comment ce miracle se fit par degrés, et se trouva accompli comme par surprise. Alors la Floriani, n’étant plus occupée à se défendre, mais à admirer, découvrit dans celui qu’elle aimait des charmes qu’elle n’avait jamais voulu apprécier dans ceux de sa caste. Fidèle à ses préventions, elle ne voulut point faire honneur de tant de grâces et de courtoisie délicate à l’éducation qu’il avait reçue et aux habitudes qu’il avait contractées. À ce point de vue, elle les eût plutôt critiquées ; mais, en supposant qu’il ne les devait qu’à la perfection de son caractère naturel, à la douceur de son âme et à la tendresse de ses sentiments pour elle, elle en fut enivrée. Il lui semblait que toutes ses amours avaient été des orgies, au prix de ce festin d’ambroisie et de miel que lui servaient les chastes lèvres, les paroles suaves et les extases célestes de son jeune amant.

— « Je ne mérite point de telles adorations, lui disait-elle, mais je t’aime d’être capable de les ressentir et de les exprimer ainsi. Je ne m’aimais point, je ne me suis jamais aimée jusqu’ici. Mais il me semble que je commence à m’aimer en toi, et que je suis forcée de respecter l’être que tu vénères de la sorte.

« Non, non ! je n’avais jamais été aimée et tu es mon premier amour ! s’écriait-elle dans la sincérité de son cœur. Je cherchais, avec une soif ardente, ce que j’ai enfin trouvé aujourd’hui. Va, mon âme que je croyais épuisée, était aussi vierge que la tienne, j’en suis certaine à présent, et je puis le jurer devant Dieu ! »

L’amour est plein de ces blasphèmes de bonne foi. Le dernier semble toujours le premier chez les natures puissantes, et il est certain que si l’affection se mesure à l’enthousiasme, jamais la Floriani n’avait autant aimé. Cet enthousiasme qu’elle avait eu pour d’autres hommes avait été de courte durée. Ils n’avaient pas su l’entretenir ou le renouveler. L’affection avait survécu un certain temps au désenchantement ; puis étaient venus la générosité, la sollicitude, la compassion, le dévouement, le sentiment maternel, en un mot, et c’était merveille que des passions si follement conçues eussent pu vivre aussi longtemps, quoique le monde, ne jugeant que de l’apparence, se fût étonné et scandalisé de les lui voir rompre si vite et si absolument. Dans toutes ces passions elle avait été heureuse et aveuglée huit jours à peine, et quand un ou deux ans de dévouement absolu survit à un amour reconnu absurde et mal placé, n’est-ce pas une grande dépense d’héroïsme, plus coûteuse que ne le serait le sacrifice d’une vie entière pour un être qu’on en sentirait toujours digne ?

Oh ! dans ce cas-là, est-ce bien difficile et bien méritoire de se soumettre et de s’immoler ? Coriolan est plus grand en pardonnant à la patrie ingrate, que Régulus en souffrant le martyre pour la patrie reconnaissante.

Aussi la Floriani fut-elle étourdie, cette fois, de son bonheur. Elle avait bien commencé, cette fois encore, par le dévouement, puisqu’elle avait soigné, veillé et sauvé cet enfant malade, au prix d’une grande anxiété morale et d’une grande fatigue physique. Mais qu’était-ce que cela en comparaison de ce qu’elle avait souffert pour sauver des âmes perverses ou des esprits égarés ?

Rien, en vérité, moins que rien ! N’avait-elle pas prodigué des soins et des veilles à des pauvres, à des inconnus ? « Et pour ce peu qu’il me doit, se disait-elle, le voilà qui m’aime comme si je lui avais ouvert les cieux ! Maintenant je ne me dirai plus que je suis aimée parce que je suis nécessaire, ou bien parce qu’un peu d’éclat m’environne. Il m’aime pour moi-même, pour moi seule. Il est riche, il est prince, il est vertueux, il n’a pas de dettes à payer, il ne se sent pas faible d’esprit et entraîné par des passions nuisibles. Il n’est ni libertin, ni joueur, ni prodigue, ni vaniteux. Il n’a qu’une ambition, celle d’être aimé, et n’attend de moi aucun service, aucun appui, mais seulement le bonheur que l’amour peut donner. Il ne m’a point vue dans ma gloire. Ce n’est pas cette beauté artificielle que donnent les costumes, l’exercice des talents, le triomphe, l’engouement de la foule et la rivalité des hommages qui l’ont attiré vers moi. Il ne m’a vue que dans la retraite et dépouillée de tout prestige. C’est mon être, c’est moi, oh ! oui, c’est bien moi qu’il aime ! »

Elle ne se disait pas ce qui, en effet, était plus difficile à concevoir et à expliquer, que ce jeune homme, dévoré du besoin d’une affection exclusive, et récemment privé de celle sa mère, était arrivé à l’heure de sa vie où il lui fallait s’attacher ou mourir ; que le hasard ou la fatalité (comme nous disons aujourd’hui dans les romans), lui ayant fait rencontrer des soins, de la tendresse et de la bonté chez une femme encore belle et très-aimable, sa vie intérieure, trop longtemps comprimée, avait fait explosion ; qu’enfin, il aimait passionnément, parce qu’il ne pouvait pas aimer autrement.

L’absence de Salvator, qui ne devait durer que quinze jours, dura plus d’un mois. Qui le retint aussi longtemps loin de ses amis ? C’est peut-être quelqu’un qui ne vaut point la peine qu’on en parle ; aussi je n’en parlerai pas. Il en jugea de même, car il n’en parla jamais à Karol ni à la Lucrezia. Il vint les rejoindre quand il se fut bien convaincu qu’il eût mieux fait de ne pas les quitter.

Pendant ce tête-à-tête d’un mois, le paradis demeura clair, serein, inondé de soleil et prodigue de richesses pour nos deux amants. La possession absolue et continuelle de l’être qu’il aimait était la seule existence que Karol pût supporter. Plus il était aimé, plus il voulait l’être ; plus son bonheur le possédait, plus il s’acharnait à posséder son bonheur.

Mais il ne pouvait le posséder qu’à une condition : c’est que rien ne se placerait jamais entre lui et l’objet de sa passion, et ce miracle fut fait en sa faveur pendant plus d’un mois, grâce à un concours de circonstances tout à fait exceptionnelles dans la vie. Les quatre enfants de la Floriani furent en parfaite santé, et pas un seul n’éprouva la plus légère indisposition pendant cinq semaines. Si Célio avait pris un coup de soleil ou que le petit Salvator eût percé quelque grosse dent, la Floriani eût été nécessairement absorbée par les soins à leur donner, et distraite, quelques jours, de son cher prince ; mais, comme les deux garçons et les deux filles se portèrent à merveille, il n’y eut ni colères, ni larmes, ni querelles entre eux ; du moins, s’il y en eut, Karol ne s’en aperçut pas, car il ne s’apercevait point encore des petits détails, des rares interruptions de sa félicité, et Lucrezia n’eut que de très-courts instants à consacrer à ses actes de répression ou d’intervention maternelle. Elle exerça paisiblement sur eux sa police assidue et clairvoyante ; mais ils la lui rendirent si facile et si douce, que le prince ne vit que le côté adorable de ces fonctions sacrées.

Le père Menapace prit beaucoup de poisson et le vendit fort bien, tant à sa fille qu’à l’aubergiste d’Iseo ; ce qui le mit de bonne humeur et l’empêcha de venir faire aucune réprimande fâcheuse à la Lucrezia. Elle alla le voir plusieurs fois par jour, comme à l’ordinaire, mais sans que Karol songeât à l’accompagner ; de sorte qu’il oublia l’éloignement et le dégoût que ce sordide vieillard lui avait inspirés d’abord. Enfin, il ne vint personne à la villa Floriani, et rien ne troubla le divin tête-à-tête.