Lucrezia Floriani/Chapitre 22
XXII.
Quelques mots de franche explication eussent guéri les souffrances de la Floriani et de son amant ; mais il eût fallu qu’en demandant à connaître la vérité, Karol pût avoir confiance dans la loyauté de la réponse ; et, quand on s’est laissé dominer par un soupçon injuste, on perd trop de sa propre franchise pour se reposer sur celle d’autrui. D’ailleurs, ce malheureux enfant n’avait pas sa raison, et il n’en conservait que juste assez pour savoir que la raison ne le persuaderait pas.
Heureusement ces natures promptes à se troubler et folles dans leurs alarmes, se relèvent vite et oublient. Elles sentent elles-mêmes que leur angoisse échappe aux secours de l’affection, et qu’elle ne peut cesser qu’en s’épuisant d’elle-même. C’est ce qui arriva à Karol. Le soir de cette sombre journée, il était déjà fatigué de souffrir, il s’ennuyait de la solitude ; la nuit, comme il y avait longtemps qu’il n’avait dormi, il subit un accablement qui lui procura du repos. Le lendemain il retrouva le bonheur dans les bras de la Floriani ; mais il ne s’expliqua pas sur ce qui l’avait rendu si différent de lui-même la veille, et elle fut forcée de se contenter de réponses évasives. Cela resta en lui comme une plaie qui se ferme, mais qui doit se rouvrir, parce que le germe du mal n’a pas été détruit.
Lucrezia n’oublia pas aussi vite ce que son amant avait souffert. Quoiqu’elle fût loin d’en pénétrer le motif, elle en ressentit le contre-coup. Ce ne fut pas chez elle une douleur soudaine, violente et passagère. Ce fut une inquiétude sourde, profonde et continuelle. Elle persista, en dépit de Salvator, à croire qu’il n’y a pas de souffrance sans cause ; mais elle eut beau chercher, sa conscience ne lui reprochant rien, elle fut réduite à croire que Karol avait senti se réveiller en lui, ou le souvenir de sa mère, ou le regret d’avoir été infidèle à la mémoire de Lucie.
Karol était donc redevenu calme et confiant, avant que la Floriani se fût consolée de l’avoir vu malheureux ; mais, au moment où elle se rassurait enfin et commençait à oublier l’effroi que lui avait causé ce nuage, une circonstance réveilla la souffrance de Karol. Et quelle circonstance ? nous osons à peine la rapporter, tant elle est absurde et puérile. En jouant avec Laërtes, la Floriani, touchée de sa grâce et de son regard tendre, lui donna un baiser sur la tête. Karol trouva que c’était une profanation, et que la bouche de Lucrezia ne devait pas effleurer la tête d’un chien. Il ne put s’empêcher d’en faire la remarque avec une certaine vivacité qui trahit sa répugnance pour les animaux. La Floriani, étonnée de le voir prendre au sérieux une pareille chose, ne put se défendre d’en rire, et Karol fut profondément blessé.
— Mais quoi, mon enfant, lui dit-elle, aimeriez-vous mieux une discussion en règle à propos d’un baiser donné à mon chien ? Pour moi, je n’aimerais pas à me mettre en désaccord avec vous sur quoi que ce soit, et, ne trouvant pas le sujet digne d’être commenté et pesé, je n’éprouve que le besoin de m’égayer un peu sur la bizarrerie de ce sujet même.
— Ah ! je suis ridicule, je le sais, dit Karol : et c’est une chose funeste pour moi, que vous commenciez à vous en apercevoir ! Ne pouviez-vous me répondre autrement que par un éclat de rire ?
— Je ne trouvais rien à répondre là-dessus, vous dis-je, reprit Lucrezia, un peu impatientée. Faut-il donc, quand vous me faites une observation, que je baisse la tête en silence, quand même je ne suis point persuadée qu’elle vaille la peine d’être faite ?
— Il faut donc devenir étranger l’un à l’autre sur tout ce qui touche au monde réel, dit Karol avec un soupir. Nous nous entendrions si peu sur ce point, que je dois apparemment me taire ou n’ouvrir la bouche que pour faire rire ! »
Il bouda deux heures pour ce fait, après quoi il n’y songea plus et redevint aussi aimable que de coutume ; mais la Floriani fut triste pendant quatre heures, sans bouder et sans montrer sa tristesse.
Le lendemain, ce fut autre chose, je ne sais quoi, moins encore ; et, le surlendemain, on fut triste de part et d’autre, sans cause apparente.
Salvator n’avait pas vu la pureté éclatante du bonheur de ces deux amants en son absence. À peine arrivé, il ne voyait, au contraire, que le retour de Karol à ses anciennes susceptibilités. Il le trouvait, tantôt plein d’affection, tantôt plein de froideur pour lui. Il ne s’en étonnait pas, l’ayant toujours vu ainsi ; mais il se disait avec chagrin que la cure n’était point radicale, et il revenait à la conviction que ces deux êtres n’étaient point faits l’un pour l’autre.
Après plusieurs jours d’observations et de réflexions sur ce sujet, il résolut de s’en expliquer avec son ami et de l’amener, malgré lui, à se révéler. Il savait que ce n’était point facile, mais il savait aussi comment il devait s’y prendre.
— Cher enfant, lui dit-il, environ une semaine après son retour à la villa Floriani, je voudrais, s’il est possible, obtenir de toi une réponse à la question suivante : Sommes-nous encore pour longtemps ici ?
— Je ne sais pas, je ne sais pas, répondit Karol d’un ton sec, et, comme si cette demande l’eût fort importuné ; mais, un instant après, ses yeux se remplirent de larmes, et il parut prévoir, par la manière dont il regarda Salvator, que leur séparation lui semblait inévitable.
— Je t’en prie, Karol, reprit le comte Albani, en lui prenant la main, une fois, en ta vie, essaie de te faire une idée de l’avenir par complaisance pour moi, qui ne puis rester dans une éternelle attente des événements. Autrefois, c’est-à-dire avant de venir ici, tu te retranchais toujours sur l’état de ta santé, qui ne te permettait de faire aucun projet. « Fais de moi tout ce que tu voudras, disais-tu ; je n’ai aucune volonté, aucun désir. » À présent, les rôles sont changés, et ta santé ne peut plus te servir de prétexte ; tu te portes fort bien, tu as pris de la force… Ne secoue pas la tête ; je ne sais où en est ton moral, mais je vois fort bien que ton physique va au mieux. Tu ne te ressembles plus, ta figure a changé de ton et d’expression, tu marches, tu manges, tu dors comme tout le monde. L’amour et Lucrezia ont fait ce miracle ; tu ne t’ennuies plus de la vie, tu te sens fixé apparemment. C’est à mon tour d’être incertain et de ne plus voir clair devant moi. Voyons, tu veux rester ici n’est-ce pas ?
— Je ne sais pas si je pourrais partir, quand même je le voudrais, répondit Karol, extrêmement malheureux d’avoir à répondre clairement : je crois que je n’en aurais pas la force, et pourtant je le devrais.
— Tu le devrais, parce que… ?
— Ne me le demande pas. Tu peux bien le deviner toi-même.
— Tu es donc toujours aussi paresseux d’esprit quand il faut arriver à traiter l’insipide chapitre de la vie réelle ?
— Oui, d’autant plus paresseux, que j’en suis sorti davantage depuis quelque temps.
— Alors, tu veux que je fasse comme à l’ordinaire ; que je pense à ta place, que je discute avec moi-même, comme si c’était avec toi, et que je te prouve, par de bonnes raisons, ce que tu as envie de faire.
— Eh bien, oui, répondit le prince avec le sérieux d’un enfant gâté. Ce n’est pas qu’en cette circonstance il eût besoin de l’avis d’un autre pour connaître la force de son amour ; mais il était bien aise d’entendre juger sa situation par Salvator, pour tâcher de lire dans les sentiments secrets de celui-ci.
— Voyons ! reprit gaiement Salvator, qui redoutait d’autant moins un piége qu’il n’avait pas d’arrière-pensée ; je vais essayer. Ce n’est pas facile maintenant ; tout est changé en toi, et il ne s’agit plus de savoir si l’air de ce pays est bon, si le séjour est agréable, si l’auberge est bien tenue, et si la chaleur ou le froid ne doivent point nous chasser. L’été de la passion te réchaufferait quand même le soleil de juin ne darderait pas ses rayons sur ta tête. Cette maison de campagne est belle, et l’hôtesse n’est point désagréable… Allons ! tu ne veux pas même sourire de mon esprit ?
— Non, ami, je ne puis. Parle sérieusement.
— Volontiers. Alors je serai bref. Tu es heureux ici, et tu te sens ivre d’amour. Tu ne peux prévoir combien de temps cela durera sans se troubler et s’obscurcir. Tu veux jouir de ton bonheur, tant que Dieu le permettra, et après… Voyons, après ? Réponds. Jusqu’ici j’ai constaté ce qui est, c’est ce qui sera ensuite que je tiens à savoir.
— Après ! après, Salvator ? Après la lumière, il n’y a que les ténèbres.
— Pardon ! il y a le crépuscule. Tu me diras que c’est encore la lumière, et que tu en jouiras jusqu’à extinction finale. Mais quand viendra la nuit, il faudra pourtant bien se tourner vers un autre soleil ? Que ce soit l’art, la politique, les voyages ou l’hyménée, nous verrons ! Mais, dis-moi, quand nous en serons là, où nous retrouverons-nous ? Dans quelle île de l’Océan de la vie faut-il que j’aille t’attendre ?
— Salvator ! s’écria le prince effrayé et oubliant les tristes soupçons qui l’obsédaient, ne me parle pas d’avenir. Tiens, moins que jamais, je puis prévoir quelque chose. Tu me prédis la fin de mon amour ou du sien, n’est-ce pas ? Eh bien, parle-moi de la mort, c’est la seule pensée que je puisse associer à celle que tu me suggères.
— Oui, oui, je comprends. Eh bien n’en parlons plus, puisque tu es encore dans ce paroxysme où l’on ne peut songer ni à faire cesser, ni à faire durer le bonheur. Il est fâcheux, peut-être, qu’un peu d’attention et de prévoyance ne soient pas admissibles dans ces moments-là ; car tout idéal s’appuie sur des bases terrestres, et un peu d’arrangement dans les choses de la vie pourrait contribuer à la stabilité, ou du moins, à la prolongation du bonheur !
— Tu as raison, ami, aide-moi donc ! Que dois-je faire ? Y a-t-il quelque chose de possible dans la situation étrange où je me vois placé ? J’ai cru que cette femme m’aimerait toujours !
— Et tu ne le crois plus ?
— Je ne sais plus rien, je ne vois plus clair.
— Il faut donc que je voie à ta place. La Floriani t’aimera toujours, si vous pouvez parvenir à aller demeurer dans Jupiter ou dans Saturne.
— Ô ciel ! tu railles ?
— Non, je parle raison. Je ne connais pas de cœur plus ardent, plus fidèle, plus dévoué que celui de Lucrezia ; mais je ne connais pas d’amour qui puisse conserver son intensité et son exaltation au delà d’un certain temps, sur la terre où nous vivons.
— Laisse-moi, laisse-moi ! dit Karol avec amertume, tu ne me fais que du mal !
— Ce n’est pas le procès de l’amour que je viens faire, reprit Salvator avec calme. Je ne prétends pas prouver non plus que votre amour soit vulgaire, et qu’il ne puisse résister, plus que tout autre, aux lois de sa propre destruction. Sur ce chapitre, tu en sais plus que moi, et tu connais la Floriani sous un aspect que je n’ai jamais pu que pressentir et deviner. Mais ce que je connais mieux que vous deux, peut-être, malgré toute l’expérience de cette adorable folle de Lucrezia, c’est que le milieu où se trouve placée la vie positive des amants agit, malgré eux et malgré tout, sur leur passion. Vous aurez en vain le ciel dans le cœur, si un arbre vous tombe sur la tête, je vous défie de ne pas vous en ressentir. Eh bien, si les circonstances extérieures vous aident et vous protègent, vous pouvez vous aimer longtemps, toujours peut-être ! jusqu’à ce que la vieillesse vienne vous apprendre que le toujours des amants n’est pas le sien. Si, au contraire, en ne prévoyant et n’examinant rien, vous laissez de mauvaises influences pénétrer jusqu’à vous, il vous arrivera de subir le sort commun, c’est-à-dire de voir des misères vous troubler et vous anéantir.
— Je t’écoute, ami ; continue, dit Karol, que faut-il craindre et prévoir ? Que puis-je empêcher ?
— La Floriani est libre comme l’air, j’en conviens, elle est riche, indépendante de toute ancienne relation, et il semble qu’elle ait eu la révélation de ce qui convenait à votre bonheur, en rompant d’avance avec le monde, et en venant s’enfermer dans cette solitude. Voilà d’excellentes conditions pour le présent ; mais sont-elles à jamais durables ?
— Crois-tu qu’elle éprouve le besoin de retourner dans le monde ? Mon Dieu ! si cela peut arriver… Malheureux, malheureux que je suis !
— Non, non, cher enfant, dit Salvator, frappé du désespoir et de l’épouvante de son ami. Je ne dis point cela, je n’y crois pas. Mais le monde peut venir la chercher ici, et l’y obséder malgré elle. Si je n’avais pas été muet comme la tombe, à Venise, avec tous ceux qui m’ont parlé d’elle, si je n’avais pas répondu d’une manière évasive à ceux qui savaient bien qu’elle était ici : « Elle a le projet de s’y installer, peut-être, mais elle n’est pas fixée, elle va faire un voyage, elle ira peut-être en France… » que sais-je ? tout ce que Lucrezia elle-même m’avait suggéré de répondre aux questions indiscrètes… déjà, sois-en sûr, vous seriez inondés de visites. Mais ce qui est différé n’est peut-être pas perdu. Un jour peut venir où vous ne serez plus seuls ici : quelle sera ton attitude vis-à-vis des anciens amis de ta maîtresse ?
— Horrible ! horrible ! répondit Karol en frappant sa poitrine.
— Tu prends tout d’une manière trop tragique, mon cher prince ! Il n’est pas question de se désespérer pour cela, mais de s’y attendre et d’être prêt à lever sa tente dans l’occasion. Ainsi ce mal ne serait pas sans remède. Vous pourriez partir et aller chercher quelque autre solitude temporaire. Il y a un certain art à dégoûter les visiteurs, c’est de ne jamais les rendre certains de vous rencontrer. La Floriani entend cela fort bien. Elle t’aiderait à sortir d’embarras… Calme-toi donc !
— Eh bien, alors, n’y a-t-il pas d’autres dangers ? dit Karol, qui passait, avec sa mobilité ordinaire, de l’épouvante exagérée à la confiance paresseuse.
— Oui, mon enfant, il y a d’autres dangers, répondit Salvator ; mais tu vas t’émouvoir encore, plus que je ne veux, et peut-être m’envoyer au diable.
— Parle toujours.
— Il y a, quand vous aurez fait la solitude autour de vous, le danger de la satiété.
— Il est vrai, dit Karol, accablé de cette pensée, peut-être déjà le pressens-tu avec raison, de sa part. Oh oui ! j’ai été souffrant et morose ces jours-ci. Elle a dû être lasse et ennuyée de moi. Elle te l’a dit ?
— Non, elle ne me l’a pas dit ; elle ne l’a point pensé, et je ne crois pas qu’elle se lasse la première. C’est pour toi bien plus que pour elle, que je crains la fatigue de l’âme.
— Pour moi, pour moi, dis-tu ?
— Oui, je sais que tu es un être d’exception, je sais ta persévérance à aimer une femme que tu n’avais point connue (qu’il me soit permis de le dire à présent). Je sais aussi de quelle manière exclusive et admirable tu as aimé ta mère. Mais tout cela n’était pas de l’amour. L’amour s’use, et le tien, sachant moins que tout autre supporter les atteintes de la réalité, s’usera vite.
— Tu mens ! s’écria Karol avec un sourire d’exaltation, à la fois superbe et naïf.
— Mon enfant, je t’admire, mais je te plains, reprit Salvator. Le présent est radieux, mais l’avenir est voilé.
— Fais-moi grâce de lieux communs !
— Fais moi la grâce d’en écouter un seul. Ta noble famille, tes anciens amis, ce grand monde très-restreint, mais d’autant plus choisi et sévère, que tu as eu jusqu’ici pour milieu, pour air vital, si je puis parler ainsi, quel rôle vas-tu y jouer ?
— J’y renonce pour jamais ! J’y ai songé, à cela, Salvator, et cette considération a pesé moins qu’une paille dans la balance de mon amour.
— Très-bien ; quand tu retourneras à tes grands parents, ils t’absoudront, à coup sûr ; mais ils ne diront pas moins qu’il est indigne de toi d’avoir été l’amant d’une comédienne, si longtemps et si sérieusement. Ils te pardonneraient plus aisément, ces vertueux amis, d’avoir eu cent caprices de ce genre qu’une passion.
— Je ne te crois point ; mais s’il en était ainsi, raison de plus pour que je rompe sans regret avec ma famille et toutes nos anciennes relations.
— À la bonne heure, ce sont gens admirables, mais fort ennuyeux, que les grands parents ; il y a longtemps que je laisse gronder les miens sans les interrompre. Si tu veux être mauvaise tête, aussi… c’est fort inattendu, fort plaisant, mais, vive Dieu ! je m’en réjouis ! Cependant, cher Karol, il y a une autre famille à laquelle tu ne penses pas, c’est celle de la Floriani, et tu l’as pour témoin de vos amours.
— Ah ! tu touches enfin le point douloureux, s’écria le prince, frissonnant comme à la morsure d’un serpent. Son père, oui, ce misérable, qui nous prend pour des histrions mourant de faim et recevant ici l’aumône du logement et de la nourriture ! C’est hideux, et j’ai failli partir en lui entendant dire cela à Biffi.
— Le père Menapace nous fait cet honneur ? répondit Salvator en éclatant de rire… Mais voyant combien Karol prenait au sérieux ce ridicule incident, il essaya de le calmer.
— Si tu avais raconté à la Lucrezia cette bouffonne aventure, lui dit-il, elle t’eût répondu de manière à t’en consoler, et voici ce que cette brave femme t’aurait dit : « Mon enfant, je n’ai jamais eu que des amants dans la détresse, tant j’avais frayeur de passer pour une fille entretenue. Vous avez des millions, on peut croire que vous me rendez de grands services, et je vous aime tant, que je n’y ai pas songé ou que je m’en moque ; oubliez donc les billevesées de mon père et de Biffi, comme j’oublie pour vous le monde entier. » Tu vois donc bien, Karol, que tu lui dois de n’être pas si chatouilleux à l’endroit de l’opinion. Mais parlons de ses enfants, mon ami, y as-tu songé ?
— Est-ce que je ne les aime pas ? s’écria le prince. Est-ce que je voudrais les éloigner d’elle un seul instant ?
— Mais est-ce qu’ils ne grandiront pas ? Est-ce qu’ils ne comprendront jamais ? Je sais bien qu’ils sont tous enfants naturels, qu’ils ne se souviennent pas de leurs pères, et qu’ils sont encore dans cet âge heureux où ils peuvent se persuader qu’une mère suffit pour qu’on vienne au monde. Comment elle sortira un jour de cet embarras vis-à-vis d’eux, et ce qui se passera de sublime ou de déplorable dans le sein de cette famille, cela ne nous regarde ni l’un ni l’autre. J’ai foi aux merveilleux instincts de la Floriani pour s’en tirer avec honneur. Mais ce n’est pas une raison pour que tu compliques sa situation par ta présence continuelle. Tu ne sauras ou tu ne voudras jamais mentir. Comment cela pourra-t-il s’arranger ? »
Karol, qui ne connaissait pas l’expansion des paroles, lorsqu’il était au comble du chagrin, cacha son visage dans ses mains et ne répondit pas. Il avait déjà pressenti cet affreux problème, depuis le jour où les enfants de la Floriani, le faisant souffrir de leurs rires et de leurs cris, la vision de l’avenir avait passé vaguement devant ses yeux. L’idée de devenir un jour l’ennemi naturel et le fléau involontaire de ces enfants adorés, s’était liée naturellement au premier instant d’ennui et de déplaisir qu’ils lui avaient causé.
— Tu déchires les entrailles de la vérité, dit-il enfin à son ami, et tu me les jettes toutes sanglantes à la figure. Tu veux donc que je renonce à mon amour, et que je meure ? Tue-moi donc tout de suite. Partons !