Lucrezia Floriani/Chapitre 27

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Lucrezia Floriani
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XXVII.

De toutes les colères, de toutes les vengeances, la plus noire, la plus atroce, la plus poignante est celle qui reste froide et polie. Quand vous verrez un être se maîtriser à ce point, dites, si vous voulez, qu’il est grand et fort, mais ne dites point qu’il est tendre et bon. J’aime mieux la grossièreté du paysan jaloux, qui bat sa femme, que la dignité glacée du prince qui déchire sans sourciller le cœur de sa maîtresse. J’aime mieux l’enfant qui égratigne et mord, que celui qui boude en silence. Soyons emportés, violents, malappris, disons-nous des injures, cassons les glaces et les pendules, je le veux bien : ce sera absurde, mais cela ne prouvera point que nous nous haïssons. Au lieu que si nous nous tournons le dos fort poliment en nous séparant sur une parole amère et dédaigneuse, nous sommes perdus, et tout ce que nous ferons pour nous raccommoder nous brouillera davantage.

Voilà ce que pensait la Floriani restée seule et stupéfaite. Quoique fort douce à l’habitude, elle avait eu de grands accès d’indignation dans sa vie. Elle s’était alors abandonnée à la violence de son chagrin, elle avait maudit, elle avait cassé, elle avait peut-être juré, je n’en répondrais pas ; elle était la fille d’un pêcheur, et d’un pays où les serments par le corps de Bacchus et celui de la madone, par le sang de Diane et par celui du Christ, font à tout propos intervenir le ciel chrétien et païen dans les agitations de la vie domestique. Mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle n’avait jamais cru repousser et chasser de son cœur, d’une manière absolue et subite, les êtres qu’elle aimait assez pour s’irriter contre eux. Elle ne comprenait donc absolument rien à ces colères froides et pâles, qui ressemblent à un détachement anti-humain, à un stoïcisme odieux, à un abandon éternel. Elle resta plus d’un quart d’heure, immobile, terrassée sous le coup des paroles inouïes de son amant.

Enfin elle se leva et marcha dans le salon, se demandant si elle venait de faire un rêve affreux, et si c’était bien Karol, cet homme qui, le matin encore, pleurait d’amour à ses pieds et semblait se consumer dans une extase divine, qui venait de lui parler ce langage d’un dépit guindé, digne des ruses puériles de la comédie, mais indigne, à coup sûr, d’une affection réelle, d’une passion sentie.

Incapable de supporter longtemps une angoisse de ce genre sans la comprendre, elle monta à la chambre du prince, frappa d’abord avec précaution, puis avec autorité, et enfin, voyant qu’on ne lui répondait pas et que la porte résistait, d’une main aussi forte que celle d’une mère qui va chercher son enfant au milieu des flammes, elle fit sauter le verrou et entra.

Karol était assis sur le bord de son lit, la figure tournée et enfoncée dans les coussins en lambeaux ; ses manchettes, son mouchoir avaient été mis en pièces par ses ongles crispés et frémissants comme ceux d’un tigre ; sa figure était effrayante de pâleur, ses yeux injectés de sang. Sa beauté avait disparu comme par un prestige infernal.

La souffrance extrême tournait chez lui à une rage d’autant plus difficile à contenir, qu’il ne se connaissait pas cette faculté déplorable, et que, n’ayant jamais été contrarié, il ne savait point lutter contre lui-même.

La Floriani avait posé son flambeau près de lui. Elle avait écarté ses mains brûlantes de son visage, elle le regardait avec stupeur. Elle n’était point étonnée de voir un homme jaloux en proie à un accès de furie. Ce n’était pas un spectacle nouveau pour elle, et elle savait bien qu’on n’en meurt point. Mais voir cet être angélique réduit aux mêmes excès de violence et de faiblesse que Tealdo Soavi, ou tout autre de même trempe, c’était un tel contre-sens, une telle invraisemblance, qu’elle ne pouvait en croire ses yeux.

— Vous voulez m’humilier ou m’avilir jusqu’au bout ! s’écria Karol en la repoussant. Vous avez voulu voir jusqu’à quel point vous pouviez me faire descendre au-dessous de moi-même ! Êtes-vous contente à présent ? Auquel de vos amants allez-vous me comparer ?

— Voilà des paroles bien amères, répondit la Floriani avec une douceur pleine de tristesse, je ne m’en offenserai point, parce que je vois qu’en effet vous n’êtes point vous-même dans ce moment-ci. Je m’attendais à vous trouver froid et méprisant comme tout à l’heure, et je venais, au nom de l’amour et de la vérité, vous demander compte de vos dédains, je suis consternée de vous trouver exaspéré comme vous l’êtes, et je ne crois pas que le triomphe que vous m’attribuez soit bien doux pour mon orgueil. Quel langage entre nous, Karol ! ô mon Dieu, que s’est-il donc passé, pour que vous doutiez de la douleur effroyable que j’éprouve à vous voir souffrir ainsi ? mais, sans doute, si j’en suis la cause involontaire, je dois avoir en moi la puissance de la faire cesser. Dites-m’en le moyen, et s’il faut ma vie, ma raison, ma dignité, ma conscience, je les mettrai à vos pieds pour vous guérir et vous calmer. Parlez-moi, expliquez-vous, faites que je vous comprenne, voilà tout ce que je vous demande. Rester dans le doute et vous laisser subir ces tourments sans chercher à les adoucir, voilà ce qui m’est impossible, ce que vous n’obtiendrez jamais de moi. Ouvrez-moi donc ce cœur meurtri et malade, et si, pour m’y faire lire, il faut que vous m’accabliez de reproches et d’outrages, ne vous retenez pas, j’aime mieux cela que le silence, je ne m’offenserai de rien, je me justifierai avec douceur, avec soumission. Je vous demanderai pardon même, s’il le faut, quoique j’ignore absolument mes torts. Mais il faut qu’ils soient bien graves pour vous faire tant de mal. Répondez-moi, je vous le demande à genoux. »

Pour montrer tant de patience et de résignation, il fallait que la Floriani fût vaincue et terrassée par un amour immense, et tel qu’elle-même n’eût jamais cru pouvoir le ressentir après tant d’orages du même genre, après de si nombreuses déceptions, tant de fatigues de cœur et d’esprit, tant de dégoûts et de déboires. N’ayant jamais menti, s’étant dévouée et sacrifiée toujours, mais jamais avilie, ni même aventurée pour un intérêt personnel quelconque, elle avait une fierté ombrageuse, un orgueil réel ; descendre à se justifier lui avait toujours paru au-dessus de ses forces, et le soupçon lui était une mortelle injure.

Pourtant elle s’humilia longtemps avec une mansuétude infinie devant ce malheureux enfant, qui ne voulait point parler parce qu’il ne le pouvait pas.

Qu’eût-il pu dire, en effet ? Le désordre où sa raison était tombée était trop douloureux pour être volontaire. Suivre le conseil de Lucrezia, l’injurier, lui faire de sanglants reproches, l’eût soulagé sans doute ; mais il n’avait pas la faculté de répandre ses tourments au dehors, parce qu’il n’avait pas l’égoïsme de vouloir les faire partager. Et puis, injurier sa maîtresse ! il eût préféré la tuer ; il se fût tué avec elle, emportant sa passion dans la tombe. Mais l’outrager en paroles, il lui semblait que s’il eût pu s’y résoudre, il l’aurait condamnée devant Dieu et que Dieu les eût séparés dans l’éternité. Pour en venir là, il eût fallu ne plus l’aimer, et plus il souffrait par elle, plus il se sentait l’esclave de la passion.

Elle ne put que deviner ce qui se passait en lui, car il ne se révéla que par des réponses détournées et des réticences douloureuses. Il se défendait faiblement en apparence, mais, au fond, sa retenue était invincible, et le nom de Vandoni ne pouvait venir sur ses lèvres.

— Voyons, lui dit la Floriani lorsqu’elle fut au bout de sa patience et qu’elle eut épuisé toutes les forces de son amour à lui arracher quelques paroles vagues, d’une profondeur ou d’une obscurité effrayantes : « Voyons, mon pauvre ange, vous êtes jaloux et vous n’en voulez pas convenir ? Vous, jaloux ! Ah ! qu’il m’est amer de le constater, moi, que vous avez habituée à planer, sur les ailes d’un amour sublime, au-dessus de toutes les misères humaines ! Que vous me faites de mal, et que j’étais loin de croire cela possible de votre part ! Ah ! laissez-moi ne vous répondre que par des reproches douloureux et francs. Vous ne voulez pas m’en faire ; je le préférerais parce que je pourrais me disculper, au lieu que je suis réduite à chercher de quoi j’ai à me défendre. Mais avant de vous parler raison, puisqu’il le faut, laissez-moi me plaindre, laissez-moi pleurer ! C’est le dernier cri de l’amour heureux qui s’exhale vers le ciel d’où il était descendu, et où il va retourner maintenant pour toujours ! Laissez-moi vous dire que vous avez commis aujourd’hui un grand crime contre moi, contre vous-même et contre Dieu, qui avait béni notre confiance infinie l’un pour l’autre. Hélas ! vous avez souillé par le soupçon la passion la plus pure, la plus complète, la plus délicieuse de ma vie. Je n’avais jamais aimé, je n’avais jamais été heureuse ; pourquoi m’arrachez-vous sitôt ma joie, mes délices ? Vous m’avez entraînée dans le ciel, et vous me rejetez brutalement sur la terre ! Mon Dieu, mon Dieu ! je ne le méritais pas, je nageais avec toi dans l’empyrée. Je croyais à l’éternité de cette béatitude. Tout ce qui est de ce monde ne me paraissait plus que rêves et fantômes ; excepté mes enfants, que j’emportais dans mes bras vers ce monde supérieur, je n’avais plus souci de rien… Et à présent, il faut descendre, il faut marcher sur les sentiers humains, se déchirer aux épines, se froisser contre les rochers… Allons, vous l’avez voulu. Parlons donc de ces choses-là, de Vandoni, de mon passé, et de ce que l’avenir peut me réserver de devoirs, d’embarras et d’ennuis. J’espérais les traverser seule, vous laissant calme et indifférent à ces misères, étrangères à notre passion. Le fardeau du travail et des devoirs d’ici-bas m’eût été léger si j’avais pu vous préserver d’y toucher. Vous ne vous en seriez pas seulement aperçu, si vous étiez resté vous-même, et si vous aviez conservé la suprême confiance qui nous faisait si forts et si purs !… Vous l’avez perdue, vous m’avez retiré le talisman qui m’eût rendue invulnérable à la douleur et à l’inquiétude. Je vais maintenant vous dire quelles obligations pèsent sur ma vie réelle, quels ménagements je dois garder, quels devoirs ma conscience me trace. Mais, pour les comprendre, il faut vous donner la peine de raisonner un peu, de connaître mon passé, de le juger, et d’en tirer une conclusion sérieuse, une fois pour toutes !… Vandoni…



Vous êtes mortellement triste ce soir. (Page 62.)

— Ah ! s’écria Karol, tremblant comme un enfant, ne prononcez plus ce nom, et faites-moi grâce de tout ce que vous voulez me dire. Je n’ai pas encore, je n’aurai peut-être jamais la force de l’entendre. Je hais ce Vandoni, je hais tout ce qui dans votre vie n’est pas vous-même. Que vous importe ! Il n’entre pas dans vos devoirs de me réconcilier avec ce qui me froisse et me révolte autour de vous. Laissez-moi, puisque cela m’est possible et n’est possible qu’à moi, voir en vous deux êtres distincts. L’un que je n’ai pas connu et que je ne veux pas connaître ; l’autre que je connais, que je possède, et que je ne veux pas voir mêlé aux choses que je déteste. Oui, oui, Lucrezia, tu l’as dit, ce serait descendre et retomber dans la fange des sentiers humains. Viens sur mon cœur, oublions les atroces souffrances de cette journée et retournons à Dieu. Que t’importe ce qui s’est passé en moi ? Cela me regarde, et j’ai la force de le subir, puisque j’ai celle de t’aimer autant que si rien ne m’avait troublé ! Non, non, pas d’explications, pas de récits, pas de confidences, pas de raisonnements. Prends-moi dans tes bras, et emporte-moi loin de ce monde maudit où je ne vois pas clair, où je ne respire pas, où je suis condamné à ramper plus bas que les autres hommes, si j’y retombe sans ton amour et sans mon enthousiasme. »

La Floriani se contenta de cette fausse réparation, ou, de guerre lasse, elle feignit de s’en contenter ; mais, en cela, elle eut grand tort, et se précipita d’elle-même dans un abîme de chagrins. Karol s’habitua, dès ce jour, à croire que la jalousie n’est point une insulte et qu’une femme aimée, peut et doit la pardonner toujours.


Il prit sa mère dans ses bras. (Page 72.)

Elle retrouva, au salon, vers minuit, Salvator qui venait de reconduire Vandoni et qui eut la délicatesse de ne pas lui dire combien il avait trouvé ce brave garçon ridicule et ennuyeux. Elle n’eut pas le courage de lui confier à quel point le prince avait été irrité de la présence de son ancien amant ; mais elle ne put s’empêcher d’admirer combien l’amitié est plus indulgente, secourable et généreuse que l’amour. Car elle ne se dissimulait plus les travers de Vandoni, et elle voyait bien que Salvator s’était dévoué pour l’en débarrasser.

Lucrezia se retira auprès de ses enfants, résolue à oublier les chagrins de cette journée et à dormir, pour s’éveiller, comme une mère vigilante et active, au point du jour. Mais quoiqu’elle eût acquis plus que personne, dans sa vie de douleurs, la faculté de laisser reposer ses chagrins et de dormir avec, comme un pauvre soldat en campagne dort au bivouac avec sa faim et ses blessures, elle ne put fermer l’œil de la nuit, et tous les souvenirs amers qui s’étaient assoupis dans son sein, depuis quelque temps, s’y ranimèrent un à un, puis tous ensemble, pour la torturer sans relâche. Elle vit, comme autant de spectres railleurs et menaçants, ses erreurs et ses déceptions, les ingrats qu’elle avait faits et les méchants qu’elle n’avait pas pu convertir. Elle lutta vainement contre l’épouvante du passé, en se réfugiant dans le présent. Le présent ne lui offrait plus de sécurité, et les anciennes douleurs ne se ranimaient ainsi que parce qu’une douleur nouvelle, plus profonde que toutes les autres, venait leur donner carrière.

Quand elle se leva, pâle et brisée, le soleil brillant du matin, les fleurs chargées d’humides parfums, les rossignols enivrés de leurs propres chants, ne ramenèrent pas, comme les autres jours, le calme et l’espérance dans son cœur. Elle ne se sentit pas vivre par le sens poétique de la nature, comme à l’ordinaire. Il lui semblait qu’entre cette fraîche et riante nature et son pauvre sein brisé, il y avait désormais un ennemi secret, un ver rongeur, qui empêchait la sève de la vie de venir jusqu’à lui. Elle ne voulut pourtant pas se rendre compte de l’étendue de son désastre. Karol fut courbé à ses pieds ce jour-là. Il ne voulait pas faire oublier ses torts, il ne les connaissait pas, puisque, selon sa coutume, il les avait déjà oubliés lui-même : mais il avait besoin de tendresse, d’effusion et de bonheur, après plusieurs jours passés dans les larmes ou la colère. Jamais il n’était plus séduisant et plus adorable que quand le paroxysme de son amertume et de son dépit l’avait débarrassé de sa souffrance. La Floriani eut encore à lutter contre son projet de mariage, mais cette fois elle résista courageusement. Ce qui s’était passé la veille l’avait éclairée, et elle n’était pas d’humeur à se laisser dire deux fois qu’on la suppliait de n’y plus songer. Si l’offre de son nom était, de la part du prince, un grand hommage rendu à l’amour qu’elle méritait, le fait de retirer poliment ses offres, dans un moment de soupçon jaloux, était un outrage dont la fière Lucrezia sentait la portée plus que lui-même. Sans lui dire quelle force nouvelle elle avait puisée contre lui dans cette circonstance, elle lui ôta tout espoir, et, cette fois, il accepta son arrêt provisoirement, sans amertume, en avouant qu’il méritait le châtiment d’être soumis à quelque longue épreuve.

Mais deux jours ne se passèrent point sans ramener de nouveaux orages. Un commis-voyageur réussit à pénétrer dans la maison pour proposer des armes de chasse. Célio eut envie d’un nouveau fusil, sa mère le lui refusa d’abord ; puis, voulant lui en faire la surprise, elle eut un a-parté avec le voyageur pour marchander et acheter l’objet de cette convoitise enfantine. Le jeune homme était d’une belle figure, un peu familier et bavard. La beauté et la célébrité de sa nouvelle cliente le rendaient plus éloquent que de coutume, sans toutefois lui faire perdre la tête et l’empêcher de bien vendre sa marchandise. C’était la veille de l’anniversaire de Célio, et sa mère voulut mettre le joli et léger fusil de chasse sous le traversin de l’enfant, pour qu’il le trouvât le soir au moment de se coucher. Le commis-voyageur s’empressa de la suivre dans sa chambre, sans trop lui en demander la permission, pour cacher lui-même le fusil sous le chevet de Célio et recevoir le paiement convenu. Karol, qui avait été faire la sieste, entra en cet instant, et trouva la Floriani dans sa chambre, en tête-à-tête avec un beau garçon à gros favoris noirs, qui lui parlait d’un air animé, la regardait avec des yeux hardis, et arrangeait la couverture d’un lit, tandis qu’elle souriait avec bonhomie des hâbleries qu’il débitait, et qu’elle songeait à l’ivresse de Célio lorsque la surprise ferait son effet.

Il n’en fallait pas tant pour que l’imagination de Karol, prompte à l’insulte, et s’emparant toujours du fait apparent sans le comprendre et sans l’expliquer, prît un essor funeste. Il laissa échapper une exclamation bizarre, outrageante, sur le seuil de la chambre de Lucrezia, et s’enfuit comme un homme qui vient d’être témoin de son déshonneur. Il lui fallut tout le reste du jour pour se calmer et ouvrir les yeux. Il fallut que la Floriani descendît à une explication avilissante pour elle et pour lui. Elle le traita, cette fois, comme un malade qu’il faut persuader et guérir, sans prendre ses hallucinations au sérieux. Mais que devient l’enthousiasme, que devient l’amour, quand celui qui en est l’objet se conduit comme un maniaque ?

Un autre jour on vint dire à la Floriani que Mangiafoco, le pêcheur qui l’avait recherchée autrefois en mariage, et qui lui avait causé tant de frayeur et d’éloignement, était à l’article de la mort, et demandait à la voir avant de rendre l’âme. Cet homme n’avait jamais osé se présenter devant elle depuis qu’elle était revenue dans le pays, et ce n’était pas sans répugnance qu’elle consentait à lui fermer les yeux. Mais c’était un devoir de religieuse miséricorde à remplir, et elle partit sans hésiter, pour l’autre rive du lac, avec son père et Biffi. Elle trouva un moribond qui lui demandait pardon des peines et des peurs qu’il lui avait faites jadis, et qui la suppliait de prier pour le repos de son âme. Elle le consola avec bonté, et sa compassion généreuse adoucit les dernières convulsions d’agonie de cet homme, ancien soldat, espèce de bandit déjà vieux, méchant, brutal, avare, et cependant doué d’une certaine intelligence et de quelques instincts patriotiques et romanesques.

La Floriani revint assez émue, après avoir vu s’exhaler péniblement son dernier soupir. Elle raconta simplement à Salvator, devant Karol, ce qui s’était passé, et les paroles tantôt absurdes, tantôt profondes, que cet homme lui avait dites en se débattant contre la mort. Salvator trouva que, dans ce dévouement nouveau, sa chère Floriani avait été admirable comme toujours ; mais Karol garda le silence. Il avait été inquiet de cette sortie soudaine, de cette absence qui avait duré depuis le coucher du soleil jusqu’à minuit. Il ne concevait pas que l’on pût porter tant d’intérêt à un misérable qui l’avait si peu mérité. Et comment avait-il eu l’audace d’appeler à son lit de mort une femme à laquelle il s’était rendu si haïssable ? Il fallait qu’il eût de la confiance dans sa bonté et dans sa faculté d’oublier les outrages !

Ces réflexions furent faites d’un ton assez singulier. Lucrezia, qui n’était pas encore sur le qui-vive de la jalousie à tout propos, et qui ne s’était pas encore doutée que sa bonne action eût paru criminelle au prince, le regarda avec surprise et vit qu’il était en colère. Il avait les yeux rouges, il faisait claquer les articulations de ses doigts ; c’était une sorte de tic nerveux, qui trahissait son dépit et qu’elle commençait à comprendre.

Elle ne put se défendre de hausser les épaules.

Karol ne s’en aperçut point et continua :

— Quel âge avait ce Mangiafoco ?

— Soixante ans, au moins, répondit-elle d’un ton froid et sévère.

— Et, sans doute, reprit Karol au bout d’un instant, il avait une bien belle figure, une barbe effrayante, des guenilles pittoresques ? c’était un bandit de théâtre ou de roman qu’on ne pouvait regarder sans frémir ? L’imagination des femmes se plaît à ces dehors-là, et on est toujours flatté d’avoir enchaîné un animal sauvage. Sans doute, en expirant, il avait l’air du tigre blessé qui jette sur la colombe un dernier regard de convoitise et de regret ?

— Karol, dit la Floriani en soupirant, un homme qui se meurt est donc chose fort agréable à peindre ? Vous devriez aller voir celui-là maintenant qu’il est mort ; cela ferait tomber tout de suite votre ironie, et couperait court à vos métaphores poétiques. Mais vous n’irez pas, vous qui parlez si bien, vous n’en aurez pas le courage ; sa chaumière est malpropre.

« Comme elle est susceptible, ce soir ! pensa Karol. Qui sait ce qui s’est passé autrefois entre elle et ce misérable ? »