Lucrezia Floriani/Chapitre 28
XXVIII.
Un autre jour, Karol fut jaloux du curé, qui venait faire une quête. Un autre jour, il fut jaloux d’un mendiant qu’il prit pour un galant déguisé. Un autre jour, il fut jaloux d’un domestique qui, étant fort gâté, comme tous les serviteurs de la maison, répondit avec une hardiesse qui ne lui sembla pas naturelle. Et puis, ce fut un colporteur, et puis le médecin ; et puis, un grand benêt de cousin, demi-bourgeois, demi-manant, qui vint apporter du gibier à la Lucrezia, et que, bien naturellement, elle traita en bonne parente, au lieu de l’envoyer à l’office. Les choses en arrivèrent à ce point qu’il n’était plus permis de remarquer la figure d’un passant, l’adresse d’un braconnier, l’encolure d’un cheval. Karol était même jaloux des enfants. Que dis-je, même ? il faudrait dire surtout.
C’était bien là, en effet, les seuls rivaux qu’il eût, les seuls êtres auxquels la Floriani pensât autant qu’à lui. Il ne se rendit pas compte du sentiment qu’il éprouvait en les voyant dévorer leur mère, de caresses. Mais, comme, après l’imagination d’un bigot, il n’y en a pas de plus impertinente que celle d’un jaloux, il prit bientôt les enfants en grippe, pour ne pas dire en exécration. Il remarqua enfin qu’ils étaient gâtés, bruyants, entiers, fantasques, et il s’imagina que tous les enfants n’étaient pas de même. Il s’ennuya de les voir presque toujours entre leur mère et lui. Il trouva qu’elle leur cédait trop, qu’elle se faisait leur esclave. En d’autres moments aussi, il se scandalisa quand elle les mettait en pénitence. Ce système de gouvernement maternel, si simple, si bien indiqué par la nature, qui consiste à adorer à adorer d’abord les enfants, à s’en occuper sans cesse, à leur accorder tout ce qui peut les rendre heureux et aimables, sauf à les morigéner et les arrêter ensuite quand ils en abusent, à les gronder parfois avec énergie et chaleur pour les récompenser tendrement quand ils le méritent, tout cela se trouva l’opposé de sa manière de voir. Selon lui, il ne fallait pas tant se familiariser avec eux, afin d’avoir moins de peine à se faire craindre, au besoin. Il ne fallait pas les tutoyer et les caresser, mais les tenir à distance, en faire, de bonne heure, de petits hommes et de petites femmes bien sages, bien polis, bien soumis, bien tranquilles. Il fallait leur enseigner prématurément beaucoup de choses qu’ils ne pouvaient croire ni comprendre, afin de les habituer à respecter la règle établie, l’usage, la croyance générale, sans s’occuper d’abord d’une chose qu’il regardait comme impossible, c’est-à-dire de les convaincre de l’utilité et de l’excellence du principe dont ces usages et ces règles ne sont que la conséquence. Enfin il fallait oublier qu’ils étaient des enfants, leur ôter le charme, le plaisir et la liberté de cette première existence qui leur revient de droit divin, faire travailler leur mémoire pour éteindre leur imagination ; développer l’habitude de la forme et retarder l’explication du fond ; faire, en un mot, tout l’opposé de ce que faisait et voulait faire la Floriani.
Il faut se hâter de dire que cette manie de contrecarrer, et ce blâme fatigant, n’étaient pas continuels et absolus chez le prince. Quand sa jalousie ne l’obsédait point, c’est-à-dire dans ses moments lucides, il disait et pensait tout le contraire. Il adorait les enfants, il les admirait en toutes choses, même là où il n’y avait rien à admirer. Il les gâtait plus que la Floriani, et se faisait leur esclave, sans s’apercevoir, le moins du monde, de son inconséquence. C’est qu’alors il était heureux et se montrait sous le côté angélique et idéal de sa nature. Les accès d’ivresse que lui donnait l’amour de la Floriani étaient le thermomètre qui marquait l’apogée de sa douceur, de sa bonté et de sa tendresse. Ah ! quel séraphin, quel archange il eût été, s’il avait pu rester toujours ainsi ! Dans ces moments-là, qui duraient parfois des heures, des jours entiers, il était tout bienveillance, tout charité, tout miséricorde, tout dévouement pour tous les êtres qui l’approchaient. Il se détournait du chemin pour ne pas écraser un insecte, il se serait jeté dans le lac pour sauver le chien de la maison. Il eût fait le chien lui-même pour entendre les éclats de rire du petit Salvator ; il se fût fait lièvre ou perdrix pour donner à Célio le plaisir de tirer un coup de fusil. Sa tendresse et son effusion allaient jusqu’à l’excès, jusqu’à l’absurde. C’était alors un de ces enthousiastes sublimes qu’il faut enfermer comme des fous ou adorer comme des dieux.
Mais aussi quelle chute, quel cataclysme épouvantable dans tout son être, quand, à l’accès de joie et de tendresse, succédait l’accès de douleur, de soupçon et de dépit ! Alors, tout changeait de face dans la nature. Le soleil d’Iseo était armé de flèches empoisonnées, la vapeur du lac était pestilentielle, la divine Lucrezia était une Pasiphaé, les enfants de petits monstres ; Célio devait périr sur l’échafaud, Laërtes était enragé, Salvator Albani était le traître Yago, et le vieux Menapace le juif Shylock. Des nuages noirs s’amoncelaient à l’horizon, tout pleins de Vandoni, de Boccaferri, de Mangiafoco, de rivaux déguisés en mendiants, en commis-voyageurs, en curés, en laquais, en colporteurs et en moines, ces nuées allaient s’ouvrir et faire pleuvoir sur la villa une armée d’anciens amis, d’anciens amants (ce qui était pour lui la même race de vipères) ! et la Floriani, souillée de hideux embrassements, l’appelait avec un rire infernal pour assister à cette orgie fantastique !
Ne croyez pas que son imagination, privée de frein et sans cesse excitée par une disposition naturelle et par une passion insensée, restât au-dessous de ce tableau. Il me serait impossible de la suivre et de vous la faire suivre dans les tourbillons délirants qu’elle parcourait. Jamais le Dante n’a rêvé de supplices semblables à ceux que se créait cet infortuné. Ils étaient sérieux à force d’être absurdes, et il n’est point d’apparition grotesque qui ne fasse peur aux enfants, aux malades et aux jaloux.
Mais comme il était souverainement poli et réservé, jamais personne ne pouvait seulement soupçonner ce qui se passait en lui. Plus il était exaspéré, plus il se montrait froid, et l’on ne pouvait juger du degré de sa fureur qu’à celui de sa courtoisie glacée. C’est alors qu’il était véritablement insupportable, parce qu’il voulait raisonner et soumettre la vie réelle à laquelle il n’avait jamais rien compris, à des principes qu’il ne pouvait définir. Alors il trouvait de l’esprit, un esprit faux et brillant pour torturer ceux qu’il aimait. Il était persifleur, guindé, précieux, dégoûté de tout. Il avait l’air de mordre tout doucement pour s’amuser, et la blessure qu’il faisait pénétrait jusqu’aux entrailles. Ou bien, s’il n’avait pas le courage de contredire et de railler, il se renfermait dans un silence dédaigneux, dans une bouderie navrante. Tout lui paraissait étranger et indifférent. Il se mettait à part de toutes choses, de toutes gens, de toute opinion et de toute idée. Il ne comprenait pas cela. Quand il avait fait cette réponse aux caressantes investigations d’une causerie qui s’efforçait en vain de le distraire, on pouvait être certain qu’il méprisait profondément tout ce qu’on avait dit et tout ce qu’on pourrait dire.
La Floriani craignait que sa famille, et le comte Albani lui-même, ne vinssent à pressentir cette jalousie qu’elle devinait enfin, et dont elle se sentait humiliée mortellement. Elle en cachait donc avec soin les causes misérables et s’efforçait d’en adoucir les déplorables effets. Après s’être beaucoup inquiétée d’abord pour la santé et pour la vie du prince, elle put constater qu’il ne se portait jamais mieux que quand il s’était livré à des agitations et à des colères intérieures, qui eussent tué tout autre que lui. Il est des organisations qui ne puisent leur force que dans la souffrance, et qui semblent se renouveler en se consumant, comme le phénix. Elle cessa donc de s’alarmer, mais elle commença à souffrir étrangement d’une intimité à laquelle l’enfer des poëtes peut seul être comparé. Elle était devenue, entre les mains de ce terrible amant, la pierre que Sisyphe roule sans cesse au sommet de la montagne et laisse choir au fond d’un abîme ; malheureuse pierre qui ne se brise jamais !
Elle essaya de tout, de la douceur, de l’emportement, des prières, du silence, des reproches. Tout échoua. Si elle était calme et gaie en apparence, pour empêcher les autres de voir clair dans son malheur, le prince, ne comprenant rien à cette force de volonté qui n’était pas en lui, s’irritait de la trouver vaillante et généreuse. Il haïssait alors en elle, ce qu’il appelait, dans sa pensée, un fonds d’insouciance bohémienne, une certaine dureté d’organisation populaire. Loin de s’alarmer du mal qu’il lui faisait, il se disait qu’elle ne sentait rien, qu’elle avait, par bonté, certains moments de sollicitude, mais, qu’en général, rien ne pouvait entamer une nature si résistante, si robuste et si facile à distraire et à consoler. On eût dit qu’alors il était jaloux même de la santé, si forte en apparence, de sa maîtresse, et qu’il reprochait à Dieu le calme dont il l’avait douée. Si elle respirait une fleur, si elle ramassait un caillou, si elle prenait un papillon pour la collection de Célio, si elle apprenait une fable à Béatrice, si elle caressait le chien, si elle cueillait un fruit pour le petit Salvator : « Quelle nature étonnante !… se disait-il, tout lui plaît, tout l’amuse, tout l’enivre. Elle trouve de la beauté, du parfum, de la grâce, de l’utilité, du plaisir dans les moindres détails de la création. Elle admire tout, elle aime tout ! — Donc elle ne m’aime pas, moi, qui ne vois, qui n’admire, qui ne chéris, qui ne comprends qu’elle au monde ! Un abîme nous sépare ! »
C’était vrai, au fond : une nature riche par exubérance et une nature riche par exclusiveté, ne peuvent se fondre l’une dans l’autre. L’une des deux doit dévorer l’autre et n’en laisser que des cendres. C’est ce qui arriva.
Si, par hasard, la Floriani, accablée de fatigue et de chagrin, ne parvenait point à cacher ce qu’elle souffrait, Karol, rendu tout à coup à sa tendresse pour elle, oubliait sa mauvaise humeur et s’inquiétait avec excès. Il la servait à genoux, il l’adorait dans ces moments-là, plus encore qu’il ne l’avait adorée dans leur lune de miel. Que ne pouvait-elle dissimuler, ou manquer tout à fait de force et de courage ! si elle se fût montrée constamment à lui, abattue et languissante, ou si elle eût pu affecter longtemps un air sombre et mécontent, elle l’eût guéri peut-être de sa personnalité maladive. Il se fût oublié pour elle ; car ce féroce égoïste était le plus dévoué, le plus tendre des amis, lorsqu’il voyait souffrir. Mais, comme il souffrait alors lui-même d’une douleur réelle et fondée, la généreuse Floriani rougissait d’avoir cédé à un moment de défaillance. Elle se hâtait de secouer sa langueur et de paraître tranquille et ferme. Quant à feindre le ressentiment, elle en était incapable ; rarement elle se sentait irritée contre lui ; mais lorsque elle l’était, elle ne se contenait point et le gourmandait avec violence. Jamais elle n’avait rien fardé, ni rien dissimulé ; et, comme le plus souvent, elle n’éprouvait que chagrin et compassion en subissant l’injustice d’autrui, le plus souvent aussi, elle souffrait sans être en colère, et surtout sans bouder. Elle méprisait ces ruses féminines, et elle avait grand tort, dans son intérêt, de les mépriser : on le lui fit bien voir ! Il est dans la nature humaine d’abuser et d’offenser toujours, quand on est sûr d’être toujours pardonné, sans même avoir la peine de demander pardon. Salvator Albani avait toujours connu son ami inégal et fantasque, exigeant à l’excès, ou désintéressé à l’excès. Mais les bons moments, jadis, avaient été les plus habituels, les plus durables ; et, chaque jour, au contraire, depuis qu’il était revenu à la villa Floriani, Salvator voyait le prince perdre ses heures de sérénité, et tomber dans une habitude de maussaderie étrange ; son caractère s’aigrissait sensiblement. D’abord ce fut une heure mauvaise par semaine, puis une mauvaise heure par jour. Peu à peu, ce ne fut plus qu’une bonne heure par jour, et enfin une bonne heure par semaine. Quelque tolérant et d’humeur facile que fût le comte, il en vint à trouver cette manière d’être intolérable. Il en fit la remarque d’abord à son ami, puis à Lucrezia, puis à tous deux ensemble, et enfin il sentit que son caractère à lui-même allait s’aigrir et se transformer, s’il persistait à vivre auprès d’eux.
Il prit la résolution de s’en aller tout à fait. La Floriani fut épouvantée de l’idée de rester en tête-à-tête avec cet amant que, deux mois auparavant, elle eût voulu enlever et mener au bout du monde pour vivre avec lui dans le désert. Salvator, par sa gaieté douce, par sa manière enjouée et philosophique d’envisager toutes les misères domestiques, lui était d’un immense secours. Sa présence contenait encore le prince et le forçait à s’observer, du moins, devant les enfants. Qu’allait-elle devenir ? qu’allait devenir surtout Karol, quand leur aimable compagnon ne serait plus entre eux, pour les préserver l’un de l’autre ?
Comme elle le retenait avec instances, son effroi et sa douleur se trahirent ; son secret lui échappa, ses larmes firent irruption. Albani consterné vit qu’elle était profondément malheureuse, et que s’il ne réussissait à emmener Karol, du moins pour quelque temps, elle et lui étaient perdus.
Cette fois, il n’hésita plus. Il n’eut pour son ami ni pitié, ni faiblesse. Il ne ménagea aucune de ses susceptibilités. Il affronta sa colère et son désespoir. Il ne lui cacha point qu’il travaillerait de toutes ses forces à détacher la Floriani de lui, s’il ne s’exécutait pas de lui-même en s’éloignant d’elle. — Que ce soit pour six mois ou pour toujours, peu m’importe, lui dit-il en finissant sa rude exhortation ; je ne peux prévoir l’avenir. J’ignore si tu oublieras la Floriani, ce qui serait fort heureux pour toi, ou si elle te sera infidèle, ce qui serait fort sage de sa part ; mais je sais qu’elle est brisée, malade, désespérée, et qu’elle a besoin de repos. C’est la mère de quatre enfants ; son devoir est de se conserver pour eux, et de se délivrer d’une souffrance intolérable. Nous allons partir ensemble, ou nous battre ensemble ; car je vois bien que plus je t’avertis, plus tu fermes les yeux ; plus je veux t’entraîner, plus tu te cramponnes à cette pauvre femme. Par la persuasion ou par la force, je t’emmènerai, Karol ! J’en ai fait le serment sur la tête de Célio et de ses frères. C’est moi qui t’ai amené ici, c’est moi qui t’y ai fait rester. Je t’ai perdu en croyant te sauver ; mais il y a encore du remède, et maintenant que je vois clair, je te sauverai malgré toi. Nous partons cette nuit, entends-tu ? Les chevaux sont à la porte.
Karol était pâle comme la mort. Il eut grand’peine à desserrer ses dents contractées. Enfin il laissa échapper cette réponse laconique et décisive :
— Fort bien, vous me conduirez jusqu’à Venise, et vous m’y laisserez pour revenir ici toucher le prix de votre exploit. Cela était arrangé entre vous deux. Il y a longtemps que j’attendais ce dénouement.
— Karol ! s’écria Salvator, transporté de la première fureur sérieuse qu’il eût éprouvée de sa vie, tu es bien heureux d’être faible ; car si tu étais un homme, je te briserais sous mon poing. Mais je veux te dire que cette pensée est d’un être méchant, cette parole d’un être lâche et ingrat. Tu me fais horreur, et j’abjure ici toute l’amitié que j’ai eue pour toi pendant si longtemps. Adieu, je te fuis, je ne veux jamais te revoir, je deviendrais lâche et méchant aussi avec toi.
— Bien, bien ! reprit le prince, arrivé au comble de la colère, et, par conséquent, de la sécheresse amère et dédaigneuse. Continuez, outragez-moi, frappez-moi, battons-nous, afin que je meure ou que je parte ; c’est là le plan, je le sais. Elle sera bien douce, la nuit de plaisir qui récompensera votre conduite chevaleresque !
Salvator était au moment de s’élancer sur Karol. Il prit une chaise à deux mains, incertain de ce qu’il allait faire. Il se sentait devenir fou, il tremblait comme une femme nerveuse, et pourtant il aurait eu la force, en ce moment, de faire écrouler la maison sur sa tête.
Il y eut un moment de silence affreux, pendant lequel on entendit monter, dans l’air calme du soir, une petite voix douce qui disait : — Écoute, maman, je sais ma leçon de français, et je vais te la dire avant de m’endormir :
Et voilà la guerre allumée !
Amour, tu perdis Troie !
La fenêtre d’en bas se ferma, et la voix de Stella se perdit. Salvator éclata d’un rire amer, brisa sa chaise en la remettant sur ses pieds, et sortit impétueusement de la chambre de Karol, en poussant la porte avec fracas.
— Lucrezia, dit-il à la Floriani, en allant frapper chez elle, laisse un peu tes enfants, appelle la bonne, je veux te parler tout de suite.
Il l’emmena au fond du parc : « Écoute, lui dit-il, Karol est un misérable ou un malheureux, le plus lâche ou le plus fou de tes amants, le plus dangereux à coup sûr, celui qui te tuera à coups d’épingles, si tu ne le quittes sur l’heure. Il est jaloux de tout, il est jaloux de son ombre, c’est une maladie ; mais il est jaloux de moi, et cela c’est une infamie ! Jamais il ne se résoudra à te quitter ; il ne veut pas partir, il ne partira pas. C’est à toi de fuir de ta propre maison. Il n’y a pas un moment à perdre, saute dans une barque, gagne la prochaine poste, va-t’en à Rome, à Milan, au bout du monde ; ou tiens-toi cachée, bien cachée dans quelque chaumière… Je déraisonne peut-être, je n’ai pas ma tête, tant je suis indigné ; mais il faut trouver un moyen… Tiens ! en voici un, pénible, mais certain. Fuyons ensemble. Nous n’irions qu’à deux lieues d’ici, nous n’y resterions que deux heures, c’est assez ! Il croira qu’il a deviné juste, que je suis ton amant ; il est trop fier pour hésiter alors à prendre son parti, et tu en seras à jamais délivrée.
— Tu es fou toi-même, mon pauvre ami ! répondit la Lucrezia, ou tu veux qu’il le devienne. Mais moi, je souffre assez d’être soupçonnée, je ne me résoudrai point à être méprisée !
— Être soupçonnée, c’est être méprisée déjà, malheureuse femme ! Tu tiens donc encore à l’estime d’un homme que tu ne peux plus prendre au sérieux ? Quelle folie ! Allons, viens avec moi, que crains-tu ? Que j’abuse de ton accablement et me rende digne, malgré toi, de la bonne opinion que Karol a de mon caractère ? Moi, je ne suis pas un lâche, et s’il faut te rassurer davantage, je puis te dire que je ne suis plus amoureux de toi. Non, non ; Dieu m’en préserve ! Tu es trop faible, trop crédule, trop absurde. Tu n’es pas la femme forte que je croyais ; tu n’es qu’un enfant sans cervelle et sans fierté. Ta passion pour Karol m’a bien guéri, je te le jure, de celle que j’aurais pu concevoir pour toi. Allons, le temps presse. S’il venait, en ce moment, t’implorer, tu lui ouvrirais tes bras et tu lui ferais serment de ne jamais le quitter. Je te connais, fuyons donc ! Sauvons-le et présentons-lui son fantôme comme une réalité. Qu’il te croie menteuse et galante ; qu’il te haïsse, qu’il parte en te maudissant, en secouant la poussière de ses pieds. Que crains-tu ? l’opinion d’un fou ? Il ne te traduira pas devant celle du monde ; il gardera un éternel silence sur son désastre. Si tu le veux, d’ailleurs, tu te justifieras plus tard. Mais, à présent, il faut couper le mal dans sa racine. Il faut fuir.
— Tu n’oublies qu’une chose, Salvator, répondit la Lucrezia, c’est que, coupable ou malheureux, je l’aime et l’aimerai toujours. Je donnerais mon sang pour alléger sa souffrance, et tu crois que je pourrais lui déchirer le cœur pour reconquérir mon repos ! Ce serait un étrange moyen !
— En ce cas, tu es lâche aussi, s’écria le comte, et je t’abandonne ! Souviens-toi de ce que je te dis ici : tu es perdue !
— Je le sais bien, répondit-elle ; mais, avant de partir, tu te réconcilieras avec lui !
— Ne m’y pousse pas, je suis capable de le tuer. Je m’en vais de suite, c’est le plus sûr. Adieu, Lucrezia.
— Adieu, Salvator, lui dit-elle en se jetant dans ses bras, nous ne nous reverrons peut-être jamais !
Elle fondit en larmes, mais elle le laissa partir.