Ludovico/5
CHAPITRE V.
Ludovico avait alors près de dix-ans ; il était grand pour son âge, mais extrêmement mince et délié. Son visage était pâle ; mais ses traits fins, ses grands yeux noirs pleins d’intelligence, ses beaux cheveux bruns, bouclés en anneaux sur son front, lui donnaient, malgré ses vêtemens grossiers, l’air d’un enfant qui avait vu de meilleurs jours. Ses joues, ses mains, le col ouvert de sa chemise étaient toujours propres ; et comme son père le menait ordinairement courir la campagne lorsqu’il allait faire ses études de dessin, le petit garçon avait acquis de la grâce et de l’agilité dans sa démarche, et il avait tout-à-fait l’air d’un petit gentilhomme dans sa tournure et ses attitudes.
Son caractère était naturellement très-impétueux. Il tenait de son père cette promptitude de conception qui le conduisait à ressentir vivement des injures souvent imaginaires, c’est-à-dire, qu’il aurait été facilement violent et disposé à la colère. Mais en même temps il était si tendrement attaché à ceux qui l’entouraient, si véritablement affligé quand il leur avait fait la moindre peine, ou qu’il croyait avoir offensé qui que ce fut ; il était si prompt à le réparer, si reconnaissant quand on recevait ses excuses et qu’on lui pardonnait, que quoique par sa grande vivacité il fut souvent entraîné à quelque sottise, il n’était jamais long-temps en disgrâce. Au reste, comme sa mère savait qu’une vie passée en torts et en réparations est pour le moins inutile, elle mit un soin particulier à corriger cette nuance de son caractère, qui pouvait le rendre malheureux dans tout le cours de sa vie ; elle lui fit sentir que la réparation n’est pas toujours en notre pouvoir, et n’a même plus de prix quand on retombe dans la même faute dont on a montré du regret. « Comment veux-tu, lui disait-elle ; qu’on te croie vrai et sincère dans ton repentir, quand tu recommences quelques jours après à offenser de nouveau ceux qui t’ont pardonné ? » Cet argument fit une forte impression sur Ludovico, qui avait le mensonge et la fausseté en horreur ; et les tendres remontrances de sa bonne mère eurent un tel succès, qu’au moment dont nous parlons il était impossible de rencontrer un enfant de cet âge plus aimable et plus docile… Sa vivacité était encore très-grande ; mais déjà il savait la modérer quand il le fallait. Il était sur tout remarquable par ce pouvoir sur lui-même très-extraordinaire chez un enfant de dix ans, et par une persévérance dans ce qu’il avait résolu, qui ne l’était pas moins. Dans cette occasion cependant, et son courage et sa constance cédèrent à son affliction de la perte de son frère, qu’il chérissait au-delà de toute expression : À-peu-près du même âge, puisqu’il n’y avait qu’une année et demie de différence, couchant dans le même lit, ayant de grands rapports de bonté et de sensibilité, quoique Raphaël, toujours un peu faible et languissant, fut naturellement plus doux, ils ne s’étaient jamais quittés. Cette circonstance et ses résultats avaient aussi contribué à augmenter encore l’attachement de son frère c’était son seul ami, son seul compagnon. Leur pauvreté les avait exclus de toute liaison avec les enfans des riches, et ni M. Lewis avec sa hauteur, ni sa femme avec sa tendresse inquiète, n’auraient aimé à les associer avec ceux des classes inférieures si mal élevés. Pendant la courte période que Ludovico avait fréquenté l’école publique, il avait éprouvé mille insultes des autres écoliers, au sujet de la difficulté de prononcer son nom de Carrache. Ce fut alors qu’il conjura son père de se contenter du nom de Ludovico, qui paraissait déjà et bien long et bien extraordinaire à des Anglais. Au sortir de l’école il s’attacha plus encore à Raphaël, qui avait aussi un nom peu commun et ne se moquait point de lui. Ils s’aimaient tous les deux si passionnément, que ni dans leurs jeux d’enfance, ni dans leurs études, jamais ils n’avaient eu aucune querelle, Ludovico, quoique l’ainé, et peut-être un peu le favori de son père, n’en prenait aucun avantage, et faisait valoir Raphaël dans toutes les occasions. Maintenant ils étaient séparés… séparés pour jamais ! Ah ! ce coup fut bien cruel pour le pauvre Ludovico ; il pleura pendant plusieurs heures sur le corps privé de vie de son bien aimé frère, ne cessant de l’appeler comme s’il avait pu l’entendre. Et moi aussi, criait-il, je veux m’en aller avec Raphaël et Francis. Il ne voulait écouter aucune consolation. Sa mère, au désespoir, s’efforçait de contenir sa douleur pour calmer celle de son enfant et pour déterminer son mari à saisir ce moment d’affliction, pendant lequel leurs créanciers les laisseraient peut-être tranquilles, et à profiter de la nuit pour s’éloigner de ce comté où il pouvait être saisi d’un instant à l’autre, ayant déjà reçu des mandats d’arrêt. Elle ras sembla dans une petite bourse quelques schillings qui lui restaient du gain de son ouvrage, et la mettant dans les mains de son époux, elle le supplia de partir à l’instant même, et de lui laisser le soin d’enterrer leur pauvre enfant. Le désespoir empreint sur tous les traits de cet infortuné, en promenant ses regards sur la misérable chambre qu’il fallait quitter, et qui renfermait encore tout ce qui lui était cher au monde, frappa Ludovico. Ses sanglots, ses cris s’arrêtèrent ; son cœur était alors trop serré pour pouvoir pleurer ; ses yeux suivaient l’expression de ceux de son père, qui s’attachaient tour-à-tour sur quelque objet d’amour et d’intérêt, premièrement sur le cercueil où son enfant reposait de l’éternel sommeil de la mort, puis sur le berceau où sa petite fille dormait tranquillement, ignorant encore les malheurs de ses parens, et enfin sur la figure amaigrie et pâle de son Agnès, sur laquelle il s’arrêta avec une telle expression de douleur, qu’elle semblait concentrer toutes les misères humaines.
Le jeune garçon vola dans les bras de son père ; il sanglota convulsivement sur son sein ; il semblait que son cœur allait se rompre. « Mon pauvre enfant, dit M. Lewis en faisant un effort sur lui-même, mon cher Ludovico, ne te laisse pas aller ainsi à ton chagrin ; rappelle-toi que c’est ton devoir de te conserver pour ta mère. Je la laisse à tes soins, Ludovico ; elle n’a plus d’autre soutien, d’autre consolateur ; penses-y sans cesse, mon cher fils, à présent, hélas ! notre seul fils. » Il le serra passionnément contre son cœur, puis il le repoussa doucement, et sortit les mains sur les yeux, comme pour se dérober la vue de ce qui l’aurait retenu.
Agnès fut soulagée d’avoir pu le décider à ce départ, qui pourtant déchirait son cœur. Mais son enfant était dans un tel désespoir qu’elle s’efforça de modérer le sien. Elle s’approcha de lui, le prit dans ses bras, et lui dit en levant les yeux au ciel : « Nous avons un consolateur, mon fils, ayons tout notre recours à lui ; mais tu sais bien que nous n’en aurions pas le droit si nous nous livrions à un chagrin immodéré qui démentit la confiance parfaite que nous devons avoir en sa bonté, et notre obéissance pour ce qu’il ordonne. Il est naturel que tu pleures Raphaël, ton frère et ton ami, que tu t’affliges du départ de ton père dans un tel moment. Notre-Seigneur lui-même pleura sur la tombe de Lazarre ; mais tu sais, mon cher Ludovico, qu’il ne s’abandonna pas à sa douleur. Il n’augmenta pas celle des sœurs de son ami par l’excès de la sienne, et chercha au contraire à les soutenir ; c’est là le divin modèle dont nous devons au moins tâcher d’approcher ». Ludovico promit à sa mère de surmonter son chagrin et d’implorer l’assistance de Dieu ; puis il lui dit : « Oh maman ! si je pouvais, comme me l’a dit mon papa, être votre soutien, votre consolateur, je pourrais encore être heureux. Maman, croyez-vous que cela me soit possible ?
— Oui, mon enfant ; non-seulement je le crois, mais j’en suis sûre. Déjà à présent vous pouvez me faire du bien et me consoler en allant vous coucher et vous reposer : mes craintes sur votre santé l’emportent dans ce moment sur toutes les autres. »
Ludovico l’embrassa et s’en alla dans un petit cabinet contigu, et dans son lit solitaire. Quoique la soirée fût déjà très-avancée, il redoutait de se trouver dans cette couche naguère partagée avec son cher Raphaël ; mais son agitation et ses pleurs l’avaient fatigué ; il avait aussi un rayon d’espoir de pouvoir être utile à sa mère, qui le calmait un peu. Ainsi qu’il l’avait promis, il versa son cœur dans celui qui donne la pâture aux petits oiseaux et mesure le vent à l’agneau tondu ; il fit une courte mais ardente prière, après quoi il tomba dans un profond sommeil, qui lui rendit des forces et du courage. Il fut réveillé de bonne heure par beaucoup de bruit dans la rue, et se rappela que c’était un jour de grande foire ; il conclut qu’il valait mieux se lever et réaliser un projet qui lui avait passé dans la tête.
En entrant dans la chambre, il trouva sa pauvre mère assise à la même place où il l’avait laissée, mais avec sa petite sœur dans ses bras. Il connut d’abord à la chandelle presque en entier consumée, et au tas d’ouvrage qui était sur la table, qu’elle ne s’était point couchée, et qu’elle avait cousu des gants toute la nuit pour pouvoir les vendre à la foire, et c’était vrai. Hélas ! la malheureuse Agnès travaillait toute une nuit à côté du cadavre d’un enfant chéri, pour avoir de quoi lui rendre les derniers devoirs ; et combien de fois les larmes, les déchirantes larmes d’une mère qui voit mourir l’être auquel elle a donné la vie, arrêtèrent son travail ! Ludovico l’embrassa tendrement, et sa petite sœur aussi ; il jeta un mélancolique regard sur la bière qui contenait les restes de son bien aimé frère ; ensuite il s’occupa à chercher du papier et des crayons, avec un air si calme, si tranquille, que sa mère s’imaginant qu’il y avait quelque petit mystère d’enfance là-dessous, et charmée de voir qu’il cherchait à se distraire par quelque occupation, ne parut faire aucune attention à lui. Elle restait sur son siége, les yeux attachés sur son petit nourrisson, abîmée dans ses tristes pensées, songeant à son pauvre mari qui errait alors de côté et d’autre pour chercher un asile. Pendant ce temps-là, Ludovico avait rassemblé tout ce qu’il fallait pour dessiner. Son père lui en avait donné les premiers principes dès qu’il avait pu tenir un crayon ; et c’était son amusement favori que de barbouiller tantôt passablement et le plus souvent assez mal, des arbres et des maisons. Il s’assit par terre vis-à-vis de sa mère avec tout son attirail, et commença à dessiner comme il le faisait ordinairement. Agnès était absorbée dans ses pensées. Sa petite s’était endormie sur ses genoux ; elle la regardait encore en silence ; Ludovico, tout à son ouvrage ; ne disait rien non plus. À la fin madame Lewis s’écria : « Venez, mon enfant ; il y a près de deux heures que vous êtes levé ; venez déjeûner.
— D’abord, maman, j’ai bientôt fini ; mais je ne puis bouger auparavant. »
Elle n’insista pas, trop heureuse de le voir plus calme que la veille, et même si calme qu’elle en était surprise ; et réfléchissant sur la légèreté de l’enfance : « Je croyais, pensait-elle, que son chagrin durerait plus long-temps ; il semble avoir oublié son frère et son père. » Au bout de deux minutes Ludovico se leva, et présenta à sa mère une esquisse assez grossière, mais bien conçue et très-reconnaissable d’elle-même et de son petit enfant. Elle l’approuva beaucoup, indiqua quelques corrections, que Ludovico adopta promptement ; puis il avala son déjeûner en grande hâte. Après avoir obtenu de sa mère de prendre aussi quelque chose, il se remit à l’ouvrage, et son habileté augmentant par la pratique, il se trouva au milieu du jour avoir fait six dessins de sa mère et de sa petite sœur, peu variés quant à l’attitude, mais de plus en plus meilleurs. Ils logeaient chez un fabricant de draps qui avait une presse pour ses pièces d’étoffes ; il alla lui demander la permission d’y mettre ses six feuilles ; ensuite avec une règle il les encadra de deux lignes parallèles au crayon, qu’il remplit d’encre de la Chine avec adresse et propreté, mais du même air de mystère avec lequel il avait commencé son travail. À peine la mère affligée put-elle s’empêcher de sourire de l’importance qu’il mettait à ses dessins représentant toujours le même objet. « Toujours la maman et ta sœur, lui dit-elle ! tu devrais essayer autre chose.
Non, pas aujourd’hui, bonne maman ; je ne puis m’occuper que de vous. » Elle lui donna deux baisers. Peu de temps après, une femme à qui elle avait promis une douzaine de paires de gants vint les chercher. Ils n’étaient pas tout-à-fait finis ; elle la pria de s’arrêter un moment ; et pendant qu’elles parlaient ensemble, Ludovico s’échappa sans qu’on s’en aperçût. Quand l’affaire des gants fut terminée et la femme partie, Agnès s’étonna de l’absence de son fils, mais ne s’en inquiéta pas ; elle pensa qu’il était retourné à la presse du maître de la maison. Elle était bien aise, puisque l’ouvrage qui l’occupait était fini, qu’il ne revint pas s’affliger sur le cercueil de son frère ; mais quand le soir approcha, et qu’après s’en être informée, elle apprit qu’il n’était pas dans la maison, elle devint extrêmement inquiète. Elle sentit plus que jamais toute l’amertume de sa situation, et combien ses malheurs, déjà si cruels, si difficiles à supporter, pouvaient encore augmenter.
Durant toutes les détresses que madame Lewis avait éprouvées depuis qu’elle avait quitté l’humble toit paternel, elle n’avait jamais fait connaître à ses parens plus de sa situation réelle qu’il n’était absolument nécessaire ; leur apprendre ses malheurs eût été les leur faire partager, et les rendre malheureux eux-mêmes en pure perte. Elle connaissait assez leur tendresse pour être sûre qu’ils feraient tous les sacrifices pour venir à son secours, et sachant combien leur revenu était borné, elle ne pouvait se résoudre à diminuer encore leurs ressources. Je souffre bien moins, pensait-elle, de ma pauvreté, que je ne souffrirais de celle de mes bons parens. Mais elle fut tout-à-coup frappée de l’idée que Ludovico, privé de la compagnie de son frère et des soins de son père, exposé peut-être à manquer de pain, si le travail de sa petite fabrique de gants venait à manquer, serait bien mieux placé chez son grand-père, qui le recevrait sûrement avec affection, lui accorderait secours et protection, et continuerait à l’élever bien mieux qu’elle ne pouvait le faire. Elle débattait en elle-même la nécessité de cette résolution et les moyens de l’effectuer, et la douleur de se séparer d’un enfant aussi cher, et la difficulté de savoir à qui le confier pour un aussi long voyage. Elle ne pouvait le faire elle-même, nourrissant un petit enfant, n’ayant d’argent que celui qu’elle gagnait au jour la journée, et ne voulant pas surtout quitter une ville où elle laissait des dettes qu’elle espérait acquitter peu à peu à force d’assiduité au travail. Soudain la porte fut ouverte par Ludovico, dont la physionomie avait une expression singulière. Il se précipite auprès de sa mère, tombe à genoux, et baissant son visage sur elle, il fond en larmes ; en même temps il saisit sa main, qu’il couvre de baisers, et dans laquelle il place un écu et deux schillings.
Mon enfant, mon cher enfant s’écrie-t-elle, qui t’a donné cet argent ? —
C’est vous, maman ; c’est ma petite sœur ce sont vos portraits. Oh ! maman, maman ! je les ai tous vendus, tous ceux que j’ai faits ce matin. J’étais d’abord un peu honteux et timide sur la place du marché, sans oser les offrir à personne ; mais des gens se sont approchés, m’ont demandé à voir mes images, et ce que je voulais les vendre ; j’ai dit un schilling pièce. Deux femmes m’en ont acheté chacune un ; puis un homme qui vend beaucoup de petits portraits est venu près de moi et m’a offert cet écu pour les quatre qui me, restaient, en me disant de lui en faire encore une douzaine pour jeudi prochain ; qu’il me les achèterait tous. Eh bien ! n’est-ce pas une bonne nouvelle, maman ? Oui, en vérité, mon cher amour, une très bonne nouvelle. Mais pourquoi pleurez-vous, Ludovico ? —
Oh ! maman, j’étais hier si malheureux, parce que Raphaël était mort, parce que mon père partait et qu’il avait l’air si désolé, je ne pouvais m’empêcher de souhaiter qu’il plût à Dieu de me prendre aussi et de le lui demander. Je pleurais, je criais dans l’excès de ma douleur comme si j’allais mourir ; mais à présent je sens qu’il vaut beaucoup mieux que je vive et que je sois, comme l’a dit papa, votre soutien et votre consolation ; et j’ai été si heureux, si content d’avoir pu vendre mes petits portraits, que mon cœur est plein, si plein de joie, qu’il faut absolument que je pleure. Mais ce n’est pas comme hier, que mes larmes m’étouffaient ; aujourd’hui elles me font du bien. »
Il embrassa sa mère, et pleura encore. Elle le pressa contre son cœur, qui s’élevait au ciel en silencieuse reconnaissance d’avoir un si bon fils, et elle pleura avec lui. Au milieu de sa profonde douleur, il y avait aussi des larmes de bonheur.
Après une longue pause, Ludovico recouvra sa sérénité, et dit avec gaîté : « Qui sait, chère maman, tout ce que je pourrai faire ? Vous vous rappelez bien ce que disait toujours mon père, que j’ai du génie et que je serais un jour un grand homme. Je sais bien que je dois en remercier Dieu, qui me l’a donné ce génie pour vous être utile, et peut-être aussi à mon pauvre père. Ah ! si seulement Raphaël vivait encore ! s’il pouvait sentir ce que je sens et m’aider ! Oh ! comme alors je serais heureux ! car il avait aussi du génie, Raphaël. »
Agnès était touchée de ce généreux espoir, et du noble enthousiasme qui dans ce moment animait le cœur et la physionomie de son aimable enfant ; mais elle sentit qu’il était de son devoir de profiter de cette heure où toute sa sensibilité était en action, pour imprimer dans son jeune esprit les vérités dont elle voulait qu’il fût pénétré, et lui apprendre à ne pas trop compter sur lui-même et sur ses talens. Comme il était forcé par les circonstances à réfléchir plus tôt que ne le fait un autre enfant, et même à agir, elle voulut le mettre sur la route qu’il devait suivre, et le sauver des illusions vaniteuses qui avaient fait tant de mal à son père. Prenant donc ses deux mains dans les siennes, pendant qu’il était encore agenouillé devant elle, avec un regard plein de tendresse, mais d’un ton ferme et solennel, elle lui dit : « Mon cher enfant, le ciel vous a donné comme à tous les hommes des talens, ou plutôt la faculté d’en acquérir, avec la prudence et la persévérance, qui non-seulement les développent, mais les perfectionnent. Chaque talent vraiment utile, vraiment desirable peut être obtenu ; mais sans ces deux qualités et sans industrie, et la juste application de cette industrie tous les dons naturels deviennent inutiles ou dangereux. Après cela, mon cher Ludovico, il est juste et indispensable de remercier Dieu de vous avoir rendu capable d’être utile à vos parens ; c’est lui qui donne aux hommes tout ce qui peut leur être bon, s’ils savent en faire usage pour leur bonheur. Reconnaissez avec humilité que vous lui devez tout ; implorez sa bénédiction sur vos efforts pour réussir dans ce que vous entreprenez, et son secours dans vos essais ; mais rappelez-vous sans cesse qu’il y a folie et présomption à se croire certain du succès avant de l’avoir obtenu. C’est la volonté de l’Être suprême, que, soit pour ce monde, soit pour celui qui est à venir, notre bonheur devienne la récompense de nos efforts et de notre vigilance.
— Mais, maman, dit l’enfant, qui l’avait écoutée avec une extrême attention, qu’est-ce que voulait donc dire mon père en répétant sans cesse que le génie seul peut tout conquérir, et lorsqu’il me racontait tant de choses des grands hommes de génie ?
— Les grands hommes dont il parlait, mon fils, avaient une préférence décidée pour quelque art, pour quelque science ; ils poursuivaient avec une suite et une diligence extrême tous les moyens d’obtenir la perfection dans la partie qu’ils étudiaient, et lorsque, à force d’efforts et d’assiduité pour cet objet, ils avaient atteint ce degré de perfection ou de science, on les appelait alors avec raison des grands hommes ; car ce n’est pas sans peine et sans sacrifices qu’ils ont atteint ce but. Aussi y en a-t-il peu qui parviennent à mériter ce beau titre ; mais il est toujours bien d’y prétendre et d’avancer, autant qu’on le peut, dans cette carrière. La préférence ou l’entraînement vers un art ou une science s’appelle simplement le goût ; uni avec la persévérance, il produit la supériorité, qui devient du génie. Me comprenez-vous, mon cher ?
— Parfaitement, maman. Je me rappelle que le pauvre Raphaël voulut une fois faire un cerf-volant ; il n’y réussit d’abord pas du tout : alors papa dit qu’il était un bon enfant, mais qu’il n’avait point de génie. Je pensais qu’il était inutile de se tourmenter pour si peu de chose ; mais il avait envie d’un cerf-volant, et il essaya, essaya, ne se rebuta point, et parvint enfin à en faire un très-joli, que j’ai encore et que je veux garder toute ma vie à cause de lui. Papa dit alors : Eh ! bien, je déclare à présent que ce petit garçon a le génie des cerfs-volans. Je suppose qu’en général on croit que le goût pour une chose est du génie ; mais je sais bien qu’on se trompe, et que cela ne suffit pas : je le sais par moi-même. Tenez, maman, j’ai tâché plus de cent fois depuis quelques semaines de faire votre portrait et celui de ma petite sœur, seulement au crayon, sans pouvoir y réussir, quoique ce fût la chose au monde dont j’avais le plus d’envie. Mais je n’ai pas voulu y renoncer jusqu’à ce que je fusse parvenu à faire quelque chose de bien, parce que j’avais vu si souvent que lorsque mon papa commençait un tableau et ne l’achevait pas, vous étiez si triste, bonne mère, et vous poussiez de profonds soupirs quand personne que moi ne les entendait.
— Oui, mon enfant, notre père qui est aux cieux les entendait aussi, et en vous inspirant cet amour filial, ce desir de m’aider, il m’a prouvé que les soupirs d’un cœur humble et soumis ne s’adressent pas en vain à sa miséricorde. Que cette certitude soit votre consolation, mon cher enfant ! Rappelez-vous que lors même que le succès ne couronne pas toujours vos efforts, vous avez un ami qui les voit, qui vous en tient compte, qui fera même de vos souffrances un moyen de bénédiction, et que son secours ne manque jamais à ceux qui se confient en lui et en lui seul. »