Ludovico/8

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Traduction par Isabelle de Montolieu.
chez Arthus Bertrand (tome 1p. 154-178).

CHAPITRE VIII.

ENTRE les objets de la compassion de Ludovico était une vieille femme qui, ainsi que lui, tâchait de gagner sa pauvre vie en vendant des allumettes, des mèches de lampe, des petits papiers pliés et réunis où les jeunes filles mettent leur fil, et des étuis à plumes à écrire. En passant à côté d’elle il regarda ces papiers et lui demanda si elle les pliait ainsi elle-même.

« Hélas ! non, mon cher enfant, lui répondit-elle ; je ne sais pas le faire, et c’est un grand malheur pour moi ; car c’est l’article que je vends le mieux : je n’en ai plus que deux, et je ne sais où en retrouver. »

Ludovico en prit un et puis l’autre, et les examina pendant quelques momens. Tout en les regardant, ces paroles de l’Évangile lui revinrent dans l’esprit. « Je n’ai ni or ni argent ; mais ce que j’ai, je te le donne ». Ses yeux se remplirent de larmes en regardant les joues ridées et les cheveux blancs de cette pauvre vieille femme forcée par la misère d’aller ainsi de lieu en lieu pour un gain si modique, et comme il avait l’habitude de céder à sa sensibilité quand elle était excitée, il s’éloigna avec les petits étuis de papier avant qu’elle eût le temps de s’apercevoir qu’il avait mis trois sous dans le panier, ce qui était au-delà de la valeur de ce qu’il emportait.

« Que le bon Dieu te bénisse, mon brave enfant, s’écria la vieille femme en le suivant des yeux.

— Vous avez bien de la bonté de reste, dit une autre paysanne qui se trouva près d’elle, de bénir ce petit drôle pour trois sous qu’il vous a donnés. Ne voyez-vous pas son intention ? Il a vendu toutes ses images, et il a acheté vos étuis de papier pour lui servir de modèles. Au premier marché vous verrez qu’il en vendra une quantité et vous plus un seul, parce que la jeunesse attire plus que la vieillesse : vous verrez cela, bonne femme.

— Eh bien ! à la bonne heure, dit-elle, il faut que chacun vive. »

Au marché suivant, Ludovico, ayant un paquet plié sous son bras et son carton d’images à la main, attendait silencieusement suivant sa coutume qu’on vînt en acheter. Comme il en avait beaucoup vendu dans leș marchés précédens et qu’il en demandait à présent un prix plus élevé, le débit n’allait pas aussi vite. Un savetier s’approcha de lui, et lui proposa de lui peindre une petite enseigne pour son échoppe. Il avait à peine conclu ce marché quand il vit à quelques pas de lui la vieille femme avec son panier devant elle. Il s’élança de son côté, ouvrit promptement son petit paquet, en tira neuf jolis étuis de papier pour le fil et les plumes, très-proprement faits, peints tout autour, et sans rien dire, il les posa dans le panier.

La bonne femme était enchantée. « Je te remercie, mon cher garçon, lui dit-elle ; c’était ce qui me manquait, et je n’en ai jamais eu d’aussi jolis. Qu’est-ce que je te dois pour cela, mon gentil petit ?

— Rien, rien du tout, dit Ludovico, j’ai eu tant de plaisir à faire cela pour vous ; mon père en a eu aussi à me les voir faire, parce que c’était nouveau pour lui ». Et il se déroba à la surprise et aux remercimens de la pauvre femme, en se mêlant dans la foule.

En ce moment une vive altercation s’était élevée entre deux marchands de blé l’un d’eux, avec le ton de la colère, répétait ces paroles :

« Cela est faux, de toute fausseté, je vous ai payé la seconde charge avec la première, comme votre reçu le prouvera.

— Je croirai le reçu quand je le verrai, répondit l’autre, mais pas auparavant. Les vingt-cinq pièces que j’ai reçues sent marquées dans mon livre sans être raturées, parce que j’attendais d’avoir touché les soixante-huit pour mettre tout en ordre.

— Vous devriez avoir honte ; reprit le premier, toujours plus en colère de ne pas mieux tenir vos livres ; mais je vais vous convaincre, je vais vous le prouver, ajouta-t-il en tirant vivement son porte-feuille de sa poche dont il tournait les feuillets avec une grande agitation. Au même instant le pauvre Ludovico, pressé par la foule, eut le malheur de pousser cet homme. La colère de celui-ci déjà excitée par la dispute, s’en augmenta ; il donna un coup si violent à Ludovico, que dans ce mouvement tous les papiers contenus dans son porte-feuille qu’il tenait ouvert, tombèrent. Il devait faire de grands paiemens et il avait une quantité de billets de banque. Le sentiment de son imprudence calma sa violence ; il ramassa tous ses papiers aussi bien qu’il put, chercha en vain le reçu qu’il prétendait posséder, et proposa à son antagoniste d’entrer avec lui dans un cabaret pour examiner avec plus de soin et de détail le contenu de son porte-feuille.

Il s’en alla en disant : « Je crois que je n’ai rien perdu ; mais j’ai été plus heureux que sage ».

Ludovico n’en pouvait pas dire autant ; il avait non-seulement reçu un coup qui lui faisait encore grand mal ; mais toutes ses peintures retenues ensemble par deux petits bâtons avaient été jetées par la force du coup sur le pavé boueux d’une rue du village rendu plus humide encore par une pluie récente. Tout l’ouvrage d’une longue semaine fut perdu dans un moment. La pauvre vieille femme lui aida à les ramasser, voulut les essuyer ; mais le papier sali et mouillé ne se nettoie pas. Ludovico sachant que c’était inutile, les plia tous ensemble et voulait repartir, quand il vit à ses pieds encore un petit morceau de papier ; il n’eut aucun doute qu’il ne fût sorti du porte-feuille de l’homme en colère. Il le ramasse l’ouvre, et fut confirmé dans son idée en voyant que c’était un billet de banque de cinq guinées. Le matin avant de partir, il avait compté son petit trésor ; en y joignant ce qu’il espérait gagner ce jour-là, il montait à près de trois livres sterling. Il regardait attentivement le billet : Cinq guinées, pensait-il, trois que j’ai déjà ; cinq et trois font huit. Oh ! que ceci n’est-il à moi ! que je serais heureux, s’écria-t-il à haute voix !

« À toi ! mon doux petit ange, dit la vieille marchande ; bien sûrement il est à toi, et puisses-tu en trouver souvent de cette espèce !

— Non, ma bonne femme, il est à l’homme qui m’a frappé, lui dit Ludovico.

— Le vilain brutal, s’écria-t-elle ! Mais je ne pense point qu’il soit à lui ; il a dit en s’en allant qu’il avait tout retrouvé, et un homme aussi riche que lui compte cela pour rien. N’est-il pas cause aussi que ta marchandise est gâtée, pauvre petit, doux comme un agneau, qui souffre tout sans te plaindre ? Garde-le, cher enfant ; il est bien à toi ; Dieu te l’a envoyé là sur ce pavé pour te récompenser d’avoir secouru une pauvre vieille femme, et au moment même où je le priais pour toi dans mon cœur, je puis bien te l’assurer. »

Cette logique était séduisante. Au premier moment Ludovico y céda ; mais l’instant après un instinct naturel d’honnêteté lui fit penser qu’il devait au moins s’informer du nom de celui dont le porte-feuille s’était vidé dans la rue, persuadé d’ailleurs que comme cet homme paraissait être très-riche, si ce billet lui appartenait, il le lui donnerait peut-être en tout ou en partie. Il se hâta donc d’aller à l’auberge où il l’avait vu entrer ; mais ne sachant point son nom, ne pouvant pas même dépeindre sa figure qu’à peine il avait regardée, il ne put obtenir aucune attention, et fut à la fin renvoyé rudement comme un importun petit garçon. Comme il était sur le grand chemin, résolu d’aller d’abord à la prison raconter à sa mère toute cette affaire, il vit l’homme lui même, qu’il reconnut à l’instant ; il était à cheval et passa à côté de lui au grand galop. Ludovico l’appela de toutes ses forces en le conjurant de s’arrêter ; mais ce monsieur reconnaissant à son tour le petit garçon qu’il avait frappé injustement, ne s’arrêta point ; il jeta un schilling par terre en lui criant : « Prends cela, petit drôle et laisse-moi en repos ; » et poursuivant sa course de toute la vitesse de son cheval, il fut bientôt hors de vue.

Plusieurs personnes qui revenaient aussi du marché en furent témoins, et demandèrent à Ludovico pourquoi il voulait arrêter ce monsieur. Sans le dire, il demanda vivement comment il se nommait ; mais pas une âme ne le savait ; tous s’accordèrent à dire qu’ils ne l’avaient jamais vu que ce jour-là, et qu’il ne fréquentait pas ce marché.

Ludovico alla d’abord dans son cabinet chez le tailleur poser son paquet de portraits gâtés, qui n’étaient plus dignes du carton sur lequel ils étaient collés, dont il voulait profiter pour d’autres. Il mit dans sa poche tout l’argent qu’il avait et le billet de banque de cinq guinées, et s’achemina vers la prison pour proposer à sa mère son cas de conscience, se rappelant tout ce que la femme lui avait dit sur son droit légitime à ces cinq guinées, qui ne pouvaient pas avoir été perdues par l’homme en colère, puisqu’il l’avait vu depuis et qu’il l’avait appelé. Ce monsieur était entré au logis pour examiner avec soin son porte-feuille. Il était impossible qu’il ne se fut pas aperçu de cette perte ; il s’en serait au moins informé à celui qui en avait été le témoin avant de lui donner un schilling, etc., etc.

Quand Ludovico arriva à la prison, il trouva son père assez malade. M. Lewis avait de la fièvre et un grand abattement ; il était couché sur son lit, et sa petite sœur sur les genoux de sa mère. Elle leva la tête quand son frère entra, et dans son langage enfantin, lui demanda une pomme. Quoique Ludovico se refusât à lui-même tout ce qui n’était pas d’absolue nécessité, il ne revenait jamais sans apporter quelque chose à sa chère petite Constantine ; mais les grands événemens de cette journée lui avaient fait oublier sa sœur. Cette fois elle n’eut qu’un baiser bien tendre, et une promesse pour le lendemain, puis il alla auprès de son père.

« Je meurs de besoin d’air et d’exercice, dit M. Lewis faiblement à son fils, dont le cœur se serra avec un mélange de peine et de plaisir.

— Mais, mon père, dit-il, j’espère… je crois… si ma mère pense que j’en ai le droit, je puis… oui, en vérité, cher papa, je crois que je puis dès aujourd’hui vous sortir de ce terrible lieu. »

Il raconta alors brièvement à son père tout ce que nous avons lu de sa transaction avec M. Bradley, de la vente de ses dessins, de ses succès, de l’argent qu’il avait amassé, malgré la perte qu’il avait soufferte, et enfin du billet de banque qu’il avait trouvé, et de ses doutes et de son espoir ; enfin tout ce qui s’était passé. Agnès lui avait défendu d’en parler à son père avant le moment heureux où il pourrait le délivrer ; elle savait avec quelle promptitude M. Lewis saisissait une idée ; elle n’avait pas voulu relever ses espérances. Ou il aurait attendu ce moment avec une impatience qui aurait découragé Ludovico, ou peut-être il se serait opposé à ce moyen de délivrance, et à ce que le fils d’un gentil-homme et d’un génie allât colporter son travail sur les marchés. Mais l’idée de retrouver sa liberté, et le jour même, fut en ce moment la seule qui frappa le malheureux prisonnier. Il reprit à l’instant une nouvelle existence ; il se leva de sa couche ne se sentant plus aucun mal, et serrant son fils contre son cœur, il l’appela son libérateur, le sauveur de sa vie, son noble, son généreux enfant, et versa des torrens de larmes. Ludovico, excessivement. affecté, lui rendit avec ardeur ses caresses. Mais cependant cet évènement si long-temps desiré, pour lequel il avait prié Dieu si souvent et travaillé avec tant de zèle, ne lui donnait pas tout le bonheur qu’il en avait attendu : la joie excessive de son père dilatait aussi son cœur. Mais sa mère… sa mère n’avait pas encore dit un mot : il la regardait et cherchait à lire dans ses yeux ce qu’elle pensait.

« Vous me regardez, mon cher enfant, lui dit-elle, et avec crainte à ce qu’il me paraît ; pouvez-vous douter de mon approbation, de ma sincère joie. Croyez-moi, cher Ludovico, votre industrie, vos soins, votre persévérance, votre amour filial excitent mon admiration ; je bénis Dieu de vos vertus… Mais je desire, je voudrais, et je vois que vous le desirez aussi, découvrir le propriétaire de ce billet.

— Il faut employer tous les moyens, dit M. Lewis ; je le desire autant que vous. Je vais copier le numéro du billet, désigner le lieu où on l’a trouvé, et le mettre sur les papiers. Si le propriétaire se trouve (ce dont je n’ai pas le plus léger espoir), nous le lui rendrons d’abord.

— Mais comment pourrons-nous le lui rendre, dit madame Lewis, si nous l’employons à payer M. Bradley ?

— Chère Agnès, comment pouvez-vous élever une objection si cruelle ? Comment, vous qui êtes si bonne, vous qui m’aimez, pouvez-vous supporter de voir ma vie se consumer dans une captivité qui détruit mes forces physiques et morales, anéantit et ma santé et mon énergie, énerve toutes les facultés dont j’ose dire que je suis doué, et qui pourraient soutenir ma famille ? Vous savez que je ne puis pas peindre ici : comment le pourrais-je, quand je ne vois autour de moi que de tristes murs enfumés, quand mon âme entière est enchaînée par d’amers et d’inutiles regrets ? Mais que je retrouve la liberté et la belle nature, et vous verrez de quoi je suis capable. »

Agnès réfléchit un moment, puis se levant, elle dit qu’elle voulait aller immédiatement parler à M. Bradley, et le sommer de tenir la promesse qu’il avait faite à Ludovico, d’accepter la moitié du paiement de sa dette, et de libérer son mari ; mais elle ajouta en se tournant vers son fils « Votre père ne pourra peut-être pas travailler de long-temps, affaibli comme il l’est par sa longue détention. Vous et moi, mon cher enfant, nous ferons d’abord tout ce qu’il nous sera possible pour gagner cette somme de cinq guinées, et satisfaire à la juste réclamation de ceux qui viendraient nous la demander. Notre plus grand bonheur dans ce monde ne doit pas être acheté aux dépens de notre intégrité. » Elle lui remit le soin de sa petite, et sortit.

Le tailleur n’avait pas un mauvais caractère ; ce n’était pas même un homme insensible ; il consentit avec joie à délivrer M. Lewis pour l’acquit de la moitié de la dette, et à recevoir peu à peu l’autre moitié. Il dit à madame Lewis qu’il ne l’aurait pas même laissé en prison si long-temps, s’il n’avait pas cru par là rendre un service réel à elle, à son fils, et à M. Lewis lui-même, qui passait pour être un paresseux, un dissipateur, à qui cette punition pouvait être utile en le faisant réfléchir sur ses torts. On se trompait sur le caractère du pauvre Lewis en l’accusant de paresse ; il n’était vraiment enclin à aucun vice, et pouvait même passer pour laborieux ; dans ce qu’il entreprenait il ne manquait que de persévérance. Mais M. Bradley ne se trompait pas en regardant la prison comme une cure salutaire ; ce qu’il y avait souffert eut pour un temps le bon effet de tourner son esprit vers la nécessité de rendre son talent profitable. Cela lui était facile avec sa réputation déjà faite de bon peintre de paysages. Les tableaux qu’il avait achevés dans les commencemens de sa détention, car durant tout ce temps il n’avait rien pu faire de nouveau, avaient servi au paiement d’une vieille dette, et ne furent d’aucun usage à l’entretien de sa famille, qu’il dut entièrement à l’industrie et au travail de sa femme. Depuis qu’elle avait su que Ludovico travaillait pour faire sortir son père, elle s’était interdite de toucher à son gain ; mais quoi-qu’elle eût à nourrir et soigner un enfant qui avait fait ses premiers pas et dit ses premières paroles dans ce triste séjour, Agnès, en ne perdant pas un instant et prenant sur son sommeil, avait trouvé moyen de pourvoir à leur subsistance ; et par sa diligence, sa patience, sa résignation parfaite et son inaltérable douceur, elle avait aussi adouci les peines de son mari, et calmé souvent sa détresse. Elle avait même eu le bonheur de le conduire par ses discours et l’exemple de ses vertus, à la source d’où découlent toutes consolations, et de lui inspirer plus de foi et plus de religion.

Ils prirent le logement le moins cher qu’ils purent se procurer, et se mirent tous à l’ouvrage, non-seulement pour gagner leur vie, mais plus encore pour acquitter le billet trouvé si on venait le leur demander. Dès les premiers jours madame Lewis avait mis un avertissement dans les papiers, ce qui avait déjà soulagé sa conscience ainsi que celle de Ludovico, qui travaillait sans cesse et tremblait qu’on ne vînt avant que la somme fût amassée. M. Lewis peignait aussi, mais sans courage ; sa santé était trop affaiblie, et la saison étant mauvaise, il ne pouvait étudier d’après nature. Ses ouvrages d’ailleurs, par leur perfection même, n’avaient pas un débit aussi prompt et aussi assuré que ceux de Ludovico. Ce dernier prépara le nombre accoutumé de ses petites peintures, et voulut tirer parti du carton de celles qui avaient été gâtées. Il alla les reprendre dans le cabinet du tailleur où elles étaient restées. Il défit le paquet ; et en les examinant il trouva un morceau de papier que l’eau et la boue y avaient attaché, et qui lui parut d’abord être un billet de banque semblable au premier. Nonobstant les heureux effets qu’avait produits sa première trouvaille, elle avait laissé sur son cœur un poids inconnu jusqu’a lors, et il éprouvait même une sorte de répugnance à toucher ce nouveau billet. Sa mère travaillait près de lui ; il lui tendit en silence le portrait au quel ce papier tenait encore. Agnès le détacha doucement, et trouva que c’était un reçu de soixante-huit pièces, spécifié en deux billets, de Timothée Jackson à John Higgins ; il était daté de Thorp-Ferme, 26 décembre, pour achat de blé, etc., etc.

« Tout, tout est expliqué, tout est clair à présent, s’écria Ludovico ! Ge pauvre M. Higgins avait bien raison d’être en colère quand on lui niait ses paiemens ; c’est en vérité trop dur pour lui de perdre à la fois son argent et son reçu. Mais où est ce Thorp-Ferme ?

— Je ne puis répondre à cela, dit madame Lewis ; il faut mettre un autre article sur les papiers ; il y a plusieurs endroits de ce nom. » Ludovico pâlit. « Hélas ! bonne-mère, dit-il, nous ne pouvons pas encore mettre cet avis ; vous savez que nous n’avons pas l’argent suffisant pour rembourser le billet. » En disant cela il s’assit avec un tel air de mortification et de honte, que sa mère en eut le cœur déchiré. Elle tâcha de le consoler en lui disant qu’il se passerait quelques jours avant qu’elle pût mettre cet avis, et quelques jours encore avant qu’on en fit usage ; que pendant ce temps-là il pouvait leur arriver quelque chose d’heureux. « Vous savez, mon cher enfant, ajouta-t-elle, ce que je vous ai dit plusieurs fois, et que votre expérience doit déjà vous avoir appris ; c’est que le désespoir sur les inconvéniens passagers de cette vie est non-seulement un péché, puisque c’est une défiance envers la bonté divine, mais aussi c’est une folie, parce que le désespoir nous ôte les moyens que Dieu nous laisse pour adoucir ou réparer le mal. Pendant que vous vous chagrinez ainsi, vous auriez peut-être gagné un demi-schilling.

— Mais, chère mère, qu’est-ce qu’un demi-schilling, un schilling même en comparaison de cinq guinées que nous devons ?

— C’est toujours le commencement, et quelque peu que cela paraisse d’abord, ne comptez-vous pas pour beaucoup le sentiment d’avoir fait ce que vous pouviez ? Rappelez-vous combien le témoignage de votre conscience vous a rendu heureux pendant ces derniers six mois. Ne pensez-vous pas que lorsque M. Higgins apprendra combien vous avez travaillé assiduement, il vous en estimera davantage, et prendra patience et confiance ? Croyez-moi, mon fils, l’avantage d’un bon caractère et d’une conscience pure et nette, est le premier de tous, et vous en procurera beaucoup d’autres. »

Ainsi encouragé, le sensible et bon enfant reprit ses crayons et ses pinceaux, et ne se plaignit plus.