Lui (Colet)/10

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Lui (1859)
Calmann Lévy (p. 109-120).


X

J’eus le jour suivant la visite de René, qui avait fait une petite absence de Paris. Il me trouva triste et pâlie ; il me surprit à ma fenêtre aspirant les émanations du printemps qui montaient du jardin en fleurs.

— Que c’est beau et bon cette jeune et riante saison qui revient ! lui dis-je ; comme on voudrait rompre ses chaînes et partir pour le pays des rêves !

— Et pourquoi donc n’allez-vous pas à la campagne ? me dit-il ; cette vie de concentration vous fait mal.

— Vous oubliez ma pauvreté.

— Mais vous pourriez vous promener un peu, et je sais que depuis quelques jours vous ne voulez plus sortir.

— Les tressaillements et la plénitude de la nature me font souffrir ; je suis trop seule, mon bon René. Et, malgré moi, je me pris à lui parler de Léonce.

René secoua la tête et me dit :

— En vérité, cet homme est étrange de sacrifier ainsi les joies vivantes à je ne sais quelle abstraction !

— Ce sacrifice a sa grandeur, repris-je, et lorsque nous nous reverrons notre bonheur s’en ressentira : il sera plus intense et plus complet.

— Je m’étonne parfois de votre esprit philosophique, répliqua René ; car vous avez une âme crédule faite pour tous les martyres. Léonce vous a dit que, sa tâche accomplie, il serait tout à vous ; et moi j’ai peur que, son œuvre faite, fût-elle informe et vulgaire, il ne soit tout à elle. Une passion abstraite, poussée à l’excès, atrophie le cœur.

Ces paroles de René jetèrent sur mon amour un vague effroi.

— Si je n’étais attendu à Versailles par mon frère malade, je vous forcerais à sortir aujourd’hui même, reprit René ; à mon retour, je viendrai vous chercher, et nous irons respirer l’air des bois avec votre fils. D’ici là, promenez-vous un peu en compagnie d’Albert ; vous lui faites du bien, il n’est plus le même depuis qu’il vous connaît. Et, me serrant cordialement la main, René sortit en me répétant : Courage !

Il faisait une de ces journées chaudes et énervantes qui produisent sur les organisations méridionales des orages intérieurs : on sent d’abord comme une grande lourdeur, puis le pouls bat plus vite, puis des bouffées brûlantes montent au cerveau ; l’esprit flotte indécis dans les bouillonnements du sang, ainsi qu’une liane emportée sur l’écume d’un torrent ; l’âme se déracine ; la volonté, la résistance sont anéanties par les forces formidables de la nature. Froids et faux moralistes que ceux qui n’ont jamais tenu compte de l’influence de l’atmosphère, d’un regard qui nous atteint, d’un souffle qui nous pénètre !

Frappée par ce mal indicible, je fus oisive jusqu’au soir, rêvant aux heures d’amour que j’avais goûtées et qui ne revenaient pas. Les souvenirs enflammés de la passion gâtent tous les autres bonheurs de la vie. Les pures caresses de mon fils me fatiguaient ; j’avais un désir impossible d’autres étreintes. Après dîner, j’envoyai l’enfant jouer au jardin, pour être seule avec ma rêverie ardente.

Je restai inerte sur mon grand fauteuil, sans regarder par la fenêtre les jeux de mon fils qui m’appelait de temps en temps. Durant deux heures, il courut et s’ébattit avec quelques petits camarades du voisinage. Quand il remonta, il était si las qu’il s’endormit subitement ; Marguerite l’emporta dans son lit, et je demeurai seule, la fenêtre ouverte, enveloppée dans la molle clarté de la lune, aspirant avec ivresse le parfum des acacias qui s’élevait vers moi.

Un coup de sonnette me fit tressaillir et m’arracha à mon immobilité extatique. Je me précipitai vers la porte en m’écriant mentalement : C’est peut-être Léonce !

Il est des heures où ces immenses désirs de l’amour devraient être exaucés par la destinée ! C’était Albert, radieux, le front inspiré, et qui me parut rajeuni.

— Je vous ai obéi, me dit-il ; j’ai travaillé, j’ai commencé une œuvre de fantaisie : ce n’est qu’une bluette sur Mme  de Pompadour ; mais enfin j’ai fait acte de bonne volonté, et, partant, acte d’homme. Je vous lirai cela demain ; en attendant, je viens vous demander ma récompense.

— Parlez, lui dis-je avec une sorte de lassitude et d’indifférence.

— Allons faire une promenade aux étoiles, reprit-il ; voyez, quelle belle nuit ! elle nous convie.

— Mon fils est couché et je n’aime guère sortir sans lui.

— Eh ! qu’importe, s’écria Albert, impatienté de ma froideur, que cet enfant ne nous suive pas ? Allez-vous faire de votre vertu une question de murs mitoyens, comme cette bourgeoise héroïne de la dernière comédie représentée aux Français, quand elle dit à son bonhomme de procureur de mari, qui offre l’hospitalité à son premier clerc, aimé secrètement par la dame :


Et quoi ! vous permettez qu’il couche ici ce soir ?


Ce qui m’a paru plus indécent, je vous jure, que toutes les crudités de Molière.

— Je crois vous avoir prouvé, lui dis-je, que je ne redoutais point de me trouver seule avec vous.

— Oh ! c’est que de vous à moi il n’y a pas l’attrait, comme vous me l’avez laissé entendre un soir, reprit-il amèrement, sans cela vous auriez déjà senti la vérité de ces deux vers d’une comédie du vieux Corneille :


Lise, lorsque le ciel nous créa l’un pour l’autre,
Vois-tu, c’est un accord bientôt fait que le nôtre.

— Ne faisons plus de dissertations, lui dis-je, partons. Nous descendîmes l’escalier sans parler, et je m’assis près de lui dans le coupé qui venait de le conduire à ma porte.

Il prit ma main qu’il garda dans les siennes, et me dit :

— Vous êtes la bonté même.

Je ne répondais point ; après les sensations de la journée, ce contact de ses doigts frémissants sur les miens me troublait.

— Quel empire vous exercez sur moi, poursuivit-il, depuis un an je n’avais pas travaillé ; votre voix m’a stimulé, vous m’avez parlé de la gloire qui n’était plus pour moi qu’un écho mort, et l’écho s’est réveillé ; toute mon âme a vibré dès que vous l’avez voulu ; je viens d’écrire huit heures de suite sans désemparer. Vous voyez bien que vous pourrez me faire renaître, si vous m’aimez. Quelle belle vie, marquise ! donner ses journées à l’art et ses soirées à l’amour !

— Je l’écoutais, l’âme navrée ; je pensais : Pourquoi Léonce n’a-t-il pas ces idées-là ? Pourquoi ne trouve-t-il pas auprès de moi l’inspiration et la cherche-t-il dans une solitude cruelle qui nous sépare ?

Il continua :

— Oh ! chère, chère Stéphanie ! (c’était la première fois qu’il m’appelait par mon nom) si à défaut de l’amour vrai et complet que je voulais dans ma jeunesse, j’ai cherché l’à peu près de l’amour parmi les femmes du monde, et son simulacre désespéré auprès des belles courtisanes, ce qu’on nomme mon inconstance et mon immoralité pourraient bien être, croyez-moi, l’incessante et douloureuse poursuite de l’amour ! Avec une femme telle que vous, je redeviendrais moi-même ; heureux, confiant et fier ; cet abrutissement de l’ivresse qu’on me reproche et dont j’ai honte parfois, c’est l’aveuglement nécessaire pour me jeter dans les bras de certaines femmes ; une fois ébloui, je les transforme et je ne rougis plus d’elles ni de moi. Croyez-vous que de sang-froid je pourrais toucher à cette chair sans âme ! Voyons Stéphanie, aimez-moi un peu et laissez-moi pleurer sur votre cœur et redevenir jeune !

— Oh ! c’est moi qui pleure, lui dis-je, en repoussant ses bras qui voulaient m’étreindre.

En ce moment, la voiture qui remontait les Champs-Élysées était éclairée par la lune ; il vit mon visage couvert de larmes.

— Mon Dieu ! qu’avez-vous ? me dit-il, en courbant sa tête vers la mienne. Ses cheveux effleurèrent mes tempes.

Je me reculai d’un bond, et mon émotion convulsive refoulée toute la journée éclata en sanglots.

— Que pensez-vous, que sentez-vous pour moi ? me dit-il, de grâce, parlez-moi !

— Vous m’avez émue, vous êtes bon et tendre, répliquai-je, mais je vous en supplie, ne m’interrogez pas et goûtons sans trouble la douceur de ce beau soir.

Comme s’il avait craint de perdre un espoir que mes larmes lui avaient involontairement donné, il fit taire son cœur, et son esprit flexible et charmant ne parut plus songer qu’à me distraire. Nous étions arrivés sous une allée du bois de Boulogne, sombre et haute, dont le long arceau se déroulait devant nous.

— Mettons pied à terre, me dit-il, l’air vous fera du bien, et nous causerons en marchant, moins contraints et moins troublés que dans cette voiture.

Je lui obéis ; j’avais soif de l’air de la nuit, il me semblait qu’il me délivrerait des obsessions brûlantes du jour.

Je m’appuyais à peine sur son bras, et nous glissions comme deux ombres dans l’allée sombre et profonde. Nous arrivâmes dans une espèce de petite clairière où s’élevait une croix de pierre ; c’était un lieu de rendez-vous célèbre pour les duels. Albert me fit asseoir au pied de la croix et s’assit à côté de moi ; la lumière de la lune tombait à plein sur son front, et le scintillement des étoiles se jouait sur la cime mouvante des arbres qui frissonnaient au vent de la nuit. Une calmante fraîcheur courait sur tout mon être.

— Qu’on est bien ici, dis-je à Albert, ne songeant qu’à l’apaisement que je ressentais.

— Je ne connais pas, répliqua-t-il, de spectacle plus saisissant et plus beau que celui d’une nuit étoilée ; dans le jour, le firmament paraît désert et vide ; mais par une nuit claire le voilà qui se peuple et s’anime comme l’incommensurable cité de Dieu. On a prétendu que les découvertes modernes de la science anéantissaient l’imagination. Je pense, au contraire, que la science en s’agrandissant a agrandi les voies de la poésie ; si la terre paraît étroite et bornée à nos regards, depuis que nous croyons à ces mondes innombrables qui flottent sur nos têtes, quel champ pour notre âme que cette évolution sans borne qu’elle accomplit dans l’infini ! Mais par cet infini même. Dieu perd, dit-on, pour nous de sa personnalité et échappe à ces myriades d’êtres infimes dont il ne saurait s’occuper, tant ils sont nombreux ! Eh ! qu’importe la quantité à l’infini ? Dieu embrasse tout d’une étreinte facile, et nous, nous sentons mieux sa puissance en le pensant le maître de ces milliers de globes innommés que le possesseur mesquin de notre univers connu et en tous sens exploré.

Tandis qu’il parlait, Albert s’était levé, il se tenait debout sur une des marches du piédestal de la croix, la lueur de ces belles étoiles qu’il me montrait du geste caressait son front inspiré. Ainsi éclairé d’en haut, son visage était superbe ; sa taille un peu grêle et petite me semblait toucher le ciel, il prenait à mes yeux les proportions et le prestige du génie.

— Parlez, parlez encore, lui disais-je, en le contemplant en extase.

Mais tout à coup il me regarda d’une façon amère et sarcastique.

— Vous êtes une prude, une femme de marbre, s’écria-t-il, vous me faites vibrer comme un instrument au lieu de m’aimer. Et me saisissant énergiquement dans ses bras, lui si faible, il se mit à courir dans l’allée sombre, en répétant d’une voix sourde : Il faut m’aimer ! il faut m’aimer !

Bientôt il me déposa comme épuisé au pied d’un arbre.

— Oh ! n’ayez pas peur de moi, me dit-il avec douceur, voyez, je suis à vos pieds, moi qui n’ai jamais mis le genou en terre sans y mettre le cœur.

Il y avait dans sa soumission quelque chose de si tendre que j’en fus saisie ; il restait là, tremblant devant moi, comme un pauvre enfant, lui, le grand poëte tourmenté, l’implacable railleur vaincu par la passion.

J’eus un moment d’orgueil et d’ivresse.

— Vrai ! vrai, vous m’aimez ! lui dis-je, en tendant vers lui mon visage étonné. Je sentis alors ses lèvres courir frénétiques et rapides sur mon front, sur mes yeux, sur ma bouche ! Je lui échappai violemment et m’élançai au hasard dans les allées. J’atteignis la voiture et m’y blottis ; un instant j’eus la pensée de partir sans l’attendre, mais toute mon âme se révolta contre cette tentation de dureté que me suggérait mon aveugle passion pour Léonce. Le laisser là, seul, dans la nuit, exposé à une longue marche, lui malade, attendri, aimant et cherchant encore dans la passion la vie qui lui échappait ? Il me faisait donc bien peur pour que j’eusse conçu l’idée de cette lâcheté ? Je l’aimais donc ? Hélas ! je n’aimais que l’amour, et en ce moment l’amour c’était lui !…

Cependant, il se mit à ma poursuite comme un insensé. Quand il m’eut rejointe, il s’élança dans la voiture, et secouant mes bras avec une sorte de rage, il me répétait convulsivement :

— Vous ne voulez donc pas m’aimer ?

La voiture avait repris sa course dans les avenues désertes ; un nuage qui passait sur la lune nous plongea dans l’obscurité. Je ne voyais plus le visage d’Albert, mais tout à coup je sentis ses larmes qui tombaient sur mes mains. À son tour il pleurait : j’eus vers lui un élan de tendresse irrésistible.

— Oh ! ne pleurez pas, lui dis-je, je voudrais vous aimer.

— Je comprends votre effort et c’est ce qui me navre, répliqua-t-il. Allez, allez, je sais bien ce qui me manque pour vous attirer et vous le sentez aussi sans vous l’avouer. Vous n’êtes pas coquette et fausse vous ! Non, vous suivez les aspirations de votre nature forte et vivace. Oh ! cela est certain, il y a dans l’amour des lois physiques et impérieuses trop négligées par les sociétés modernes, je suis trop faible, trop grêle et trop vieilli pour vous, belle et robuste ; si j’avais la même âme dans une stature puissante et le même cerveau sous un crâne recouvert de cheveux noirs, vous m’aimeriez ? je ne suis pour vous qu’un spectre qui rêve la vie ! Oh ! vous avez raison, le pâle et maladif Hamlet ne saurait animer la Vénus de Milo ! et en parlant ainsi, il se rejeta éperdu dans l’angle de la voiture.

Peut-être disait-il vrai, mais cette appréciation toute matérielle de l’amour me fit honte sur moi-même. Je sentis une sorte de chaleureux enthousiasme pour cette fière intelligence désolée et saisissant sa tête dans mes mains, je posai sur son front mes lèvres brûlantes. En ce moment j’oubliais ses traits flétris ; ce n’était pas le bouillonnement du sang ni l’élan du désir, c’était l’appel de l’esprit au génie. Lui crut à un tressaillement et à un transport de la chair et il me pressa sur son cœur dans une telle ivresse que j’en perdis comme le sentiment ; excepté Léonce, aucun homme ne m’avait jamais embrassée de la sorte. Prise subitement de vertige, j’eus un instant la sensation que c’était Léonce qui était là ; mais la lune qui reparut éclaira le visage d’Albert.

— Oh ! vous n’êtes pas lui, m’écriais-je en le repoussant, et c’est lui ! lui seul que j’aime !

Il ne chercha pas à me ressaisir, il tomba dans un morne silence qui finit par m’effrayer mais que je n’osai rompre.

Cependant comme nous approchions de chez moi, il me dit d’une voix calme qui me surprit :

— Chère marquise, il est vrai que je ne suis pas le lui idéal que désirent votre cœur et votre imagination ; je ne suis plus même le lui d’autrefois qui sût aimer et se dévouer ; mais je ne suis pas non plus l’être dégradé et mauvais qu’on vous a dépeint, car maintenant je l’ai compris, vous m’aimeriez si l’on ne m’avait calomnié près de vous : vos combats, vos larmes, votre éclair d’amour de tantôt, tout m’atteste que vous m’aimeriez si vous ne doutiez point de moi ! Eh bien ! marquise, vous m’aimerez quand vous m’aurez entendu.

Il me supplia de le laisser monter, il voulait me raconter le soir même sa douloureuse histoire.

— Mais ne voyez-vous pas, m’écriai-je, qu’un autre…

— Chut ! chut ! fit-il en m’interrompant, ne dites rien d’irrévocable avant de m’avoir écouté. À demain donc, puisque vous êtes sans pitié.

J’entendis du seuil de la porte la voiture qui l’emmenait. Je me reprochai ma dureté ; j’étais mécontente de moi-même et irritée contre Léonce ; en ce moment Albert me paraissait le meilleur de nous trois.

Une lettre de Léonce que je trouvai en rentrant sur ma table changea le cours de mes pensées ; il allait, me disait-il, hâter son arrivée ; avant quinze jours il serait près de moi. Oh ! c’était bien lui, lui seul que j’aimais ! et toute la nuit il m’apparut en songe dans sa beauté, sa jeunesse et sa force.