Lui (Colet)/9

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Lui (1859)
Calmann Lévy (p. 101-109).

IX

J’avais connu Albert de Lincel à la fin de l’hiver, le printemps était venu vite avec de beaux jours à son début, comme il arrive souvent à Paris.

Les femmes surtout sentent l’influence de ce changement rapide des saisons ; passer des glaces de l’hiver à une température tiède, sentir en soi la sève des arbres et des plantes qui poussent et qui fleurissent, c’est, près d’un être aimé, un épanouissement plein d’orgueil et d’ivresse ; mais dans la solitude cette surabondance de l’être se transforme en souffrance et en tortures. Que faire du trop plein de son cœur ? à quoi bon les rougeurs subites qui colorent les joues, et la flamme plus vive qui jaillit du regard ? à quoi bon se sentir plus forts et plus beaux si l’amour manque à l’énergie et à la beauté ?

Léonce m’avait promis d’arriver au printemps, et voilà m’écrivait-il, que la première partie de son grand livre à finir l’enchaînerait encore durant un mois dans la solitude. Je devais le plaindre me disait-il ; mais une abstraction puissante était comme la religion, comme le martyre, il s’y devait tout entier ; puis l’âpre labeur accompli, de même que le dévot a pour récompense le paradis, il savourerait avec bien plus d’intensité la joie immense de l’amour.

Ces lettres me causaient une douloureuse irritation ; cette quiétude réelle ou feinte me semblait une cruauté, j’y voyais parfois la négation de l’amour ; mais alors mon désespoir était si grand que je me rattachai, pour croire encore, aux paroles tendres et parfois passionnées qui me dérobaient le froid et inébranlable parti pris de ce cœur de fer. Il répondait à mes cris de douleur par des cris de passion ; il souffrait plus que moi, me disait-il, mais la souffrance était une grandeur : il se plaisait à se comparer aux pères du désert, brûlants de désirs et immolant au dieu jaloux du Thabor leur chair et leur cœur. Pour lui, le dieu jaloux c’était l’art qu’on ne peut posséder et s’assimiler qu’en se vouant tout à lui dans la solitude.

J’étais brisée par son obstination et je renonçais parfois à lui exprimer mes angoisses, mais alors mes lettres respiraient un tel abattement qu’il s’en effrayait ; il me conseillait de me distraire, de voir souvent mes amis, et d’attirer de plus en plus Albert qu’il fallait guérir à tout prix.

Que de fois j’ai pleuré en lisant ces lettres stoïques ! que de fois quand minuit sonnait et que je n’entendais autour de moi que la respiration du sommeil de mon fils et le frissonnement de la cime des arbres du jardin qu’agitait le souffle de la nuit, tandis que debout devant mon miroir, je dénouais mes cheveux avant de les emprisonner pour dormir, que de fois je me sentis prise du désir immodéré de le voir ! j’aurais voulu m’enfuir vers lui, le surprendre dans son travail nocturne, l’enlacer dans mes bras et lui dire en sanglotant : Ne nous séparons plus ! la vieillesse viendra vite, puis la mort ! pourquoi passer dans les larmes de l’attente ces beaux jours si rapides où l’âme et le corps sont en fête ? Oh ! ne pas dépenser sa jeunesse quand on aime, c’est être l’avare qui languit de faim auprès d’un trésor ou le malade qui, sachant un secret qui peut le sauver, préfère mourir.

Tandis que celui à qui j’avais donné ma vie me laissait en proie à toutes les anxiétés de l’amour, Albert, qui trouvait près de moi une sorte de distraction calme, prenait insensiblement l’habitude de me voir chaque jour. Tantôt ses visites m’étaient douces et tantôt elles m’irritaient ; j’avais le cœur obsédé par mon tourment secret.

Eh ! que m’importait cet homme que je ne pouvais aimer ? Ce n’était pas lui que j’attendais, c’était la jeunesse, la beauté, la force ! l’être que n’avait pas effacé la banalité des passions et qui, par sa dureté altière, exerçait sur moi un ascendant irrésistible ; Albert, maladif et frêle, resté brisé et flétri de l’amour, m’intéressait comme un frère et me touchait comme un enfant ; mais le complément de mon être, mais mon dominateur, il ne l’était pas, et peut-être dans le passé même ne l’aurait-il jamais été ! Il y avait dans nos natures trop de fibres sensitives analogues, trop de parités d’idées et d’imagination. Les semblables restent frères, mais l’union tourmentée des amants exige les contraires. J’oserai vous faire ici un aveu complet. Parfois, dans le désespoir où me laissait Léonce, je désirais presque qu’Albert m’inspirât un attrait plus vif ; que mon cœur battît en l’entendant venir et sentît près de lui un trouble précurseur d’une infidélité. Mais non, j’étais calme et triste quand il était là ; il parvenait toujours à me distraire par son esprit, mais il ne me dégageait pas de mon chagrin. Il m’arrivait quelquefois d’être avec lui brusque et fantasque et, comme il tenait à me voir, il redoublait alors de douceur et d’expédients d’imagination pour m’amuser quelques heures.

Mon fils avait pris pour lui une très-vive affection, il lui sautait au cou lorsqu’il entrait, il me disait parfois :

— Maman, tu le traites bien durement ; il est si pâle et il a l’air si malade qu’il faut l’aimer ! Pour moi, je l’aime bien mieux que ce grand monsieur brun qui vient ici tous les deux mois et qui ne me regarde seulement pas.

Lorsque j’avais appris que l’arrivée de Léonce serait retardée j’étais tombée dans un tel marasme que, durant plus de huit jours, je refusai obstinément de sortir. Albert me reprochait ce qu’il appelait mes méfiances. N’étais-je pas bien sûre à présent qu’il était un ami ? Il venait presque chaque jour passer une heure ou deux avec moi. Nous faisions des lectures, il me donnait des conseils de style pour mes traductions, m’apprenait à faire des vers et me suppliait de m’y essayer. Quand il voulait partir mon fils le retenait ; il consentait alors à dîner avec nous, il mangeait à peine et ne buvait que de l’eau. Il semblait avoir renoncé à chercher le vertige et l’oubli dans le vin.

J’avais le cœur attendri de cette métamorphose et, m’arrachant à moi-même, je sentais que je devais à ce génie renaissant des paroles d’affection et d’encouragement.

— Voyons, lui dis-je un soir, il faut tenter quelque chose de grand ; vous êtes au moment où votre génie, sûr de sa force, peut agir avec autorité, certain d’être écouté de la jeunesse intelligente comme un clairon dans la bataille par les soldats. Mettez donc ce beau génie au service de quelque grande cause, proclamez ces fiers principes qui furent la foi de votre père et de mon aïeul et ne murez plus votre intelligence dans la recherche du bonheur et les aspirations du Moi.

Tandis que je parlais, Albert m’écoutait dans cette pose attentive que Philippe de Champagne a donnée au beau portrait de La Bruyère[1] : c’était la même pénétration du regard, la même finesse douce et railleuse du sourire, la même grandeur sur le front pensif. Cette ressemblance me frappa et tout à coup un éclair de l’œil profond et satyrique du poëte me coupa la parole ; il me dit alors avec un mélange de tristesse et d’ironie :

— Vous venez de me tenir, marquise, un petit discours digne de Mme  de Staël, et cette morale genevoise ne vous messied pas à vous la petite-fille d’un philosophe. Mais sommes-nous de la trempe de nos pères et pourrions-nous revêtir leurs convictions comme un habit ? D’ailleurs à quoi nous serviraient-elles ? et par qui les ferions-nous partager ? On n’improvise pas plus un public à son intelligence que des croyants à sa foi ; notre temps est aussi insensible au génie du poëte que le désert l’est à la fatigue du voyageur ; un poëte a dit quelque part, marquise : « Nous ne vivons plus que de débris, comme si la fin du monde était arrivée, et au lieu d’avoir le désespoir nous n’avons plus que l’insensibilité ; l’amour même est traité aujourd’hui comme la gloire et la religion : c’est une illusion ancienne ; où donc s’est réfugiée l’âme du monde ? » Regardez autour de vous, marquise, vous chercherez en vain la grandeur ! Républicains, monarchistes, prêtres et philosophes n’ont plus de conviction ; ils arborent un drapeau propre à éblouir, comme la pourpre que le toréador agite dans l’arène ; mais ce drapeau n’est plus gonflé par le souffle des grandes croyances ; tous ces hommes vides de doctrines marchent assoupis poussés seulement par leurs convoitises mesquines ! Est-ce la peine de tenter un effort pour réveiller et diriger ce troupeau ? Je n’ai pas toujours pensé ainsi, j’ai commencé par espérer et croire ! j’ai cru au patriotisme et j’ai fait un chant guerrier contre l’étranger ; j’ai cru à la liberté et j’ai fait un drame sur un Brutus moderne ; j’ai cru à l’amour et j’ai répandu dans mes vers mes transports et mes blessures : tout cela a été jeté au vent par l’indifférence de la foule qui n’a goûté que les sarcasmes de mon esprit. Après être monté sur toutes les hauteurs j’en suis descendu par dégoût. Que m’importe un public nombreux s’il est ignare ? La dilatation de la lumière est aux dépens de son intensité. Il poursuivit : « Le règne bourgeois de Louis-Philippe a fait une nation de bourgeois froids et lourds qui n’entendent plus rien à la poésie et, comme si l’on redoutait un jour son invasion, partout on abâtardit la jeunesse : on la repousse des grands emplois publics, on lui ferme les carrières de l’esprit, on lui interdit les carrières politiques ; les hautes fonctions de l’État sont accaparées par des vieillards semblables à Duchemin, qui cachent l’immoralité et la sécheresse de cœur sous le pédantisme ; on dirait des spectres préposés à dessécher le cœur et la vie de la France que les élans et les tentatives de la jeunesse auraient peut-être ranimés ! Cherchez donc où elle est cette jeunesse ? Vous la trouverez à la Bourse, chez les filles ou dans les tabagies ! Quant aux hommes de quarante ans qui comme moi ont senti, cru, aimé et souffert, tous, comme moi, se sont arrêtés découragés, car ils n’ont plus d’espérance.

J’étais frappée par la vérité de ces paroles ; mais, désirant le rattacher à quelque illusion glorieuse, je lui répondis :

— Eh bien ! restez artiste, du moins : l’artiste peut s’élever et briller encore au milieu des ruines d’un peuple mort ; c’est la flamme qui domine le cratère quand tout est cendre à l’entour. Écrivez, si vous ne pouvez agir ; écrivez vos doutes, vos angoisses ; écrivez, pour l’art, vos fantaisies de poëte. Ne laissez pas dire que l’instrument est brisé comme les convictions.

— J’essayerai, marquise, me dit-il en souriant et en me baisant la main ; mais remarquez que vous voulez faire de moi un instrumentiste. Encore si vous vouliez m’aimer comme les trois femmes ont aimé leurs pianistes !

— Je vous aime mieux, repris-je ; je vous aime d’une sincère affection, qui survivra à la mort.

Il me jeta un long et profond regard plein d’attendrissement et sortit.

  1. Ce beau portrait appartient à M. de Monmerqué.