L’Anaphylaxie/Chapitre VII

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VII

DES SUBSTANCES ANAPHYLACTISANTES EN PARTICULIER.

1o Sérums. — Les recherches d’Arthus, de Théobald Smith, d’Otto, de Rosenau et Anderson, et de la plupart des auteurs, ont porté sur l’anaphylaxie par les sérums, de sorte qu’une bonne partie des faits indiqués plus haut se rapportent à l’anaphylaxie sérique.

Rosenau et Anderson ont bien étudié la dose de l’injection préparante, et ils ont découvert ce fait extraordinaire qu’avec des quantités minuscules de sérum on peut anaphylactiser des cobayes, soit, dans un cas, avec 0,000001 cm³ de sérum. Pour se rendre compte de la faiblesse de ce chiffre, il suffit de songer que la quantité de substance active contenue dans le sérum n’est tout au plus que d’un centième, peut être d’un millième, peut-être moins encore, de sorte qu’il s’agit là de la dose tout à fait petite de 0,000000001 g[1].

En général cependant, il faut des doses de sérum plus fortes, de 0,01 g, sous la peau, ou 0,001 dans le cerveau pour obtenir une anaphylaxie constante, sans exceptions individuelles.

Avec des doses plus fortes l’anaphylaxie met plus longtemps à apparaître. Il semble qu’il ne puisse y avoir anaphylaxie que lorsque toute la substance préparante a disparu. Le fait est important à retenir ; car il explique les remarquables faits que Besredka a observés dans l’étude de l’antianaphylaxie, faits sur lesquels nous aurons à revenir.

La dose déchaînante doit être en général plus forte que la dose préparante. C’est l’inverse de ce qui se passe avec l’anaphylaxie par les toxines.

La spécificité des sérums est remarquable. Autrement dit la substance déchaînante doit être la même que la substance préparante. Nous avons vu plus haut que ce n’est qu’une apparence, puisqu’en réalité elles sont différentes. Mais il n’en est pas moins vrai qu’un cobaye, à qui du sérum de cheval a été injecté, n’est pas sensibilisé pour le sérum de bœuf, ou de lapin, ou de chien, ou d’anguille, et inversement. Cette proposition, qui est incontestable, n’est cependant vraie que dans de certaines limites. Bruynoghe a vu que, dans quelques cas, des cobayes ayant reçu une injection préparante de sérum de vache réagissent d’une manière intense après injection massive de sérum de cheval ; de même avec sérum de mouton.

Comme Gay et Southard, Bruynoghe a cherché à isoler la ou les substances anaphylactisantes contenues dans le sérum. Nous reproduisons ici ses conclusions, qui sont importantes.

1o Les substances dialysables du sérum n’anaphylactisent pas.

2o Le filtrat obtenu après précipitation totale des substances albumineuses du sérum est sans action anaphylactisante.

3o Les divers albuminoïdes du sérum, isolés par le procédé de Hofmeister, hypersensibilisent, — et tous avec la même intensité, — pour une injection massive de sérum (ainsi que l’avait déjà vu de Waele).

4o Les euglobulines ne produisent pas une hypersensibilité plus marquée que les pseudoglobulines ou les sérines (contrairement à l’opinion de Gay).

2o Lait. — Les expériences d’Arthus d’abord, de Rosenau et Anderson, puis de Besredka, établissent nettement l’anaphylaxie par le lait.

Rosenau et Anderson ont montré la spécificité de cette réaction. Des cobayes sensibilisés avec du lait de femme ne réagissent qu’au lait de femme, et non au lait de vache ou de chèvre, et inversement.

La spécificité est bien nette, mais elle n’est pas absolue ; et elle l’est d’autant moins qu’il s’agit d’espèces animales plus voisines ; le lait de vache anaphylactise un peu contre le lait de chèvre ; de même avec plus de netteté encore le lait de brebis contre le lait de vache, tandis que le lait de chienne n’anaphylactise nullement contre le lait de vache.

Besredka a montré que la caséine séparée du petit-lait pouvait provoquer l’anaphylaxie en injection préparante ou en injection déchaînante, que le petit-lait aussi était actif, et dans ce petit-lait la substance albuminoïde précipitant par la soude (lacto-protéine ?)

D’autres faits intéressants ont été vus par Besredka, d’abord que l’albuminoïde du petit-lait peut produire la vaccination anti-anaphylactique, même par ingestion buccale, ou par absorption rectale, encore que par les voies digestives jamais il n’y ait de sensibilisation par le lait. Les deux propriétés sensibilisante et toxique ne disparaissent pas quand on a chauffé le lait à 120° pendant 15 minutes. Mais, chauffé à 130°, le lait ne sensibilise plus, et cependant il a conservé encore son pouvoir vaccinant. On peut donc par le chauffage à 130° dissocier les propriétés du lait ; la propriété vaccinante étant thermostable ; les propriétés toxique et sensibilisante étant thermolabiles.

3o Œufs. — Il y a une anaphylaxie par l’albumine d’œufs, et, comme pour le lait, elle est spécifique ; mais la spécificité n’est pas absolue.

Sur le cobaye, Rosenau et Anderson ont montré que l’œuf de dinde est anaphylactisant vis-à-vis l’œuf de poule, et inversement. Au contraire, l’œuf de cane est à peu près inoffensif pour des cobayes injectés avec des œufs de poule, et l’inverse n’est pas vrai (?).

Sur les lapins, Ed. Lesné et L. Dreyfus ont bien montré que les lapins anaphylactisés avec du blanc d’œuf de poule ne sont pas sensibles à une injection déchaînante de lait de vache, ou de sérum de cheval, ou même de blanc d’œuf de cane. Mais l’anaphylaxie n’est une réaction spécifique que si on limite le nombre des injections préparantes. Si les injections sont multipliées, les lapins réagissent indifféremment aux injections ultérieures des albumines diverses.

4o Toxines. — Avec les toxines il y a un élément nouveau dont il faut tenir compte : c’est l’immunité.

Dès mes premières expériences avec la congestine des actinies, j’avais noté cette marche parallèle de l’immunité et de l’anaphylaxie, et j’en avais conclu que l’anaphylaxie est la première étape de l’immunité. En cherchant la raison d’être, d’ordre biologique, et, pour ainsi dire la cause finale de l’anaphylaxie, j’avais été amené à supposer — ce qui me paraît moins probable aujourd’hui — que les animaux ont acquis cette sensibilité extraordinaire pour pouvoir, pendant la période anaphylactique, se mettre en garde contre toute nouvelle atteinte du poison. Avec certaines substances, comme par exemple avec la mytilo-congestine, on voit très bien vers le 40e jour l’anaphylaxie diminuer, et l’état d’immunité s’établir.

Dœrr et Raubitschek ont vu le même phénomène avec le sérum d’anguille.

La simultanéité de l’anaphylaxie et de l’immunité marchant de pair chez l’animal injecté, il en résulte une curieuse conséquence. Soient un animal neuf et un animal injecté précédemment, si on leur injecte la même dose (mortelle) de crépitine, comme la crépitine ne tue qu’en dix à vingt jours, et ne produit jamais, chez un animal neuf, d’accidents immédiats, ce chien neuf n’est nullement atteint par l’injection ; il est gai, alerte et ne semble pas avoir reçu la moindre trace de substance toxique. Au contraire, le chien anaphylactisé est extrêmement malade : défécations sanglantes, vomissements, ataxie, cécité psychique, si bien qu’on peut le supposer mourant. Mais souvent il se rétablit, et le lendemain il paraît en aussi bon état à peu près que le chien neuf. En outre, dix ou douze jours après, le chien neuf meurt cachectique, paralysé, misérable, tandis que le chien anaphylactisé (et non immunisé) est revenu à la parfaite santé.

Cette expérience, quoique paradoxale en apparence, est absolument certaine, et je l’ai répétée un grand nombre de fois. (Voy. in Trav. du laborat. de physiologie, 1902, V, 514, l’expérience sur Arlequine, Colombine, don Luiz et Gorgibus.)

On l’expliquera d’ailleurs sans peine en admettant qu’il se forme en même temps dans le sang des antitoxines (pour l’immunité) et des toxogénines (pour l’anaphylaxie). (Cela a été vu plus tard par Dœrr et Raubitschek avec le sérum d’anguille.)

Contrairement à ce qu’on observe après les injections de sérum, il faut une dose relativement forte de toxine pour préparer. Avec des doses de congestine inférieures à 0,001 g, on n’anaphylactise pas, tandis que cette dose est absolument suffisante pour déchaîner les accidents anaphylactiques, il est vrai que l’expérience dans ce cas est faite sur le chien, tandis qu’avec le sérum l’expérience a été surtout faite sur le cobaye. Mais je me suis assuré que sur le cobaye la dose préparante de toxine doit être aussi forte que l’injection déchaînante, de sorte que cette différence entre le sérum et les toxines injectées tient à l’antigène injecté, et non à l’espèce animale sur laquelle l’injection est faite.

Il est certain que selon la nature des toxines on trouvera de grandes différences entre elles, quand on les aura étudiées méthodiquement les unes elles autres.

Pour ne parler que de celles que j’ai étudiées (mytilo, actino et crépito-congestines) l’anaphylaxie a disparu vers le soixantième jour pour la mytilo-congestine. Pour l’actinine et la crépitine, non seulement au soixantième jour l’anaphylaxie n’a pas disparu, mais elle est devenue de plus en plus intense. Même, au cent cinquantième jour, avec la crépitine, elle est très forte encore ; mais les accidents qui se développent n’ont pas le même caractère.

5o Bactério-anaphylaxie. — On pouvait supposer a priori que les albumines bactériennes, toxines, endotoxines, sécrétées par les microbes pourraient produire des phénomènes anaphylactiques. De fait, les expériences sont très nettes et établissent d’une manière indiscutable qu’il y a une bactério-anaphylaxie. (Nous ne parlerons pas ici de la sensibilité à la tuberculine qui mérite d’être envisagée à part.)

Labactério-anaphylaxie a été vue d’abord par Wolff Eissner, puis par Rosenau et Anderson, et, avec grande précision, par Kraus et Dœrr.

Tout d’abord il importe de distinguer deux cas assez différents. En effet : 1o on peut extraire des bacilles ou de leur liquide de culture une toxine qui servira aussi bien pour l’injection préparante que pour l’injection déchaînante ; 2o on peut inoculer des cobayes avec un microorganisme virulent, lequel développera des toxines, et alors remplacera l’injection préparante, et injecter, en injection déchaînante, le liquide de culture (stérilisé) de ce même microbe.

La première méthode est d’une application facile. On peut injecter soit des cultures stérilisées par la chaleur, soit des toxines précipitées par l’alcool et desséchées, soit des corps microbiens stérilisés (endotoxines). Les résultats sont toujours positifs ; c’est-à-dire que les animaux présentent des phénomènes d’intense anaphylaxie, quand on les réinjecte 20 à 25 jours après l’injection préparante. Si, au lieu d’injecter en injection préparante une culture stérilisée, on injecte des bacilles virulents, l’injection ultérieure d’une culture donne les mêmes résultats que si l’on avait, en injection préparante, injecté la toxine comme antigène.

Voici comment Dœrr décrit les effets de cette bactério-anaphylaxie.

« On traite les cultures sur agar par une solution de soude à 10 p. 100, et on les laisse au contact pendant 24 heures, puis on injecte par la veine jugulaire. Les cobayes sont alors en proie à une forte dyspnée ; puis ils tombent sur le flanc, en moins d’une minute, dans un état de coma grave, rendant de l’urine et des matières fécales, et ils meurent au bout de 5 ou 10 minutes après quelques grandes inspirations asphyxiques. »

D’après Doerr, la bactério-anaphylaxie est rigoureusement spécifique, si bien qu’on peut espérer (d’après lui) distinguer par ce moyen la nature de certaines affections microbiennes voisines.

Comme les toxines animales, les toxines bactériennes injectées dans le sang provoquent en même temps l’immunité et l’anaphylaxie ; c’est-à-dire qu’elles amènent la formation d’antitoxines pour l’immunité et de toxogénines pour l’anaphylaxie. Kraus et Dœrr en ont donné la démonstration en inoculant des cobayes avec le bacille de la dysenterie, puis en faisant au vingtième jour tantôt l’injection du liquide de culture, où il n’y a que la toxine soluble, tantôt l’injection de la culture sur agar, qui contient les endotoxines et les corps microbiens. Or l’injection de la toxine ne produit aucune anaphylaxie, encore qu’elle provoque chez des cobayes normaux la formation d’antitoxines ; donc l’antigène qui provoque les antitoxines n’est pas le même que celui qui déchaîne les accidents anaphylactiques.

On a pu aussi montrer que le sérum des animaux infectés, s’il est injecté à des animaux normaux, amène chez ces derniers l’anaphylaxie passive.

Delanoé a étudié l’anaphylaxie typhique, et il l’a constamment observée en injectant des cultures du bacille d’Eberth, soit dans le péritoine, soit sous la peau. La spécificité n’est pas absolue ; car les cobayes sensibilisés avec le bacille d’Eberth réagissent un peu avec le B. coli et le bacille paratyphique. Au bout de quatre mois l’anaphylaxie n’a pas disparu. Elle coïncide avec l’immunité. Suivant la dose de l’injection déchaînante, on observe tantôt de l’immunité (avec des doses faibles), tantôt de l’anaphylaxie (avec des doses fortes). Même avec le sixième de la dose mortelle on observe encore une très intense anaphylaxie.

Delanoé a aussi tenté de juger une question intéressante et bien obscure encore. En injectant du sérum de cobayes anaphylactisés, va-t-on développer l’état d’anaphylaxie non plus vis-à-vis des toxines solubles, mais vis-à-vis du microbe même ? Il paraît bien que les cobayes ainsi injectés sont plus sensibles que les autres à l’inoculation bacillaire, mais, comme le dit Delanoé, cette fonction favorisante n’est pas tout à fait de l’anaphylaxie, et d’ailleurs les résultats ne sont pas absolument nets.

Ascoli a essayé d’appliquer cette méthode au diagnostic de la fièvre typhoïde.

6o Extraits de tumeurs cancéreuses. — L’anaphylaxie par les injections de tumeurs cancéreuses, quoique étant a priori très vraisemblable, n’a pas encore été établie en toute rigueur.

Yamanouchi a pris des souris cancéreuses (carcinomes d’Ehrlich et de Michaélis) et leur a injecté une émulsion de cette même tumeur. La souris réagit immédiatement par des symptômes très nets, poils hérissés, immobilité, et souvent mort dans les vingt-quatre heures. Chez des souris normales, cette injection est sans effet.

Ces résultats n’ont pas été confirmés par Apolant, qui, en opérant de la même manière, sur des souris cancéreuses, n’a pas pu retrouver les faits signalés par Yamanouchi.

H. Pfeiffer et J. Finsterer ont essayé de voir si le suc des tumeurs cancéreuses, injecté à des cobayes, provoquait l’anaphylaxie contre ce même suc cancéreux. Ils ont supposé que l’injection de suc cancéreux équivalait à une injection de sang d’animal anaphylactisé (anaphylaxie passive). Ils ont eu quelques résultats intéressants. Alors que des cobayes normaux ne réagissent nullement à l’injection première de suc cancéreux, des cobayes préparés réagissent nettement à l’injection seconde, déchaînante, séparée de la première par un intervalle de temps de 48 heures, comme dans les cas d’anaphylaxie passive. Peut-être par ce procédé arriverait-on à faire le diagnostic de la nature même de la tumeur.

Ainsi, pour les tumeurs cancéreuses, comme pour les affections bactériennes, l’anaphylaxie apparaît comme un moyen précieux de diagnostic.

On ne peut entrer ici dans le détail de cette question intéressante. Je signalerai toutefois l’expérience de Dungern et Coca, qui ont vu qu’une tumeur de lièvre inoculée à un lapin provoquait, à chaque inoculation successive, une réaction locale de plus en plus forte. Dungern a aussi constaté qu’en faisant l’extrait d’une tumeur cancéreuse humaine et en l’injectant à l’individu porteur de cette tumeur, on provoquait une réaction notable, tandis que ce même extrait, injecté à d’autres individus, même cancéreux, ne déterminait aucun effet. (Voy. aussi Ranzi.)

J’ai fait quelques essais de cet ordre, et je n’ai eu que des résultats négatifs. En faisant l’extrait aqueux de tumeurs cancéreuses (humaines) du sein, et en précipitant la solution par l’alcool, on obtient une matière protéique soluble dans l’eau qu’on peut purifier par de successives précipitations. Cette substance a été injectée à des cancéreux par Ed. Lesné, et, même à dose relativement forte, n’a provoqué aucune réaction.

Il est cependant rationnel de supposer qu’on trouvera dans les tumeurs cancéreuses des substances anaphylactisantes.

7o Chauffard a pu provoquer des phénomènes d’anaphylaxie par l’injection du liquide des kystes hydatiques. Cette anaphylaxie hydatique explique probablement certains phénomènes graves observés par les médecins après ponction de ces kystes. La question a été ensuite étudiée par Weinberg, par Boidin et Laroche. Encore que l’anaphylaxie ne soit pas très forte, elle permet cependant des conclusions fermes.


  1. J’ai montré que des doses extrêmement faibles d’un sel métallique, de chlorure de vanadium par exemple, agissaient sur la fermentation lactique, à la dose minuscule de 0,0000000001 g par litre (Trav. du lab. de Physiologie, 1909, VI, 353).