L’Angleterre et la vie anglaise/18

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L’Angleterre et la vie anglaise
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 41 (p. 670-710).
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L’ANGLETERRE
ET
LA VIE ANGLAISE

XVII.
LES BEAUX-ARTS A L’EXPOSITION DE 1862.
LA PEINTURE ET LES PEINTRES DANS LE ROYAUME-UNI.

Il n’est guère de pays plus riches en objets d’art que la Grande-Bretagne, il n’en est guère aussi dont les richesses soient moins connues. J’ai vu des artistes français emporter de Londres une triste idée au point de vue qui les préoccupait ; cela s’explique : ils s’étaient bornés à visiter la Galerie nationale, National Gallery, qui contient de fort belles toiles, entre autres la Sainte Catherine de Raphaël, le Ganymède de Titien, le Jugement de Paris de Rubens, mais qui en somme ne répond point du tout à ce qu’on a le droit d’attendre d’un grand peuple et d’une florissante métropole. Ils en concluaient que les Anglais, entièrement absorbés par les machines, par les créations de l’industrie et par les découvertes matérielles, se soucient assez peu de rechercher les trésors de la peinture et de la statuaire. Cette conclusion est bien loin d’être juste. La Galerie nationale ne mérite point le titre qu’on lui a donné. D’origine récente, car elle ne date guère que de 1823, elle a été formée en grande partie de dons volontaires et de quelques achats du gouvernement ; elle est donc pauvre, si on l’envisage comme collection nationale, et le bâtiment qui la renferme est des plus laids. Érigé entre 1832 et 1838 d’après les dessins de William Wilkins, cet édifice surbaissé borne tristement Trafalgar-Square avec ses raides escaliers de pierre, son froid péristyle et ses dômes mesquins en forme de lanternes. Heureusement pour l’honneur de l’Angleterre, la ville de Londres et les environs possèdent beaucoup d’autres galeries de peinture. Entre la France et la Grande-Bretagne, il y a ici, comme sur tant d’autres points, la différence de deux systèmes, — d’un côté la centralisation, — de l’autre l’ubiquité. Qui a vu le musée du Louvre peut se former une idée assez exacte des chefs-d’œuvre qui nous appartiennent ; quiconque n’a vu à Londres que la National Gallery ne connaît presque rien des merveilles que possèdent nos voisins.

Sans sortir de Londres, il y a d’abord, dans Lincoln’s-Inn-Fields, le Soane Museum, riche collection léguée au public par sir John Soane, un architecte qui a bâti lui-même la maison habitée maintenant par des tableaux. L’intérieur de ce musée présente une succession de petites salles, de petits corridors, de petits cabinets, de petites chambres à coucher d’une forme étrange, et qui portent des noms encore plus bizarres, le Parloir du moine, les Catacombes, la Chambre sépulcrale, la Crypte, l’Alcôve de Shakspeare, le Coin de Tivoli. Tout cela est couvert de peintures depuis les murs jusqu’aux plafonds. On a comparé ce musée avec ses passages étroits et mystérieux, ses recoins, ses détours de labyrinthe, à l’intérieur d’une mine dont les veines se ramifieraient comme au hasard, offrant, à défaut de minerais précieux, des trésors d’art. Là en effet se montrent des cartons et des toiles d’un prix inestimable. La Vernon Gallery est un autre cadeau fait au pays par un Anglais riche et un homme de goût, M. Vernon, qui vers 1847 crut remplir une lacune en ouvrant aux visiteurs une galerie où ils pussent étudier l’histoire de la peinture britannique. Je passe sous silence beaucoup d’autres établissemens, tels que le Kensington Museum, que l’on doit pourtant visiter à Londres, si l’on tient à se former une idée de l’importance qu’attachent les Anglais à la possession des objets d’art[1]. À quelques milles de Londres se rencontrent, dans diverses directions, la galerie de Hampton Court, où l’on admire des cartons de Raphaël, le château de Windsor, célèbre par ses peintures, la Salle des Tableaux à l’hôpital de Greenwich, où revivent plus ou moins heureusement sur la toile les batailles navales de la Grande-Bretagne, et surtout la Dulwich Gallery. L’histoire de cette dernière collection est assez curieuse. Vers la fin du dernier siècle résidait en Angleterre un M. Noël Desenfans, consul du dernier roi de Pologne, Stanislas II. Quand la révolution française éclata, il fut chargé par son souverain d’acheter les bons tableaux que cet événement jetait sur le marché. Il avait déjà rassemblé plusieurs toiles estimables, lorsque le roi Stanislas fut tout à coup détrôné, Desenfans était si bien lancé qu’il ne s’arrêta point en chemin ; il continua de collectionner avec succès pour son propre compte, à tel point qu’un beau jour il se trouva encombré de tableaux, dans l’achat desquels il avait dépensé toute une fortune. Trouvant néanmoins sa galerie trop lourde, comme il disait, « pour les épaules d’un simple particulier, » il essaya de s’en défaire. Une partie des tableaux furent vendus ; mais les autres, — et c’était le plus grand nombre, — restèrent bon gré mal gré entre les mains du collectionneur. À sa mort, il laissa par testament les richesses qui l’avaient ruiné à un artiste, sir Francis Bourgeois, Suisse d’origine. Bourgeois, lui aussi, mourut et légua toute la collection au collège de Dulwich, en posant toutefois une condition : c’est que le public y serait admis. De plus il institua une somme de 2,000 livres sterling pour assurer la conservation des peintures, et une autre de 10,000 pour élever le bâtiment destiné à les recevoir.

Le soin de recueillir les objets d’art ayant été abandonné par l’état à l’initiative des particuliers, quelques riches familles, soit par zèle, soit par amour-propre, se sont acquittées de cette tâche avec honneur[2] ; il n’en résulte pas moins une sorte de diffusion, et de là un obstacle, surtout pour l’étranger, à la connaissance des chefs-d’œuvre disséminés dans le royaume-uni. Les inconvéniens de ce système avaient vivement frappé, il y a quelques années, un Anglais de mérite, M. C. J. Deane, au moment où il visitait chez nous l’hôtel de Cluny. Il conçut alors l’idée de réunir, ne fut-ce que pour un temps assez court, les ouvrages des maîtres dispersés entre les mains des collecteurs ou des anciennes familles. Cette idée, il la communiqua, en revenant de France, à quelques-uns des principaux fabricans de Manchester, qui l’accueillirent avec enthousiasme. Encouragé par ce succès, il publia un petit écrit dans lequel il exposait ses vues sur les avantages qu’il y aurait pour le public à concentrer dans une sorte de musée provisoire des trésors qui avaient échappé jusque-là aux regards curieux de la foule et même des artistes. Le plan devint bientôt populaire, et on choisit la cité de Manchester pour le mettre à exécution. L’idée que ce centre de l’industrie et du commerce allait devenir le rendez-vous des beaux-arts flatta singulièrement les négocians de la ville, accusés, sans doute à tort, de n’adorer dans le monde que le coton et les intérêts matériels. En moins de six semaines, une centaine d’entre eux souscrivirent une somme de 70,000 livres sterling. En même temps on fit un appel à la générosité de tous ceux qui possédaient dans la Grande-Bretagne de précieux objets d’art. Cet appel trouva de l’écho dans les châteaux et les manoirs de la noblesse ; la reine donna elle-même l’exemple en envoyant une partie de sa collection. Un palais de fer éclairé par un toit de cristal s’éleva pour la circonstance, et l’exposition s’ouvrit au mois de mai 1857. On s’attendait à une surprise : il y eut en effet lieu de s’étonner en voyant sortir de l’ombre tant de trésors ignorés. « Nous ne nous savions pas si riches ! » tel fut le cri général des Anglais. L’occasion s’offrait de même aux étrangers de rectifier leurs jugemens sur la pauvreté relative de l’Angleterre en fait d’ouvrages des différentes écoles ; mais je dois dire que très peu d’entre eux se rendirent alors à Manchester. Au bout de quelques mois, l’exposition s’évanouit, les tableaux retournèrent sous les voûtes des demeures baroniales, le bâtiment même fut démoli, et il ne resta plus qu’un souvenir. Quoi qu’il en soit, ce souvenir devait être fécond, et nous retrouvons la trace de l’exposition de Manchester dans la galerie de tableaux qui accompagne, en 1862, l’exposition universelle de l’industrie au palais de South-Kensington,

D’où vint la pensée d’adjoindre une sorte de congrès des beaux-arts à l’exhibition des produits naturels ou transformés par les machines ? C’était une opinion générale en Angleterre, du moins parmi tous les hommes de goût, qu’en 1851 la nation britannique avait trop sacrifié à l’utile et pas assez au sentiment du beau. Pour combattre cette tendance trop exclusive, il fut jugé convenable de faire une place aux arts du dessin, dont l’influence se reflète d’une manière si sensible sur les traits généraux de l’industrie. Le plan qui avait réussi à Manchester fut aussi celui qu’on adopta, du moins en ce qui regarde l’école anglaise. On invoqua la libéralité des détenteurs de tableaux, et ils répondirent à l’appel comme la première fois. Les musées nationaux furent également mis à contribution. Si j’en crois de graves témoignages, les artistes britanniques appelés à donner leur avis ne furent pas sans hésiter un peu devant la comparaison avec les écoles étrangères. Ce scrupule se trouva pourtant écarté, et toutes les nations furent invitées à envoyer les meilleurs ouvrages des peintres et des sculpteurs modernes, ceux du moins qui pouvaient le mieux donner une idée de l’état présent de l’art dans chaque pays. Une division de l’édifice, connue sous le nom de Picture Gallery et occupant deux ailes du palais, fut destinée à recevoir les six mille tableaux, statues, dessins, gravures, envoyés de tous les coins de l’Europe. Au point de vue de l’architecture, cette partie du bâtiment est la plus satisfaisante ; les tableaux se montrent libéralement éclairés et jouissent en quelque sorte de l’air et de l’espace dans les grandes salles hautes de l’exposition de peinture.

Je ne veux pas croire que le comité, en ajoutant une galerie spéciale pour les beaux-arts, ait été guidé par un motif d’intérêt : c’est pourtant, il faut le dire, la branche de l’exposition universelle qui a obtenu le plus de succès. On avait cru trop légèrement le peuple de Londres indiffèrent à la contemplation du beau : les faits ont démenti cette opinion, et la foule qui se presse chaque jour dans le département des peintures montre bien que si elle témoigne en général peu d’empressement à visiter la National Gallery c’est que la ville de Londres ne contient point un musée digne de défrayer à plusieurs reprises la curiosité publique. Ce ne sont point seulement les hommes du monde, mais aussi les gens de la campagne, les ouvriers, qu’on voit affluer à Kensington dans la galerie de tableaux. L’intérêt qui s’attache à ces grandes réunions d’objets d’art, — réunions beaucoup trop rares dans la Grande-Bretagne, — a très certainement contribué à grossir les recettes. À mesure surtout que la saison s’avance, une procession de cinquante à soixante mille curieux se dirige chaque jour[3] sur la route de Brompton. Cette route est elle-même un tableau de mœurs. Tout Londres est là avec ses pick-pockets (filous), ses cockneys (badauds), ses marchands des rues, ses shoeblacks (décrotteurs), ses enfans abandonnés, qui courent pieds nus dans la boue pour offrir aux passans un catalogue abrégé de l’exposition à un penny ; quelques-uns d’entre eux ont même inventé un système de bâtons fourchus au moyen desquels ils présentent leur marchandise et atteignent le toit des plus hauts omnibus chargés de monde. Plus on approche de South-Kensington, et plus le mouvement des voitures se montre formidable ; les plus curieuses parmi ces dernières sont d’immenses chars-à-bancs de plaisir, pleasure vans ; un ou deux amateurs montés sur le siège du cocher sonnent du cor ou soufflent à devenir bleus dans d’autres instrumens de cuivre pour charmer les heures du voyage, tandis que toute une société (party), hommes et femmes entassés, serrés les uns contre les autres, exprime par les mille nuances de la physionomie les notes les plus diverses de la surprise et de la joie à la vue de ce singulier théâtre des rues où le passant est à la fois acteur et spectateur. D’autres fois ces mêmes chars-à-bancs sont remplis d’enfans : ce sont alors des écoles que les maîtres conduisent à l’exposition ; les hourras, les mouchoirs agités, les petites mains qui saluent la foule, tout cela passe comme un bourdonnement d’abeilles à travers le tumulte et la tempête de la route. Une bonne pensée s’est développée dans ces derniers temps. Excitées sans doute par l’exemple de la reine, un assez grand nombre de personnes riches ont acheté des billets pour ouvrir aux garçons et aux filles des écoles de charité, souvent même aux enfans des workhouses (maisons de pauvres), l’entrée du palais de South-Kensington. Ces derniers vont généralement à pied, deux par deux, en uniforme plus ou moins bizarre, avec une bannière en tête portée victorieusement par un des enfans de l’école. Ce spectacle émeut généralement la foule, surtout les mères : n’est-il point touchant de voir les enfans de la misère participer, eux aussi, ne fût-ce que par les yeux, à toutes les richesses de l’industrie et à toutes les splendeurs de l’art étalées avec la pompe d’une fête ?

Une fois entrés dans le palais de l’exposition, ces groupes divers, qui sont souvent très considérables (car ils se composent au besoin d’un village, d’un nombreux atelier[4], d’une confrérie ou d’une grande pension), prennent certaines précautions pour que les membres ne se perdent point les uns les autres au milieu de l’océan des visiteurs. Les enfans des écoles de charité se reconnaissent aisément à leur costume ; mais les autres bandes adoptent volontiers un signe de ralliement, tel qu’un ruban d’une certaine couleur. « Elle doit être des nôtres, » disaient à côté de moi deux jeunes gens en regardant une jeune femme qui se promenait seule dans une des galeries : elle a la feuille. Je remarquai en effet à son chapeau une feuille de chêne que les deux inconnus portaient également à leur boutonnière. La partie de plaisir se complète d’ordinaire par un dîner servi, entre midi et deux heures, dans une des grandes salles du restaurant attaché à l’exposition. Le même privilège a été étendu, toujours par voie de souscriptions ou de dons volontaires, à plusieurs des écoles de charité ou des workhouses. C’est même en plein ail, dans une cour délicieusement parfumée par les souffles embaumés qui viennent des jardins de la Société d’agriculture, que les garçons et les filles prennent le plus souvent leur repas, après avoir nourri leurs yeux et leur âme du spectacle si nouveau pour eux de toutes les richesses enfantées par le travail. Le dîner fini, la promenade recommence dans les cinq parties du monde ; entre six et sept heures du soir, les groupes se reforment, les visiteurs solitaires s’écoulent en silence, et les omnibus encombrés redescendent vers les différens quartiers de la ville.

Quoique l’ensemble du palais de l’industrie excite la curiosité, c’est toujours la galerie de peinture qui est le principal centre d’attraction. Aussi nous offre-t-elle l’occasion de compléter notre étude sur l’exposition de 1862[5], et après avoir parcouru les écoles étrangères, représentées par quelques œuvres choisies, nous rechercherons les caractères de l’art en Angleterre. Plus encore qu’ailleurs, la peinture a donné une forme et une expression dans la Grande-Bretagne au sentiment national, aux manières de vivre, aux habitudes populaires.


I.

Pour organiser cette exposition des œuvres d’art, le comité ne s’est adressé qu’aux peuples modernes de l’Europe. Divers obstacles s’opposent à ce que la peinture proprement dite se développe avec éclat chez les peuples de l’Asie : je n’en signalerai qu’un seul, l’état même de leurs idées en ce qui touche les rapports de l’homme avec le monde extérieur. Pour les nations de l’Orient, la nature est une hiérarchie de forces solitaires, suprêmes, incommunicables. On l’adore ou on la brise, mais on n’essaie pas même de la comprendre. Les pays où l’homme a soumis le monde extérieur à ses besoins sont aussi les seuls où il l’ait associé à ses sentimens ; or, plus encore peut-être que les autres arts, la peinture vit de ce que l’âme mêle d’elle-même aux objets de la création. Dans les rêves religieux de l’Inde, qui ont donné naissance à une architecture colossale, j’aperçois bien un dieu incarné dans l’univers, mais je ne vois nulle part l’homme identifié avec les beautés et les grandeurs du paysage. Quoi qu’il en soit des causes qui ont entravé l’essor de la peinture chez les nations asiatiques, la galerie de tableaux du palais de Kensington commence à la Turquie ; encore cette dernière ne se trouve-t-elle représentée que par un seul artiste, Musurus-Bey. Un peintre ottoman est une nouveauté, et peut même être salué comme un présage heureux de régénération chez un peuple qui a laissé dans l’histoire de si tristes souvenirs de son mépris pour les œuvres d’art. Il est vrai que, dans les cinq tableaux exposés, Musurus-Bey se montre bien plutôt le disciple estimable et assez habile des autres écoles européennes qu’un peintre national. Ses toiles n’apprennent rien de la vie des Turcs ; il y aurait eu pourtant un motif intéressant pour le pinceau dans les scènes d’intérieur voilées le plus souvent aux regards des étrangers par les usages du pays. Ne serait-on pas tenté d’interpréter le silence de l’artiste et de dire que la société turque est encore à elle-même un mystère ?

Il nous faut arriver à la Russie pour trouver les germes d’une école de peinture digne d’intérêt. Cette école, on le sait, est née d’hier ; elle est sortie, comme presque toute la civilisation moscovite, de la volonté d’un homme. Pierre le Grand voulut avoir des artistes dans son empire, comme il avait voulu avoir des marins. Malheureusement il est plus facile à un empereur de construire des vaisseaux que de décréter des hommes de talent. En dépit du fiat lux lancé par le tsar, et quoiqu’il ait pris la peine d’envoyer lui-même des jeunes gens faire leurs études de peinture en Italie et en Hollande, l’art se traîna longtemps en Russie à l’état d’enfance. En 1758, l’impératrice Elisabeth fonda une académie qui fut réformée et développée par Catherine II. C’était toujours la continuation du même système, l’art par l’autorité. Cette direction fut à peu près stérile ; on peut en juger par quelques spécimens qui figurent dans la galerie russe, et où l’on sent en quelque sorte l’étude conduite par des lisières. À la génération des peintres de cour et d’académie a pourtant succédé dans ces derniers temps une école plus indépendante, qui s’attache à la vie russe, à la nature, et qui s’inspire davantage aux sources nationales. C’est sur ce dernier ordre de tableaux que j’appellerai un instant l’attention.

Un des caractères extérieurs qui devaient tenter le pinceau des artistes russes était l’âpre beauté de leur austère climat. Il est à remarquer en effet que l’hiver, sœvus hiems, n’a été chargé d’épithètes malveillantes que par les peuples du midi, et si j’en juge par ce que j’ai vu à Marseille, cette saison de l’année, qui est d’ailleurs très courte, manque absolument d’attraits dans les pays chauds. Il n’en est plus du tout de même dans les contrées du nord ; il semble au contraire que la nature, en forçant les hommes à vivre dans un hiver prolongé, ait voulu racheter ses rigueurs par les traits énergiques et les grâces sévères répandus sur le paysage. M. Nicolas Svertchkof nous représente un de ces aspects à la fois sombres et intéressans de son pays dans une toile intitulée le Train des noces. Quatre traîneaux glissent à distance les uns des autres sur une route ondoyante qui se perd dans les neiges. Le premier de ces traîneaux, attelé de trois bons chevaux qui courent sur la glace, est conduit par un brave cocher au nez rouge de froid et à la barbe grisonnante. Dans l’intérieur est un jeune couple ; le fiancé passe le bras autour du cou et des épaules de la fiancée. On devine à son regard, et aussi à l’expression timide, mais amoureuse, de la jeune fille, que le cœur du moins n’a point froid, et qu’il y a du feu sous toute cette neige. Là est le charme du tableau ; ce chaste amour répand un sourire sur la nature glacée. Au fond, bien loin, se dessinent un clocher d’église et quelques chaumières à demi enfouies sous les frimas : c’est le village. — Le même peintre a traité un autre épisode d’hiver dans ses Voyageurs perdus. Une charrette (kibitka) au toit voûté recouvert de toile est arrêtée au milieu des steppes de neige qui se déroulent avec la tristesse sauvage de l’infini. Le conducteur, couvert d’une pelisse à collet de fourrure, cause avec une jeune fille debout sur la route, et lui demande sans doute des renseignemens pour retrouver son chemin, tandis qu’un voyageur abrité dans le fond de la voiture regarde avec inquiétude l’embarras du cocher aveuglé par les neiges. Au collier des chevaux pendent deux sonnettes dont on se figure aisément le bruit monotone et mélancolique dans le silence de ces mornes solitudes.

Comme l’immense empire russe s’étend sous différens climats, on doit s’attendre à des contrastes. Un de ces contrastes est le Repos au milieu de la fenaison, par M. Alexandre Morozof. Ici le ciel est chaud, la lumière abondante et joyeuse. Un groupe de paysans et de paysannes russes, dont l’une allaite un enfant, sont assis sur l’herbe nouvellement fauchée, tandis qu’une pauvre vieille femme apporte la soupe dans une terrine. Cet empire, qui touche à tant de pays, touche aussi à la mer, et M. Aïvazofsky a peint avec talent le désordre d’un troupeau de moutons saisis, au milieu des sables, par une tempête. Le berger et le chien luttent pour retenir les moutons, qui semblent comme étourdis par le ciel noir et par le tourbillon qui les entraîne vers les eaux courroucées. J’aime encore mieux, du même artiste, ses Rouliers de la Nouvelle-Russie, avec leur convoi interminable de chariots s’avançant, au milieu des brouillards d’un soleil couchant, sur une route qui serpente à travers des steppes inexorablement plats, recouverts d’une herbe courte, et qui donnent bien une idée de l’uniformité du désert. La vie militaire devait trouver un interprète dans un pays qui se montre surtout préoccupé d’étendre encore ses limites. La Marche d’un train de grosse artillerie dans le Daghestan est évidemment peinte d’après des souvenirs personnels : aux embarras de la colonne russe déjà si pesamment chargée, mais qui s’avance en bon ordre et musique en tête, s’ajoute une sorte de lutte corps à corps avec les animaux qui portent les bagages, et parmi lesquels se distingue un jeune taureau obstiné. Il est permis enfin de se figurer ce que doit être le droit du plus fort dans les parties de l’empire qui touchent au monde barbare en examinant le tableau de M. André Popof, une Scène de la foire de Nijni-Norgorod, qui nous montre des Mongols pillant la corbeille d’une marchande de fruits. Il y a certainement des promesses d’avenir dans l’école russe : une seule chose m’inquiète, ce sont les traces de corruption précoce qui se révèlent dans quelques branches de cette peinture, comme aussi dans quelques ouvrages des écrivains moscovites. Des tableaux d’une jeune école où s’étalent des nudités sans goût et sans beauté ressemblent à ces enfans qui naissent vieux. Au reste, la peinture russe a déjà fait un grand pas en sortant de l’ornière des académies ; elle semble aujourd’hui convaincue de l’impuissance de l’autorité à créer des artistes, et commence à prendre conseil de la nature. Il lui reste, pour conquérir un rang honorable, à se dégager des liens de l’imitation étrangère. Même quand ils traitent des sujets nationaux, les peintres moscovites se montrent encore beaucoup trop dominés par les souvenirs de l’école française et de l’école germanique.

Le groupe des nations scandinaves a été réuni, et avec raison, dans la même salle. Nous commencerons par la Norvège. Plus encore que les artistes russes, les peintres norvégiens s’attachent à leur dure contrée. Il en est de l’amour du pays comme de tous les autres amours ; ce ne sont pas toujours les caractères doux et les traits réguliers qui inspirent les passions les plus fortes ; un poète anglais a dit : « C’est aux angles que s’accroche le cœur. » Or les angles ne manquent point dans la nature du Nord. Parmi le groupe des peintres norvégiens, les uns se sont inspirés du paysage, les autres se sont consacrés à écrire l’histoire des mœurs domestiques. MM. Gude, Dahl, Fearnley, appartiennent surtout à la classe des paysagistes. Une Scène de montagnes en Norvège, de M. Gude, représente vivement le caractère désolé des rochers vus au clair de lune. Une Forêt norvégienne du même artiste, avec un cheval et des enfans enveloppés par le mystère solennel des grandes ombres et du feuillage, nous initie aux grandeurs et aux beautés muettes d’une région imposante et heurtée. Une Chute d’eau à Hougsund, par M. Dahl, avec des troncs d’arbres, sorte de ponts de bois jetés au-dessus du courant, et une Cataracte près de Kongsberg, par M. Fearnley, nous donnent bien une idée des effets que l’eau, c’est-à-dire l’âme et le mouvement du paysage, répand sur des roches plissées, déchirées, « antiques haillons du déluge, » a dit Coleridge. La verte nature du Nord sourit à travers ces rides vénérables. Il y a pourtant des spectacles qui, par la grandeur même, échappent au domaine de la peinture, et de ce nombre sont sans doute les aurores boréales. M. Boë, en voulant traduire par le pinceau un de ces incendies du ciel nocturne, n’a guère réussi, malgré des preuves de talent, qu’à transporter sur la toile des couleurs criardes et des détails qui peuvent être vrais, mais qui pour nous manquent de vraisemblance. Les épisodes de la vie domestique ont fourni, d’un autre côté, plus d’un sujet intéressant aux peintres norvégiens, et à la tête de ces derniers se place M. Tidemand. Né à Mandai en 1816, M. Tidemand fit ses premières études à l’académie de Copenhague. Plus tard il s’établit à Dusseldorf, dans l’école de Hildebrandt. Aujourd’hui l’artiste ne tient plus guère à la Norvège que par la naissance, lien très puissant, il est vrai, chez les peintres du Nord. À l’exemple de Rubens, qui a vécu longtemps en Italie et chez lequel l’absence même semble avoir fortifié le type flamand, M. Tidemand, tout en habitant l’Allemagne, n’a point dit adieu à son pays. Quelques-uns de ses tableaux, tels que les Haugians (secte religieuse de la Norvège) et sa Procession funèbre sur le Sognefjord, sont déjà connus en France. Qui n’a remarqué cette année à l’exposition de Londres ses deux Joueurs de cartes, dont l’un se gratte la tête avec le geste naturel d’un homme qui cherche une idée ? Sa Procession des Noces dans Hardanger, qui nous montre une barque sur l’eau portant la mariée avec une couronne d’or sur la tête, représente les coutumes naïves du pays norvégien associées aux grandes scènes de la nature. La paix de la chaumière et un doux sentiment religieux respirent dans l’Après-Midi du dimanche. Un peu d’ironie se mêle au charme des souvenirs d’enfance dans la Leçon de catéchisme ; mais la toile capitale du peintre norvégien est l’Administration du sacrement, la communion protestante. Dans quelques districts de la Norvège, les habitans n’ont que rarement l’occasion de communiquer avec un ministre du culte ; aussi les malades et les infirmes ont été apportés sans doute de loin sous le toit d’une misérable chaumière ou d’une église de campagne. Ici c’est un mourant couché sur une paillasse, là une vieille femme qui, ne pouvant se tenir debout, tombe à genoux, quoique soutenue par sa fille. Au milieu de toutes ces souffrances humaines qui saisissent le cœur apparaît le ministre, une coupe à la main ; pourquoi faut-il ajouter que ce pasteur, avec sa robe noire et sa collerette à la Henri IV, est le personnage le plus insignifiant de la scène ? On aimerait à voir là une tête austère et bienveillante de vieillard avec des cheveux blancs, dont la simplicité chrétienne rayonnerait comme un sourire de l’Évangile sur toute cette famille de malheureux.

Le lien de l’école norvégienne est visiblement le patriotisme ; les peintres suédois ne se montrent pas moins enthousiastes que leurs autres frères scandinaves à la vue des scènes grandioses ou originales d’une contrée qu’ils tiennent à nous faire connaître. MM. Bergh et Marcus Larsson ont tourné leur attention vers le paysage, — des rivières ou des torrens dont l’eau tombe blanchâtre, bouillonnante, fouettée entre des rochers jetés çà et là avec un sublime désordre, des bouleaux ou de noirs sapins toujours verts, un ciel nuageux avec des montagnes bleuâtres à l’horizon, une tempête sur mer. Qui ne désire aussi connaître quelque chose de la vie sociale du Nord ? Mlle Amalia Lindegrün, qui de l’académie de Stockholm a passé, il y a quelques années, dans l’atelier de M. Léon Cogniet, à Paris, nous raconte les joies et les douleurs des paysans suédois. On s’arrête volontiers devant Une Soirée dans une Chaumière dalécarlienne : un père de famille à honnête et joyeuse figure joue du violon, entouré par un groupe de trois pauvres enfans qui dansent au son de la musique, tandis que la mère, assise au coin du feu, tient sur ses genoux un dernier-né qui lui passe autour du cou ses petites mains potelées. M. Hockert met également au service de la peinture des mœurs nationales les études qu’il a faites à Paris. Quoi de plus nouveau pour nous qu’Une Jeune Fille de la paroisse de Rüttvick au coin du feu ? Le costume est pittoresque dans son étrangeté ; chose assez curieuse, il ressemble à ceux de l’Orient et du midi de l’Europe, tant il est vrai que les extrêmes se touchent. Quoique enveloppée dans un corsage de peau de mouton dont la laine est à l’intérieur, quoique chaussée d’épais souliers à hauts talons et à têtes de clous cyclopéens, cette jeune fille ne se montre point insensible aux séductions de la coquetterie, si j’en juge par son sac de travail richement brodé, les deux grosses boules qui pendent bizarrement de son bonnet en forme de mitre, et son jupon rayé de couleurs éclatantes. La cheminée ne ressemble à rien de ce que nous connaissons ; c’est une cavité creusée dans l’angle saillant d’un mur avec un croc de fer pour soutenir la marmite. Ces scènes de la vie dalécarlienne nous entraînent déjà bien loin de nos usages et de notre civilisation. M. Hockert nous conduit encore plus avant vers le nord en nous faisant pénétrer dans la hutte d’un pêcheur lapon ; ici tout est surprenant : les nouveau-nés suspendus, dans leur berceau d’écorce de bouleau, à deux perches couchées en l’air, qui traversent la longueur de la hutte, les enfans avec leurs bonnets de peau coniques, les femmes avec leurs casques de différentes couleurs, et l’homme qui raccommode ses filets au milieu de l’atmosphère enfumée que dégage un pot noir bouillant sur le feu. M. Nordenberg, élève de M. Tidemand, a saisi un autre côté des mœurs, les rapports des paysans suédois avec l’église nationale. Sa Collection des Dimes pourrait bien être une satire des privilèges du clergé reformé, tant le recteur, qui ressemble un peu pour l’embonpoint aux chanoines de Boileau, surveille avec un regard de satisfaction sensuelle les bonnes choses, beurre, volailles, gibier, que les paroissiens apportent pour le soutien de l’église.

Le Danemark, dont l’académie de peinture remonte à 1756, semble avoir hésité au début sur la voie qu’il devait suivre. On reste étonné à l’exposition du grand nombre de toiles danoises qui se rapportent à la vie italienne. Les artistes du Danemark, découragés sans doute par les obstacles qu’ils rencontraient dans leur pays, avaient coutume de se répandre à l’étranger, surtout à Rome ou à Naples. Un retour vers le sentiment national a heureusement dirigé depuis quelque temps les esprits dans une nouvelle voie. Ainsi que les maîtres norvégiens ou suédois, c’est maintenant chez eux que les peintres danois cherchent une source d’inspirations. L’un d’entre eux, M. Simonsen, après avoir vécu à Munich, est revenu dans sa terre natale, où il s’occupe à illustrer la légende des mœurs domestiques. Un ancien usage qui a existé en Angleterre, et qui s’est maintenu en Danemark, veut que, du moment où les parens sont tombés d’accord des deux côtés sur les conditions d’un mariage, le prétendant se présente dans ses plus beaux habits de fête chez le père de la jeune fille et offre à sa prétendue, soit une tasse, soit un livre de psaumes ; si elle accepte le don, les fiançailles se trouvent conclues. Telle est la cérémonie que M. Simonsen a décrite dans un tableau plein de charme. Mme Gerichau, d’origine polonaise, mais femme d’un sculpteur danois célèbre, s’est consacrée à sa terre d’adoption, dont elle a épousé en quelque sorte le génie populaire et naïf. Cette artiste paraît surtout affectionner les intérieurs pauvres et le contraste toujours attendrissant de l’enfance et de la misère. On refarde avec émotion les Enfans pauvres, groupe touchant de deux petits êtres qui dorment en s’embrassant dans leur infortune, et l’Arbre de Noël : une petite fille et un petit garçon, assis au pied d’un grabat, lisent la Bible à leur mère malade et couchée ; une lumière triste comme l’hiver et comme l’indigence éclaire cette chambre nue ; tout à coup la porte s’ouvre, et sur le seuil apparaît une jolie fille richement vêtue, suivie d’un domestique, et portant dans ses bras l’arbre de Noël chargé de cadeaux. Un autre peintre, M. Exner, s’est surtout attaché à la vie des paysans. Il y a peu de tableaux qui aient obtenu à l’exposition le succès de la Visite du Dimanche au grand-papa : un vieil habitant de l’île d’Amack salue avec un éclair de joie paternelle l’arrivée de sa petite-fille, conduite par sa mère, fort proprement vêtue d’un corsage et d’une jupe de drap, avec un ornement de tête en velours, moitié rouge, moitié noir. À première vue, je crus reconnaître dans l’habillement de l’homme le costume des pêcheurs hollandais tel que je l’avais rencontré dans les îles du Zuyderzee, la veste courte et brodée, le gilet long, le pantalon à larges plis, les bas de laine et les gros sabots maintenus par un cercle de fer. Les habitans de l’île d’Amack sont en effet des colons hollandais qui se sont fixés là au commencement de ce siècle et qui sont devenus les jardiniers de Copenhague. Un autre ouvrage du même artiste, la Fin d’une Fête, est également une excellente peinture de mœurs : un froid rayon de jour entre dans une salle qui a été échauffée et animée toute la nuit par une fête rustique ; la ronde tourbillonne encore autour d’un poteau couronné de feuillage ; le ménétrier tient bon, mais un petit joueur de flûte bâille et détend avec désespoir ses bras fatigués ; un groupe d’hommes et de femmes endormis se presse en désordre autour d’une table où d’autres boivent du café ; l’une de ces belles dormeuses, une jeune fille, vient d’être réveillée par son amant joyeux ; comment ? on le devine à sa confusion naïve, à son petit air moitié souriant, moitié boudeur. Il est à remarquer que les Anglais prennent un intérêt particulier à ces peintures de la vie du Nord ; quelques gouttes de sang danois coulent encore dans les veines de la race anglo-saxonne, et cette dernière regarde volontiers comme sœur une civilisation, fille des mers, qui a grandi sous l’influence religieuse du protestantisme. Dois-je ajouter que les trois écoles scandinaves ont excité une véritable surprise par le nombre et le talent des artistes ?

Le Danemark nous conduit naturellement à la Hollande. On s’est beaucoup trop hâté de dire que la peinture néerlandaise, après avoir jeté un vif éclat, s’était complètement effacée du sol qui a produit Rembrandt, Ruysdael, Paul Potter et Berghem. Cela pouvait être vrai de 1815 à 1830, alors que les Pays-Bas, réunis à la Belgique, avaient subi la discipline de l’école de David, si étrangère aux mœurs et au génie hollandais. Cela, Dieu merci, n’est plus vrai aujourd’hui. Depuis la séparation, l’instinct des artistes les a ramenés naturellement à leurs polders, à leurs grasses prairies, à leurs canaux, à leurs tourbières. J’ai cru revoir la Hollande en visitant la galerie consacrée aux artistes néerlandais : c’étaient bien les mêmes routes sablées, côtoyant un lac bordé de gazon, avec un grand moulin à eau qui s’élève dans un ciel moutonneux ; je reconnus Scheveningen et les bords de la mer, avec les bateaux de pêcheurs échoués sur la grève et un train de forts chevaux qui cherchent à les remorquer. N’ai-je point retrouvé aussi de tristes et pénibles souvenirs ? Après l’inondation, ce saisissant tableau de M. de Haas, me rappela les environs de Venendaal, que j’avais parcourus en 1855. Voilà bien ces plates prairies avec un rideau de saules déchirés et courbés par la violence du déluge qui les a envahis ; çà et là, des chevaux et des bestiaux morts jonchent le sol humide, tandis qu’un chien hurlant se tient assis près du cadavre d’une jument, sa compagne favorite. Par l’absence même de l’homme au milieu de ce paysage désolé, on devine ce qu’il a souffert, et l’herbe frémit encore toute trempée d’eau. Les peintres modernes hollandais n’ont point négligé d’ailleurs les sujets de genre. M. Bles a jeté un regard fin et ironique dans l’intérieur de quelques familles hollandaises où a pénétré en silence l’esprit de révolte : une jeune fille tire de son épinette (cachette ingénieuse !) un roman, et une autre jeune fille brûle de mordre au fruit défendu, tandis qu’une bonne grand’mère dort tranquillement dans son fauteuil. Quelque chose aurait manqué à mon voyage dans le monde de la peinture hollandaise, si je n’avais retrouvé quelques épisodes de la vie des pêcheurs. Ces épisodes ne font point défaut : le Dimanche matin dans l’île de Marken par M. Ten-Kate, le Retour dans la Cabane par M. Bource. La mer, cette richesse et cette ennemie de la Hollande, a fourni à M. J. Israëls le motif de deux tableaux vraiment remarquables, les Naufragés et le Berceau. Ce dernier, le Berceau, nous représente l’océan sous sa forme aimable : de petites vagues douces lèchent amoureusement le sable de la grève sous un ciel d’été, et dans l’eau peu profonde une jeune fille de Scheveningen, avec une sœur plus petite qu’elle, lave un berceau d’osier. La seconde laisse traîner sur l’eau un petit bateau qu’elle conduit avec une ficelle, — détail vrai et charmant, car en Hollande, dans les villages de pêcheurs, le petit bateau est la poupée, c’est le cheval de bois des enfans. D’où naît maintenant l’intérêt qu’inspire ce tableau ? Du contraste entre la faiblesse de l’enfance et la puissance de l’océan. On aime à voir l’immensité jouer avec ces petits pieds nus et avec ce berceau. M. Israëls nous a montré le côté souriant de la mer ; il va maintenant nous montrer sa face sinistre. Une morne procession s’avance sur le sable des dunes ; en tête marche une veuve, une mère stupéfiée de douleur, qui tient un orphelin dans chaque main. Derrière viennent deux pécheurs qui portent avec respect et solennité le cadavre d’un homme noyé. D’autres pêcheurs suivent avec leurs femmes. Au loin, sous un ciel aux nuages allongés, la mer, qui commence à se calmer, aplatie et comme repentante, laisse voir un bateau échoué. La sombre couleur répandue sur cette scène tragique produit une impression terrible et profonde. Tout ce que j’avais vu et entendu dire à Scheveningen des brutalités de la mer me revint à l’esprit comme un rêve douloureux. L’école hollandaise, on le voit, est très vivante ; elle a renoncé, et je l’en félicite, à l’imitation des écoles étrangères, pour reprendre racine dans le sol humide de la vieille Néerlande, dans les traditions de ses maîtres et dans les souvenirs de la vie de famille. À l’école allemande se rattachent certaines questions d’art que j’écarte à dessein, parce qu’elles ont été résolues plus d’une fois dans la Revue avec autorité. Au reste, la peinture historique et religieuse, qui soulève surtout ces problèmes et ces théories, se trouve très peu représentée à l’exposition de 1862. Il n’y a guère que l’Incendie de Rome, par M. Piloty, qui pourrait nous ramener vers ce terrain. Il nous suffira de dire qu’au milieu d’une scène de ruines et d’horreur, la figure de Néron couronné de roses exprime bien l’exaltation mystique du despotisme, l’adoration efféminée de soi-même, et l’indifférence brutale aux maux des autres hommes. À cela près, et si je tiens compte encore de deux autres pages historiques, la Mort de Niclot, roi des Obotrites, par M. Schloepcke, et la Bataille de Hochkirch, par M. Adolphe Menzel, la Prusse n’a guère envoyé cette fois que des tableaux de genre. Nous serons ainsi plus à même de poursuivre dans les ouvrages prussiens l’histoire des mœurs et le caractère du pays. Il éclate, ce caractère, dans la Chapelle de la Forêt, par M. Gustave Gerlach : une ruine éclairée par la lune, un daim qui, rassuré par la nuit, le silence et la solitude, marche bravement sur la neige, des arbres dépouillés qui se tordent au vent, et toute la morne sérénité d’un hiver germanique. Quoique le paysage, même en l’absence de l’homme, ait une âme que lui communique l’artiste, il est toujours plus attrayant de voir les événemens de la vie humaine associés aux grandes scènes de la nature. Ces dernières conditions se trouvent réunies dans les Funérailles à travers la forêt, par M. Knaus. Ce sont toujours des arbres ; mais cette fois on croit sentir une sympathie entre les feuilles, qui vivent peu, et la destinée de l’homme, le mystère de la tombe enveloppé dans le mystère d’une forêt. La procession s’avance ; en tête marchent les jeunes garçons et les filles de l’école du village, chantant l’hymne des morts, et précédés par un adolescent qui porte une croix noire avec la hardiesse et l’orgueil de son âge. Vient ensuite le pasteur à figure ascétique, puis la bière, suivie par de vieux paysans, hommes et femmes. Sur le chemin, le cortège rencontre ce que les Anglais appellent un oiseau de prison, c’est-à-dire un malfaiteur qui a fait plus d’une fois connaissance avec la justice. Le misérable se tient debout sur la route, les yeux baissés, tête nue, dans une attitude de respect bourru, tandis que les enfans détournent de lui les yeux avec horreur. Peut-être est-ce le père ou la mère de ce vagabond qu’on porte en terre ? Cette dernière partie du drame n’est pas suffisamment indiquée. Un autre artiste prussien, M. Boser, a touché, sans en avoir l’air, aux mœurs religieuses de l’Allemagne dans sa Jeune Paysanne allant à l’église. Une grosse bible usée, à fermoir de cuivre, sous le bras, un fichu rouge noué sous le menton, une rose à la ceinture de son tablier, une fraîcheur d’innocence répandue surtout le visage, et une pensée douce dans le regard, elle marche gravement entre ces deux aurores, la jeunesse et le matin. L’observation protestante du dimanche a fourni à M. Vautier un autre sujet qui touche de plus près à la vie domestique. Des femmes scandalisées de la conduite de leurs fils ou de leurs maris viennent chercher les buveurs réunis autour d’une table le jour du sabbat et les rappeler au devoir. Le sentiment de la patrie aux prises avec les luttes et les nécessités de la vie, qui exilent souvent les enfans de la vieille Allemagne, se montre sous des traits touchans dans les Emigrans de M. Hübner, rassemblés au cimetière pour dire un dernier adieu aux tombeaux de famille avant de se rendre en Amérique. Deux autres artistes, MM. Otto Weber et Speck, nous intéressent aux épisodes des champs et de la vie des animaux ; des Chevaux libres dans une plaine, effrayés soudain par la musique d’un régiment de crassiers qui passent derrière une haie, et le grand Inconnu, un chien étranger, entouré par tous les chiens du village dans lequel il s’est introduit. Il s’en faut de beaucoup qu’on puisse se faire une idée complète de l’école allemande par les tableaux exposés dans la galerie germanique ; on y constate du moins avec plaisir une nouvelle direction vers l’étude des mœurs domestiques. Sans abandonner la peinture philosophique, à laquelle l’Allemagne doit une partie de son caractère, elle fera bien de se rapprocher de l’homme et de la nature, de pénétrer dans la vie positive du foyer, et de se raconter elle-même avec les tristesses et les joies de la chaumière.

L’Autriche, qui forme un rameau important et distinct de l’arbre germanique, témoigne une prédilection encore plus marquée pour les tableaux de genre. Parmi ces derniers, un de ceux qui appellent le plus l’attention des visiteurs est la Réception d’un apprenti, par le professeur Waldmüller. Un joyeux charpentier admet dans son atelier le fils d’une honnête paysanne avec les honneurs et les cérémonies en usage dans les corporations allemandes. C’est une fête à laquelle les enfans de la maison et les autres apprentis mêlent tout le brouhaha d’une école en vacances. La Veille de Noël nous reporte aussi aux anciennes coutumes conservées dans quelques pays catholiques : une réunion de garçons et de filles contemple avec extase ou avec tristesse les dons déposés par la main du Christ dans les souliers des bons enfans, et les souliers vides, qui annoncent la désobéissance des mauvais sujets. Pourquoi faut-il que la manière de l’artiste rappelle beaucoup trop les peintures sur porcelaine ? Dans une Foire de chevaux en Hongrie, avec les charrettes couvertes de toiles, les bœufs, les chevaux déliés, toute une foule d’hommes et de femmes, M. Johann Raffalt a voulu mettre en quelque sorte l’immensité dans une petite toile. L’Allemagne n’a-t-elle rien à nous raconter de ses chasses ? Des chiens acharnés après un ours mort dans un paysage de nuit, tandis que les chasseurs se chauffent à distance devant un feu de branches, tel est le sujet traité avec assez de vigueur, mais surtout avec beaucoup de couleur locale, dans le tableau de M. Gauermann, une Chasse à l’ours.

La Suisse forme une sorte de lien, par le caractère du paysage aussi bien que par les mœurs, entre l’Allemagne et l’Italie. Il existe une école de peintres suisses, si l’on entend par là un ensemble d’inspirations reliées autour d’un centre. Ce centre est la vieille Helvétie avec les aspects si variés de la vie alpestre. Pourtant tous les points de vue de cette belle contrée ne se prêtent point avec un égal bonheur à la peinture. Il y a dans les pays de montagnes des grandeurs qui défient le pinceau de l’artiste. Telles scènes des Alpes portent en quelque sorte l’idéal en elles-mêmes ; l’imagination n’y peut rien ajouter. La nature semble avoir dit là son dernier mot. Et puis les paysages à caractère colossal laissent très peu apparaître l’homme ; il y figure tout au plus comme un accessoire ; on sent que tout ici se passerait bien de lui, tandis que, dans les paysages plus humbles, les mille détails de la nature ne prennent une valeur réelle que réfléchis par le cerveau de l’artiste. C’est assez dire que nous nous occuperons très peu des essais, honorables d’ailleurs, tentés par quelques peintres suisses pour franchir les limites de leur art et pour transporter sur la toile l’infini des neiges, le vague de l’espace, l’immensité des rochers perdus dans l’immensité du ciel. Il vaut mieux ne s’arrêter qu’à des ouvrages moins ambitieux, où la vie s’associe plus naturellement aux scènes du paysage. Dans ce dernier ordre se range à coup sûr l’Intérieur d’une forêt pendant l’hiver, par M. Gustave Castan. On ne sent pas seulement ici la grandeur solitaire d’une région boisée ; on sent de l’air, de la lumière ; on saisit le frisson des feuilles roussâtres, le mouvement des arbres tordus par le vent ; on devine même dans un groupe à peine indiqué la présence de l’homme. La vie sous une autre forme anime les Pâturages de M. Charles Humbert, le Ranz des vaches de M. Lugardon, etc. Les chasseurs de chamois ont fourni à M. de Meuron un épisode intéressant, le Repos sur les rochers. Trois hommes sont réunis : l’un à barbe grisonnante, à traits heurtés et caractéristiques, au nez rougi par le vent, prend son frugal repas ; un autre debout s’appuie sur son bâton ferré ; un troisième, penché et les mains à terre, se désaltère à une source. Les beaux lacs de la Suisse ont aussi leurs fureurs ; on peut en juger par une Tempête sur le Lac des Quatre-Cantons, par M. Louis Mennet. De tous les tableaux de l’école suisse, celui sur lequel le regard se repose avec le plus de charme est peut-être le Plateau du Righi, par M. Calame. Le bas du paysage se trouve encore plongé dans l’ombre, tandis que la lumière couronne les hauteurs et se répand comme un sourire du ciel à la superficie des crêtes rocheuses, il y a là un vif sentiment du lien qui associe la nature la plus sauvage et la plus morne en apparence aux émotions humaines, qui la fait s’éclairer avec nos joies ou s’assombrir avec nos tristesses.

L’Italie et l’Espagne ont été opposées l’une à l’autre dans la même salle de l’exposition. Mieux encore peut-être que les ouvrages d’industrie, les œuvres d’art reflètent le caractère des climats et le tempérament des races. Les gloires de la peinture espagnole appartiennent au passé. Elle semble avoir épuisé son énergie sur les sujets religieux, sur les sombres grandeurs du moyen âge, sur les mystères des cloîtres et des auto-da-fé, sur les batailles et les supplices. Cette source d’inspirations est heureusement tarie pour elle ; mais depuis elle n’a pas su s’ouvrir une nouvelle veine en creusant dans ses mœurs et dans le sentiment de la nature. Vers la fin du dernier siècle, elle s’était déjà pétrifiée dans ses dogmes et dans un mysticisme à la fois charnel et farouche. Puis vint l’école de David, qui, en se greffant sur un arbre suranné, lui porta le coup de mort. Aujourd’hui l’Espagne moderne ne s’est point encore découverte elle-même. Il y aurait pourtant, je n’en doute pas, une source de régénération pour les beaux-arts dans l’étude de la vie chez un peuple au caractère tranché, qui a fourni aux voyageurs des pages curieuses. Des essais, beaucoup trop rares il est vrai, annoncent heureusement chez quelques peintres espagnols l’intention de révéler à elle-même une nation qui s’ignore. Je signalerai parmi ces derniers la Muneria, une danse espagnole de M. Fierros, avec un cornemusier et des paysans, dont la figure exprime bien la gravité dans la joie, mais surtout un Troupeau de moutons par M. Mariano Roca. Ces pauvres bêtes, qui broutent ’à et là quelques touffes d’herbes clair-semées, un chien cassé et abattu par la chaleur, un berger las et appuyé sur son bâton ; plus loin des champs labourés et des crêtes pelées, tout cela respire bien l’air d’au-delà des Pyrénées. Un Paysage d’Andalousie, par M. Carlos de Haes, la mer gracieusement encadrée dans un cercle de rochers aux échancrures pittoresques, ne nous donne-t-il point aussi une idée de ce que pourrait être ce genre de peinture dans une contrée fertile en contrastes et en scènes tour à tour sauvages ou gracieuses ? Je m’arrêterai peu à la peinture historique, représentée par M. Victor Manzano dans son tableau de Ferdinand et Isabelle administrant la justice ou par M. Eduardo Cano dans son Exécution de don Alvaro de Luna. Ce n’est point vers le passé que devrait regarder l’école espagnole, c’est vers le présent et l’avenir. Le passé est le linceul éclatant dans lequel elle a laissé sa puissance.

L’école moderne italienne présente, comme la société elle-même au-delà des Alpes, un état de transition ; l’église et la révolution, les moines et Garibaldi, le cloître et la place publique, l’enivrement d’une jeune nationalité qui s’éveille, un ancien régime qui tombe, tout cela se mêle, se heurte, se coudoie dans un désordre inévitable. Et pourtant ne pourrait-on pas dire, à un certain point de vue, que la question d’art est devenue à ce moment même pour l’Italie une question politique ? Les peuples ne s’appartiennent bien que quand ils se sont ressaisis eux-mêmes dans une idée. L’étude de l’Italie par les Italiens, l’amour de la mère-patrie exprimé sur la toile, une source d’inspirations communes puisées dans les profondeurs du sentiment national feraient peut-être autant pour l’unité italienne que les armes et les intrigues diplomatiques. Il est à remarquer qu’un assez grand nombre d’artistes italiens semblent avoir compris leur mission en s’attachant avec une sorte de piété aux scènes de la nature transalpine et à la peinture de mœurs. La Vie à la Campagne, par M. Perotti, nous transporte bien au milieu d’un paysage italien, remarquable surtout par la grandeur des lignes. Il ne faudrait point chercher l’élégance et le comfort des fermes anglaises dans cette vieille masure à fenêtres défoncées avec une terrasse gardée par une rampe de bois que M. Marchesi nous donne pour un monument de l’industrie agricole ; mais l’amour du pays est comme le lierre, qui volontiers se marie aux ruines. MM. Girolamo et Domenico Induno ont célébré quelques épisodes des derniers événemens historiques auxquels l’Italie doit son affranchissement. On remarque surtout du dernier le Bulletin de la Paix de Villafranca ; un groupe se trouve réuni près d’une des portes de Milan, où un jeune garçon, marchand d’images, présente au choix d’un soldat autrichien blessé et prisonnier les portraits de Garibaldi, de Victor-Emmanuel, de Cavour ou de l’empereur Napoléon III. L’école italienne contient certainement des germes de rénovation ; un des obstacles qui s’opposaient jusqu’ici au développement de ces germes était le fractionnement des moyens de publicité. Des expositions ayant le caractère d’expositions de province avaient lieu quelquefois à Turin, à Milan, à Florence ; mais l’art ne peut se rajeunir que dans un concours régulier de toutes les forces appelées à se réunir vers un centre.

La Belgique est peut-être un exemple qu’on pourrait citer à l’Italie de l’influence des arts sur la nationalité. Ce petit pays, sans caractère bien tranché, a trouvé en peinture dans les attachas du sol natal, dans les sombres souvenirs de son histoire, dans quelques traditions locales, une véritable école qui a fortifié, je n’en doute point, chez les Belges un patriotisme d’abord vague et peu décidé. Ce sentiment a inspiré plusieurs paysagistes, tels que MM. de Senezcourt, Fourmois, Robbe et Verbœckhoven. Une église à flèche amincie, un sentier serpentant sous des blés mûrs étoiles de bluets et tout flambans de coquelicots, de grasses prairies bordées de saules avec des nappes d’herbe vigoureuse et des flaques d’eau, des troupeaux tranquilles qui broutent en liberté, telle est généralement la physionomie des paysages belges. Une nuée de peintres wallons ou flamands se sont répandus comme à l’envi dans d’autres sentiers, glanant ou moissonnant çà et là des gerbes plus ou moins abondantes. M. Madou illustre les costumes du dernier siècle ; M. Verlat s’attache à la vie des animaux ; MM. Alfred Stevens, Meunier, Dillens, de Groux, Willems, de Block, Tshchaggeny, ont saisi divers aspects de la comédie humaine, tandis que la peinture d’histoire se trouve représentée par MM. Leys, Slingeneyer et Louis Gallait. Le drame de la mort d’Egmont et de Horn choque un peu le goût anglais par l’horreur du sujet, — deux cadavres, des têtes coupées, — mais nos voisins admirent dans les trois tableaux, tout en détournant les yeux, certaines qualités magistrales. La peinture est, avec l’industrie, le seul côté par lequel la Belgique réussisse à être elle-même en face de la France.

Je n’apprendrai rien de nouveau en disant que l’école française occupe à l’exposition de Londres un rang considérable. Comme les tableaux choisis parmi les peintres vivans depuis 1850 et parmi les peintres morts depuis 1840 sont déjà connus des lecteurs de la Revue, je ne m’y arrêterai point. Je ne veux ici que constater l’effet produit sur les Anglais par les ouvrages de nos artistes. En somme, cet effet a été très favorable. Je dois pourtant ajouter qu’ils reprochent en général aux tableaux français une certaine uniformité dans le style, attribuée par eux à l’influence de quelques écoles prépondérantes, telles que celles de M. Ingres et de M. Eugène Delacroix. Ce n’est point sans effort qu’ils arrivent à admirer la Source de M. Ingres ; mais ceux qui y réussissent se déclarent ravis par ce dessin sévère et cette recherche ascétique de la beauté. Les Illusions perdues de M. Gleyre, que j’ai entendu définir par une Anglaise « le soir de l’âme en harmonie avec le soir de la nature, » ont généralement charmé le public anglais à cause du sentiment poétique qui règne dans cette gracieuse composition. Les Gladiateurs de M. Gérome, Marie-Antoinette et une Martyre romaine de Delaroche, les Gardiens du Sépulcre de Decamps, l’Etudiant et le Déjeuner de Meissonier, le Labour de Mlle Rosa Bonheur, avec quelques autres toiles, ont été aussi fort remarqués. Tout en admettant en théorie la supériorité des sujets religieux ou historiques, les Anglais ont un faible pour les tableaux de genre, et les trois peintres qui vont le plus sous ce rapport au cœur de nos voisins sont M. Édouard Frère, M. Jules Breton et Mme Henriette Browne. En somme, le goût des deux nations diffère profondément. Pour connaitre les idées des Anglais sur les beaux-arts, il nous faut parcourir leur galerie de peinture, qui, placée à côté de la nôtre, ne la touche guère néanmoins que par des contrastes.


II.

Passer de la France à la Grande-Bretagne, c’est aller, même dans le domaine des arts, de l’autorité à la liberté. On peut dire qu’au-delà du détroit il n’y a point de maîtres, en ce sens qu’il n’y a point de peintres réunissant autour d’eux une cour, une école, représentant un système, et dont on puisse suivre à la piste les différentes manières sur les ouvrages de leurs élèves. Ce qui domine ici est un caractère tranchant de personnalité. Chacun fraie sa voie comme il peut et fait sa gerbe comme il l’entend. On peut même dire que pour les artistes anglais il n’y a point de gouvernement. En France, l’état est entrepreneur de beaux-arts, comme il est tout ; il emploie une armée de peintres et de sculpteurs, qui deviennent ainsi à différens degrés des espèces de fonctionnaires publics ; il distribue ses faveurs aux uns, les refuse aux autres, et ce n’est un secret pour personne que des talens distingués ont souvent porté la peine de leurs opinions politiques. Rien de semblable n’existe dans la Grande-Bretagne, où l’état s’abstient d’intervenir et de protéger, laissant ainsi à la société le soin d’encourager elle-même les beaux-arts et les artistes. De cet abandon selon les uns, de cette liberté selon les autres, est sortie une conséquence qu’il était facile de prévoir : les Anglais ont très peu de peintres d’histoire et de tableaux religieux. Pour la peinture religieuse, il y a d’abord un obstacle à son développement dans les idées de l’église réformée : en Angleterre, les temples sont nus ; le protestantisme anglican est un culte immatériel, moral et sévère ; il ne s’adresse point aux sens, il ne parle qu’à l’esprit ; il a deux ailes pour élever l’homme jusqu’à Dieu, la parole et la prière. Quant à la peinture historique, il est visible qu’elle se rattache aux monumens publics, et qu’elle ne pouvait fleurir chez un peuple où le gouvernement tient à honneur de ménager la bourse des contribuables. Parmi les peintres anglais, Haydon, cet artiste audacieux dont tout le monde connaît la fin malheureuse[6], est le seul qui ait voulu, au nom de ce qu’il appelait le grand art, lutter dans ces derniers temps contre le courant de l’opinion publique et contre la force des choses ; n’ayant qu’un talent incomplet d’ailleurs, il devait être brisé. Le palais du parlement, house of parliament, dont les peintres vivans se disputent aujourd’hui les murs avec une sorte de rivalité jalouse et acharnée, est peut-être une des seules exceptions qu’on pourrait opposer à la règle générale, et encore fournit-il du travail à un nombre d’artistes très limité. Il y a peu de tableaux d’histoire dans la Grande-Bretagne ; parce que le peintre ne saurait pas où les placer, il n’y a point de marché pour eux. Faut-il dire le mot ? Ils ne paient point, they do not pay. Cet argument est décisif dans un pays où tout ce qui ne fait pas ses frais est considéré avec quelque raison comme ne répondant point à un besoin de l’esprit national.

Chassée par l’organisation sociale des hauteurs de l’histoire et du sentiment religieux, la peinture anglaise a dû se réfugier dans la vie intime. S’il n’y a point chez nos voisins de gouvernement ni d’administration officielle chargés d’enrôler les talens, il se rencontre une aristocratie forte et puissante, une classe moyenne très riche, disposées l’une et l’autre à tendre la main aux artistes. C’est une loi générale que la taille et le caractère des toiles se conforment aux demeures destinées à les recevoir ; de même que les monumens publics ont donné lieu ailleurs à la peinture historique et religieuse, les châteaux, les manoirs et les maisons opulentes ont servi d’asile en Angleterre aux tableaux de genre. Toutes les forces vives de l’art britannique se sont exercées dans cette direction. La vie domestique et le paysage, tantôt seul, tantôt associé aux joies et aux misères de l’homme, devinrent ainsi les deux sources sacrées auxquelles puisa la fantaisie des peintres. Plus les peuples avancent en civilisation, et plus ils se rattachent avec amour au sentiment de la nature. En Angleterre, au commencement de ce siècle, se déclara un retour vers les scènes charmantes ou sévères de la campagne. Ce mouvement produisit en littérature les poètes lakistes, en peinture les paysagistes. Ce naturalisme n’a plus, il est vrai, la candeur naïve des peuples primitifs, qui adorent dans tout l’univers des forces supérieures et inaccessibles ; on y sent au contraire l’homme qui décompose le monde extérieur au gré de ses impressions. Plus que toute autre contrée peut-être, les îles britanniques se prêtaient merveilleusement au genre descriptif et au paysage ; on n’y rencontre pas beaucoup de ces effets grandioses ni de ces traits frappans qui subjuguent l’admiration : c’est une campagne douce, suave, apprivoisée, tame, comme disent les Anglais eux-mêmes, et qui se laisse aisément pénétrer par le souffle de l’âme. D’un autre côté, l’intérieur, le home, qui tient tant de place dans le cœur de nos voisins, devait aussi tenter le pinceau des artistes britanniques. Pour eux, le drame dans une cuisine ou dans une chaumière est aussi émouvant que le drame dans un château ou sur la place publique. Le rayon que les saintes affections de famille jettent sur les devoirs du travail quotidien luit beaucoup plus pur et non moins grand que celui de la gloire à travers un champ de bataille. Cette recherche du simple et du vrai n’exclut point l’idéal ; il y a une religion dans le coin du feu, et ce n’est point à tort que les anciens y avaient placé les dieux de la maison, ces bons pénates, moins tonnans et moins majestueux que Jupiter, mais plus à portée de l’homme, plus protecteurs, plus semblables en un mot au Dieu de la Bible, qui regarde les petits et les humbles sous leur toit de chaume.

Tandis que la France étale un choix de tableaux pris tout au plus dans ces vingt dernières années, l’Angleterre déroule sous nos yeux toute l’histoire de sa peinture. Cette histoire, il est vrai, ne remonte point très haut ; on peut dire que la peinture est chez nos voisins une nouveauté. L’Italie, l’Espagne, la France, la Hollande, les Flandres brillaient déjà d’un éclat viril et montraient des chefs-d’œuvre qui n’ont point été surpassés, quand le génie des arts était encore dans la Grande-Bretagne une lumière cachée sous le boisseau. Les Anglais eux-mêmes avaient fini par croire qu’ils étaient impropres à manier le crayon et le pinceau. Le fait étant admis, des critiques avaient cherché à l’expliquer. Ils attribuaient l’absence de peintres en Angleterre au climat brumeux, au sol humide et à la nourriture substantielle, — surtout à cette boisson appelée porter, noire, disaient-ils, comme si on buvait de la nuit dans un verre, et qui engendre le spleen. Quoi qu’il en soit des causes qui ont retardé en Angleterre le développement de la peinture, il résulte de cette croissance tardive des conditions et une manière d’être toutes spéciales. L’école britannique est une des seules en Europe qui n’aient point subi l’influence du moyen âge, les sombres dogmes, les dramatiques terreurs de l’ordre religieux, les rêves accablans du mysticisme, ni l’adoration de la force convertie en instrument de règne. Est-ce un bien, est-ce un mal ? Je ne décide pas, je constate un fait. Toujours est-il que, libre de ces attaches avec le passé, n’ayant été façonnée par aucun moule traditionnel, la peinture en Angleterre put aisément trouver sa pente et se répandre dans la société présente, dans la vie. N’est-ce point à cette dernière circonstance qu’on peut rapporter le caractère individuel et tout moderne des œuvres d’art dans la Grande-Bretagne ? Cette tendance a été aidée par le caractère de la nation : l’Anglais aime sa race, son sang, his blood ; rien ne lui plaît davantage que de se voir représenté lui-même tel qu’il est, un peu en beau si l’on veut, mais toujours dans les limites de la vérité. Quoiqu’on puisse trouver des traces plus anciennes, le créateur de la peinture britannique est Hogarth, qui vivait de 1697 à 1764, et qui du premier trait dessina la voie dans laquelle, tout en faisant çà et là l’école buissonnière, ont marché depuis les peintres anglais. Ils ne doivent rien ou presque rien aux écoles étrangères ; c’est chez eux, dans leur pays et leurs mœurs, qu’ils ont cherché les modèles d’un art profondément national.

William Hogarth était le fils d’un maître d’école dans Old-Bailey. Il descendait d’une famille de paysans ; un de ses aïeux avait, dit-on, été porcher dans le nord de l’Angleterre : de là le rude sobriquet de Hogherd[7], qui, comme il arrive souvent dans les campagnes, devint un nom de famille, et, après avoir passé par diverses transformations successives, Hogart ou Hogard finit par se convertir en Hogarth. Une légende, d’ailleurs assez douteuse, mais qui n’en a pas moins fourni à un peintre moderne, M. Bass, le sujet d’un joli tableau, veut que l’espiègle Hogarth ait été envoyé dans son enfance chez une maîtresse d’école dont il causait le désespoir en dessinant des caricatures sur une ardoise. Le tableau le représente en pénitence, monté sur une sellette, coiffé du bonnet d’âne, une poignée de verges derrière le dos, ayant suspendue sur la poitrine la fatale ardoise, cause de ses malheurs, sur laquelle on voit dessinée à la craie la charge de la bonne dame. Quoi qu’il en soit de l’authenticité du fait, la première éducation de William Hogarth doit avoir été négligée, car il arriva à la fin de sa vie sans savoir l’orthographe, ce qui ne l’empêcha point d’écrire un ouvrage sur les arts, l’Analyse de la Beauté, et ses mémoires. Quand il eut atteint l’âge de l’adolescence, Hogarth entra comme apprenti graveur chez un orfèvre, Ellis Gamble, qui demeurait dans Cranbourn-street ou dans Snow-Hill, à l’Ange doré. Là, pendant sept années d’une espèce de servitude ouvrière, il grava sur des gobelets, des plateaux ou des cuillers d’argent des armes et des devises héraldiques. Son apprentissage terminé, il s’établit dans une boutique, où il continua de vivre d’un travail à peu près manuel. On chercherait vainement dans la jeunesse de William Hogarth ces aventures de cape et d’épée si fréquentes dans la vie des peintres italiens. C’était un bon et tranquille jeune homme à rude complexion, à l’œil clair, aux épaules légèrement arrondies, aux traits fortement accentués, et, comme on peut en juger par le portrait qu’il a peint lui-même, au front vaste et bien ouvert. Tout annonce dans cette physionomie vive et forte la souche rustique, le paysan à la fois intrépide et rêveur du Westmoreland devenu citoyen de Londres. À quoi cependant passait-il son temps dans les intervalles du travail ? Il observait. Comment d’ouvrier se fit-il artiste ? C’est là un point obscur et qui n’a guère été éclairci par ses biographes. Quelques-uns pensent qu’il avait reçu des leçons d’un peintre flamand ou hollandais ; mais tout porte à croire qu’il s’était surtout appuyé, comme disent les Anglais, sur ses propres rames. Il avait étudié son temps, Londres, la société anglaise ; il s’était étudié lui-même. Il commença par graver sur planche des pasquinades ; plus tard, il peignit à l’huile. Un des premiers marchands qui voulurent bien l’employer était un nommé Bowles, qui demeurait au Cheval noir, dans Corn-Hill, et qui lui achetait au poids ses planches gravées, poussant la générosité jusqu’à lui donner une demi-couronne par livre. Désormais fixé sur sa vocation, il vivait dans Leicester-Fields, à la Tête du Peintre, d’où il s’en allait dans la ville avec un tricorne et une roquelaure écarlate. Chemin faisant, il eut le malheur de tomber amoureux. Je dis le malheur, car la personne qu’il aimait était la fille de sir James Thornill, un peintre de la cour, un chevalier, un homme riche et alors célèbre, qui peignait des coupoles de cathédrale à raison de 40 shillings par mètre. Qui ne s’attend à des obstacles ? Ces obstacles, Hogarth les surmonta en enlevant la jeune fille. Ce fut peut-être la seule action romanesque de sa vie, et encore cette escapade se dénoua-t-elle par le mariage, — un bon mariage anglais, avec un intérieur bien calme, plus tard même une maison de campagne pour la femme et un carrosse, quand la fortune eut souri aux insurgés rentrés dans l’ordre. Le beau-père pardonna, à la suite d’une scène arrangée d’avance par mistress Hogarth et sa mère, Alice Thornill ; elles avaient un matin placé les six tableaux de Harlot’s Progress (la carrière d’une prostituée) dans la salle à manger du chevalier, de manière que ce fût la première chose qui frappât ses regards quand il descendrait pour déjeuner, à la vue de ce chef-d’œuvre de Hogarth, le chevalier se frotta les mains. « Très bien ! dit-il ; l’homme qui peut peindre ainsi n’a point besoin que je donne une dot à ma fille. » Ce fut la réconciliation. William Hogarth atteignit une longue et robuste vieillesse. En 1764, il dessina pour la dernière fois une sombre et magnifique allégorie au bas de laquelle il écrivit : Finis. « Maintenant, dit-il, il ne reste plus rien que cela, » et il tira de son armoire une palette brisée.

La vie de l’homme nous initie déjà au genre et à la manière du peintre. William Hogarth saisit volontiers la beauté au vol ; mais il est évident que là n’est point sa préoccupation dominante. Doué au plus haut degré d’un sens d’observation humoristique, philosophe, moraliste et enclin à la satire, il a peint la comédie humaine de son temps ; plus d’une fois, il est vrai, cette comédie s’élève jusqu’au tragique, et le grotesque devient terrible. On lui reproche même d’avoir peint des scènes trop révoltantes. Gin Lane par exemple (la Ruelle du gin), où une femme abrutie par l’ivresse laisse tomber de ses bras dénoués, de son sein nu et pendant, un nouveau-né ; mais ce qui relève dans les tableaux de Hogarth les détails grossiers, c’est la pensée et l’intention morale. On sent en lui un honnête homme qui appelle crûment les choses par leur nom, et qui ne recule par devoir devant aucune des difformités du vice. Un caractère étant conçu, il le développe volontiers dans un roman domestique à plusieurs chapitres, ou, si l’on veut, dans un drame en plusieurs actes, où il embrasse tout un côté de la vie. C’est ainsi que dans le Mariage à la mode, qui se compose de six tableaux, il a écrit avec le pinceau l’histoire de ces unions exclusivement fondées sur des motifs d’intérêts. Dans le Harlot’s Progress, Hogarth a peint la vie d’une prostituée avec ses divers épisodes ; il la conduit de la chaumière où elle est née dans une auberge, inn, de l’auberge dans un palais, du palais dans un mauvais lieu, du mauvais lieu dans une prison, de la prison dans un hôpital, puis de là dans la tombe. Ces tableaux valent un sermon ; ils n’ont point été étrangers aux institutions charitables fondées dans la ville de Londres pour combattre ce que les Anglais désignent sous le nom de mal social, social evil, et pour racheter les filles infortunées, unfortunate girls. William Hogarth pouvait-il fermer les yeux devant les mœurs politiques de son temps ? Les élections avec les abus auxquels alors elles donnaient lieu revivent dans quatre merveilleux tableaux, le Festin, la Brigue, le Vote, le Triomphe dans un fauteuil. Il y a tel portrait dont on attesterait volontiers la ressemblance, sans avoir jamais vu la figure qui a posé devant l’artiste. Il en est de même des portraits de mœurs tracés par Hogarth, par exemple ses Comédiens ambulans s’habillant dans une ferme. C’est pourtant à tort, selon moi, que des admirateurs trop enthousiastes ont voulu le comparer à Shakspeare ; les Anglais n’ont point de Shakspeare en peinture. Hogarth excelle à dégager le terrible du grotesque : il peint avec fraîcheur des scènes touchantes, ou avec une vérité saisissante tous les détails de l’horreur ; mais le sentiment du grand lui échappe. Une seule limite, — et j’avoue qu’elle est notable, — le sépare souvent de la caricature : c’est l’idéal répandu sur ses ouvrages par une pensée forte et par un caractère ferme, élevé, généreux. À ce point de vue, William Hogarth est plus qu’une gloire pour son pays, c’est un enseignement. Se figure-t-on bien l’effet moral produit par une série de gravures qui courent ici entre les mains de tout le monde, et où domine toujours, à côté des hautes qualités de l’artiste, un rigide sentiment de justice qui dénonce le mal, qui défend vaillamment le droit et montre à chaque pas ce qu’il y a de sérieux sous les folies humaines ?

Hogarth avait ouvert la voie ; ceux qui le suivirent, sir Josuah Reynolds et Thomas Gainsborough, s’écartèrent du spectacle de la société pour s’attacher davantage à la nature. Reynolds se trouve très imparfaitement représenté dans la galerie de l’exposition, et quelques-unes de ses toiles ont évidemment souffert du temps, qui a fané les couleurs. Le premier dans la Grande-Bretagne, il avait donné une vie aux portraits, et, comme l’a dit Wilkie, a rendu visibles les pensées de l’homme intérieur sur la physionomie. » Plusieurs de ces portraits, où l’on ne sent point l’ennui ni la raideur de la personne qui pose, ont conservé les grâces solides de la vie que l’atmosphère de Londres n’a point effacées. Son berger (shepherd), son écolier (schoolboy) l’Age d’innocence, sont autant de figures naturelles et distinguées ; mais je leur préfère de beaucoup, pour le charme et la naïveté, quelques-uns des délicieux tableaux de Gainsborough. Ce dernier faisait, dit-on, des portraits pour de l’argent, et peignait des paysages pour son plaisir. Bien différent en cela de sir Josuah Reynolds, qui passait sa vie dans le cercle des hommes d’état, des grands et des lettrés, il aimait la compagnie des acteurs, des gais ménétriers et des jolies femmes. Jamais on ne le voyait à l’Académie de Peinture, dont il fut pourtant un des premiers membres ; son académie était aux champs, dans les bois, sur les bruyères. Peu soucieux des honneurs et des titres officiels, il aimait à hanter les fermes, les chaumières, à s’arrêter de taverne en taverne, et à faire de bons petits soupers avec de joyeux compagnons. S’étonnera-t-on après cela qu’il ait célébré dans ses toiles de prédilection les humbles scènes de la vie populaire ? Il est d’ailleurs curieux d’observer que dans cette société anglaise, dite aristocratique, les artistes, au lieu de représenter la cour et les salons, comme on pouvait s’y attendre, sont au contraire descendus avec un intérêt et une sympathie inépuisables vers le monde d’en bas, vers les mœurs des paysans et des ouvriers. Deux des plus charmans tableaux de Gainsborough sont la Fille avec des cochons et la Fille avec une cruche. Ce dernier tableau fut acheté par Reynolds lui-même dans un temps où de tels sujets étaient considérés comme vulgaires. Gainsborough avait demandé 60 guinées ; Reynolds lui en compta ! 100. Du vivant de Gainsborough, la plupart de ses paysages et de ses scènes rustiques eurent d’ailleurs très peu de vente ; à sa mort, ils furent jetés pêle-mêle sur le marché. Ce sont aujourd’hui des trésors. Ces deux artistes, Reynolds et Gainsborough, l’un homme de volonté et académicien, l’autre enfant gâté de la nature, marquent un progrès sur Hogarth dans le sentiment du beau et dans l’émotion poétique.

Je passe sur une époque de transition, où l’imitation des écoles étrangères menaça d’envahir le goût britannique, et je me hâte d’arriver à David Wilkie. Ce dernier était le fils d’un vicaire de campagne en Écosse, qui chercha, on le devine, à lui inculquer les rudimens des connaissances classiques. Le brave père y perdit son temps, sa peine et son latin. Décidément le petit David n’était bon à rien qu’à crayonner des dessins. Or on vivait alors au temps de George II, où le titre d’artiste était considéré comme un passeport bien en règle pour l’hôpital. La mère pourtant intervint, et, confiante dans le génie de son fils, insista pour qu’on lui laissât suivre la seule carrière à laquelle il semblait appelé par la nature. Sur sa prière, on l’envoya à Edimbourg avec quelques spécimens de ses dessins et une lettre du comte de Leven pour le secrétaire d’une académie. Il fut reçu moins à cause de ses dessins que par respect pour la recommandation du comte. À peine maître des ressources de son art, il s’attacha tout entier à peindre la vie des paysans écossais. À dix-neuf ans, revenu dans la maison de son père, il termina la Foire de Pitlessie (Pitlessie Fair), dans laquelle il introduisit, dit-on, cent quarante portraits de paysans, la plupart esquissés çà et là dans la rue ou dans l’église, l’un d’eux même sur la page volante de sa bible, et découvert là plus tard, au grand scandale des zélés presbytériens. On peut se faire une idée de sa manière par la Fête de village (Village Festival), les Fiançailles (Penny Wedding), des Enfans en train de déterrer un rat (Rat Catching), et Colin-Maillard (Blind man’s Buff), où il célèbre avec amour les mœurs, les usages, les jeux et les travaux de la campagne. Ses tableaux se recommandent moins par la couleur et le sentiment exquis de la beauté que par l’humour, la finesse et un sens d’observation pénétrante. La verve d’un esprit enjoué éclate surtout dans son Bedeau de village (Parish Beadle), scène charmante et vraie, où le bedeau d’une paroisse d’Écosse, armé de ses pouvoirs civils, chasse de son empire, avec une pompe à la fois majestueuse et risible, une pauvre famille de saltimbanques, — l’homme muni d’un tambour, la femme d’une vielle, l’enfant d’un singe et d’un chien habillés en marquis. Wilkie était si bien le peintre de la vie écossaise, que ses qualités s’affaiblirent à mesure qu’il s’éloigna de l’Écosse, d’abord pour venir à Londres, et plus tard, à la suite de dérangemens de fortune et de Ganté, pour se rendre en Italie, en Espagne, à Jérusalem. Les ouvrages de cette dernière période de sa vie figurent en trop grand nombre à l’exposition de 1862, tandis qu’on regrette de ne point y trouver encore plus de spécimens de sa première manière. Il mourut à Malte en 1841.

Les Anglais n’ont point le mot patrie, ils le remplacent par le mot country ; cela n’indique-t-il point que chez eux le sentiment patriotique se forme surtout des attaches avec la campagne et avec la terre natale ? Une telle disposition nationale devait engendrer dans les arts une école de paysagistes : c’est en effet la branche dans laquelle excellent nos voisins. Cette école de paysagistes anglais commence avec Wilson (1713-1782), qui eut le tort, selon nous, de tourner trop souvent les regards vers l’Italie ou la France et pas assez vers la Grande-Bretagne. Doué d’ailleurs à un haut degré du sentiment de l’espace, comme aurait dit le docteur Gall, il saisit à merveille les grands traits de la nature, les longues traînées de lumière, les mers tourmentées, les ruines et le calme du matin après une nuit de tempête. Morland, avec moins de talent, s’est attaché davantage aux scènes de la campagne plus ou moins anglaise, — des moutons, un groupe de gypsies, une chasse aux canards sauvages sur le bord de la mer. Il faut pourtant arriver jusqu’à ces derniers temps pour trouver tout à fait le vrai caractère du pays dans les tableaux des peintres britanniques. Un des premiers qui aient touché juste fut Constable. Né en 1776 et fils d’un meunier dans le comté de Sussex, il devint peintre par hasard, ou plutôt par amour de la nature, en se promenant le long de la rivière et autour du moulin de son père. Même après qu’il eut quitté ce cher moulin pour venir à Londres, son cœur resta aux lieux où il avait passé son enfance. On a dit de lui que c’était un colimaçon qui portait son village sur le dos. Une forte trace en effet de ses premières impressions se retrouve dans tous ses tableaux, d’une exécution inégale, d’un dessin souvent trop peu sévère, mais où il peint toujours avec verve et avec fraîcheur une écluse, un moulin, une verte plaine avec une charrette chargée de foin, surtout une rivière avec les pulsations et les frémissemens de l’eau courante. Constable était fait pour célébrer les ruisseaux ; un autre peintre qui s’était aussi formé lui-même, George Chambers, se prit d’amour pour la mer, cette voisine orageuse et charmante de la Grande-Bretagne. Ce dernier était fils d’un pauvre marin, et tout enfant il avait été élevé sur les vagues en qualité de mousse ; il passait des heures sur le pont ou dans les cordages à contempler l’océan, et à l’aide de couleurs grossières qui se trouvaient par hasard dans le navire, il cherchait à fixer sur une planche les insaisissables beautés du ciel et de l’eau. Le patron en fut si surpris qu’il rompit lui-même l’engagement en vertu duquel le petit George était lié à titre d’apprenti. Pendant trois années, Chambers travailla comme ouvrier dans un port de mer à peindre et à décorer des bâtimens, tout en faisant à ses momens perdus des tableaux de marine. Un beau jour il vint chercher fortune à Londres sur un vaisseau où il s’était engagé pour la traversée en qualité de matelot. À son arrivée, il trouva du travail dans les panoramas et les théâtres ; enfin plus tard il fut présenté à George IV, qui, enchanté des tableaux de l’artiste, le nomma son peintre de marine. Chambers était maintenant sur la grande voie du succès ; mais ses forces avaient été épuisées par la lutte : il mourut prématurément en 1840. Deux tableaux, — Des Marins levant l’ancre après une tempête et une Vue de mer — suffisent pour donner une idée du sentiment vrai avec lequel cet ancien mousse savait traduire les impressions de son enfance.

Ces deux paysagistes, Constable et Chambers, ainsi que John Crome, Callcott, Müller et quelques autres, n’avaient encore saisi qu’un côté étroit et minutieux de la campagne ou bien un coin de mer, lorsque parut Turner (1775-1851). Celui-ci embrasse au contraire les grands effets, la vague et sublime poésie de l’espace ; il se fait l’interprète de l’âme de l’univers, et avec lui le ciel respire, l’horizon s’étend chargé de mystère, la lumière et le vent se prolongent avec mélancolie sur les plaines, les montagnes ou les grèves désolées. Mieux que tout autre, il a compris les beautés d’un climat changeant comme celui de l’Angleterre, les brusques éclaircies de soleil entre deux nuages, les perspectives lointaines où les clartés se noient dans les ombres et se confondent en palpitant avec les formes illimitées de la rêverie. Cette sympathie de l’homme avec les mirages solennels et tristes d’un paysage britannique éclate dans presque toutes ses toiles, mais surtout dans la Grève de Hastings et dans le Château de Dunstanborough, — une vieille ruine qui se dresse avec des airs de spectre dans l’air froid du soleil levant après une nuit d’orage. Turner est le plus grand des paysagistes anglais ; lui seul a su dégager avec une puissance sans rivale le côté sérieux et profond de la nature ; on sent, comme on l’a dit, dans ses tableaux l’énigme inexplicable d’une terre qui souffre.

En parcourant la collection toute moderne des paysages anglais, je cherchais surtout les points de vue que j’avais contemplés moi-même dans la Grande-Bretagne, afin de contrôler mes impressions par celles des paysagistes d’outre-mer. Je revis Richmond à travers un vivant tableau de M. Stanfield, et je pus juger de la réputation que s’est acquise cet artiste parmi les Anglais pour peindre les rochers et la mer en jetant les regards sur Tilbury Fort, où l’on suit en quelque sorte à vue d’œil l’effet du vent souillant contre la marée. Je retrouvai aussi plus d’un souvenir de campagne britannique dans les paysages de M. Linnell, les Carrières de Sable, le Parc à Moutons vers le soir, Sous l’Aubépine et Sur la Colline, — une pointe de monticule où des glaneuses s’ébattent sous une lumière chaude avec des épis plein les mains. Ce peintre aime surtout à étendre les gloires du soleil couchant sur un champ de blé. Ces effets de lumière riche et abondante ne sont point étrangers par certains jours au ciel de la Grande-Bretagne ; mais ce qui lui appartient mieux est une aube grisâtre, un sourire mélancolique du soleil sur les nuages plombés, des fuites de nuées floconneuses qui ressemblent à une toison dispersée par le vent. Ce qu’on rencontre à chaque pas en Angleterre est une verdure crue, une végétation presque noire à force de santé, des sentiers mystérieux bordés de haies hautes et des bois où le feuillage, uniforme à première vue, emprunte une variété infinie de teintes au jeu des ombres et de la lumière. Ces petits bois sont entourés d’une frange de broussailles et de fougères dorées, puis bordés par des traces de culture où l’on sent bien la main de l’homme, mais où l’art n’a point tout à fait détruit le charme primitif de la nature. Cette forme de paysage si simple a fourni mille sujets au pinceau de Creswick ; l’écueil était la monotonie, et cet écueil, l’artiste anglais ne l’a point toujours évité, quoiqu’on respire dans quelques-uns de ses tableaux un parfum de poésie locale, comme par exemple dans le Nuage qui passe (a Passing Cloud). Les Splendeurs d’un jour d’été dans le Gloucestershire revivent sur une toile de M. J. Archer, où l’on voudrait seulement un peu plus de légèreté, de transparence et de gradation dans les lumières, mais où un groupe d’enfans et de jeunes filles, tressant sous un ciel chaud des couronnes de fleurs sauvages, mêlent bien la fête de l’adolescence à la fête de la belle saison[8]. L’été, si célébré par les paysagistes anglais, n’est pourtant dans la Grande-Bretagne qu’un visiteur rapide et incertain ; la belle saison est l’automne. M. Cole, avec plus de sentiment que de force, a saisi l’un des aspects de l’automne ; mais la voie reste ouverte après lui aux artistes qui sauront comprendre que les gloires du paysage britannique sont surtout dans les beautés de la décadence, telles que les feuillages rouillés et les soleils couchans. Un des paysagistes modernes les plus estimés est M. Hook ; après avoir changé plusieurs fois de sujets et de manière, il me semble être arrivé à suivre sa vocation en peignant aujourd’hui la vie de ceux qui vont chercher leur pain sur la mer et en illustrant les récifs et les vertes plaines du sud-ouest de l’Angleterre. Non content de reproduire avec charme et avec délicatesse les beautés de la nature, il y mêle, non sans une grâce touchante, les idylles et les épisodes du travail rustique. Le Ruisseau traversé par deux hommes dans une charrette, tandis qu’une femme avec ses deux enfans regarde du haut d’un vieux pont, possède je ne sais quel calme et quelle fraîcheur de terroir faciles à reconnaître pour tous ceux qui ont vu certaines campagnes de l’île de beauté, isle of beauty, ainsi que les Anglais appellent leur pays.

Un trait distinctif du caractère britannique est l’amour des animaux. Les mères appellent volontiers leur enfant bien-aimé mon canard (my duck), ma colombe (my dove), quelquefois même mon petit cochon (my little pig). Ne doit-on pas s’attendre à trouver en peinture le reflet de cette sympathie pour les acteurs muets que la nature associe tous les jours au paysage et à la vie domestique ? L’Angleterre compte en effet depuis l’origine de l’art un assez grand nombre de peintres d’animaux, Wootton, Stubbs, Elmer et Gilpin. Plus récemment, Ward peignit avec talent le bétail dans les plaines, Les jumens dans les haras, les ânes et les cochons autour des chaumières. Presque en même temps que Ward, un homme vint qui sut donner de l’esprit et de l’expression aux bêtes : n’ai-je point nommé Edwin Landseer[9] ? Qui ne connaît son admirable roman de la vie du chien ? Je regrette de ne point en voir figurer quelques pages à l’exposition de 1862 ; je me console pourtant de cette lacune en ayant devant les yeux les tableaux où il nous introduit dans le gîte des bêtes fauves, nous initie à leurs mœurs, et répand sur leur vie sauvage la farouche majesté des pays de montagnes. Il existe en Écosse un mode de chasse qui consiste à gravir de rocher en rocher les hauteurs les plus abruptes pour découvrir un plateau sur lequel les daims vivent en famille, protégés qu’ils sont par ces remparts naturels. Deux chasseurs sont arrivés au terme de leur pénible escalade ; les deux chiens qui les accompagnent, et qui ont servi à les mettre sur la piste, sont désormais inutiles : aussi l’un des hommes appuie-t-il sa main sur la gueule d’un des animaux pour l’empêcher d’aboyer et de donner l’alarme, tandis que l’autre chasseur, armé d’un fusil, s’apprête à tirer de derrière les rochers sur les daims qui s’enfuient par troupeaux le long d’une plate-forme où croît une herbe courte entre les crêtes de montagnes. Quelle sinistre grandeur dans ces deux autres tableaux, la Nuit et le Matin, qui forment les deux épisodes d’un poème étrange ! À la sombre clarté d’une lune tempétueuse, sous les tourbillons de pluie qui fouettent et font écumer l’eau d’un lac voisin, deux grands cerfs, tête contre tête, s’attaquent et se livrent sur un sol marécageux un duel à mort : c’est la Nuit. La pluie a cessé de tomber, les têtes de collines s’élèvent, pures et calmes, dans la majesté d’une aube limpide ; une brume froide plane sur les bords du lac ; le champ de bataille présente maintenant les conséquences d’une lutte suprême : les deux combattans, morts l’un et l’autre, gisent les cornes entrelacées, tandis qu’un renard s’apprête à jouir du festin préparé pour lui par les grands de la terre, et qu’un oiseau de proie, les ailes ouvertes, accourt dans le ciel en demandant sa part de la curée : c’est le Matin. L’impression terrible qui se dégage de ces deux tableaux résulte surtout de l’harmonie du paysage avec la violence de la scène ; les bêtes ne font ici que personnifier magnifiquement les forces d’une nature fauve et hostile.

Est-ce à dire pourtant que dans l’état présent des choses les Anglais n’aient point du tout de peinture historique ? Le Christ pleurant sur Jérusalem, de M. Charles Eastlake, Caxton montrant à Charles IV une épreuve d’imprimerie, par M. Maclise ; la Madone de Cimabuë portée en procession dans les rues de Florence par M. Leighton ; la Chute de Clarendon, par M, Ward ; les Premiers Essais de Titien, par M. Dyce ; le Retour de Crimée, par M. Paton ; la Vie et la Mort de Buckingham, par M. Egg ; Charles V à Yuste, de M. Elmore ; la Reine recevant la communion après son couronnement, par Leslie (mort tout récemment), et bien d’autres tableaux démentiraient au besoin cette opinion trop exclusive. Il est seulement vrai d’ajouter que la peinture historique a dû généralement se réduire chez nos voisins aux dimensions d’un tableau de chevalet, pour entrer dans les maisons des particuliers et pour s’accrocher aux murs des salons. Il s’en faut en outre de beaucoup que cette voie royale de l’art soit la plus fréquentée par les peintres de la Grande-Bretagne. Il y a sans doute à cela plus d’un obstacle ; les Anglais, qui ont poussé le drame sur la scène jusqu’aux dernières limites de la terreur, ne l’aiment point du tout sur la toile. Les exécutions, les assassinats, les batailles leur font horreur en peinture. D’un autre côté, il faut de fortes études et presque du génie pour faire revivre avec puissance les grandes scènes de l’histoire, tandis que le talent suffit dans plus d’un cas à rendre agréables des sujets plus humbles, mais qui nous touchent de près au cœur. Est-ce cette dernière considération qui a influé sur le choix du plus grand nombre des artistes britanniques ? Est-ce le goût du public d’outre-mer qui se rattache surtout aux réalités de la vie ? Je n’affirme rien, mais toujours est-il que la plupart des peintres modernes, suivant en cela les traces de Gainsborough et de Wilkie, ont consacré leur pinceau à célébrer le poème du travail, les grandeurs et les misères du foyer domestique, les saintes joies de la famille, les traditions et les mœurs rustiques de la vieille Angleterre.

Je n’avais pas lieu de me plaindre de cette direction de l’art, car je venais surtout chercher dans la peinture de nos voisins un rayon de la vie anglaise. On est frappé à première vue du grand nombre d’enfans qui s’épanouissent de tous côtés, les uns avec l’éclat d’un printemps en fleur, les autres avec des grâces un peu rudes et des airs de gaucherie effarouchée, mais qui répandent bien tous sur la toile une lumière d’innocence. Quelquefois, comme dans les Enfans soufflant des bulles de savon dans un cimetière, de M. Harvey, cette joie du premier âge se détache sur un fond mélancolique et sur une idée profonde. Un des chefs de l’école moderne et l’un des plus brillans coloristes, M. W. Mulready, a illustré plus d’une page du roman de l’enfance et de la maternité ; je ne m’arrêterai qu’à l’Atelier et à la Cuisine du Charpentier, — un brave artisan, qui, ayant un instant quitté son ouvrage, vient contempler en souriant dans une chambre de derrière son nouveau-né, soutenu sur les genoux de la mère. Les affections de la famille à côté des devoirs du travail, les bras fatigués se reposant sur les joies du cœur, n’est-ce point là toute l’histoire de la vie de l’ouvrier anglais ? Ce trait de mœurs était trop caractéristique pour ne point fournir plus d’un épisode aux artistes contemporains. Dans son Retour du Travail, M. Hughes nous représente un autre ouvrier qui, rentrant à son cottage dépose sur le seuil son sac à outils pour embrasser le plus jeune de ses enfans en longue chemise de nuit. Ailleurs, dans la Maison et ses trésors, de M. Carrick, c’est un marin qui, revenu d’un voyage autour du monde, se penche avec enivrement sur deux marmots endormis, nés peut-être durant son absence. M. Webster, qui peint avec sentiment et avec délicatesse les incidens de ce qu’on appelle ici la vie humble, nous introduit le dimanche soir dans une chaumière où l’aïeul est en train de lire la Bible, tandis que la mère fait signe au petit enfant de se tenir tranquille, pour ne point troubler la sainteté des devoirs religieux. Dans ce tableau, comme dans les Grâces (la prière avant le repas), se dégagent les deux sentimens qui parfument en Angleterre les intérieurs pauvres, l’amour des bambins et Dieu présent dans la maison. Quand ils quittent le coin du feu, les peintres britanniques vous conduisent volontiers, comme M. Frith, dans les endroits de divertissemens publics, par exemple sur les Sables de Ramsgate, où se réunissent les habitans de Londres pour prendre les bains de mer durant la saison d’été. Doué de qualités attrayantes, le même artiste nous ramène d’autres fois au bon vieux temps de la joyeuse Angleterre, à ces fêtes champètres où le danseur et la danseuse s’avançaient sous un berceau de mains entre-croisées. Ou bien encore c’est un épisode de la vie des rues, une marchande de cerises entourée d’enfans aux lèvres aussi rouges que le fruit, comme dans un joli tableau de M. Webster. Quel est ce vaisseau qui va partir pour l’Orient ? Il emporte avec lui des soldats qui pressent dans un dernier adieu la main de leurs femmes, de leurs sœurs, de leurs bien-aimées. L’auteur de cette page émouvante, M. O’Neil, nous présente dans un autre tableau le contraste d’un deuil de famille avec la froide indifférence d’une vente aux enchères après le décès du maître de la maison. Le champ de l’art, on le voit, est peut-être plus limité en Angleterre que partout ailleurs ; mais ce champ est bien à elle : on y distingue plutôt la recherche du vrai que l’aspiration à l’idéal. N’y a-t-il point toutefois une poésie dans cette peinture de mœurs d’où se dégagent après tout deux grandes choses, l’âme de la maison et la vie d’une société ?

Il s’est élevé dans ces derniers temps en Angleterre une nouvelle école qui a fait beaucoup de bruit, c’est celle des pré-raphaélites. Vers 1845, un groupe d’élèves de l’Académie royale arbora bravement le drapeau d’une révolution dans les arts. À l’origine, cette école se divisa en deux courans, l’un qui se précipita vers le réalisme, l’autre qui remonta jusqu’au moyen âge, jusqu’à l’ascétisme du XIIIe et XIVe siècle. Les novateurs, comme on voit, ne s’entendaient guère entre eux que sur un point, l’opposition vigoureuse au mouvement régénérateur que Raphaël avait inauguré en peinture. Beaucoup loués et beaucoup critiqués, ils se défendirent dans un journal, le Gem, où ils exposaient leurs doctrines. Il est d’ailleurs juste de reconnaître que le pré-raphaélisme trouvait des racines en Angleterre dans les tendances positives de plus d’un maître qui l’avaient précédé. Avec le temps, la controverse s’est éteinte ; les vrais talens que contenait cette école ont un peu modifié l’âpreté de leur première manière, et, comme il arrive toujours en pareil cas, les médiocrités seules restèrent sur le champ de bataille pour n’avoir point su se défendre de l’extravagance ni du parti-pris. Aujourd’hui les deux chefs des pré-raphaélites sont MM. Millais et Holman Hunt[10], que suivent à quelque distance MM. Brown, Brett, Hughes et Martineau, dont on regarde avec plaisir le Dernier Jour dans la vieille maison. N’est-il point inutile de discuter ici les idées de cette école, qui rejette les gloires de la renaissance sous prétexte de ne s’attacher qu’à la nature ? Il suffira de dire que l’influence des pré-raphaélites, hommes après tout de conscience et de vigueur, a été utile en précisant davantage les contours, en donnant un soin minutieux à l’exécution des détails, en faisant disparaître cette espèce de brume qui couvrait avant eux certains tableaux des peintres anglais.

L’exposition de 1862 donne une idée assez complète de l’état de la peinture dans la Grande-Bretagne ; mais c’est ailleurs qu’il faut chercher les conditions dans lesquelles se développent les artistes. Il existe à Londres une Académie royale qui fut fondée en 1768, et dont Josuah Reynolds fut le premier président. Cette académie siégeait d’abord dans Saint-Martin’s-Lane ; George III lui donna ensuite des appartemens dans Somerset-House ; depuis 1834, elle a été transférée à Trafalgar-Square. Le caractère de cette institution est assez indéterminé. Appartient-elle à l’état ? Oui et non. Elle occupe bien un monument public ; son président est par le fait directeur du British Museum et de la National Gallery ; plupart de ses officiers sont payés par la nation, et ses écoles se trouvent soutenues par la bourse des contribuables. Cependant elle se gouverne elle-même, ses membres jouissent d’une parfaite indépendance, et le plus clair de ses revenus dérive d’une exposition annuelle des peintres vivans, pour laquelle chaque visiteur paie un droit d’entrée (1 shilling), et qui rapporte des sommes considérables. On peut donc dire que c’est une institution demi-publique et demi-particulière. On lui appartient à trois titres et à trois degrés bien différens : comme élève, comme associé ou comme académicien. Les académiciens sont au nombre de quarante, et se renouvellent par l’élection. Les associés, au nombre de vingt, sont choisis parmi le corps des artistes qui ont exposé leurs ouvrages avec le plus de succès. Les élèves ne sont reçus qu’après avoir envoyé un spécimen de leur savoir-faire. Si ce spécimen est approuvé du conseil qui représente le pouvoir exécutif de la société et qui se compose de neuf membres, y compris le président, le candidat se trouve admis à titre d’épreuve, c’est-à-dire pour trois mois. Durant ce temps-là, il doit produire de nouveaux ouvrages sous les yeux des officiers, et si ses progrès sont jugés satisfaisans, il est inscrit définitivement sur la liste des élèves, ce qui lui assure pendant dix années certains privilèges, tels que l’instruction gratuite dans les différentes branches de l’art, l’usage d’une bibliothèque et l’entrée dans les cours publics. L’Académie envoie même tous les trois ans à Rome un élève choisi, dont elle paie les frais de voyage, et auquel elle alloue une pension de 100 livres sterling. L’enseignement distribué par l’Académie royale de Londres est à coup sûr libéral et éclairé ; mais suffit-il pour inculquer à fond les élémens de l’art ? Plusieurs en doutent. D’un autre côté, il n’existe guère à Londres, comme chez nous, des ateliers de peinture dirigés par des maîtres qui mettent une sorte d’orgueil à provoquer les succès de leurs élèves. Les autres écoles de dessin ont le même caractère public que les écoles de l’Académie, et lui sont généralement très inférieures. Beaucoup d’artistes anglais qui occupent un rang distingué n’ont d’ailleurs passé ni par les unes ni par les autres ; ils ont appris un peu au hasard, tantôt par eux-mêmes, tantôt sous la direction d’un peintre quelconque ; il y en a même qui sont arrivés à la carrière des arts après être partis de professions très différentes. De cette absence de discipline résulte trop souvent chez les peintres d’outre-mer une infériorité dans la pratique du dessin qu’ils cherchent à masquer par l’éclat des couleurs. Une autre conséquence est que les médiocrités, n’étant point soutenues par un fort enseignement technique, tombent beaucoup plus bas qu’ailleurs, tandis que les hommes d’un vrai talent, libres d’une direction imposée, dégagent plus volontiers leur moi en peinture, et impriment à leurs ouvrages ce caractère de fantaisie individuelle qui est le trait dominant de leur pays.

En Angleterre, où l’on redoute les envahissemens de l’esprit de corps et l’ombre même de la centralisation, l’autorité de l’Académie royale devait être plus ou moins battue en brèche par des concurrences ; elle en a rencontré presque dès l’origine dans l’Institution britannique (British Institution), la Société des Artistes (Society of British artists), l’Institution nationale (National Institution) et la Société des peintres à l’aquarelle (Society of painters in water colours)[11]. Le principal objet des artistes dissidens était d’exposer leurs ouvrages sans subir le contrôle des académiciens. À chacune de ces associations se trouve en effet attachée une galerie où le public est admis de temps en temps sous certaines conditions, et où figurent les tableaux des associés offerts pour la vente. Qui ne comprend que, dans un pays où l’art n’est point protégé par l’état, la publicité est encore plus qu’ailleurs une question de vie ou de mort pour les artistes. Les peintres connus n’éprouvent aucune difficulté à placer leurs œuvres ; ils trouvent un patronage fort étendu dans l’aristocratie, et acquièrent assez souvent une noble fortune sans imposer aucun sacrifice à leurs convictions ni à leur dignité. Ils doivent leur position à leur mérite et à la faveur du public, non aux bonnes grâces d’un ministre ni d’un directeur des beaux-arts. Pour suppléer d’ailleurs jusqu’à un certain point aux encouragemens de l’état, les Anglais ont établi des espèces de loteries entées sur des associations (art unions), et dont les membres ou les actionnaires paient une contribution d’un shilling à une guinée par an. Ils reçoivent en retour, si le numéro de leur action sort au tirage annuel, un tableau d’une valeur plus ou moins considérable. Comme ces unions s’étendent sur une grande échelle et embrassent souvent un nombre énorme de souscripteurs, leur caisse est abondamment remplie, et peut acheter les objets d’art à un prix honorable. Le Liverpool art Union, dont les actions ne sont que d’un shilling, a distribué l’année dernière, sous forme de prix, aux abonnés gagnans 1,389 livres sterling de tableaux.

Les artistes qui commencent ont naturellement beaucoup plus de peine à se tirer d’affaire. Une de leurs grandes ressources est le marchand de tableaux, picture dealer. Ces marchands abondent dans la ville de Londres, et c’est à eux que les peintres obscurs ou pressés par le besoin viennent offrir leurs ouvrages. Ces boutiques, ou plutôt ces maisons (car les toiles, serrées, entassées, jetées çà et là, occupent souvent du premier jusqu’au dernier étage), présentent à l’intérieur un aspect triste et singulier. Que de rêves de gloire éteints, que d’ambitions déçues, que de luttes héroïques contre les dures nécessités du présent, que de réserves secrètes et d’ardentes espérances d’un avenir meilleur dans ce monceau de tableaux, dont quelques-uns ne sont point même achevés ! Le marchand fait profession d’être connaisseur ; il est à lui-même son jury d’examen ; les toiles qu’il rejette n’ont plus guère qu’une chance, celle d’être vendues aux enchères pour un prix quelconque, sur lequel l’intermédiaire retient encore un droit de commission qui est parfois de 75 pour 100, laissant ainsi 25 pour 100 au pauvre artiste[12]. À ces ventes, qui ont généralement lieu le soir, j’ai vu souvent de jeunes artistes qui faisaient contre mauvaise fortune bon cœur, et affectaient de rire entre eux de leurs tableaux et du public. Ce marché n’est d’ailleurs point inépuisable, et quand une telle planche de salut vient à leur manquer, quelques-uns d’entre eux ont alors recours au pawn-broker. Ce dernier est le prêteur sur gages ; il représente à Londres le mont-de-piété. Sa boutique s’annonce de temps immémorial par trois boules dorées suspendues à une barre ou à un triangle de fer. Sur un tableau qui lui plaît, il avance encore assez volontiers 7 ou 8 shillings. Il y a quelques années, un jeune peintre qui luttait contre l’adversité eut l’idée d’engager pour une somme médiocre, chez presque tous les pawn-brokers de Londres, le même sujet, — un paysage avec un moulin, un bateau et un cheval blanc, — qu’il répétait de toile en toile et pour lequel il avait fini par acquérir, comme on pense bien, une facilité d’exécution prodigieuse ; en quelques heures, le tableau était bâclé. Tout alla bien pendant un certain temps ; mais à la fin de l’année les prêteurs sur gages firent, selon la coutume, la vente des objets qui n’avaient point été retirés : on devine que les tableaux du peintre étaient du nombre, et le marché se trouva encombré tout à coup par le même moulin, le même bateau et le même cheval blanc, tirés à un beaucoup trop grand nombre d’exemplaires, le tout au milieu des rires et des huées de la foule. Ayant brûlé ses vaisseaux de ce côté-là, et n’osant plus montrer son visage aux pawn-brokers, le peintre n’eut guère d’autre parti à prendre que de s’engager comme mercenaire au service d’un marchand de cadres qui faisait profession de réparer et de repeindre les anciens tableaux, c’est-à-dire le plus souvent de les gâter.

Au-dessous de ce travail équivoque, il y a une autre industrie tout à fait déshonnête, qui consiste à contrefaire le style des vieux maîtres, quelquefois même celui des peintres vivans. D’un abîme à l’autre, la pente est rapide ; après s’être fait la main durant quelque temps et avoir acquis une habileté fatale dans ce genre de fraude, le même jeune homme qui avait rêvé la gloire, maintenant désillusionné de tout, de l’art, de la nature, de la beauté, se met à battre de la fausse monnaie sur les œuvres des bons peintres reproduites en cachette ; encore n’est-ce point lui qui tire profit de cette fausse monnaie, c’est l’entrepreneur qui se charge de la mettre en circulation. À côté de cette pratique condamnable, il y a une branche légitime de commerce à laquelle ont recours les peintres sans travail ; le rapin de Londres fréquente volontiers les tavernes et les public houses ; il se peut qu’il soit attiré dans ces endroits-là par l’amour de la bière, mais bien souvent il cherche à courtiser les bonnes grâces du landlord et des habitués, pour instituer à son profit un portrait-club. L’organisation de ce club est très simple ; une douzaine de personnes conviennent de payer un shilling par semaine jusqu’à concurrence d’un souverain ; l’argent est remis entre les mains du landlord, et le peintre fait chaque semaine le portrait à l’huile d’un des membres, qui, exposé avec honneur dans le parlor (la meilleure salle de la maison), sert à attirer les regards. Quand l’ouvrage est terminé, c’est-à-dire quand tout le cercle a posé, l’artiste reçoit son argent et les associés retirent leurs portraits. Qui ne voit d’ici un des écueils de l’art en Angleterre ? Cet écueil est le métier. Il n’y a que les hommes de courage et de talent qui se tiennent fermes sur le sentier ardu et bordé de précipices, attendant avec calme que le flux de l’opinion publique s’élève jusqu’à eux et bravant les perfides tentations du gain facile. Les artistes qui mésallient leur jeunesse avec les œuvres du métier ont, je l’avoue, une excuse : au fond du cœur, ils conservent l’idéal du beau et l’espoir d’y remonter un jour ; mais l’art est une maîtresse hautaine qui ne pardonne guère les infidélités.

Les arts du dessin ont pourtant fait en Angleterre depuis une dizaine d’années des progrès incontestables. Je ne parle pas seulement ici du dessin appliqué à la peinture, je parle du dessin employé aux ouvrages de l’industrie. Des académies ont été ouvertes et multipliées dans toutes les villes ; des écoles ont même été établies par quelques grandes manufactures pour rendre les secrets de l’art accessibles aux enfans de la classe ouvrière. Quelle en a été la conséquence ? Tout le monde a reconnu à l’exposition de 1862 que nos voisins avaient fait un grand pas vers la recherche et le perfectionnement de la forme dans les arts utiles. Ce progrès réel, hâtons-nous de le dire, est encore incomplet ; il réside plutôt jusqu’ici dans les fabriques et les ateliers que dans le public anglais. Plusieurs manufacturiers ont en effet reconnu avec tristesse qu’en imprimant à leurs produits un caractère d’élégance et de charme, ils n’avaient réussi qu’à rétrécir le cercle de la vente. N’est-ce point alors le goût des consommateurs qu’il faudrait surtout atteindre et modifier ? Or quel élément plus favorable à l’éducation du goût que la vue des meilleures œuvres de l’art, d’où le sentiment de la beauté descend en quelque sorte comme la lumière des hauteurs vers les besoins et les ornemens de la vie ? Les expositions de peinture, en réunissant les masses autour des sources sacrées, tourneraient sans doute l’esprit public vers un nouvel ordre de conquêtes, l’alliance de l’art et de l’industrie. Tout porte à croire que, sous ce rapport, celle de 1862 n’aura point été stérile. La contemplation du beau est la seule richesse qui puisse se communiquer à tous et qui se multiplie à l’infini sans s’appauvrir ni se diviser, c’est aussi la seule qui fasse pénétrer au sein des sombres classes courbées par le travail manuel le rayonnement suprême et les splendeurs joyeuses du monde idéal ; la civilisation ne leur doit-elle pas au moins ce bonheur-là ?


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. Il doit suffire de nommer la collection de la Société pour l’encouragement des beaux-arts et des manufactures (Society of arts), où les curieux peuvent visiter les six fameux tableaux de James Barry, lesquels d’ailleurs ne justifient point absolument leur réputation, — la grande salle des chirurgiens (Barber-surgeons’ hall), où figure une des plus belles toiles de Holbein, — l’hôpital des enfans trouvés (Foundling hospital), dont les portraits et les tableaux de genre ont constitué depuis longtemps une source de richesses, car ils appellent vers l’établissement les visites et les charités, — enfin la galerie de la reine au palais de Buckingham.
  2. Parmi les galeries particulières (private), il faut citer Northumberland house, qui appartient au duc de Northumberland ; Grosvenor gallery, formée par le marquis de Westminster ; Bridgewater gallery, évaluée à 150,000 liv. sterl., et qui est la propriété du comte d’Ellesmere ; Sutherland gallery, qui se trouve à Strafford house, résidence du duc de Sutherland.
  3. Ce fait ne s’observe toutefois que les shilling days, jours à 1 shilling. Le vendredi et le samedi, jours où l’on paie une demi-couronne d’entrée, le nombre des visiteurs diminue dans une proportion notable.
  4. Le chef d’une grande usine de Greenwich avait loué dernièrement à ses frais trois steamboats pour régaler ses ouvriers d’une partie de plaisir à l’exposition.
  5. Voyez la livraison du 1er juillet 1862, et pour l’ensemble de la série, les livraisons du 15 septembre 1857, 15 février, 15 juin, 15 novembre 1858, ler mars, 1er septembre et 15 décembre 1850, 15 avril, 15 septembre, 15 octobre, 1er décembre 1860, 1er mai, 13 juin, 1er septembre, 15 novembre 1861, 1er mars 1862.
  6. Voyez l’intéressante étude de M. Darley sur Haydon dans la Revue du 15 août 1855.
  7. Hog est le nom générique de la famille des pourceaux ; herd signifie troupeau.
  8. Je citerai encore, comme contenant quelques traits du paysage dans divers endroits de la Grande-Bretagne, le Gite des coqs de bruyère, par M. Wolf ; une Tempête sur les côtes de la Cornouaille, par M. Lee, où la mer se brise contre des roches à couleur poudreuse ; une Pierre druidique, de M. M’ Culloch, s’élevant au clair de lune sur des landes incultes de l’Ecosse et près d’une flaque d’eau tragique ; une Forêt de fougères, de M. Marc Anthony, croissant sous une forêt de hêtres comme des nains protégés par des géans ; enfin la Chasse aux oiseaux de mer, de M. Collins, — des enfans glissant le long des rochers, tandis que quelques-uns des oiseaux dont ils emportent les nids décrivent des cercles effarés autour des récifs.
  9. Je devrais dire sir Edwin Landseer, car la reine, enchantée de la manière dont il avait fait vivre sur la toile les poneys des highlands montés par ses enfans, lui conféra en 1850 le titre de chevalier.
  10. Du premier, on remarque à l’exposition le Retour de la colombe vers l’arche, les Feuilles d’automne, les Fleurs du pêcher et la Vallée du repos, où, à travers certaines préoccupations systématiques, dominent une riche imagination et un sentiment de grandeur. Le second, M. Hunt, a embrassé un champ fort étendu ; il a peint, tantôt avec humour des scènes de la vie intime ou agricole, tantôt avec un sentiment pathétique les drames de la passion humaine, sans oublier la nature, les arbres et les fruits. Une grande puissance éclate dans son tableau, la Lumière du monde, qu’on a qualifié de peinture religieuse, parce que dans l’auguste et sainte majesté de la lumière il a su nous faire entrevoir en quelque sorte le mystère de l’amour divin.
  11. Genre tout particulier à l’Angleterre, et qu’occupe un grand nombre d’artistes : ces derniers se plaignent amèrement qu’il n’y ait point de place pour leurs œuvres à l’exposition annuelle de la National Gallery.
  12. Ce détail de la vie d’artiste a même fourni à miss Osborn le sujet d’un tableau touchant qui figure à l’exposition. Une jeune fille orpheline, sans nom et sans ami, nameless and friendless, ayant en outre à sa charge un frère d’une douzaine d’années, se présente chez un picture dealer avec un tableau, fruit de son long travail, et sur lequel elle compte pour ne point mourir de faim. Qui ne devine pourtant, à la figure du marchand assis avec gravité derrière son comptoir, que l’arrêt du juge ne sera point favorable ?