L’Enfant d’Austerlitz/8

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Paul Ollendorff (p. 277-311).

IX

Seul, l’enfant eut peur. Que dirait-il aux gendarmes, s’il les rencontrait ? L’échine svelte du lieutenant Boredain, l’échine menue, toute étroite dans la redingote à collet gris, sous la nuque aux cheveux légers, il l’imagina, très loin, flanquée par les deux dos en redingotes olive et brune, deux dos robustes sous des chapeaux Morillo à bords courbes ; et le tapecu cahotant, derrière le bidet las ; et les cinq silhouettes identiques des gendarmes… Cette escorte emportait captif tout le destin apparu dans son rêve ; tout son destin chétif comme la svelte échine du lieutenant… Il se contempla en prison, sur la paille, à côté de Boredain, du chevalier de Vimy et de Publius-Scipion Deconinck. Il se contempla loyal et stoïque devant le juge : il ne dénoncerait rien, il attesterait la mémoire de son père mort pour la patrie et la Révolution.

Remonté à cheval, il dut insinuer les deux doigts de la main gauche entre l’arçon et le garrot, pour s’affermir : prudemment il voulait, par les sentes détournées qui allongent le trajet, rentrer cependant de bonne heure aux Moulins Héricourt. Ce subterfuge ordinaire de piteux cavaliers lui était obligatoire, s’il prétendait à une vive allure. Cela le fit réfléchir, tandis qu’il filait entre les buissons vernis par l’eau du ciel. Donc, il n’était pas une force. Ses jambes ignoraient la puissance de l’étreinte qui vous maintient en selle. Il était un faible, un faible garçon, bousculé par sa jument, fustigé par l’orage, ébloui par les éclairs griffant la pluie, étourdi par le retentissement du tonnerre. Que pourrait-il contre l’omnipotence du tyran qui venait d’abolir tout un espoir magnifique au moyen de mouchards et de gendarmes ? " mais je suis un roseau pensant ! " se cria-t-il, au souvenir de Pascal. Et il se redressa, tout orgueilleux de lui. " un roseau pensant… un roseau pensant ! " la métaphore classique lui révélait sa grandeur. Il pensait la liberté, l’affranchissement de l’esprit républicain, la tâche du bisaïeul et du père. Et c’était sa magnificence inaccessible à la brutalité du roi, de cet épais vieillard joufflu entre deux épaulettes d’or, qu’il avait vu passer sous la porte saint-Denis, devant les acclamations du peuple saluant la garde impériale. Aux moulins Héricourt, quand Omer eut laissé le domestique prendre la bride et eut mis pied à terre, il se précipita dans le bureau de sa tante. Assise en une bergère de tapisserie à fleurs rapiécées, elle se frotta lentement les mains, flatta ses bagues d’or nu pendant qu’il avouait tout. Ses gros yeux ronds s’attristaient. ― ils me feront mourir, tes conspirateurs !… autrefois, c’était ton père qui conspirait avec Moreau contre Napoléon ; aujourd’hui, c’est ton oncle Edme… et son ami Gresloup… ah bien !… ah bien !… sais-tu s’ils ont laissé des papiers ici ? ― non, les choses importantes sont là-bas en Lorraine ; et mon oncle porte toujours sur lui les lettres qu’il reçoit… ― il va falloir que je me débrouille avec le préfet, maintenant… dieu me garde !… ça va me coûter gros. En effet, un personnage ne tarda point à descendre d’une berline parvenue jusqu’au perron. Il avait une mince épée à la hanche de son frac, un bicorne à cocarde blanche, et une vieille figure édentée à menton fort. La tante le reçut dans le salon. D’abord, il s’excusa beaucoup de sa visite inattendue, s’informa des santés, plus soucieux, semblait-il, de celles-ci que de sa mission. Omer, sur l’ordre de Caroline, ne la quittait pas. Elle protesta que ses hôtes ne tarderaient plus, sans doute, que l’orage avait dû les retenir dans une auberge, qu’ils avaient renvoyé son neveu à mi-route, et qu’il arrivait à l’instant, tout trempé. Le visiteur regarda le jeune garçon, malicieusement. ― à cet âge-là, ― dit-il, ― les enfants ne sont heureux qu’en pension. Ils usent assez mal des loisirs, pendant les vacances. Ils se créent de mauvaises relations. Ah ! Les petites maisons à volets verts !… allons, allons, ne rougissez pas, jeune homme… je vous veux du bien… là !… je n’entends mécontenter personne ici. Il s’assit dans un fauteuil, et croisa ses jambes maigres en bas de soie tendus. ― eh bien, je te donne la permission d’aller lire dans la salle basse, Omer ! Dit la tante. Quand le collégien eut refermé la porte, il s’éloigna quelque peu, mais revint en étouffant son pas, et les écouta causer vivement. ― c’est cinquante électeurs que vous enlèveriez au parti du roi ! ― glapit soudain Caroline. ― tenez, voilà leurs traites, en liasses, avec les exploits des huissiers… dépendent-ils assez de moi ?… et sa majesté n’aimera guère qu’un scandale éclate chez la belle-sœur d’un pair de France, la veuve d’un chef de division aux relations extérieures, la sœur d’un colonel attaché au duc de Raguse. Les nouvellistes diraient que l’esprit jacobin persuade les meilleurs soutiens du trône et de l’autel. D’ailleurs, nous sommes les prêteurs de s. A. Le comte d’Artois… et puis, personne n’est responsable des complots organisés par les agents provocateurs de M. Le chancelier Pasquier… Cinquante électeurs que vous perdriez, c’est-à-dire la majorité départementale passant aux libéraux, le chevalier de Vimy élu député, et votre destitution à la suite d’un pareiléchec…, Monsieur De Thauley !…

— À dieu ne plaise, madame, que je veuille ennuyer les vôtres !… je devais faire une perquisition ; elle est faite… Je sais qu’un cheval à demi fourbu vient de rentrer à l’écurie, et que votre neveu suivait ces messieurs à la maison de la Goguette… Je coucherai cela sur mon rapport. Que le ministre du roi y pêche ce qu’il veut ! Je m’en lave les mains, et vous donne le bonsoir.

Omer s’esquiva dans le corridor, pour n’être pas vu du visiteur qui sortait en ébauchant un dernier salut quelque peu sec. Au contraire, la tante Caroline fit une belle révérence à la française.

— Mon dieu ! faut-il que je répare jusqu’à ma mort les bévues des autres ?… Et toi, mauvais gredin, que je t’y reprenne à courir les routes en faisant le conspirateur !… Ça t’étonne que je t’aie tiré de là, hein ?… Si on n’avait pas ses ruses… Miserere mihi, Domine !

Elle avait donc vaincu l’autorité du tyran, la grosse tante qui fleurait le poivre, le pain d’épice et le tabac à priser répandu entre les plis du spencer, qui traînait des savates en drap mou, qui répétait des ordres grognons aux dix servantes, vieilles et jeunes, les unes fourbissant à genoux, les autres juchées aux échelles pour brosser les murs de la grande maison toujours sale. Elle pouvait interdire son domicile au préfet du Roi !… Omer l’admira, mystérieuse et lourde, escortée de ses chiens nombreux, roquets, loulous, caniches, pour qui elle partageait du sucre préalablement rompu avec ses dents.

Elle détenait plus de puissance que les héros. Une aigre menace proférée par elle dans le salon plein de housses à fleurs mauves avait suffi pour que le fonctionnaire royal battît en retraite, hargneux et amer, docile néanmoins. ― tu iras samedi matin à Saint-Vaast te confesser, gobe-mouches ! Tu te feras donner l’absolution. Il est inutile que les pères de Saint-Acheul apprennent tout cela. Tu comprends ? Tu demanderas au bedeau l’abbé Simon. Je suis sûre de lui, car il aimait l’empereur, et il ne bavardera point. Et toi, frise-poulet, tâche de tenir ta langue… mauvaise graine, va ! Elle devinait tout. Elle pensait à tout. Quels ennuis il attendait du récit à faire au jésuite, fût-ce à l’imbécile père Vadenat lui-même ! Elle trouvait le moyen d’écarter le péril. Il fallut avertir Mme Gresloup. ― oh ! Fit celle-ci montrant sa denture dans la pâleur subite de son visage exactement ovale. Elle dut s’asseoir. Omer emmena par la main la petite Elvire dans le vestibule où ils jouaient à l’ordinaire. ― papa n’est pas rentré ? Demanda l’inquiétude de la fillette, qui pressentait un malheur. ― il vient de partir en voyage avec mon oncle. ― pourquoi ? Il ne m’a pas dit à revoir ! Il n’est pas allé à la guerre ? ― non, non ; ils sont en voyage, pour des affaires de grandes personnes que les petits ne doivent pas savoir. ― toi non plus, tu ne sais pas, dis ? ― comment saurais-je ? Elle douta cependant et ne voulut pas rire quand son cousin enfourcha la draisienne, bien qu’il simulât de chevaucher sur un palefroi fougueux en poussant la machine à deux roues, bien que les pointes de ses pieds fussent enfin devenues habiles à trouver leur appui alternatif sur le sol, et à manœuvrer la vitesse du « célérifère » dans la salle ronde. Non, Elvire demeura triste dans sa petite robe jaune que terminaient deux hauts volants de dentelle. Ses yeux anglais purement bleus, comme ceux de sa mère, se voilèrent de chagrin, et de cils bruns. Depuis les chevilles serrées dans la coulisse du pantalon, jusqu’aux guipures encadrant son cou potelé, la fillette sembla se roidir ; elle regardait le collégien, puis ses petits doigts roses qu’elle emmêlait machinalement. La moue de sa lèvre se forma. Il vit qu’elle ne tarderait pas à pleurer ; et, déposant la machine, il voulut la prendre aux coudes pour la convaincre de gaieté. En même temps les larmes sautèrent des cils, les sanglots de la bouche contractée ; elle jeta ses bras aux épaules d’Omer, afin d’enfouir son chagrin dans une poitrine amie. Il la respira toute, elle et son parfum de beurre frais, de petite très bien lavée, en linge propre et tiède encore du repassage. Soudain, il dut chasser, au contact de cette tendre chair, le désir des filles voluptueuses, aussitôt épanoui dans son âme.

Il avait connu l’amour, un soir d’effusion, lorsqu’une servante avait simplement changé ses pinçons de gamine, en plaisirs d’amante. Puis le collégien avait bousculé d’autres servantes, des paysannes rieuses et gênées, Corinne et Herminie. De là naissait le trouble.

Étonné, effrayé de soi, très doucement, il écarta la pleureuse et la mena par la main vers sa tante. Ce n’était pas qu’il ne fût certain de vaincre toute convoitise, ou même qu’il craignît devant Elvire une convoitise réelle ; mais ces deux bras autour de son cou, cette joue sous le baiser fraternel le gênaient, pour la première fois. Delphine et Denise l’embrassaient, cependant, l’année précédente, à Pâques encore, sans que rien le contrariât de leurs effusions chastes. Maintenant, pour avoir embrassé et culbuté les nymphes rustiques de l’été, il sentait une inconvenance à se laisser chérir par des enfants pures. Il avait eu peur que la caresse naïve et confiante ne vint à l’émouvoir, ou que cette cousine de huit ans ne prît une habitude plus tard dangereuse. Les cheveux soyeux de l’enfant ne différaient point assez de ceux où se flairent les odeurs qui enivrent d’amour. La semaine suivante, dès qu’on sut le major et le capitaine en sûreté sur la côte anglaise, et, par les gazettes, les noms des demi-soldes compromis dans l’affaire du bazar français, sans que les leurs en fissent partie, Omer Héricourt médita plus sereinement à propos d’Elvire. Elle le recherchait pour ses jeux, fière de lui, grand et vigoureux, qui montait à cheval, dans la prairie close, car la tante ne permettait point de promenades solitaires, par appréhensions des chutes et des aventures. Afin de le rejoindre, au bout des vergers, la fillette courait à toutes forces. Elle l’appelait : " cousin !… cousin !… " d’une voix grave et désolée, si elle ne l’apercevait point d’abord. Le reconnaissant, elle bondissait, les genoux en l’air, comme une petite génisse, l’atteignait, se jetait dans ses mains, rieuse et brèche-dents. Si franchement elle l’admirait pour ses prouesses de gymnaste, qu’il n’avait pas le courage de la fuir. De plus, il s’amusait de tenir la menotte en sa main fraternelle, de voir l’enfant marcher sage et soucieuse d’obéir, inquiète aussi de sa parole. Qu’il se mit à sourire, elle sautait, devenait un diablotin pétulant et criard. Elle épouvantait les fauvettes du buisson. Elle escaladait les monticules. Elle imitait le braiement de l’âne. Elle tirait la langue à la vieille chargée de fagots, fée méchante, certes, qui change les princes en hiboux. La broderie à dents de la collerette se froissait et tournait à rebours de la figure. Tandis qu’Omer la remettait en place, l’odeur fine des cheveux blonds lui rendait à nouveau trop de souvenirs. Alors, il prévoyait Elvire grande fille et belle, avec la pureté de ces mêmes pupilles bleues dans un visage de clarté laiteuse. Il compterait vingt-quatre ans ; elle, dix-huit. Peut-être s’épouseraient-ils au reste. Cette idée lui donna de l’attendrissement. Il trouva drôle de commencer sournoisement sa cour. « Elvire jolie ! » se mit-il à la nommer. « Bel Omer ! » répondait-elle, coquette un peu, dans l’instant où, comme chatouillée, elle serrait les coudes et ramenait ses petits poings croisés contre sa gorge, en se dandinant avec la malice d’une crainte obscure. Il loua les fossettes des coudes, celle du menton menu ; elle parut sensible à ces compliments, moins, toutefois, qu’à l’offre d’un petit poussin jaune, qui mangeait seul, et trottait en piaillant. Elvire se plut à lui retrousser les plumes sur la tête, Omer de répondre aux interjections du bec par des discours relatifs aux événements contemporains. Sans trop comprendre, la joie de la fillette s’extasiait.

Cette sincère admiration enchanta le collégien. Auprès d’elle, il n’était plus le garçon de qui les enthousiasmes sombraient dans la débâcle soudaine d’une conspiration militaire, de qui la piété ambitieuse était méconnue par le rigorisme de l’Église ; il n’était plus le piteux cavalier que l’art équestre du capitaine blâmait, ni l’élève puni des jésuites, ni le mauvais auxiliaire méprisé par les champions des jeux au collège, ni l’enfant d’une patrie humiliée par la défaite et conquise par la tyrannie, ni celui qu’avait frappé brutalement un cosaque, en 1814, ni l’orphelin d’un père tué sur une terre lointaine, d’une veuve pauvre et endolorie par le chagrin, ni le descendant d’un bisaïeul autoritaire, et impotent. Près d’Elvire, il était l’homme fort aux approbations précieuses.

Pour enfant qu’elle lui avait paru d’abord, elle l’étonnait de ses parades mondaines quand elle jouait à « la visite ». De façon parfaite, elle parodia les grâces excessives de la tante Malvina et la mine éplorée de la tante Aurélie. Sur l’une et sur l’autre, elle savait mille historiettes piquantes, celles mêmes entendues dans les salons, pendant qu’elle feignait de l’application à tourner les feuilles des albums. Elle ne restait petite fille que durant les jeux. Ensuite, c’était une manière de personne toute faite, experte en élégances, parlant nansouk, cachemire, velours plein, mousseline, levantine, percaline et organdi, n’ignorant pas les divisions de la terre en cinq parties, sachant même l’appétit monstrueux du roi qui mangeait douze côtelettes à déjeuner.

Elle se consolait de partir pour le couvent d’Esquermes à la rentrée, avec Denise et Delphine, parce que c’était « le bon genre » de recevoir l’éducation chez les Dominicaines, en compagnie de jeunes personnes « nées ». Ainsi donnait-elle le change sur son âge, par la malice de sa conversation.

Avant un dîner de famille qu’offrit la tante Caroline, à l’occasion d’une chasse, et où par hasard assistait un parent, fort blanchi aux tempes, sec et silencieux, tout rasé, droit dans un frac d’uniforme, l’épée le long de ses mollets étiques, comme chaque invité avait offert le bras à une dame, Omer conduisait à table une toute jeune cousine des Cavrois, Elvire éclata tout à coup en sanglots. La bonne galloise l’emporta criante, trépignante, étranglée.

Cela le flatta beaucoup, bien qu’il approuvât la sévérité de Mme  Gresloup, indignée de l’incartade.

Les jours suivants, Elvire bouda. Il fallut qu’il lui apportât une boîte de perles multicolores et les enfilât avec elle pour obtenir le pardon. Certainement, elle était jalouse ; elle l’aimait donc, sans le savoir. Ce lui mit au cœur une joie vive, à demi causée par le comique de cette passion enfantine, à demi par l’orgueil d’être choisi. Et, décidément, elle était une bien drôle de friponne en longue chemise de nuit, quand la servante poursuivait avec la sébille et l’éponge afin de laver le frais museau pour la prière du soir.

Ensemble ils explorèrent la vieille maison et ses placards oubliés, lorsque les pluies d’automne attristaient les heures, lorsque les nuages entouraient d’ombres violâtres et grises les couleurs plus éclatantes des prairies, des pommiers, des murs. Par les étranges, les interminables corridors, les revenants descendus des cadres, où se cambrent, une mouche à la lèvre, des dames d’antan, et les marquis à perruques, eussent pu maintes fois apparaître. Là, le vent aboie comme le loup-garou. Omer, Elvire fuyaient ensemble l’Invisible dans les escaliers vermoulus, et bien qu’il niât, lui, l’effroi qui gelait ses os. Forts, d’être deux, au moins, à frissonner, les yeux grandis, ils affrontaient les habits pendus dans les angles obscurs des garde-robes, ainsi que des morts omis là, par mégarde. La rassurant, le collégien affermissait son courage équivoque.

Souvent il expliquait, au salon, le sens des gravures. Et, parce qu’Elvire questionnait, la tante Caroline et Mme  Gresloup devinrent un auditoire approbatif. Nul ne savait aussi bien que lui les mythologies et l’histoire. Dieudonné l’avoua même. Et, toute une quinzaine de septembre, Omer cessa d’être le faible, car il put expliquer, en outre, après la lecture de la Quotidienne et du Journal des Débats, quelles causes politiques obligeaient les monarques de la Sainte-Alliance à se réunir à Troppau pour combattre les carbonari de Naples, victorieux de leur roi. Mme  Gresloup et la tante Cavrois le louèrent de cette science.

De cette même gloire, il sut à la jeune Elvire une vive gratitude. L’amour le faisait enfin admirer. Ce que ni les camarades, ni les maîtres, ni l’indulgence de sa mère, ni la camaraderie de l’oncle Edme lui avaient valu, la chaste tendresse d’une petite fille l’offrait soudain. Dans le salon de la tante Caroline, il brilla devant les cousines Gresloup, quelques dames voisines, le curé même, homme phraseur aimable, défèrent, aux mains délicates et à la gourmandise experte. En vain Dieudonné prétendit retenir l’attention par ses connaissances relatives aux bateaux à vapeur et au gaz d’éclairage, aux montgolfières, il intéressa moins. Mme  Gresloup s’occupa d’Omer ; elle lui brossait la casquette à gland, tombée dans la poussière ; elle remarquait une tache au large pantalon blanc, aux bas bleus, une éraflure au vernis des escarpins, et appelait sa propre servante galloise pour réparer le mal. Contant les initiations de Moïse, et la fraternité de Babel, et les exploits des Philadelphes, Omer étonnait les visiteuses. Caroline même le choya. Elle l’installa dans la belle chambre. Les fenêtres ouvraient sur les prairies. Il y avait un ruban de sonnette en moire avec une poignée de bronze ciselé, une table à dessus de marbre blanc, une large gravure représentant Pyrame mort aux genoux de Thisbé qui se transperce. Un soir, la tante l’appela dans un coin et lui donna quatre napoléons d’or.

― Pour tes petites fredaines. Ne le dis à personne, au moins… Chut !…

Et elle remplaça dans le secrétaire le sac de peau qui tintait ; puis la grosse femme s’en alla, rieuse et en rajustant les clefs du trousseau pendu à la ceinture.

Omer comprit l’importance morale de ce don. La tante Caroline l’adoptait.

― Quand tu ne penseras plus à la prêtrise, lui conseilla-t-elle, tu pourras t’apprêter à suivre les cours de droit. Je te servirai ta pension d’étudiant à Paris. Et tu ne manqueras guère de causes à plaider ici. Je te donnerai la clientèle de la banque et des moulins. Aussi bien ton oncle Praxi-Blassans sollicitera pour toi un siège de procureur royal, si tu te déplais au barreau. Dieudonné montre du goût pour l’état d’ingénieur. Il dirigera les moulins, les charbonnages et les forges. Mais il faut quelqu’un pour défendre tous nos intérêts… quelle drôle d’idée de te faire prêtre. Tu m’as l’air joliment éveillé de bonne heure, pour un futur évêque… ― et puis, dit Elvire, quand on est prêtre, on ne peut pas se marier ! Et de rougir éperdument, car l’assistance riait. ― alors, si je me fais avocat, nous nous marions ensemble ! Proposa, demi-gai, demi-sérieux, Omer, ému. ― oh ! ça ! Fit-elle ; puis les larmes lui jaillirent des cils, et elle se sauva en battant sa mère, qui l’approchait. Dès cette heure-là, Omer avait pensé qu’à défaut des honneurs ecclésiastiques, du chapeau de cardinal, voire même de la tiare, il pourrait vivre sans mécomptes, époux d’Elvire, en plaidant pour les intérêts des moulins Héricourt et de leurs annexes considérables. La fortune des Gresloup n’était point minime. De retour au collège, Omer réfléchit durant le silence des études. Trop faible, il renonçait aux aventures glorieuses. Alors que préparer pour l’avenir ? Il admit qu’il plaisait surtout aux femmes. Corinne, Herminie, les nymphes rustiques, Elvire l’appréciaient. De l’amour, il espéra les meilleures satisfactions, et résolut de s’appliquer à les conquérir. Certains poèmes de Lamartine, copiés par édouard De Praxi-Blassans dans le livre des méditations, sur lequel pleurait sa mère, dit-il, avivèrent singulièrement la sensibilité des deux garçons. Omer lut en ce quatrain toute son âme : d’ici je vois la vie, à travers un nuage, s’épanouir pour moi dans l’ombre du passé ; l’amour seul est resté, comme une grande image survit seule au réveil dans un songe effacé. naguère officier aux gardes, maintenant diplomate â âgé de trente ans, à qui le roi venait de faire envoyer, comme présent d’honneur, les classiques de l’édition Didot, le poète, pour les collégiens semblait l’homme ayant expérimenté l’existence totale, et dans les plus belles conditions d’âme, de talent, d’aventures mondaines ou militaires. Qu’il pensât la même chose qu’Omer, et qu’il estimât cette pensée digne d’être traduite en style divin, cela rendit l’adolescent fier de soi. Dès quatorze ans, il possédait la conception véritable du monde ! L’amour seul console de tous les déboires mérités par les vaines ambitions, ecclésiastiques ou politiques.

Méditant au cours de longues heures, en étude, et en classe, il se voulut philosophe et poète. Ce rêve latin de la médiocrité dorée lui parut facile à réaliser dans le château de Lorraine, même si la fortune des Moulins et de la Banque périclitait. C’était la crainte du général Lyrisse, qu’avaient aigri d’ailleurs maints déplacements coûteux de garnison en garnison ; les bureaux tracassaient de cette manière les officiers bonapartistes.

Sous l’autorité royale, la faiblesse du petit-fils, comme celle du bisaïeul, du grand-père et de l’oncle Edme semblait certaine à jamais. Il restait à Omer de jouir en épicurien et de triompher en amant.

L’attitude affectée par le père Anselme le confirma dans la sagesse de cette abdication. Le jésuite lui parlait le moins possible, ainsi qu’aux élèves indifférents. Quand il développait ses vastes hypothèses touchant le rôle de la Providence dans l’histoire, il s’adressait à la fenêtre et non plus au premier de la classe, Omer ayant tout de suite repris cette place. Pendant les récréations, le Père Anselme participait aux jeux des élèves : la fierté d’Omer se détourna poliment dès que le hasard les rapprochait. Or, comme on devait autant que possible parler latin, dans les classes d’humanités, entre disciples et maîtres, il arrivait rarement que l’on échangeât des propos inutiles au jeu. Afin de garder une courtoisie respectueuse mais froide, dans ces rapports neutres, le jeune garçon s’observa méticuleusement.

Il choisit pour confesseur le Père Corbinon, et s’étonna de le découvrir amical, railleur, voire plaisant au tribunal de la pénitence. Le Père traitait en peccadilles les fautes de luxure, ne montrait de fureur qu’aux minutes où l’on avouait soit un mensonge, soit de la paresse. Il donnait des conseils de soldat et de logicien. « Je ne me charge pas de vous fabriquer une âme d’ange, répétait-il, mais un cœur d’homme loyal, ferme et chrétien par la charité. Je ne vous impose pas de pénitence, mais des aumônes. Nous irons ensemble dimanche, après la messe, visiter les pauvres, et vous leur remettrez le quart de la somme qui vous reste aujourd’hui. Réservez ce quart, n’est-ce pas ? J’y compte… »

Omer apprit de la sorte la misère des campagnes. Entre toutes, une chaumière renfermait plus de détresse, celle d’une famille ignoble. Le toit fendu abritait aussi quatre poules étiques et un âne boiteux, présent de l’équarrisseur. Amputé des deux jambes, le père se traînait à la manière des crapauds, sautelait de place en place. Il se nommait Périn. Dans une vieille barque pourrie, tirée là, remplie de foin, de loques et de puanteurs, cinq enfants grouillaient. Nus ou presque, coiffés de dartres, ils jouaient avec des os de mouton. La mère était assise sur une hotte, pour coudre de la toile : ce travail lui valait douze sous par jour, à condition qu’elle ne le quittât point de l’aube au crépuscule d’été. L’hiver, faute de chandelle, cela ne rapportait que de cinq à sept sous. La pauvresse ressemblait exactement à un squelette fourré dans une gaine de cire verdâtre. Sa bouche livide saignait, ses paupières suppuraient. Quelques cheveux bruns dépassaient encore le lambeau entortillant sa tête ; son jupon tait fait d’un sac, et son caraco de cent morceaux disparates, soie, laine, drap, percale, assemblées. Dès le matin, l’homme se hissait sur l’échine de l’âne boiteux et s’en allait tendre la main devant la porte des fermes. Le soir, il distribuait aux siens quelques croûtes. Le salaire de la malheureuse payait la location du taudis. Les aînés, deux garçons de huit et neuf ans, ramassaient le bois mort pour l’âtre et les chiffons du ruisseau pour les habits. Quant au père, l’épouvante de la bataille où il avait perdu ses jambes l’avait rendu presque idiot. Il répétait : " voilà ce qu’a fait de moi vot’Napoléon !… " et puis il ricanait en laissant filer la salive le long de sa blouse. Ces gens inspirèrent au jeune homme plus de dégoût que de pitié. Le père Corbinon se retroussait la soutane et balayait la bauge. Omer, la première fois, dut sortir pour obéir à ses nausées. Il pensa changer de confesseur, mais n’osa, et devint malgré lui, le protecteur de la famille Périn. Car il voulut surtout éviter que le collège adressât à maman Virginie de mauvaises notes qui l’eussent fait souffrir. Elle lui expédiait des lettres désolantes : " je ne sais trop quand je te reverrai, mon fils ; les médecins me défendent toujours de me risquer en diligence ou même en poste. Les cahots et les secousses, à ce qu’ils assurent, pourraient mettre à mal mes organes ; la saignée m’affaiblit beaucoup, ainsi que toutes leurs purges qui m’ôtent l’appétit. Heureusement je puis me promener au bras de notre bonne Céline qui t’envoie ses gros baisers. Je visite nos champs, dès qu’il fait soleil, et je vais régulièrement à l’église pour les offices. Mais si tu savais comme je suis fatiguée ensuite ! J’ai des jambes de plomb et quasi des boulets dans le ventre. J’emploie deux ou trois mouchoirs pour éponger ma transpiration. Tout cela ne présage point la possibilité d’un long voyage. Il faut donc absolument que tu viennes me faire visite aux prochaines vacances, si je suis encore de ce monde. Hélas ! les dissipations où t’entraîne mon frère te retiendront loin de moi puisqu’il a juré de te perdre, et puisque tu l’écoutes… Pourvu qu’il ne revienne pas de si tôt, pourvu qu’il reste à Londres ! Tu échapperais à la corruption. Autrement que dirai-je à Dieu, s’il m’appelle bientôt devant lui, et s’il me demande quel chrétien j’ai fait du fils qu’il m’a donné ? Comment répondre que tu n’es pas un impie qui se damne ? Je t’en supplie, Omer, songe à moi. Je suis très malade, je peux d’un jour à l’autre avoir à rendre compte de ton âme au Créateur qui nous juge tous. Quelle responsabilité écrasante tu me laisses ! Voudras-tu livrer ta mère aux flammes éternelles, ou du moins prolonger les angoisses du Purgatoire qui m’attendent ?… Je t’en supplie à genoux, pense à ton salut et au mien ! Si tu savais lire dans mon cœur, si tu pouvais connaître mes tortures, certainement, tu m’écouterais, tu t’attendrirais. Caroline me mande que tu renonceras, peut-être, à la prêtrise. Pourquoi ?… Pourquoi ?… Te sens-tu déjà corrompu à ce point, que tu n’espères plus vaincre les passions qui t’éloignent du saint ministère ? Réponds-moi longuement là-dessus. Tous les samedis, quand je prépare mon examen de conscience, mon plus gros péché, Omer, c’est toi, c’est le doute satanique que je sens dans ta pauvre petite âme chrétienne. Rassure-moi ! Rassure-moi !

« Mon père est ici, en semestre ; il s’occupe beaucoup des fermiers et de la culture. Il me supplée presque partout, malgré son âge. À cheval, il court les routes. Lui aussi endoctrine les électeurs du cens et les entraîne dans les mauvais chemins. Dieu me pardonnera-t-il de ne rien pouvoir contre tout, et contre tous ? Ton parrain continue de recevoir des voyageurs étrangers, et d’écrire des lettres, du matin au soir. Je me demande comment il résiste à un pareil travail. Il ne vieillit plus. Il sera centenaire. J’ai de bonnes nouvelles de Denise et de Delphine.

« Porte-toi bien, mon cher fils. La santé physique donne parfois la santé morale. Tu recevras un paquet par la malle-poste. C’est une écharpe cache-nez, et des chaussons. Promets-moi de ne pas les quitter de l’hiver. Place dans ton paroissien cette image de saint Louis De Gonzague. En récitant chaque matin et chaque soir la courte prière imprimée au dos, tu seras peut-être sauvé par son intercession. C’est la grâce que je te souhaite, en t’embrassant de tout mon cœur.

« virginie héricourt.

« Médor, couché à mes pieds, remue la queue : j’ai prononcé ton nom. »


Navré d’inquiétude, Omer communiqua cette lettre à ses cousins. Dieudonné Cavrois épilogua sur la nature de la maladie : elle affectait le foie, selon ce qu’il retenait de ses lectures assidues dans les ouvrages de médecine que renfermait une armoire des Moulins. Mme  Héricourt était hypocondriaque. Cela se traitait communément. Elle aurait dû se rendre à Paris, consulter des docteurs notables, tels que Broussais, suivre une médication antiphlogistique. Et il expliqua sans fin.

Édouard présenta d’autres conseils.

― Maman me le dit sans cesse : ni elle ni ma tante Virginie ne se sont consolées de la mort de mon oncle Bernard, et leur douleur n’a trouvé de recours que dans la dévotion ; ta mère aime le mort en croyant aimer Dieu. Cela ne saurait surprendre. Combien de fois ai-je vu ma mère elle-même demeurer triste toute une journée en regardant la miniature qu’elle a du C’eût été un grand homme s’il eût vécu ; il a laissé des souvenirs inoubliables dans le cœur des femmes. Sa sœur le chérissait, et son épouse l’adora. Il faut leur donner l’affection qu’elles attendaient de lui. Si tu veux, je t’aiderai à composer des lettres très affectueuses. Je vais apprendre à maman que ma tante souffre davantage : elle la réconfortera de son côté. Nous sommes assez intelligents aujourd’hui pour remplir nos devoirs. Il faut, comme l’ordonne mon père, nous habituer à vivre noblement. Ta mère souffre par l’amour, et il n’y a pas de beauté plus haute que celle d’aimer. Nous la consolerons, va… ne deviendrai-je pas son fils, comme ton père le désira, si Denise y consent ? C’était un édouard tout autre que celui de l’année précédente : des mèches plates et noires encadraient son front pâle, sous lequel s’agitaient les saines lumières de regards presque virils. Il parla de sa petite fiancée chaleureusement. Omer nota que Denise avait plu durant un bref séjour à Paris : la tante Aurélie, vers la fin des vacances, l’y avait appelée avec Delphine. Lui ne savait rien des heureuses transformations que son cousin décrivait. Une fois l’an, pour les étrennes, sa sœur passait quarante-huit heures aux moulins Héricourt et s’y montrait peu charmante. Il ne l’aimait pas. Au reste, dédaigneuse pour Omer, elle vantait sans mesure le luxe des Praxi-Blassans. Elle se moquait trop des meubles usés, de la vaisselle ébréchée, des tapis souillés par l’incontinence des roquets. Aux moulins, ses conversations rapportaient le plus souvent celles de la duchesse de Maufrigneuse, de la marquise d’Espard ou de la duchesse de Grandlieu. Elle gardait une affreuse petite bague de cornaline parce que la marquise de Listomère la lui avait offerte, dans un bal d’enfants. Sa religion semblait de même une affectation d’aristocratie, qui l’égalerait à Delphine De Praxi-Blassans. Neuvaines, missions, sacrements étaient les motifs de magnificences et de vanités. Quant à son frère, elle l’écartait sous prétexte que les garçons ne devaient pas fréquenter les jeunes filles, et qu’elle détestait les garnements dépourvus de piété. Elle et Delphine lui faisaient honte de ses pantalons boueux, de ses vestes décousues, de sa figure en sueur. Il leur tirait les boucles. Il ripostait par des torgnoles. Et leurs visages alors se convulsaient, ruisselants de pleurs. Elles allaient se plaindre à la tante Caroline, exagéraient les torts, sournoises et calomniatrices. Aussi la louange nouvelle que décernait son cousin étonna beaucoup Omer. ― elle danse comme une reine… elle dit à chacun son fait en deux mots piquants… le plus bel esprit du monde ! Elle a de la religion… oh ! Tu la vois toujours mangeant sa panade, toi ! Sais-tu que nous allons avoir seize ans, elle et moi, l’automne prochain ?… une voix d’ange ! Les dominicaines la font chanter au chœur. Et l’archevêque de Cambrai l’a fait venir pour un solo, à sa cathédrale, pendant le mois de Marie. Faubourg Saint-Honoré, et puis dans notre maison d’été de Saint-Cloud, elle tournait la tête à tous les vieux chevaliers de Saint-Louis. Le jour qu’elle assistait à la séance de la chambre des pairs, avec maman, dans la tribune, elle donna des distractions au bureau… ― allons, je vois que tu commences à moins envier ma tiare ! Dit Omer. Le cousin protesta confusément. Il était amoureux de Denise, bien qu’il récitât, pour commentaire de sa passion : repose-toi, mon âme, en ce dernier asile, ainsi qu’un voyageur qui, le cœur plein d’espoir, s’assied avant d’entrer, aux portes de la ville. et respire un moment l’air embaumé du soir. pour lui,

Pour lui, d’ailleurs, le véritable avenir, c’était le service de l’Église. Son mariage ne l’en détournerait pas. À voix basse, il révéla que le comte de Praxi-Blassans l’avait fait admettre, par faveur spéciale, à titre de probationnaire, dans la Congrégation. Il montra les dix grains enflant le cercle extérieur de sa petite bague d’argent, qui formait ainsi chapelet. Le Père Ronsin lui-même l’avait reçu dans la chapelle des Missions Étrangères, rue du Bac. On pouvait ainsi devenir « jésuite de robe courte » et participer à l’œuvre immense de saint Ignace, pour le relèvement de la catholicité qui devait confondre en un seul tous les peuples chrétiens. Un seul cœur, une seule âme. Cor unus, anima una.

C’était le rêve même qu’ils avaient ensemble vénéré aux leçons du Père Anselme, et qu’ils n’abandonnaient point. Édouard ne croyait pas l’amour des créatures contradictoire avec l’amour du Créateur. Tenté par une grisette parisienne, aux Galeries de bois, il avait connu le plaisir. Un confesseur jésuite l’avait absous, ensuite, comme d’une faute vénielle.

Là-dessus, les confidences des jeunes gens ne tarirent guère. Harcelant Dieudonné, puisque la règle les obligeait à se réunir trois pour causer dans les cours du collège, ils parlèrent de l’amour sans trêve. Le gros Cavrois plaisantait salement, encore qu’il demeurât vierge, car il savait les phases des maladies honteuses, les saletés de l’obstétrique, et le mécanisme de la génération. Quand Édouard discourait sur la passion, Omer sur le sentiment, Dieudonné déclarait que c’étaient là des sauces qui cachaient le poisson, et un vilain poisson !

Auprès du poêle, l’hiver, et même en s’exerçant à patiner sur la mare de la prairie, ils continuèrent cette dissertation. À peine se détournaient-ils pour voir le Père Vadenat tomber, à la joie générale, ou les superbes exercices du père Corbinon, qui réussissait presque à tracer, avec la pointe du patin, des noms sur la glace. Les trois cousins se firent plus amis, à répéter ces propos. Dans leur conception de l’amour, ils s’apprécièrent, différents. Édouard souhaitait de séduire une belle jeune fille spirituelle, malicieuse, fière, et de lui saccager l’âme et les atours afin de s’en rendre le maître incontesté par la force irrésistible de son ardeur. Dieudonné convoita des courtisanes expertes et saines, capables de multiplier les sensations voluptueuses, d’émouvoir les épidermes. Omer eût voulu, pour lui, une sorte de sœur admirante qui l’eût caressé, comme à leur insu. L’emphase de Corinne, la passivité des nymphes rustiques, il ne les regrettait pas. Incertain devant l’avenir, il cherchait l’appui d’une amitié constante qui répondît à ses objections, et réconfortât ses espoirs débiles, en y ajoutant cette douceur de frémir à l’unisson.

Lorsque le printemps chargea de blancheurs légères les rameaux des pommiers, lorsque les lilas débordèrent le mur du jardin réservé au recteur, Omer Héricourt sentit, avec plus de chagrin, le manque d’une telle affection. La nature se renouvelait, jeune et pimpante. Les gazouillis des oiseaux enguirlandaient toutes les branches. Puis les fleurs des marronniers neigèrent dans les quinconces. Les boutons d’or éclatèrent sur les pelouses neuves. L’éternité du monde se rajeunit tout entière.

Lui se voyait dans un sépulcre blanchi de chaux à toutes les murailles. La vierge du corridor n’avait plus l’attrait du mystère. Briser la vitre, secouer les feuilles d’or, toucher la statue pour découvrir ce que célait la face de Marie, il ne le désirait plus. L’effigie renouvelait seulement une peine, celle de se rappeler sa mère malade et douloureuse en Lorraine, avec la peur de l’enfer toujours plus obsédante, de lettre en lettre. La mort et les sanctions religieuses épouvantaient la veuve, sans répit.

La Fin le hanta lui-même. Il imagina son père sanglant au milieu d’une plaine barbouillée par les fumées des canons et des fusils ; peut-être le colonel avait-il alors songé à son fils. Faudrait-il mourir sans avoir rien accompli ?

Il ne savait pas, comme son cousin Édouard, désirer âprement la domination, ni, comme Dieudonné, assouvir, par de l’assiduité aux sciences, sa curiosité de la nature. La certitude de sa faiblesse l’accablait. Il désespéra d’être jamais mieux qu’un enfant plaintif et méconnu, un enfant pareil d’âme à quelque fillette rougissante, écervelée, espiègle et jalouse.

La maternelle camaraderie de la tante Caroline lui plut alors mieux que tout. Vingt napoléons successivement envoyés, avec des messages affectueux et brefs, n’étaient pas sans témoigner le sincère de cette affection. Étonner la naïve admiration d’une fille amoureuse, écouter les avis de la sage Caroline, n’était-ce point la meilleure règle de vie pour son caractère de vaincu ?

Car il ne doutait pas de porter en soi tout le deuil de la défaite commencée, pour sa famille, aux champs de Presbourg, récemment confirmée par l’arrestation du lieutenant Boredain, l’exil de l’oncle Edme, et les pieuses angoisses de sa mère.

La crasse du collège parut, en outre, plus épaisse au soleil printanier, sur les manches des vestes et les encolures des soutanes. Les butors de la campagne empuantirent les classes, de leur linge peu renouvelé. Des pustules et des rougeurs ponctuèrent le coin des lèvres, le front et les joues adolescentes. Le graillon des cuisines fumait à travers les soupiraux. Entre le triomphe de la nature et la hideur des humains, le contraste s’aviva. Ceux-ci étaient malingres et passagers, celle-là sublime de splendeur et d’immortalité. Ce que l’oncle Edme avait enseigné de Jean-Jacques, ce qu’avaient chanté Herminie et déclamé Corinne obséda quotidiennement la mémoire d’Omer. On ne vivait libre qu’au milieu de la nature épanouie. C’est le désir de perpétuité, que signifie le goût réciproque des sexes. Ainsi, propageant l’existence des races, l’homme restreint les vigueurs fatales de la destruction. Et voilà les raisons divines des joies que procure la volupté.

La résistance à la mort fut le vœu des philosophies échangées entre les cousins. Édouard en appelait à ses souvenirs de Lamartine :


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Et ils confièrent à l’amour le soin de leur faire vaguement comprendre la beauté des harmonies naturelles. Écoutant Édouard louer poétiquement Denise, Omer espéra qu’un jour il serait aimé d’une jeune fille désirable. À deux ils créeraient la chair d’une humanité qui éterniserait sa vie.

Édouard récitait encore :


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Il souriait au ciel et scandait les hémistiches en faisant tinter sa voix comme tinte une corde pincée sur la harpe. Il était agréable de savourer l’émotion que provoquait son éloquence.


Au commencement de l’été, on annonça la mort de Buonaparte. Omer jugea que toute une époque généreuse s’abîmait avec l’homme. Il plaignit son oncle Edme. Pour mourir isolé dans une petite île des océans africains, était-il nécessaire de tant avoir remué le monde ? Au collège, on abattait l’idole. Le Père Anselme l’assurait en classe : Buonaparte et son frère Lucien n’avaient pu réussir au 18 brumaire qu’en vertu d’un pacte secret conclu avec les thermidoriens et les royalistes. Ceux-ci, après l’insurrection de vendémiaire, s’étaient relevés plus forts ; ils avaient agi dans la société de Joséphine, pendant l’expédition d’Égypte, et fait, au loin, convaincre le vaincu de Saint-Jean-D’Acre par les messages de l’amiral anglais. Une fois l’affaire conclue, Sidney Smith, laissa forcer, par le navire qui ramenait Buonaparte, un blocus étroit, dont aucun bâtiment depuis quinze jours n’avait pu tromper la vigilance. Le pacte étant approuvé par les principaux des Anciens, cette assemblée ratifia l’événement de Saint-Cloud. Elle prétendait que le vainqueur des Pyramides, après un intérim nécessaire pour l’apaisement des sectes, remît, selon ses promesses, le pouvoir au Roi. Sa majesté le nommerait lieutenant général des armées françaises et, rétablissant la monarchie, gouvernerait avec une Assemblée nationale. Mais le condottiere refusa de tenir sa parole. Le duc d’Enghien, puis Cadoudal et Pichegru la lui rappelèrent en vain. Alors : ceux-ci dénoncèrent à l’état-major jacobin du général Moreau la convention secrète, et l’engagèrent à déchaîner contre le parjure toute l’armée républicaine de Hohenlinden. Mais le duc d’Enghien, qui conservait le texte du pacte pour le publier à l’heure voulue, fut enlevé sur le territoire de Bade, dépouillé de son portefeuille, conduit à Vincennes et fusillé. Pichegru fut étranglé par les mameluks dans sa prison. Des juges que terrorisaient, au tribunal même, les gendarmes de Savary, condamnèrent à mort Cadoudal, et à la réclusion le général Moreau. L’armée du Rhin fut aussitôt déportée dans les Antilles, où l’anéantirent les fièvres tropicales et une guerre soigneusement ignorée par une presse esclave. En droit, Buonaparte n’était donc qu’un lieutenant déloyal et rebelle, un usurpateur qui avait trahi les Jacobins en acceptant l’aide des Bourbons, puis les Bourbons en gardant le pouvoir indu au moyen d’assassinats. Telle apparaissait la valeur morale de Napoléon, de qui tant de rhéteurs exaltaient la grande âme.

Écarlate entre ses boucles blondes, le Père Anselme tapait du poing la tablette de sa chaire poudreuse : et il dévisagea sévèrement Omer, comme si le discours véhément s’adressait au neveu du capitaine Lyrisse. L’enfant détourna les yeux, tandis que la bande obséquieuse des petits rustres ricanait, approuvait au long des pupitres, trépignait sous les bancs de bois cru, et regardait sournoisement le fils du colonel Héricourt. Il se souvenait. Maintes fois on avait, devant lui, cité l’admiration qui liait son père à Moreau. Le chef des philadelphes avait marié son ami à Mlle  Virginie Lyrisse, puis l’avait entraîné dans sa chute. Rayé des cadres, l’officier avait seulement été réinscrit au camp de Boulogne, parmi ceux rappelés en foule avant la campagne d’Austerlitz. La vie du héros prouvait donc l’assertion du jésuite : Napoléon n’était rien qu’un aventurier de génie, un coquin miraculeux. En celui-ci l’imagination publique incarnait à tort la gloire du peuple jacobin qui vainquit les monarques au nom de la liberté. Les enseignements du bisaïeul s’accordaient avec ceux du prêtre. Et tout le rêve de l’oncle Edme, du major Gresloup, et de la Goguette bonapartiste était une erreur. La légende impériale s’écroulait avec son colosse à la tête d’or, aux pieds d’argile.

Le capitaine adressait d’habitude aux Moulins-Héricourt, afin de se présumir contre l’inquisition des jésuites, ses lettres au collégien. Caroline les remettait sans faute. Omer aima longtemps les relire, ainsi que certaines autres. De tels messages exaltaient son importance. Il tirait vanité, à l’ordinaire, de l’attitude que lui prêtait sa mélancolie de lecteur en manteau à l’espagnole, appuyé contre un arbre dans la cour du collège, loin des surveillants qui le croyaient d’ailleurs occupé de ses notes sur le cours d’histoire. Il laissait s’amollir la main qui retenait le message un peu jauni : telle son âme défaite et vaincue.


Saumur, ce 27 de décembre 1820.


« Mon cher conscrit,

« Ta sainte mère me mande que tu as été frappé par la détresse des pauvres que tu visites autour du collège. Presque tous, dis-tu, sont d’anciens soldats mutilés au service de Napoléon. Tu accuses le grand homme de leur misère. C’est un mauvais esprit que te soufflent tes jésuites du diable. Chasse-moi au trot ces sottises. Quand bien même ces misères seraient mille fois plus affreuses, elles paieraient à peine les ivresses sublimes de la gloire. Ces lâches se plaignent ? C’est que la veillesse et la stupidité propres à la vie civile les engourdissent. Demande-leur plutôt ce qu’ils pensaient lorsqu’ils entraient à Vienne en 1805 et en 1809. J’y étais, moi. J’ai vu. Ce sont des ingrats horribles. Plus tard tu reconnaîtras que j’ai raison, si tant est que tu puisses t’imaginer, quelque jour, quelles têtes portaient ces gens-là quand ils avançaient au son des musiques dans les villes conquises. Leurs culottes étaient boursouflées d’or ; les florins et les thalers marquaient en bosses sur leurs cuisses, et sonnaient dans leurs gibernes. Ils achetaient Bacchus, et mataient Vénus à leur aise. Ils ont roté, dans toutes les capitales de l’Europe, sur le sein des belles. S’ils étaient demeurés au fumier de leurs villages et à l’engrais comme des pourceaux malades, qu’auraient-ils connu ? " heureusement qu’il y en a d’autres que ces jean-f… ! Nous avons trouvé céans, à Saumur même, de braves amis décidés à ne pas laisser rouiller, sur leur poitrine, la croix d’honneur. Avant peu, je gage, tu entendras parler de notre chevalerie nouvelle. C’est une chance d’être tombés ici. " on t’a entretenu de nos croisières. Chez les engliches, nous sûmes, G… et moi, comment, grâce au comte de P… ― B…, ces messieurs de la congrégation ne voyaient goutte dans notre affaire. D’abord nous nous proposâmes de faire route pour l’Italie. Plusieurs étudiants de Paris, exilés là-bas depuis les événements, nous invitaient à les rejoindre à Naples, et à y prendre rang dans l’armée constitutionnelle : on y est sensible au double avantage de servir contre la sainte-alliance de Troppau et de dépister les mouchards de s. M. T. C. Seulement, nous lûmes dans les gazettes que le commandant Bérard n’avait vendu qu’à demi ses frères d’armes, dont nous sommes : alors nous avons répondu à quelqu’un qui nous faisait signe en France. Les policiers d’Albion tiennent boutique de passeports hanovriens à bon compte, ce qui nous permit d’embarquer à Plymouth, de débarquer à La Rochelle. " fouette postillon ! Nous arrivâmes à Saumur pour soutenir messieurs les libéraux et la garde nationale, qui voulaient offrir un banquet à cette vieille poule de Benjamin Constant, fichu bavard, peu sympathique aux militaires ; mais il gêne S. M. T. C. Ne ressemble jamais, mon cher conscrit, à un pareil cuistre. Mme  Cavrois désire que tu deviennes avocat : c’est qu’elle n’a pas entendu pérorer cet olibrius genevois qui propose sérieusement de faire l’omelette sans casser les œufs, et qui semble même croire aux sottises qu’il débite. Va, il n’y a encore que les officiers pour le cœur et la décision. Retiens ça. Songe à l’épaulette de ton noble père. Rien n’est perdu de l’honneur français. J’aurais voulu que tu fusses auprès de moi, quand, avec la garde nationale bourgeoise, nous avons cogné sur les blancs de l’École. Ces godelureaux, indignes de porter l’uniforme, étaient venus en bandes jeter des pierres dans les fenêtres du Constant, et compisser indignement les bornes de l’hôtel où se préparait le banquet. Voilà comme ce traître de Clarke, simple capitaine à la Révolution, général en 1793, créé duc de Feltre par Napoléon, a composé les cadres de l’armée, en 1816, et choisi les futurs officiers parmi les seuls militaires signalés pour leur haine de la Révolution et de l’Empire.

« Enfin, la canaille n’aura pas toujours raison. Nous avons lâché quelques coups de pistolet dans le tas, aux acclamations du peuple. Ces braves comprennent que ce n’est pas en restant paresseux comme leur Loire ensablée que les libertés leur seront rendues. La batellerie du fleuve nous fournit des camarades. De gros événements se préparent ici, car la prochaine promotion de l’École, choisie dans les cadres de Gouvion Saint-Cyr, sera, dit-on, de notre bord. G… et moi n’avons pas fait de la besogne inutile.

« Nous allons gagner Marseille pour continuer notre voyage à destination de Livourne. Là-bas nous appellent de nouveau les étudiants proscrits depuis l’affaire du bazar. Je ne te parle pas de nos santés. Ce sont celles de vieux soldats taillés dans le chêne encore revêtu de lauriers. La fin de ce message était seulement de te dire que tes pauvres mutilés étaient de f… jean-f…, et qu’ailleurs on espère encore le retour de la gloire, dût-il en coûter à chacun un tibia ou un bout d’oreille.

« Je t’embrasse à grands bras. Soigne ton équitation ; et travaille bien. Tu deviendras alors un fils de Marcus Junius, digne de nous délivrer de ce gros Tarquin. G… t’envoie mille compliments. Ne t’étonne pas de l’en-tête commercial qui est sur l’enveloppe. La prudence est mère de la sûreté. Et le vieux galant de la Cayla fait lire les lettres dans son cabinet noir.

« E. L. CARNIQUET ET Cie. »



Esquermes, ce 19 de mars 1821.


« Mon frère,

« Notre mère m’écrit à la fin de me faire assavoir que tu penses encore renoncer à l’état de prêtrise. Cela lui cause beaucoup de chagrin ; celui que je ressens de ce chef est aussi bien ressenti par notre cousine Delphine. Nous sommes désolées. Représente-toi que, pour un garçon de petite naissance, il n’y a que cette sainte mission qui puisse te savonner de la roture. Si Dieu n’avait point voulu me faire la grâce de me destiner à un mariage noble, j’aurais pris le voile, sans hésiter. Comment pourras-tu vivre auprès des Praxi-Blassans et de moi, titrée vicomtesse, si tu ne portes pas cet habit qui exige les marques du respect ? Je ne saurais croire à la fermeté de ta résolution. Notre pauvre mère est bien malade. Voudras-tu l’affliger en te faisant soldat, en un temps où Sa Majesté le Roi Louis XVIII réserve les faveurs, comme il sied, aux personnes de naissance, dans les régiments ? Nous préférons penser que tu cèdes à un entraînement passager dont tu montreras bientôt un vif repentir.

« Aime Notre Seigneur Jésus-Christ, mon cher frère, de tout ton cœur. Nous prions pour toi ; nous commençons une neuvaine à l’intention de sauver ton âme ; et notre bonne directrice et sainte Mère Honorine Sainte-Véronique-de-l’Image s’associe à nos exercices pieux.

« Je t’envoie par la malle-poste un paquet de livres que publie la Société des Bonnes Lettres sous le patronage de M. De Chateaubriand. Tu puiseras dans ces lectures, si Dieu le veut, des avis salutaires, sous les fleurs les plus belles de notre littérature.

« À revoir, mon frère, au nom du Sacré-Cœur et de Marie.

« DENISE HÉRICOURT.

« P.-S.Mme  la marquise d’Espard nous a fait don, à Delphine et à moi, d’un rosaire à grains d’argent, avec un grain d’or toutes les dizaines. Cette faveur, venant d’une des plus grandes dames de l’aristocratie française, me rend folle de bonheur. J’espère que tu te réjouiras de même.

« Donne le bonjour à Édouard de notre part, de la mienne surtout. Qu’il n’oublie point tout ce qu’il m’a promis. »



Gênes, 13 d’avril 1821.
« Mon cher conscrit,

« J’ai tant d’affaires que je t’écris trop rarement. Il faut qu’un biscaïen de la Sainte-Alliance des tyrans m’ait traversé la cuisse dans la plaine de Novare, le 8 courant, pour que je trouve le loisir de tracer à ton adresse ces quelques lignes, et cela sous les combles d’un palais où je me cache de la police autrichienne qui en veut à ma tête. " fichtre ! La tête d’un vieux dragon de l’empereur, ça ne s’attrape point comme une boule au jeu du mail ! J’aperçois, de mon trou, une bonne petite goélette qui tangue sur la mer verte du golfe et que j’espère rejoindre, en quelques brassées, dans le milieu de la nuit. Mais, comme je puis manquer mon évasion, je couche ces mots au long de ce papier à chandelles pour qu’au cas de malchance tu te souviennes plus tard d’un oncle qui t’aime bien, et qui pense à toi, aux heures où il paraît sage de convenir qu’on est, après tout, mortel. " n’aie pas peur : ceci n’est pas un testament. Toutefois je confie à une franche amie napolitaine, qui me dorlote depuis quelque temps, ma croix ; c’est celle de ton père, tu le sais, détachée de l’uniforme quand le cœur eut cessé de battre, à Presbourg. Donc, elle t’appartient. Si tu apprends des choses en noir, fais-la réclamer avec la tabatière où je garde le sable de Sainte-Hélène et avec quelques autres babioles, paperasses et souvenirs que je cachèterai tout à l’heure dans un paquet à ton nom. Adresse ta réclamation à la signora Graziella Monero, via di trastevere ; procida, presso Napoli. " maintenant, bien qu’il m’en coûte, je veux te dire ceci. Graziella Monero peut devenir mère avant décembre. Son enfant est le mien. Mon aïeul et mon père se chargeront de la tutelle. Je leur écris afin de les en prier. Mais ils sont vieux : c’est à toi, jeune homme, que je demande de veiller, plus tard, si je disparais demain, sur l’enfant. Je n’ai pas d’autre ami que toi. J’ai perdu ce pauvre G… dans la bagarre du 8. Je pense qu’il a été pris par les gardes du corps de ce misérable Savoie-Carignan qui nous a trahis le 22 mars en passant soudain à la sainte-alliance. Le mieux qui puisse advenir dès lors à G… est d’aller croupir, deux ou trois années, dans une forteresse de Moravie, à moins qu’on ne l’ait déjà fusillé à Turin.

« Par conséquent, il ne me reste que toi seul. Tu es jeune, très jeune : je sens qu’il serait peu délicat de te faire accepter, à cet âge, un tel devoir. Aussi je ne t’impose rien. Je t’avertis seulement d’une vérité. Agis dans la suite selon ta fantaisie. J’exige que mon aveu et ma requête ne t’engagent point. J’espère avoir fait de toi une façon d’homme libre. Agis en cette qualité.

« Je te dois des explications. Les voici. Quand nous arrivâmes, au commencement de l’année, à Naples, G… et moi, nous répondions à l’appel des étudiants de Paris venus en cet exil soutenir la cause de la constitution libérale que menaçaient les tyrans, au congrès de Troppau. Nous fûmes admirablement traités chez le général Pepe : je l’avais connu pendant la campagne de Russie, à l’armée de Napoléon. Vers cette époque, il avait été reçu philadelphe de notre loge régimentaire. Dans ses salons, je rencontrai Graziella Moreno, fille d’un maître élu des carbonari. Chacun me fit un bel accueil. Pour elle, c’était une jeune fille qu’étonnait comme un conte de la mère l’oie, le récit de mes campagnes et de mes aventures. Elle me remercia chaudement parce qu’en juillet dernier, après mon voyage en Espagne avec les cavaliers de Mina, j’étais venu affranchir ses compatriotes du joug absolutiste, soumettre le roi de plâtre. Elle parut m’adorer. Je te dirai que j’y allai… à la dragonne, selon mon habitude, et qu’à la première occasion, malgré les cris de sa bouche et les pleurs de ses grands yeux de jais, je me fis l’amant de cette belle aux bras d’albâtre.

« Notre liaison fut mystérieuse et passionnée, tout un mois durant. Je m’aperçus alors combien Graziella valait mieux que mon caprice, combien elle m’aimait sincèrement, et je compris qu’une séparation tuerait, sinon le corps, au moins l’âme de cette femme sensible. Tant que la mission de notre bande se bornait à fournir secrètement de la poudre et des fusils aux carbonari du Piémont, aux hétéries grecques de Janina, qui proclamaient alors leur indépendance contre le sultan, l’amour ne pâtit pas. Mais, dès que le congrès de Laybach eut lâché cinquante mille Autrichiens sur nous pour rétablir le despotisme dans les Deux-Siciles, il parut évident à nos compagnons que la Lombardie, vidée de troupes par ce mouvement, ne pourrait, avec ses seules garnisons, réprimer la révolte toute prête à éclater dans le Piémont. Il importa de gagner Gênes et d’y donner le signal de l’insurrection. Je tâchai de m’enfuir sans que Graziella le sût. À dix lieues de Naples, sa chaise de poste me rattrapa. Elle immolait sa fortune, son honneur, son rang et son avenir à notre passion.

« Que dirai-je en outre ? Pour l’amour de moi, ce fut elle qui arbora le drapeau constitutionnel à Gênes, le 10 mars, pendant que, juché sur une borne, je haranguais la foule en fort mauvais patois piémontais. Elle sortit à cheval, sur la place de Turin, la bannière tricolore dans la main, le soir où le vieux Victor-Emmanuel abdiqua en faveur de Savoie-Carignan, et aussi le 22, après que ce pleutre, emmenant presque toute notre cavalerie et nombre de nos canons, eut passé ignoblement à l’ennemi. L’audace de ma maîtresse releva les courages. Je la verrai toujours criant des mots italiens du haut de son cheval blanc à la multitude stupéfaite. Les cheveux épars sous un bonnet rouge de pêcheur napolitain, elle caracolait à l’extérieur des arcades roses qui soutiennent l’amphithéâtre des petites maisons, devant le lit pierreux du Pô. Toutes les jalousies étaient baissées par peur des espions et des dénonciateurs qui livrent maintenant, hélas ! cours prévôtales les libéraux trop contents vers cette heure-là. Dès que Graziella eut paru, parlé, chanté, toutes les jalousies se relevèrent à grand bruit, toutes les boutiques s’ouvrirent, la place se remplit de patriotes acclamant, avec la beauté de l’héroïne, la liberté qu’elle personnifiait de façon sublime. La cité, déserte et morne dix minutes avant, vécut tout à coup, avec mille tumultes et toutes les fureurs de l’enthousiasme. Ces pauvres gens abjurèrent leur terreur, répondirent à notre appel, prirent les armes, suivirent le comte de Santa-Rosa. Nous envahîmes, le 4 avril, le territoire autrichien, au chant de l’hymne constitutionnel, derrière l’étendard et la splendeur de mon amazone. Alors je l’aimai. J’appris ce qu’est l’amour véritable : notre idée la plus belle qu’incarne une femme aussi belle. " penses-tu que je puisse abandonner l’enfant conçu dans ce temps inoubliable, mon conscrit ? Que n’accomplira-t-il pas, ce prédestiné ?… hélas ! Que suis-je à cette heure, pour le sauver ? Un misérable proscrit caché dans les combles d’un palais en ruine. Les chevaliers peints à la fresque contre les murs se fendillent et tombent sur les dalles usées. Parfois des tuiles s’écroulent du toit dans les buissons de roses rouges qui ont poussé entre les marches disjointes du perron, et qui couvrent tout jusqu’à la mer monotone. Le vent mugit sous les voûtes, claque l’unique battant d’une porte. Sans doute les sbires et les espions rôdent-ils autour de mon refuge pour me conduire devant la cour martiale. Graziella dort, épuisée, sous les plis de ma cape. Si je tentais une démarche pour légitimer notre union par le ministère d’un de ces moines qui pullulent dans le quartier, j’attirerais certainement la mort sur ma tête ! " je t’écris ces choses pour que tu m’excuses, Omer, de t’offrir un devoir si lourd. Et, tout de même, si ce jean-f… de Savoie-Carignan n’avait pas entraîné nos deux régiments de cavalerie, nous aurions pu éclairer notre gauche à Novare. Jamais les autrichiens de Bubna n’auraient occupé à temps les hauteurs, ni pris l’armée constitutionnelle entre deux feux. Nous n’aurions point battu en retraite devant les canons de Latour ; je ne me serais pas sauvé de Turin à Gênes dans une voiture de foin que les douaniers lardèrent avec des tiges de fer à toutes les étapes. Ils ont fait huit trous dans mon manteau et percé ma botte gauche. Heureusement, je n’ai pas bronché. Graziella était blottie sous moi. " tout cela ne veut pas dire que je ne gagnerai pas à la nage tout à l’heure la goélette de mon ami, l’armateur carbonaro, et que je ne te reverrai pas bientôt, en Lorraine ou en Artois, mon cher conscrit. Nous t’apprendrons alors à ne point mettre les doigts sous l’arçon pour trotter, sacré renard ! " E. L. " pendant