L’Envers de la guerre/II/02

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Texte établi par Ernest Flamarion,  (Tome II : 1916-1918p. 14-23).


SEPTEMBRE 1916


— Le 1er. Le lieutenant G…, représentant belge aux Inventions, me dit l’impopularité croissante de Poincaré, les rires au cinéma dès qu’il apparaît sur l’écran. Et aussi l’accroissement de la popularité de Briand, qui lui apparaît mener la guerre. Il conclut l’entretien en souhaitant que la leçon de cette boucherie soit d’en éviter d’autres.

Le Bonnet Rouge publie des notes qu’un colonel fournit à ses sous-officiers comme canevas de théorie aux hommes. On y lit : « Il est insensé de supposer qu’un phénomène qui s’est toujours rencontré depuis que l’humanité existe doive jamais disparaître. La guerre est éternelle et nécessaire. Acceptons cette nécessité comme les autres maux, etc. » Ainsi, cet homme juge les autres maux nécessaires, la tuberculose nécessaire ! Un homme qui, de son vivant, a vu abolir la mort par la rage, la diphtérie, la typhoïde, qui a donc vu disparaître des maux aussi vieux que l’humanité… Enseigner cette perpétuelle nécessité de la guerre à des hommes, c’est un crime.

— Un soldat, « apache » de profession, qui naguère fut souvent en difficultés avec la police, se couvre de gloire, est promu sous-lieutenant. Sa grande volupté, en permission, est de foutre dedans les sergents de ville qui ne le saluent pas.

— Il faut se rendre compte de l’ignorance où aura vécu la France, flambeau du progrès, nation démocratique par excellence. Aucun journaliste français n’est admis dans la zone des armées, au contraire de ce qui se passe chez les Anglais, par exemple. Et, se serait-il glissé un reporter au front, qu’il ne pourrait écrire que des choses orthodoxes, sans critiques, car la censure veille. Aussi, personne ne sait ce qui se passe.

— Deux jeunes femmes jouent à ceci : l’Illustration publie les citations à l’ordre du jour, avec le portrait des héros. Cela coûte, je crois, 15 francs à la famille. Alors, dans ces tableaux d’honneur, les jeunes femmes cherchent quelle figure leur plaît le mieux, dans chaque page. Cela les amuse de voir si elles tombent d’accord. Or, l’affreux, c’est que, deux fois sur trois, le préféré est mort. La citation mentionne qu’il a été tué. Et cela ne choque plus ces jeunes femmes, tellement on est devenu insensible.

— Le 5. Des hommes, du haut d’un dirigeable, jettent des bombes sur des femmes et des enfants endormis. Ce ballon est atteint, s’enflamme, tombe. Un million d’êtres, rugissant de joie, défilent devant les cadavres de l’équipage, calcinés et « dorés comme des poulets ». Les journaux anglais disent : « C’est une fête comme le Derby. » Et il y a des gens qui trouvent que la guerre est belle ! La guerre qui, dans les deux camps, a réveillé, développé cette férocité !

— Le 6. Bruit de la disgrâce de Sarrail, remplacé par Gouraud ? Mais Painlevé a toujours déclaré qu’il démissionnerait si on touchait à Sarrail.

— Comme j’attache une importance d’indication à la baisse du mark, Mme X… dit que je lis l’avenir dans le marck.

— Le 8. L’affaire Sarrail préoccupe plus que tout, dans les milieux politiques. Pourtant, Painlevé dit qu’on n’a pas parlé du cas Sarrail au Conseil du 7, sauf une boutade de Briand disant que, si la Presse attaque Sarrail, c’est que la censure du général Roques est mal faite.

— Dans le Journal du 8. Mme Vve P… a la grande douleur de faire part de la mort glorieuse de ses trois fils. Suit l’énumération : l’un en 1914, l’autre en 1915, le troisième en 1916. Avoir attendu, avoir collectionné ! Quelle horreur, cette récapitulation !

— Un Suisse, plutôt germanophile, avoue l’infamie des déportations de Lille, ce triage des familles, ces jeunes filles envoyées vers un but inconnu, toute cette volupté de la force.

— L’offensive a repris dans la Somme le 3 septembre. C’est à peine si, désormais, se réjouit en moi la partie de l’être « sensible à la victoire ». Ce qui l’emporte, à chaque village enlevé, c’est la conscience écrasante des pertes, la réalisation des morts et des deuils.

— On imagine que Briand rêve l’avènement de Georges de Grèce au trône de Constantin. Que deviendra Briand dans cette affaire ? On me répond : « Eh bien, et Ruy Blas ? »

— Du fait de la guerre, il y a les nouveaux riches, les N. R. Le dimanche 10, nous avions à côté de nous au restaurant du Canal, à Versailles, un groupe qui bâfrait formidablement. Les vins et les mets les plus chers. Et tous sentaient une tenace odeur de produits pharmaceutiques. Des N. R.

— Des vaches réquisitionnées n’avaient pas de lait. On enseigna à l’Intendance que les vaches n’ont du lait que lorsqu’elles ont des veaux et qu’il faut donc les mettre au taureau. Demande de 500 taureaux. Les bureaux, jugeant que cela revient au même, envoient 500 bœufs.

— Le 11. Caillaux dit à l’un de ses collègues que les deux grands malheurs de la guerre sont l’assassinat de Jaurès et la folie de Clemenceau. Une quinzaine de députés viennent successivement serrer la main de Caillaux et, à propos des incidents de Vichy, lui disent en termes à peu près identiques : « Ils veulent donc faire de vous un président du Conseil ? Trois affaires pareilles et cela y sera. » Caillaux dit qu’il a couru à Vichy un réel danger.

— Tristan Bernard, parlant de la douzaine de vides à l’Académie que l’on devra combler après la guerre, dit qu’il faudra fabriquer les académiciens en série.

— 16. Un exemple de la coupable partialité des journaux. Aux deux premières pages, en gros titres, ils célèbrent des victoires alliées. Et en troisième page, en deux lignes, ils donnent le communiqué roumain, qui annonce une retraite roumaine en Dobroudja. Ce recul passe inaperçu à cause de la façon matérielle dont il est présenté. Voilà le crime. La presse française n’a jamais montré la vérité, même la vérité possible avec la censure. Ç’a été une artillerie lourde de grands mots, d’espoirs énormes, un dénigrement systématique de l’adversaire, un parti pris de cacher l’horreur, la tristesse de la guerre, de la montrer en beauté !

— Le 16. Sur le boulevard, après-midi, c’est un défilé d’officiers blessés, décorés, qui semble venir chercher là, dans la caresse des regards, une récompense.

— On fait la queue dans les épiceries pour avoir du sucre. On ne délivre le beurre que par quart de livre. Plus d’oranges. C’est comique, quand on pense à cette fameuse pénurie allemande dont on se gausse.

— Le 16. De dix heures du soir à deux heures du matin, je travaille avec Painlevé, dans son bureau de l’Instruction Publique, à un rapport pour les Inventions. Il entremêle le labeur de souvenirs récents…

— Le vieux Méline, de l’Agriculture, fait remplacer le mot « Courses », dans les journaux, par les mots « Épreuves hippiques de sélection ». Nous sommes sauvés !

— On me cite ce général, si spécialement réactionnaire, qu’il refusait de faire des propositions de croix, médailles, galons, pour ses troupes, ne voulant rien demander à la Gueuse. Tête des intéressés !

— Invité par Poincaré à la décoration de Verdun, Humbert écrit au Secrétaire de la présidence : « Verdun n’a pas besoin de décoration, Verdun a besoin de canons. Le lendemain de la victoire, je serai volontiers aux côtés du Président pour glorifier la ville. »

— On sait les légendes nées autour de la mort de Galliéni, que Herr, Sarrail, Viviani, ont tué successivement, dans ces divers contes. Il y a maintenant la légende du traître. Joffre réunit tous les officiers du G. Q. G. Il leur dit qu’il y a un traître parmi eux. En effet, les Allemands sont avertis de tout. On a même donné, tout exprès, des faux ordres qu’ils ont connus. Il faut que ce traître se fasse justice dans les 24 heures. Le lendemain, même réunion. Aucun officier ne manque à l’appel ! Joffre prend le revolver d’un lieutenant de gendarmerie, parcourt les rangs et tue le traître !

— Quand j’entends dire du communiqué : « C’est bon, n’est-ce pas ? » une révolte me secoue. Je pense aux milliers de morts — dont chacun vaut autant que nous-mêmes — qui sont tombés pour qu’on puisse dire : « C’est bon. » Et je sens que personne n’y songe, que cela n’existe pas.

— Y a-t-il quelque chose de plus antidémocratique que la guerre, qui ravale les hommes à une masse anonyme, dont on dispose comme de bêtes, et qui ne met en lumière, en toutes occasions, que les chefs ?

— Un colonel écrit que l’explosion d’un dépôt de grenades a pris au piège et incendié dans le tunnel de Tavannes, près de Verdun, les troupes qui s’y abritaient contre le bombardement. 700 hommes ont péri. Les journaux se sont tus.

Painlevé dit à ce propos qu’au Conseil du 21 septembre, on s’indigna de n’avoir pas été mis au courant du fait par l’autorité militaire. Albert Thomas l’apprit d’un collègue de la Chambre. On a frappé du poing la table. Mais ce sera tout.

— Un sportif professionnel, tué ces jours-ci au front, écrivait récemment qu’on leur avait appris l’usage du couteau, qu’il avait essayé sur un Allemand, lui ouvrant la gorge de bas en haut, suivant la règle, mais que cet homme lui avait jeté un tel regard d’angoisse qu’il avait renoncé au couteau et… qu’il avait assommé les autres à coups de poing.

— Le G. Q. G. aurait retardé de trois jours l’annonce de la prise de Florina, parce que c’était l’œuvre de Sarrail. On en prend à témoin les dates des journaux neutres.

— Le nouvel emprunt s’appelle « Emprunt national 1916 ». Le précédent s’appelait « Emprunt de la Victoire ». Sagesse ?

— Dans les milieux ouvriers, on ne parle plus de la guerre. On s’intéresse plus au feuilleton qu’au communiqué.

— Titres de feuilletons : Les Alliés, Les Héroïnes, Les Captives, Les Mystères de la Forêt Noire.

— Un blessé, moribond, repousse un prêtre : « Laissez-moi. Quand je serai mort, vous ferez ce que vous voudrez. » Cet homme en réchappa. Il dit qu’il ne vit jamais regard de haine comme celui que lui lança ce prêtre.

— On refusille. Sur quatre fusillés à Verdun dans un régiment réfractaire, il y a un engagé volontaire, un père de trois enfants, un décoré de la croix de guerre. Et ce ne sont pas les vrais meneurs.

— Les nouveaux riches sont admis avec le sourire. On ne s’en indigne pas. L’Illustration du 17 septembre publie de gaies caricatures sur les N. R. Les patriotes, décidés à trouver tout beau dans la guerre, disent qu’il a bien fallu faire appel à ces profiteurs. Pour moi, je trouve odieux ces vers qui s’engraissent sur les cadavres.

— Le 22. Bouttieaux écrit. Cette fois, il rend hommage à la bravoure anglaise. Mais il ajoute : « Ces Boches de malheur se défendent avec énergie… Ce ne sera pas la belle manœuvre à la Napoléon, mais l’usure lente. Et pour cela, il nous faut des hommes, des hommes et encore des hommes. »

— Ceux qui continuent à voir Alfred Capus disent qu’il a gardé son scepticisme blagueur. Mais il réclame dans son Figaro une guerre de conquête et d’annexion. Quelle loi fatale, que ce soit toujours la réaction qui penche de ce côté.

— De plus en plus, je vois que, si les gens au pouvoir veulent continuer la guerre jusqu’à ce qu’ils appellent la victoire, c’est d’abord en vertu de cette croyance que cette victoire seule sauvera leur place et leur tête.

— La censure ne veut pas laisser imprimer que « nous ne sommes pas vaincus ». (Bonnet Rouge du 23 sept.) Peut-on peser à ce point sur l’opinion !

— Quiconque est dans la zone des armées décrit les dangers qu’il court, dans ses lettres à ceux qui lui sont chers, au risque de les alarmer. Le désir de les éblouir l’emporte sur la crainte de les inquiéter. Le médecin C… écrit à sa femme qu’il a eu son infirmier décapité à côté de lui dans une tranchée. Cette femme devrait avoir désormais une angoisse accrue ? Quant à ses deux gosses, ils éclatent d’orgueil.

— La guerre à la Paix est admirablement menée. Tous les journaux publient la déclaration du parti socialiste allemand, décidé à la guerre, en disant qu’elle a réuni 251 voix contre 5. Ils omettent les 44 abstentions des minoritaires. Il y a un parti pris général de tricherie.

— Le 28. Déjeuner chez sir Henry Norman, membre du Parlement anglais. Il me montre trois récents numéros du Times. Y figurent les noms des 4.000 gradés et soldats anglais mis hors de combat chaque jour sur la Somme. Chez nous, rien.

Sa femme a vu à Londres, puis à Paris, le film de l’offensive anglaise de la Somme. À Paris, la préfecture a supprimé deux passages : celui où les soldats sortent en riant de la tranchée puis retombent, blessés ou morts ; et celui où l’artillerie passe sur ses propres morts. Toujours notre parti pris de cacher l’horreur de la guerre, de permettre au chauvinisme une jubilation sans remords.

— Les joailliers disent tous qu’ils font des affaires sans précédent. Beaucoup de nouveaux riches, pour échapper aux taxes sur les bénéfices de guerre, les transforment en bijoux. D’autres font de même pour échapper à une banqueroute de l’État, pour donner à tout hasard à leur fortune une forme petite et sûre.

— Tristan raconte le truquage que représente le compte rendu dans les journaux des séances de la Chambre où Brizon, Roux-Costadeau, Raffin-Dugens intervinrent. Briand, cité in-extenso, a l’air de triompher de dangereux imbéciles dont on cite deux lignes. En fait, à l’Officiel, ces hommes ont dit des choses qui se défendent et se tiennent. Ajoutons que le lendemain, à 11 heures du matin, on ne trouvait plus ces Officiels.

— La ferveur de la femme pour le costume d’officier reste étale. J’en ai vu ramasser un gant tombé et le rendre avec la génuflexion de l’enfant de chœur devant l’autel. Et ceci : un officier, sous-préfet mobilisé, envahit dans un rapide un compartiment défendu par l’affiche : loué. Il convie sa compagne à le partager. Une troisième personne s’y glisse furtivement. Et notre officier de clamer bien haut qu’on doit tout aux officiers, qu’ils défendent le sol national. Si ceux qui ont loué le compartiment viennent réclamer, il saura les recevoir. Ah ! Mais… Alors la dame qui s’est glissée furtivement lui dit d’une voix timide : « Oh ! Monsieur, personne ne réclamera. C’est moi qui ai loué. » Et elle ajoute bien vite qu’en effet, en ce moment, pour les officiers, il n’y a rien de trop beau, rien de défendu.

— Le 29. Lloyd George est interviewé par des Américains. On pourrait ainsi condenser sa conclusion : « Une pareille horreur ne peut pas se recommencer sur la terre. Le seul moyen d’en empêcher le retour… c’est de la prolonger sans fin. » Sérieusement, quelle hypocrisie, ce souci des générations à venir. Ah ! Dans la paix, on s’en fout, des générations à venir. Et, encore un coup, voilà l’odieux : c’est de cacher de l’orgueil, des ambitions, des intérêts, sous de hauts sentiments, un noble souci de l’avenir.

L’avenir ? Et le présent, criminels imbéciles ! Et songer que cette comédie fait de vrais morts ! Oh ! Les mamans, les mamans, comme je voudrais leur parler… Mais on ne peut pas. On est bâillonné.

— Le groupe-famille, le groupe-village, le groupe-province n’ont pas le droit de se défendre par le meurtre. On punit ces pratiques. Seul, le groupe-nation a le devoir de tuer, devoir glorifié par les suprêmes honneurs.

— Les troupiers du front auront désormais « trois permissions par an ». Vous entendez : par an. L’État-Major ne pouvait pas trahir plus ingénument sa mentalité imbue de la notion de « la guerre installée ».

— Le 29. Chez Prunier. On refuse du monde. Un valet de pied, au seuil, rejette les gens à la rue sous l’averse drue. Dedans, on bâfre dans les couloirs, les paliers, les vestiaires. Ah ! Les troupes d’assaut sont loin.

La Liberté du 23 veut aller au Rhin, au delà du Rhin. Quel courage ! Quel héroïsme ! Encore du sang, encore. Que c’est bon, que c’est chaud. Tas de sangsues ivres !

— La guerre à la Paix : on se réjouit fort que la Scandinavie et la Suisse aient déclaré qu’elles n’interviendraient pas entre les belligérants. Chic ! On va pouvoir continuer.