L’Envers de la guerre/II/19

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Texte établi par Ernest Flamarion,  (Tome II : 1916-1918p. 193-202).
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FÉVRIER 1918


1er fév. Sur le raid du 30 janvier. Devant la maison découronnée de l’avenue de la Grande-Armée, no 16, les arbres encore nus ont recueilli des étoffes : rideaux, tentures, un bas rose. À cent mètres à la ronde, vitres brisées. Les concierges ramassent en tas les morceaux de verre. On bouche les baies avec des journaux. Enfin, ils servent à quelque chose !

La presse réclame des représailles. Or le communiqué allemand du 31 janvier représentait déjà le bombardement de Paris comme des représailles de la nuit de Noël. C’est l’enchaînement sans fin. C’est bien ce que souhaitent les prolongeurs de tous pays.

La bourgeoisie feint de mépriser le péril. Les pompiers, dit-elle, l’importunent. C’est par amour de la Patrie qu’elle affecte ces airs-là ? Allons donc ! Orgueil et vantardise.

— Clemenceau apprend les départs accrus aux gares depuis le raid du 31 janvier : « Tant mieux. Paris sera plus commode à ravitailler. »

— Le 2. Le Journal de Genève du 1er février dit que les ouvriers allemands en grève ont créé des Comités à l’image des Soviets russes. On nous le cache. Cela diffère trop de la notion convenue d’une Allemagne disciplinée, caporalisée. Et puis, une obscure résistance à l’idée de la fin par la révolution allemande domine chez tous ceux qui veulent une guerre de sang, d’anéantissement et de durée… Ce sont les mêmes qui repoussent le concept de la Société des Nations. Ils sont fidèles, en bloc, à toutes les doctrines du passé.

— Le 2. Les journaux tirent toujours du récent raid les conséquences qu’ils en espèrent : « C’en est fini des défaitistes… Sursaut d’énergie… Tous groupés autour de nos chefs militaires » (Barrès).

Le déconcertant Hervé écrit que nous étions envieux de Londres, que nous étions humiliés de n’être pas bombardés aussi souvent, et qu’enfin, nous voilà contents !

— On s’émeut d’une interview de Clemenceau par un Hollandais. Il goguenarde : « Vous y croyez, vous, à la Société des Nations ? » N’est-ce pas effrayant, d’être menés par de tels maîtres, d’une mentalité si rétrograde, si étrangère aux idées modernes, au caractère inédit de cette guerre, à ses nécessités nouvelles, bref par des hommes si opposés aux vues de Wilson ?

— Le 5. On craint d’avoir à réduire la ration de pain parisienne à 200 grammes au 1er mars. On avait au contraire promis de l’accroître à cette époque. Y aura-t-il déception ? Non. La France est sous la morphine, a dit Painlevé. Qui dort dîne.

— Un Anglais dit : « Nous ne pouvons pas conclure d’armistice maintenant. Car nos hommes et les vôtres ne consentiraient plus à reprendre le combat, si les pourparlers rompaient. Il faut donc attendre les Américains. »

— Les circulaires de Clemenceau sur le salut militaire exercent une influence sensible sur la foule en képi. Les gens habillés en officiers s’envoient de grands saluts cérémonieux. Les moins entraînés accompagnent leur geste d’une sorte de révérence, thorax bombé, ventre creusé. Ils saluent du derrière.

Jean L… a suivi pendant trois quarts d’heure cette scène : un vieux commandant fait le boulevard, de la Madeleine à l’Opéra. Cinq pas derrière lui, un sous-officier. Cinq pas encore, deux gardes municipaux. Un militaire quelconque ne salue-t-il pas le commandant ? Il le réprimande, exige ses papiers. Le sous-officier prend des notes. Les deux gardes sont là pour prêter main-forte, en cas de rébellion ou de fuite. Puis ce cortège à trois échelons refait le trottoir, de l’Opéra à la Madeleine.

On sévit aussi contre certaines tenues : col de fourrure, pantalons retroussés.

— Dans une lettre de fin janvier, Anatole France se plaint de recevoir peu de correspondance. C’est la restriction épistolaire. « Un ami m’écrit qu’il n’ose plus m’écrire. Des exemples m’induisent à croire que les Français sont devenus moins confiants et moins expansifs qu’ils n’étaient naguère. »

— Le 7. Procès Bolo. Il n’intéresse pas violemment. Il a son public. On en suit néanmoins les comptes rendus. L’homme est jugé vulgaire. On s’étonne de ses hautes relations. Bref, un faiseur, un chevalier d’industrie, un aventurier vaniteux. Il joue sa tête avec insouciance, inconscience même.

— Et les pourparlers de Brest-Litovsk se poursuivent, cahotés, obscurs, menacés chaque jour de se rompre. Les maximalistes sont injuriés par les Allemands, qui s’impatientent et se prétendent joués. Ils sont injuriés par les Français, qui les accusent d’être payés par l’Allemagne.

— Le 8. La paix générale s’éloigne. On n’a plus d’espoir que dans un propos prêté à Wilson, déclarant qu’il prendra la parole à son heure, sans s’occuper des discours européens.

— On entoure de béton la base de la colonne Vendôme. En voilà une qui aura vu de la sottise humaine ! Quel monument funeste, ce mirliton fait avec des canons, ce phallus érigé à la gloire ignoble de la tuerie… Et sa destruction en 71, et sa résurrection…

On bâtit aussi de ridicules petites cabanes sur les chevaux de Marly, aux Champs-Élysées. On ferme le parc de Versailles, pour vider le château. Tout cela contre les avions allemands.

On m’avait conté, peu avant le 30 janvier, que Clemenceau avait vu en rêve le groupe de La Marseillaise, à l’Arc-de-Triomphe, détruit par une bombe. On abrite ce groupe sous des sacs de sable.

— À propos de ce raid, la stupidité se déchaîne encore. On prête une intention à chaque bombe. À l’École des Mines, les Allemands ont voulu détruire notre pépinière d’ingénieurs ; aux Beaux-Arts, notre pépinière d’artistes. Au Crédit Lyonnais, nos richesses, etc.

— On parle, pour l’ambassade de France à Berne, de Briand, de Lutaud. Ils eussent préparé une paix raisonnable. Ces choix étaient donc peu vraisemblables. En effet, Beau, qu’on déplaçait, était partisan de la paix séparée avec l’Autriche et la Turquie. Il avait adjuré Ribot, qui ne l’avait pas écouté. On a nommé M. Dutasta. On dit que c’est une créature de M. Clemenceau.

— Le 12. Au lendemain du raid d’avions sur Paris, les aviateurs français proposèrent deux raids de représailles sur Vienne et Berlin, assurant que les moyens actuels en permettaient le succès. Douze heures après, les Allemands, avertis, faisaient savoir par radio que si on exécutait ces projets, ils renouvelleraient leur raid sur Paris. Clemenceau donna l’ordre au G. Q. G. d’ajourner les représailles à six semaines, le temps d’organiser la défense de Paris. Mais, dès le 6 février, le G. Q. G. indiquait au communiqué que nous avions jeté 4.000 kilog. d’explosifs sur Sarrebruck, en représailles. Le Gouvernement est anxieux.

— Un journal, parlant de la Russie, s’étonne naïvement : « C’est la première fois au monde que la démobilisation précède les conditions de la paix. » Mais tout se passe pour la première fois au monde, dans cette guerre.

— Le 14. Bolo est accusé d’avoir touché 10 millions de Bernstorff, Allemand, par l’entremise du banquier Pavenstedt. Il nie. Il assure qu’il s’agit de millions déposés par la Banque Amsing, d’Anvers, avant la guerre. Son frère a voulu en faire la preuve. Il s’en est prétendu empêché. Le réquisitoire débute ainsi : « Avant de donner satisfaction à l’opinion publique en réclamant contre Bolo la peine de mort… » Ainsi, ce n’est plus la Justice qu’il faut satisfaire, c’est l’opinion…

— Clemenceau expliquait de la sorte les poursuites contre Caillaux à la Commission des Onze : « Il y a une ambiance. » Cette perversion de l’idée de Justice est acceptée par le Parlement.

— Jeanne M…, qui a suivi le procès Bolo, dit que c’est un faiseur, un escroc et non pas un traître ; un inconscient, riant, plaisantant, ne paraissant pas se douter que se joue sa vie. Il ne pleura qu’à la pathétique défense de son frère, Monseigneur Bolo. Tous les journalistes disent, et ce sera la moralité de cette histoire : « Il ne mérite pas d’être fusillé, mais il sera fusillé. » Il est d’ailleurs condamné à mort.

— Je conte à K… l’histoire du vieux commandant qui fait le trottoir du boulevard. Il me dit : « Il y a pire. J’étais avec un commandant de mes amis. Il réprimande un subordonné qui ne le salue pas. Je l’en gourmandai en riant : laisse donc ce pauvre bougre. À quoi mon ami me répondit qu’il était contraint d’agir ainsi ; car il n’existe pas seulement la tournée du supérieur chargé de rabrouer ses inférieurs, mais encore celle de l’intérieur qui, s’abstenant à dessein de saluer, doit dénoncer le supérieur qui n’exige pas le salut ! » Cela devient fou. Et penser que c’est Clemenceau qui instaure ces mœurs !

— L’Imprimerie Nationale a fait une minuscule édition en allemand du livre J’accuse. On se propose de lancer ces petits volumes dans les lignes ennemies par obus, en même temps que diverses proclamations, exhortations à entrer en République, etc. Ah ! Si les obus pouvaient ne contenir que des idées…

— Le 14. Paraît le décret, applicable le 25, sur les nouvelles restrictions. Elles frappent les confiseries, pâtisseries, maisons de thé, mais surtout les restaurants. C’est logique. Car il s’agit surtout de donner satisfaction à nos Alliés par une austérité apparente. On n’atteint donc pas le foyer, mais le débit. On touche à ce qui se voit, on épargne ce qui ne se voit pas.

— Un chien poursuit un petit garçon boucher à bicyclette. Le gosse lui jette par dessus l’épaule des injures ascendantes : Va donc, salaud, vomi, ensorcelé, nouveau riche…

— On évoquait devant moi les gâteaux abolis, le Saint-Honoré et ses croquembouches craquants, le baba spongieux, le fluide éclair. Quelle mélancolie, le rappel de ces innocentes douceurs… Car c’est une toute petite image de l’absurde monstruosité.

— Je croise Clemenceau. Il est seul, en auto. La face hindoue est impassible, dure, de bronze. Tout le corps a cet aspect coulé, tassé, qu’on prend facilement au fond d’une auto et qui donne tout de suite je ne sais quoi de vautré, de repu et d’insolent. Je pense aux responsabilités dont la raison recouvrée chargera peut-être cet homme. N’avoir vu que la guerre militaire. Avoir négligé les autres formes de la lutte, d’autant plus importantes, essentielles, que cette lutte entre peuples en armes était inédite… Il rétrécit le conflit gigantesque au vieux concept de l’armée de métier, les 40.000 hommes de Turenne, les 400.000 de Napoléon. Et ce sont des peuples entiers qu’on a jetés les uns contre les autres, pour la première fois !

— Charles Humbert a été arrêté le 18. On dit : « C’était inévitable, après le procès Bolo. »

— Le 20. Des convives d’un déjeuner chez un éditeur parisien m’engagent à noter le menu, au 44e mois de la guerre : Lonzo de Corse (saucisson d’oie) — Bécasses flambées à la Fine Champagne — Baron de Pauillac à la purée de Champignons — Truffes en croûte — Langoustes en Bellevue — Salade russe — Mont-Blanc. Vins : Château-Yquem, Château-Margaux, Chambertin.

— Le 20. Toujours les rumeurs d’arrestations : Sarrail, Viviani, Briand… Celle d’Humbert aurait été provoquée par la découverte d’un coffre-fort — toujours ! — qui abritait les documents à lui confiés comme vice-président de la Commission sénatoriale de l’Armée ; coffre-fort situé en Suisse et dont le Khédive aurait une clé !

— On instruit contre le général D… et le capitaine de L…, attachés militaires à Madrid. Ils ont égaré dans un taxi des documents diplomatiques, retrouvés par Mlle F… du théâtre des Capucines. Elle était en compagnie d’un aviateur, fils d’un ancien ministre.

Ces documents reproduisaient une correspondance entre la reine douairière d’Espagne et l’impératrice d’Autriche, relative à une paix séparée de l’Autriche, appuyée par le Pape.

— On cherche toujours des preuves contre Caillaux. La dernière, c’est une lettre où l’Italien Cavallini lui propose une entrevue avec le Kaiser, masqué sous le nom de Benoît. Caillaux a répondu qu’il ne voulait pas voir Benoît. On dit aussi que, pressenti sur sa mise en liberté provisoire, il aurait répondu : « Non, non. Par la grande porte ! »

— Gheusi, que je n’avais pas vu depuis un mois, me conte sa récente entrevue avec Poincaré. C’était peu avant la condamnation de Bolo. Gheusi représenta à Poincaré effaré que si Caillaux était innocenté par la Haute-Cour, il devenait le chef du parti de la Paix. Poincaré serait alors contraint de le prendre comme président du Conseil. Mais Poincaré se rassura. Caillaux serait condamné. Clemenceau le lui avait dit le matin même. À quoi Gheusi répliqua que Clemenceau prenait ses espoirs pour des réalités.

Gheusi fit un réquisitoire contre Humbert. Il rappela qu’on lisait à la tribune du Reichstag les articles : « Des canons, des munitions ! » et que l’Allemagne y puisait cette double notion que la France n’avait ni canons ni munitions et qu’il fallait faire en Allemagne encore plus de canons et plus de munitions. On stimulait du même coup le moral et les fabrications de guerre.

— Les restrictions gagnent, d’un mouvement insensible. L’usage de l’auto est presque interdit, sauf aux gens au pouvoir, aux militaires, aux fournisseurs de guerre et dames de la Croix-Rouge. Le matériel des chemins de fer se délabre : vitres brisées, portières qui refusent de s’ouvrir ou de se fermer ; sous couleur de raid aérien, on met les lumières du train en veilleuse à 20 lieues de Paris. Le pétrole a disparu en province ; on retourne à la chandelle.

— Le 23. Un nouveau journal se fonde, le Oui. Le principal bailleur de fonds est le directeur du Bazar de l’Hôtel de Ville. Le directeur politique est Laval, député socialiste. Il y a une curieuse tendance de commerçants, d’industriels, à subventionner des feuilles avancées comme pour prendre instinctivement une assurance contre un avenir gros de révolution sociale. On dit de ce nouveau journal : c’est un article de Bazar.

— Il paraît qu’on appelle nos « Never-endistes » les P. Q. C. D. (pourvu que ça dure.)

— Le 25. Les journaux républicains de ce matin offrent un contraste vraiment tragique. D’une part, les résultats de la Conférence interalliée socialiste de Londres, achevée le 23, et qui vota à l’unanimité une motion jetant les bases de la paix des peuples selon les directives de Wilson. De l’autre, la paix russe, signée le 24 par les maximalistes, qui abandonne à un sort incertain, sous la police allemande, d’immenses territoires et qui concède à l’ennemi d’énormes avantages économiques.

Fidèle à mes idées, j’évoque le « brassage » auquel se livra Delcassé dans son année d’ambassade, 1913, la Russie excitée à la guerre, nous y excitant, toute une exaltation mutuelle qu’exploitait le belliqueux pangermanisme. La suite en découle. La révolution n’est que la conséquence de la guerre.

La moralité ? Le regret affreux de n’avoir pas soutenu la révolution russe, de ne pas lui avoir crié : « Non, nous ne sommes pas des annexionnistes, nous sommes des républicains, nous sommes vos pères, nous sommes vos frères en révolution. » Pour qu’un Sembat, tout soucieux d’art et de bien-être, s’offrît en décembre dernier à aller jeter ce cri malgré les risques du voyage, fallait-il qu’il sentît vivement cette vérité, cette nécessité ! Hélas ! Nos maîtres ne voient que la guerre militaire.

— Ces Notes devraient s’appeler : l’Envers de la Guerre.

— On aurait trouvé en Amérique deux millions dans un coffre de Charles Humbert. On va jusqu’à dire que son cri d’alarme de juillet 1914 fut concerté avec l’Allemagne. C’est singulier. J’ignore cet homme, je le crois avide et brutal, mais je l’imagine très sincèrement va-t-en-guerre.

— Le 27. Retrouvé un ancien ministre, mobilisé, couvert de brisques et de palmes. Il a pris la mentalité d’État-Major. On sent que les pertes ne portent pas sur ses pareils. Ce sont, comme aux manœuvres, des chiffres sur du papier, des états. Parlant de coups de main, il dira : « Il y a eu de la casse. » Ou : « On a cassé de la vaisselle. » Voilà ce que sont pour lui les hommes : des débris de faïence.

— De divers côtés, on me dit que le Bloc de la Chambre, qui suit le Cabinet dans la guerre sans fin, agit par haine du socialisme, auquel il ne veut pas laisser l’initiative et le bénéfice de la paix…

— Le 28. Rencontré, au déjeuner qu’organise le mercredi Maurice Pottecher, M. Demartial. Il s’est spécialisé dans l’étude minutieuse des responsabilités de la guerre d’après les documents diplomatiques. Il met tout sur le dos de la Russie. Il prétend que la France pouvait refuser d’épouser la querelle serbe — malgré l’alliance — à l’exemple de l’Angleterre, qui n’entra en guerre qu’après l’invasion de la Belgique.

— Départ pour Mareuil-sur-Ay, en Champagne, où mon fils est cantonné.

— Clemenceau est inquiet. Il craint une percée. En attendant, il décide qu’au 1er juin tous les officiers reprendront le képi éclatant du temps de paix, car les grades y sont apparents et on ne pourra plus les ignorer pour le salut. Oh ! Ce salut militaire, comme il y tient. Confondrait-il avec le salut du pays ?